HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME PREMIER

 

CHAPITRE QUATRIÈME. — LA RÉPUBLIQUE PROCLAMÉE

 

 

La République discutée au sein du Gouvernement-provisoire. — Opinions produites pour et contre la proclamation immédiate. — Compromis présenté par M. de Lamartine. — Equivoque de la rédaction. — Amendement introduit par la minorité. — Les délégués du peuple viennent assister à la délibération du Conseil. — Proclamation de la République sur la place de l'Hôtel-de-Ville. — Enthousiasme populaire. — Le manifeste envoyé au Moniteur est de nouveau amendé sur l'épreuve. — Organisation des services publics. — M. de Lamartine désigné par lord Normanby comme président du gouvernement provisoire. — Influence que le diplomate anglais lui attribue en raison de ce titre, qui appartint constamment à Dupont (de l'Eure). — Décrets rendus pendant la nuit du 24 au 25 février. — Premier repas des dictateurs. — Promenade nocturne à travers les barricades. — Déférence du peuple armé pour les membres du Gouvernement provisoire.

 

Le premier problème à résoudre était : La République sera-t-elle proclamée ? oui ou non ?

MM. Ledru-Rollin, Flocon et moi, nous entendions formellement qu'elle le fût. MM. Dupont (de l'Eure), Arago et Marie s'y opposaient. M. de Lamartine penchait de notre côté. MM. Garnier-Pagès, Marrast et Crémieux, à ce qu'il me sembla, auraient voulu d'un moyen terme.

J'en suis, encore aujourd'hui, à me demander comment une discussion pareille put s'élever. Tous les membres du Gouvernement provisoire étaient républicains ; tous avaient été élus en cette qualité. Le Peuple, d'ailleurs, au-dedans comme au dehors de l'hôtel de ville, pouvait s'indigner de ce délai, et déjà l'on murmurait dans les groupes le mot trahison !

Cette justice est due aux membres du Gouvernement provisoire qu'ils ne furent accessibles à aucune crainte personnelle. Non, le -cœur d'aucun d'eux ne se troubla ; chez aucun d'eux, une égoïste, sollicitude ne fit taire le cri du devoir. Si quelques-uns eurent peur, ce fut jour la France.

Les deux opinions qui, tout d'abord, divisèrent le Conseil, se peuvent résumer ainsi :

Paris n'est pas la France. Le principe même delà souveraineté du peuple demande qu'on ait recours au suffrage universel, avant de prendre une décision aussi graves proclamation immédiate de la République. Cette nécessité d'une extrême réserve est d'autant plus impérieuse, qu'il faut craindre de fournir un nouvel aliment à la jalousie qui anime contre Paris certaines -villes de province. Si nous proclamons la République, sous la pression d'une multitude livrée à un entraînement passager, nous donnons aux royalistes un prétexte de représenter la République comme un accident ou le résultat d'une surprise ; et quoi de plus propre à l'amoindrir aux yeux de l'Europe ?

— Vous dites que Paris n'est pas la France : il faut s'entendre. Que l'énorme prépondérance assurée à Paris par notre système actuel de centralisation soit un bien ou un mal, nous n'avons point à l'examiner ici ; ce qui est sûr, c'est que toute la France venant passer à Paris, Paris est aux provinces ce qu'est la mer aux fleuves qui s'y jettent. A travers Paris, c'est la France qui parle, si par la France on entend ce qui représente ses véritables instincts et constitue sou génie. Un gouvernement républicain étant celui qui tire sa légitimité de la volonté nationale seule, exprimée d'une manière formelle, à la différence du gouvernement monarchique, qui repose sur le consentement tacite, c'est-à-dire supposé du peuple, il est clair que souveraineté du peuple et république sont des termes qui rentrent l'un dans l'autre. La nation tout entière ne saurait repousser la forme républicaine sans abdiquer par ce fait sa propre souveraineté, sans commettre un suicide ; bien plus, sans confisquer scandaleusement le droit des générations à venir ; d'où la conclusion qu'en proclamant la République, Paris fait ce que la France ne saurait défaire par la voie du suffrage universel, qu'à la condition de le détruire. Voilà pour le. côté théorique de la question. Quant au côté pratique, quoi de plus dangereux, dans les circonstances présentes, que de laisser une pareille question indécise ? Ce serait mettre tous les intérêts en suspens, déchaîner toutes les passions, encourager tous les désirs ambitieux, ouvrir carrière à mille intrigues. Et puis, est-ce qu'il est en notre pouvoir de déjouer l'espoir ou la volonté de ceux qui nous ont faits ce que nous sommes ? N'entendez-vous pas, autour de, nous, ce grand bruit d'armes et de chevaux, et ces clameurs ? La République est désormais un fait : nous n'avons qu'à le reconnaître. Si nous y manquons, d'autres sont prêts. Que les ennemis de la République jugent notre conduite comme il leur plaira : que nous importe ? Bien vainement chercherions-nous à désarmer leur censure ! Notre conscience, voilà quelle doit être la source unique de nos inspirations. Subjuguer la tempête est impossible ; la fuir serait déshonorant ; essayer de la diriger est notre mission et notre devoir.

