HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME PREMIER

 

CHAPITRE SIXIÈME. — CARACTÈRE GÉNÉREUX DE LA RÉVOLUTION DE FÉVRIER

 

 

Terreurs imaginaires de Louis-Philippe. — Des commissaires sont envoyés au Havre pour veiller à sa sûreté. — La duchesse de Montpensier et le due de Nemours, restés dans Paris-, le quittent sans avoir été inquiétés. — Fausse nouvelle de l'arrestation de la duchesse d'Orléans. — Un seul membre du Gouvernement provisoire demande le maintien de cette arrestation, si la nouvelle se confirme. — Décret abolissant la peine de mort en matière politique. — Circonstances dans lesquelles ce décret fut rendu. — Le drapeau rouge demandé par ceux-là mêmes qui avaient le plus contribué au renversement de l'échafaud politique. — Pourquoi les démocrates voulaient le drapeau rouge. — Maintien du drapeau tricolore par la majorité du Gouvernement provisoire. — La rosette rouge est adoptée comme signe de ralliement. — Étranges hallucinations de M. de Lamartine. — Son discours au peuple ameuté sur la place de l'Hôtel-de-Ville. — Erreur historique. — Les vrais sauveurs de l'ordre.

 

Jamais peut-être l'histoire n'eut à retracer rien qui approche de la magnanimité que déployèrent, en février, le peuple et ses élus. Les passions excitées par la lutte n'avaient pas encore eu le temps de se refroidir, que déjà toutes les offenses étaient oubliées. Pas un cri de vengeance n'attrista les âmes douces ; pas un royaliste ne périt victime de ressentiments publics ou privés ; pas un républicain n'évoqua les mines des combattants de la rue Transnonain, et le souvenir de tant de persécutions souffertes. La protection des martyrs de la veille fut un impénétrable bouclier pour les vaincus du lendemain.

Ah ! Louis-Philippe n'avait que faire vraiment de descendre aux soucis vulgaires d'une fuite précipitée et à l'humiliation d'un déguisement ; car nul, au sein du gouvernement, nul, parmi le peuple, ne s'inquiéta de lui. Je ne me souviens pas que, dans les premières délibérations du Conseil, son nom ait été prononcé une seule fois : et. lorsque, enfin, un de nous, je ne sais plus lequel, s'avisa de demander : A propos, messieurs, qu'est devenu Louis-Philippe ? l'unique sentiment qu'éveilla cette question fut celui d'une sollicitude généreuse. M. Marrast eut charge de se mettre à la poursuite du roi fugitif, pour veiller à sa sûreté. Il devait être accompagné de MM. Ferdinand Barrot et la Fayette. A la vérité, il s'excusa, ne se souciant pas d'être l'Odilon Barrot d'un autre Charles X ; mais il dépêcha des commissaires au Havre, en leur donnant pour instructions d'entourer d'une vigilance austère mais exempte de fiel le monarque déchu, et de faciliter son embarquement.

La duchesse de Montpensier avait trouvé refuge chez madame de Lasteyrie. Après un court séjour dans cette maison hospitalière, elle put quitter Paris et traverser la France, en toute sécurité.

Le duc de Nemours resta deux jours à Paris, sans être inquiété le moins du monde. Nous sûmes qu'il était caché dans une maison voisine du Luxembourg, et nous ne voulûmes pas le savoir.

Il va sans dire que lord Normanby n'a pas jugé de tels faits dignes de son attention. Cette politique, si magnanime, si chevaleresque, que l'histoire d'aucune révolution triomphante n'en fournit un autre exemple, n'avait évidemment rien qui fût de nature à parler au cœur de Sa Seigneurie. Tout ce qu'il consent à admettre, c'est que, parmi les membres du Gouvernement provisoire, il y en avait un, M. de Lamartine, qui était accessible à de bons sentiments. Eh bien, il faut que le noble marquis soit informé d'une circonstance qui l'avertira du danger de circonscrire dans des limites trop étroites l'hommage qui est dû à la vérité. La fausse nouvelle s'étant répandue que la duchesse d'Orléans avait été arrêtée à Mantes, M. Ferdinand de Lasteyrie, très-inquiet, accourut à l'Hôtel-de-Ville, implorant l'ordre de mise en liberté. Tous les membres du gouvernement disaient oui ; un seul dit non : M. de Lamartine. Sa réponse aux instances de M. Ferdinand de Lasteyrie fut : Le salut public repose sur ma popularité ; je ne veux point la risquer. Alors, un de nous s'avança, et protesta si vivement contre tout ce qui ressemblerait à une persécution, à l'égard d'une femme, d'une mère, que M. de Lamartine céda. L'homme dont je rappelle ici l'intervention chevaleresque était un ouvrier, c'était Albert.

L'abolition de la peine de mort en matière politique étant un de ces événements qui s'imposent, pour ainsi dire, de force à l'attention publique, il fallait bien que lord Normanby en parlât. Mais comment l'a-t-il fait ? Le passage mérite d'être cité :

M. de Lamartine annonça au peuple, au milieu d'applaudissements universels, que le Gouvernement provisoire, revenant sur une décision de la veille, avait aboli la peine de mort en matière politique. Cet acte vertueux était un grand triomphe personnel pour M. de Lamartine, surtout si l'on songe à ce qui s'était passé le jour précédent. Il y avait eu débat sur la proposition de substituer le drapeau rouge au drapeau tricolore. M. de Lamartine, avec beaucoup d'énergie, s'écria que le drapeau tricolore avait été promené par la victoire d'un bout de l'Europe à l'autre, tandis que le drapeau rouge n'était connu que pour avoir fait le tour du Champ de Mars, traîné dans le sang du peuple[1].

Jamais la vérité, jamais la justice, ne furent plus directement outragées que dans ce passage. Rapporter à M. de Lamartine exclusivement l'honneur du décret par lequel la peine de mort fut abolie, c'est tomber dans une erreur grossière ; et faire contraster cette abolition avec la demande du drapeau rouge, c'est faire servir une bévue de consécration à une injustice.

Lord Normanby étant, sans aucun doute, sous l'empire de cette idée lumineuse qu'on ne peut vouloir le drapeau rouge qu'à la condition d'être altéré de sang, puisque enfin le rouge est la couleur du sang, quelle ne sera pas sa surprise d'apprendre que l'homme qui a soutenu, dans le Gouvernement provisoire, la demande du drapeau rouge, est le même, oui, le même que celui qui a obtenu l'abolition de la peine de mort, et que cet homme, c'est moi ! Et combien redoublera votre surprise, milord, quand j'aurai ajouté que, de ma part, ceci n'avait rien, après tout, de bien méritoire, parce que la clémence, l'humanité, les vertus douces, étaient alors dans l'air que chacun respirait ; parce qu'une mesure de ce genre était de celles qui sortaient- invinciblement de la situation générale des esprits : parce qu'il n'y avait ni grand effort d'initiative, ni grand courage, à proposer ce qui était le vœu unanime de ce grand peuple de Février !

La vérité, la voici :

Le 25 février, M. de Lamartine, dans le Conseil, posa la question de savoir s'il ne conviendrait pas d'abolir la peine de mort en matière politique. Quant au principe, nulle difficulté, tout le monde était d'accord ; mais, relativement à-l'utilité pratique de la mesure, dans les circonstances, des objections s'élevèrent, et la question fut abandonnée.

Le lendemain, un journal royaliste publiait un article où l'on donnait à entendre qu'une fois de plus, en France, la hache du bourreau était destinée à devenir un moyen de gouvernement. A la lecture de cet article, je -sens le feu me monter au visage, et, courant à l'Hôtel-de-Ville, j'entre dans la chambre du Conseil, tenant à la main le journal calomniateur. Tout ce que mon cœur m'inspirait, je l'exprimai. ; je dis qu'arracher la vie à un homme, hors du cas de légitime défense, était une usurpation impie ; que l'irrévocabilité du jugement suppose l'infaillibilité du juge ; que la contrefaçon de la justice par le meurtre est plus particulièrement monstrueuse en temps de guerre civile, alors qu'une erreur consciencieuse est si vite transformée en crime, et la défaite en révolte. Combien d'illustres personnages mis à mort dans le court espace de cinquante ans, dont les têtes avaient roulé pêle-mêle avec celles des plus vils criminels dans le panier sanglant.

Même à un point de vue purement pratique, de quelle importance n'était-il pas d'écarter du berceau de la seconde république l'image des fureurs auxquelles la première fut condamnée ! La Terreur de 1793 et 1794 pesait encore sur les esprits, et de quel poids ! Il fallait donner de l'air à la conscience publique, en jetant par terre la guillotine. Nul doute, d'ailleurs, que, de la part du Gouvernement provisoire, un semblable déploiement de confiance et de sérénité ne plût à un peuple tel que le peuple français, dont la sympathie est acquise d'avance à tout ce qui porte une empreinte de grandeur.

Pendant que je parlais, M. de Lamartine s'était tenu immobile à l'autre extrémité de la salle. Tout à coup, il se précipite vers moi, me saisit les mains avec transport, et s'écrie : Ah ! vous faites là une noble chose ! Alors eut lieu une scène d'enthousiasme contenu, qui fera peut-être sourire nos grands hommes d'État d'aujourd'hui. Soit, Nous ne prétendons en aucune sorte à l'honneur de compter parmi les adeptes de cette science politique qui consista dans un systématique dédain de ce que la nature humaine a d'élevé. Le vieux Dupont (de l'Eure) remercia-Dieu de lui avoir permis de vivre assez longtemps pour être témoin de ce spectacle, et ce fut avec une sorte d'émotion religieuse que nous votâmes le décret suivant, dont la seconde partie est due à la plume de M. de Lamartine, et dont les considérants furent rédigés par moi-même :

Le Gouvernement provisoire,

Convaincu que la grandeur d'âme est la suprême politique, et que chaque révolution opérée par le peuple français doit au monde la consécration d'une vérité philosophique de plus ;

Considérant qu'il n'y a pas de plus sublime principe que l'inviolabilité de la vie humaine ;

Considérant que, dans les mémorables journées où nous sommes, le Gouvernement provisoire a constaté avec orgueil que pas un cri de vengeance ou de mort n'est sorti |de la bouche du peuple ;

Déclare :

Que, dans sa pensée, la peine de mort est abolie en matière politique, et qu'il présentera ce vœu à la ratification définitive de l'Assemblée nationale.

Le Gouvernement provisoire a une si ferme conviction de la vérité qu'il proclame au nom du peuple français, que, si les hommes coupables qui viennent de faire couler le sang de la France étaient dans les mains du Peuple, il y aurait à ses yeux un châtiment plus exemplaire à les dégrader qu'à les frapper[2].

 

Me sera-t-il permis maintenant de répéter que l'homme qui fit adopter ce décret est le même que celui par qui fut appuyée la demande du drapeau rouge : preuve décisive que cette demande n'eut rien de commun avec des idées de terrorisme et de sang ! Et me sera-t-il permis, en outre, de rappeler, pour l'honneur du Peuple, que, lorsque, au Luxembourg, je parlai de brûler sur la place publique, dans toute la solennité d'une fête nationale, jusqu'aux derniers vestiges de la guillotine, le peuple s'associa à ce sentiment avec une fougue et une émotion dont le Moniteur a conservé les témoignages[3] ?

Quant à la préférence accordée au drapeau rouge, elle eut sa source dans une inspiration qui n'avait rien que de très-judicieux et se rapportait à une idée profonde.

Certes, il peut paraître étrange à des Anglais que tant d'importance ait pu être attachée à un changement de drapeau. Mais la nation française est ainsi faite. Nation artiste par excellence, l'imagination, les yeux même, jouent un rôle dans son histoire.

Je ne m'arrêterai point ici à rechercher quelles étaient les couleurs nationales à l'origine de la monarchie française, période couverte de nuages ; mais on sait que, depuis le règne de Henri Ier jusqu'à celui de Charles VII, le drapeau national fut l'étendard rouge connu sous le nom d'oriflamme, la bannière blanche fleurdelisée étant ce que Froissart appelle bannière souveraine du roy. Le drapeau blanc prit la place du drapeau rouge, sous le règne de Charles VII, c'est-à-dire précisément à l'époque où le fatal système des armées permanentes, suprême point d'appui du despotisme, fut établi en France. En 1789, la bourgeoisie s'étant élevée au pouvoir politique, sur les ruines de la féodalité, la Fayette, le 13 juillet, proposa, en plein Hôtel-de-Ville, l'adoption d'un drapeau formé par l'alliance du blanc, considéré alors comme la couleur de la royauté, avec le rouge et le bleu, couleurs du tiers état parisien. Le drapeau tricolore fut donc le résultat et le symbole d'un compromis entre le roi et le Peuple. Après Février, il n'y avait plus de roi ; donc, plus de motif pour que son pouvoir fût symbolisé. Ce n'est pas que les ouvriers de Paris eussent, pour se décider, des raisons tirées d'une érudition subtile, non sans doute ; mais ils savaient — et il n'en fallait pas davantage — que le blanc était la couleur de la royauté, que la royauté était morte, et que la couleur qui avait longtemps représenté la nation était le rouge. A leurs yeux, le prestige du drapeau tricolore, devenu, sous Louis-Philippe, l'étendard de la paix à tout prix avait disparu. Renoncer à cet étendard, c'était répudier dix-sept ans d'une politique désormais condamnée. Le Peuple sentait cela si vivement, que, sur les barricades, il n'avait pas arboré d'autre drapeau que le drapeau rouge. L'avant voulu pour le combat, il le voulait après la victoire.

On comprenait, en outre, qu'à.des institutions nouvelles il faut de nouveaux emblèmes. D'alarmantes rumeurs avaient couru sur certains complots que méditaient les royalistes ; on parlait de sourdes manœuvres ; le Gouvernement provisoire, lui-même, n'inspirait pas à la population soupçonneuse des faubourgs une confiance sans limite, parce qu'il renfermait dans son sein, et des convertis-de la veille comme M. de Lamartine, et des hommes qui passaient pour avoir penché un moment du côté de la régence. Ces dispositions rendaient chère au peuple la conquête d'un gage qui le rassurât contre la crainte de voir la République être -autre chose qu'une halte sur la route des révolutions.

De là cette multitude de citoyens qui, dès le lendemain du combat, furent aperçus avec des rubans rouges à la boutonnière, sur toutes les places publiques, dans toutes les rues, le long des quais. Lord Normanby, lui-même, nous apprend qu'il remarqua quelques-uns de ses compatriotes qui se promenaient, portant une rosette rouge[4]. Le fait est que le drapeau rouge fut demandé spontanément, et avec une passion où se révélait la profondeur des instincts populaires. La place de Grève se couvrit de cocardes rouges. Des drapeaux rouges flottaient aux fenêtres, et jusque sur les toits : le -Conseil se réunit. J'exposai que l'ordre de choses où nous entrions demandait un symbole qui lui fût propre. Le temps n'était plus où l'on pouvait compter plusieurs nations dans la nation ; les vieilles distinctions de classes et de pouvoirs étaient effacées. : pourquoi s'obstiner à représenter ce qui avait cessé d'être ? pourquoi ne pas adopter un signe éclatant de l'unité delà grande famille française, sous un pouvoir unique : la souveraineté du peuple ? Je ne me souviens pas d'avoir eu, en cette occasion, d'autre adversaire que M. de Lamartine, qui montra beaucoup de répugnance à rompre ainsi avec le passé. Toutefois, la discussion n'eut rien de violent ; et même, l'impression m'est restée que M. de Lamartine commençait paraître ébranlé, lorsque M. Goudchaux entra soudain, protestant, avec véhémence, contre un déploiement de forces populaires où il dénonçait le parti pris de nous intimider. Il fournissait de la sorte à M. de Lamartine un argument d'une singulière puissance. Quel homme de cœur ne se sentirait ému, à l'idée que son opinion peut sembler un sacrifice à la force ? Le débat se termina par un compromis, dont le décret suivant fut la formule : Le Gouvernement provisoire déclare que le drapeau national est le drapeau tricolore, dont les couleurs seront rétablies dans l'ordre qu'avait adopté la République française : sur ce drapeau sont écrits ces mots : RÉPUBLIQUE FRANÇAISE, Liberté, Egalité, Fraternité, trois mots qui expliquent le sens le plus étendu des doctrines démocratiques dont ce drapeau est le symbole, en même temps que ses couleurs ;en continuent les traditions.

Comme signe de ralliement et comme souvenir de reconnaissance pour le dernier acte de la révolution populaire, les membres du Gouvernement provisoire et les autres autorités porteront la rosette rouge, laquelle sera placée aussi à la hampe du drapeau[5].

De ce texte, omis par M..de Lamartine dans son livre, mais que chacun peut lire dans le Moniteur du 27 février 1848, il résulte que, loin d'avoir été rejetée, la couleur rouge fut adoptée solennellement comme symbole du pouvoir révolutionnaire, et, aux termes du décret, comme signe de ralliement.

Restait à faire part, de la décision prise, à la foule assemblée autour de l'Hôtel-de-Ville, tâche qui revenait naturellement à M. de Lamartine, puisque la question était, désormais, d'obtenir du peuple qu'il consentît à la conservation conditionnelle du drapeau tricolore.

Pour décrire et analyser la nature de M., de Lamartine, je ne saurais mieux faire que de lui appliquer ce que l'auteur de Jane Eyre met dans la bouche de l'héroïne de ce beau roman : Ma seule consolation était de reposer les yeux de mon esprit sur les visions brillantes évoquées devant moi, lesquelles étaient en grand nombre et d'un étrange éclat ; j'aimais à sentir mon cœur soulevé par des mouvements qui, en le remplissant de trouble, y éveillaient toutes les puissances de la vie, et, par-dessus tout, j'aimais à ouvrir mon oreille intérieure à un conte sans fin que mon imagination ne cessait de créer et de raconter, conte merveilleux où elle rassemblait les mille incidents divers, la poésie, le feu, les sentiments, que je cherchais, sans les trouver, dans mon existence réelle. Oui, tel était M. de Lamartine. Jouet d'une hallucination perpétuelle dont il était l'objet autant que le créateur, il rêvait, en son honneur, toutes sortes de rêves enchantés, que sa crédulité poétique transformait en choses vivantes ; il voyait ce qui n'était pas visible ; il ouvrait son oreille intérieure à des sons impossibles ; il se laissait délicieusement aller à raconter aux autres chacun des contes que son imagination lui racontait à lui-même. Honnête, mais sous lé charme, il ne vous aurait pas trompé, s'il n'avait été trompé le premier par l'aimable démon qui le possédait. Je rends hommage aux qualités éminentes qui le distinguaient ; mais, s'il faut que j'en fasse l'aveu, je regarde ses récits comme les confessions d'un mangeur de hachich.

Je ne m'amuserai donc pas à réfuter, une à une, en ces graves tableaux, les inventions charmantes de sa muse ; je ne discuterai pas, un à un, les détails dont il a embelli l'involontaire roman de ses triomphes sur les multitudes orageuses ; je ne me plaindrai même pas du rôle qu'il m'assigne, lorsque à travers cette espèce de nuage que l'improvisation jette sur les yeux de l'improvisateur, — ce sont les termes qu'il emploie — il me voit venir évanoui, porté sur les bras du peuple, et aussi pâle qu'un fantôme. Il serait puéril de traiter comme points d'histoire de simples illusions d'optique. Voici, toute exagération à part, ce qui eut lieu — et j'étais là.

Quoique la foule fût armée, M. de Lamartine s'avança vers elle avec courage, ainsi que firent, en pareille occasion, tous ses collègues, et, alors, ceux d'entre eux qui se trouvaient présents à l'Hôtel-de-Ville. Parmi cette foule, il y avait un certain nombre d'hommes surexcités, comme ce fut le cas pendant deux mois sur la place de Grève, au Luxembourg, à la préfecture de police, partout. Qu'un coup de fusil eût pu partir d'une main invisible et inconnue, soit ; mais la vérité m'ordonne de dire que les relations de cet événement, toutes plus ou moins copiées de M. de Lamartine, ont enflé le péril outre mesure. En réalité, ce qui dominait les esprits, c'était une tendance au soupçon, rien de plus. M. de Lamartine avait une explication satisfaisante à donner, mais nulle disposition hostile à vaincre. D'ailleurs, c'est calomnier le peuple de Paris, que de le supposer un seul instant capable de frapper des hommes qui vont à lui désarmés et pleins de confiance. En de telles occurrences, on a pour bouclier, même contre une tentative partielle de violence, la générosité de la masse, qui ne se laisserait pas impunément déshonorer.

J'ai parlé de soupçons : toute l'éloquence de M. de Lamartine fut employée à les dissiper par d'habiles assurances. Il protesta que la conservation du drapeau tricolore n'impliquait en aucune manière l'intention de reculer vers le passé ; que le Gouvernement provisoire était bien décidé à maintenir la République ; que c'était comme à un symbole républicain qu'il tenait au drapeau tricolore. Et il alla si loin dans cette voie, que le motif qu'il donna de sa préférence pour le drapeau tricolore, comparé au drapeau rouge, fut cette phrase, si souvent citée depuis : Le drapeau tricolore a fait le tour du monde avec le nom, la gloire et la liberté de la patrie ; le drapeau rouge n'a jamais fait que le tour du Champ de Mars, traîné dans le sang du Peuple.

Chose curieuse ! cet argument de poète, qu'on a tant répété, se trouve n'être qu'une énorme erreur historique. Il est absolument faux que, le 17 juillet 1791, le drapeau rouge ait été traîné autour du Champ de Mars dans le sang du Peuple. Il y a mieux : l'infortuné Bailly fut condamné à mort précisément pour n'avoir porté au Champ de Mars qu'une espèce de drapeau de poche ; pour ne l'avoir pas déployé de manière à avertir la foule, et pour n'avoir pas fait précéder la fusillade des trois sommations requises. Si, le 17 juillet 1791, les formalités que la loi prescrivait et qui avaient pour but d'éviter l'effusion du sang eussent été observées, — la plus importante était le déploiement du drapeau rouge, — le sang du Peuple n'eût pas coulé du tout ; car la foule réunie au Champ de Mars était parfaitement inoffensive, désarmée, composée en partie de pères de famille, de femmes, d'enfants avec leurs bonnes, de marchandes de gâteaux de Nanterre, etc. ; c'était un paisible, un joyeux rassemblement, tel qu'en offrent les jours de fête ou de gai soleil, et il ne demandait pas mieux que de se dissiper... si on lui en eût laissé le temps[6].

Une autre remarque digne d'être pesée est celle-ci. Que le crime du drapeau rouge, aux yeux des ennemis de la République, ait été d'avoir flotté sur les barricadés pendant le combat, cela se comprend de reste. Mais ils se gardèrent bien de mettre en avant ce motif, qui était le véritable. Ils affectèrent de repousser le nouvel emblème comme n'exprimant que des idées d'anarchie et de sang : ils oubliaient que, jusqu'à la révolution de février, et aux termes de la loi martiale, le drapeau rouge n'avait jamais été déployé que dans les heures d'orage, par les agents des autorités constituées, non pour faire couler le sang, mais, au contraire, pour en prévenir l'effusion ; non pour déchaîner l'anarchie, mais, au contraire, pour maintenir l'ordre. De sorte qu'un drapeau qui, au point de vue légal, était le drapeau de l'ordre, fut tout à coup baptisé drapeau de l'anarchie ; et par qui ? Par le prétendu parti de l'ordre !

On se rappelle ce qui suivit. M. de Lamartine fut élevé jusqu'aux nues, pour avoir triomphé de ce fléau du genre humain... la couleur rouge ; et nul ne prit garde, pas même lord Normanby, qui était en communication continuelle avec M. de Lamartine, que le vainqueur de la couleur rouge était obligé déporter, et portait en effet, une rosette rouge à sa boutonnière,-en vertu d'un décret signé de sa propre main !

Mais non : tous les ennemis de la République s'accordèrent à répandre que la société venait d'échapper a une ruine complète ; que ce miracle était dû à certaines paroles magiques tombées d'une bouche d'or, et qu'une république, quelque incompréhensible que cela pût paraître, s'était installée sans mettre tout-à feu et à sang.

Pendant ce temps, cent mille ouvriers, armés de pied en cap et affamés, veillaient sur Paris avec une sollicitude héroïque ; les sanguinaires partisans du drapeau rouge, alors maîtres du pavé, empêchaient qu'un cheveu ne tombât de la tête de qui que ce fût ; les maisons des riches étaient gardées par des pauvres, et des hommes en haillons faisaient sentinelle à la porte de leurs calomniateurs !

 

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Voici, relativement à l'affaire du drapeau rouge, une lettre écrite au Siècle par un témoin oculaire, M. Corbon, ancien représentant du peuple. Elle confirme ce qui est dit plus haut sur les dispositions du peuple dans la circonstance dont il s'agit :

Prié par plusieurs membres du gouvernement provisoire de me mettre à sa disposition avec mes amis du journal l'Atelier, je revenais, le vendredi 25, dans le milieu du jour, à l'Hôtel-de-Ville, où j'avais passé la nuit précédente. La foule, qui encombrait l'escalier et les abords de l'appartement où se tenait le gouvernement, était tellement compacte, qu'après de longs efforts je dus renoncer à arriver au but et me réfugier, avec deux amis qui m'accompagnaient, dans le grand salon, dont les fenêtres donnent toutes sur la place.

Il était dans un état de délabrement qui lui donnait plutôt l'air d'un corps de garde que du salon d'honneur de l'Hôtel-de-Ville. Attendant de puis quelque temps une complète restauration, il n'avait pour meuble que deux ou trois tables de cabaret, apportées dans la nuit, des verres, deux ou trois bouteilles. Pour sièges, quelques tabourets. Contre le mur du fond se trouvaient encore deux canapés recouverts de velours rouge, restes de l'ancien ameublement.

Je décris l'état de cette salle, parce que cela importe à l'histoire, attendu que là s'est passé le prologue du drame qui s'est déroulé sous mes yeux.

Il y avait là trois ou quatre personnes seulement quand nous y arrivâmes, mes deux compagnons et moi. Au fond de la salle était un individu de haute taille, la tète grisonnante, à face large et enluminée, qui avait une plaie à la tempe droite. Un jeune homme, en uniforme de chirurgien sous-aide de la garde nationale, le pansait. Nous nous assurâmes que le blessé était un individu qui tout simplement s'était laissé choir sur les pavés d'une barricade.

Après lui avoir entouré le front d'un bandage blanc, le chirurgien lit monter le blessé sur une table, contre l'une des fenêtres, et le montra à la foule immense qui se pressait sui la place. Il fut pris pour un combattant de la veille, et salué par de longs applaudissements. Le chirurgien, voyant l'effet qu'il avait produit, eut la pensée d'en produire un autre, toujours avec le même individu. Ayant avisé les canapés, il prit ses ciseaux de pansement, et, en un clin d'œil, il enleva le velours rouge de l'un des deux, le jeta comme un voile sur la tête du blessé, et exposa de nouveau celui-ci à la vue des masses populaires.

L'effet réussit parfaitement, et, tout heureux de son idée, le sous-aide, ayant retiré son homme, jeta à la foule le velours rouge. Non content de cela, il fit l'opération au second canapé, avec l'aide, il faut le dire, de l'un de mes deux compagnons, et le second morceau de velours suivit la même route que le premier. Nous regardâmes tous ce qu'en bas on allait faire de ces deux pièces.

Dans le groupe qui les avait reçues, des voix s'écrièrent : Il faut en faire des drapeaux ! L'idée prit bien ; deux manches à balai furent bientôt trouvés, et les deux pièces de velours, hissés au bout, furent promenées parmi la foule.

Jusque-là, rien de grave et surtout rien d'offensif. Mais des individus toqués par la peur du drapeau rouge, ou des intrigants voulant faire les bons apôtres auprès du gouvernement, arrivèrent à lui tout effarés, jetant le cri d'alarme, disant que l'ennemi était aux portes, que le parti rouge arrivait en masses profondes avec son drapeau en tète et que la patrie courait les plus graves et les plus imminents dangers.

Le gouvernement, qui ne connaissait la manifestation que par ce qu'on lui en apprenait, crut à la réalité de ce qu'on lui disait. Il prit immédiatement la résolution d'aller au devant de ce qu'il croyait être le danger, et y alla bravement. En cette circonstance, chacun de ses membres était parfaitement résolu à donner sa vie pour épargner à la république une crise qui eût pu la perdre.

Cependant, arrivés tous sur le perron, ils furent accueillis par de chaleureux applaudissements, qui durent les rassurer. Us laissèrent parler leur orateur habituel, Lamartine, qui fut écouté avec un profond recueillement. A peine pouvait-on voir dans la foule, et nous étions les mieux placés pour voir, quelques individus essayant de provoquer des murmures et ne s'y essayant qu'avec timidité, de peur, assurément, de se faire un mauvais parti, tant cette foule était animée d'affreux sentiments.

Lamartine avait à peine fini sa harangue que les gens du peuple lui prenaient les mains et les lui embrassaient avec une effusion indicible. Louis Blanc était enlevé et porté en triomphe ; et l'on n'entendait que les cris de : Vive le gouvernement provisoire ! Vive la République ! cent fois répétés et partant de tous les points de cette mêlée immense.

Voilà l'histoire vraie, l'histoire racontée en réaliste. Elle ne diminue en rien ni Lamartine ni le gouvernement provisoire. Tous ses membres ont cru au péril, et ils n'ont pas hésité à faire leur devoir. Et tout esprit calme qui se donnera la peine de réfléchir un peu, comprendra que ce ne serait pas avec quelques paroles, si éloquentes qu'elles fussent, qu'un homme aurait eu raison d'un parti ayant pour lui la force populaire et décidé à s'emparer du gouvernement pour établir ce qu'on appelle la dictature rouge.

La vérité d'ailleurs est que ce parti n'existait pas alors, si tant est qu'il ait sérieusement existé plus tard. Ce qu'il y avait alors, c'était un nombre, relativement fort petit, d'esprits surexcités par l'avènement de la démocratie, lesquels auraient pensé faire œuvre hardie en substituant un drapeau à un autre, le rouge au tricolore. Voilà tout. Les partisans de la dictature ne se sont montrés que plus tard, et je ne dirai pas que c'étaient des individualités sans mandat, je dirai que c'étaient des individualités sans lien et sans suite.

Non, Lamartine n'a pas sauvé la société en cette fameuse journée, ou plutôt il l'a sauvée d'un danger imaginé après coup, et qu'on a trop exploité.

Encore un mot cependant. Le premier acte de la manifestation du 25 février a eu pour origine un incident sans gravité aucune. Si le deuxième acte, l'intervention du gouvernement, a eu sa grandeur, le dénouement est tout à l'honneur du peuple qui, souffrant depuis longtemps de la cherté du pain, du manque d'ouvrage, ne montrait là que confiance dans la sagesse de ses élus, et les acclamait avec bonheur quand ils venaient se mêler à lui. On le calomnie donc honteusement quand on veut faire croire qu'il était en disposition de faire courir des dangers à la société. Voilà mon témoignage.

 

 

 



[1] A Year of Revolution in Paris, t. I, pp. 127, 128.

[2] Voyez le Moniteur du 27 février 1848.

[3] Voyez le Moniteur du 11 mars 1848.

M. Garnier-Pagès reconnaît, ainsi que l'avait déjà fait M. de Lamartine dans son livre sur la Révolution de 1848, que, le 26 février, le décret sur l'abolition de la peine de mort en matière politique fut adopté par le gouvernement provisoire sur ma proposition ; mais il dit que, lorsque, la veille, M. de Lamartine avait mis la question sur le tapis, j'avais été le seul à demander un plus mûr examen ! J'ai peine à comprendre que M. Garnier-Pagès ait été si mal servi par ses souvenirs. Tous ceux qui m'ont lu savent avec quelle ardeur, quelle passion, quelle persévérance, j'attaque la peine de mort depuis que je tiens une plume. Ce qui est vrai, c'est que M. de Lamartine, le premier, demanda, le 25 février, que la peine de mort fût abolie ; c'est que la question, comme M. de Lamartine le raconte, se heurta à des objections de légistes ; c'est que je profitai de la circonstance rappelée plus haut, pour la reprendre ; c'est que je le fis avec une véhémence qui, heureusement, répondait au sentiment de tous mes collègues et coupa court à toute hésitation ; c'est que l'effet produit par mes paroles sur M. de Lamartine et mes autres collègues fut tel que M. de Lamartine lui même l'a décrit : M. de Lamartine remercia du cœur et du regard son jeune collègue. Il saisit la main qui lui était tendue pour reprendre sa propre pensée. La délibération fut un court échange d'assentiment et de félicitations réciproques ; le cœur étouffait les objections timides de l'esprit. Ce qui est vrai enfin, c'est que le décret fut rédigé par M. de Lamartine et par moi.

[4] A Year of Revolution in Paris, t. I, p. 114.

[5] Voir le Moniteur du 27 février 1848.

[6] Voir le procès de Bailly dans l'Histoire parlementaire, t. XXI, et, dans le t. V de mon Histoire de la Révolution, le chapitre intitulé Massacre du Champ du Mars.