M. de Lamartine avait rédigé un projet de proclamation qui contenait ces mots, tentative manifeste de compromis :

Bien que le Gouvernement provisoire agisse uniquement au nom du peuple français et qu'il préfère la forme républicaine, ni le peuple de Paris ni le Gouvernement provisoire ne prétendent substituer leur opinion à l'opinion des citoyens, qui seront consultés sur la forme définitive du gouvernement que proclamera la souveraineté du peuple.

Cette déclaration était singulièrement équivoque ; elle laissait la question indécise ; elle impliquait que si par hasard la majorité dans les provinces se prononçait pour la monarchie, le peuple de Paris aurait en vain versé son sang pour la République ; elle signifiait que le suffrage universel avait le droit d'abolir la seule forme de gouvernement qui soit compatible avec le suffrage universel ; et les mots préfère la forme républicaine semblaient trahir des incertitudes qui ne pouvaient que changer en alarmes les soupçons populaires.

Une pareille rédaction ne convint ni à M. Ledru-Rollin et à M. Flocon, ni à moi. Il était impossible, en tout cas, que les mots quoique le Gouvernement provisoire préfère la forme républicaine fussent maintenus : je les biffai, et leur substituai, sur le manuscrit même, ceux-ci, beaucoup plus explicites : Quoique le Gouvernement provisoire soit pour un gouvernement républicain.

Cependant, au dehors, le peuple s'impatientait et murmurait. Comment eût-il compris qu'il fallût tant de temps pour résoudre une question aussi simple ? Un orateur populaire propose d'envoyer une députation suivre les délibérations du Gouvernement ; la proposition est accueillie ; et bientôt un groupe d'hommes armés, forçant la consigne, se précipite dans la chambre où nous délibérions. L'assemblée réunie dans la salle Saint-Jean ne s'était pas encore dispersée. M. de Lamartine s'y rend, et réussit, par sa persuasive éloquence, à calmer les esprits. Je sors, de mon côté ; et me faisant suivre de quelques élèves de l'École polytechnique, dont le costume était aimé du peuple, je descends sur la place de Grève. Au pied de l'escalier, une table avait été placée : j'y monte et je crie à la foule : Le Gouvernement provisoire veut la République ! A ces mots, un éclair de joie illumina les rudes visages qui m'entouraient et auxquels la lueur des torches donnait quelque chose de terrible ; un grand cri s'éleva, le cri du triomphe.

Pendant que ceci se passait, des ouvriers, ayant trouvé dans un coin de l'hôtel de ville un large morceau de toile, y avaient écrit, au charbon, en lettres colossales : La République une et indivisible est proclamée en France. Cela fait, ils grimpent sur le rebord d'une des fenêtres de l'hôtel de ville, et déploient l'inscription, à la clarté des flambeaux. Des acclamations ardentes retentirent, suivies bientôt d'un cri d'alarme... Un de ceux qui tenaient le rouleau, ayant perdu pied, venait de tomber dans la place ; on l'emporta baigné dans son sang.

Sous l'influence de tant d'émotions, l'agitation du peuple avait revêtu un tel aspect, que, lorsque la proclamation rédigée par M. de Lamartine revint du Moniteur, tous, cette fois eurent conscience de la nécessité de prendre un parti décisif. C'est sur quoi j'insistais avec une vivacité croissante, lorsque M. Crémieux trancha la question en écrivant à la place des phrases équivoques de M. de Lamartine : Le Gouvernement veut la République, sauf ratification par le peuple, qui sera immédiatement consulté. Ainsi modifiée, la proclamation fut copiée à la hâte sur quelques centaines de feuilles de papier, qu'on jeta au peuple par les fenêtres de l'hôtel de ville.

Le bruit a couru que M. Bixio, secrètement d'accord avec M. Marrast, s'était rendu au Moniteur pour arrêter l'impression de cette proclamation, démarche qui fut sans succès. Est-ce vrai ? Je l'ai ouï-dire, mais je me puis rien affirmer à cet égard.

Le plus pressé, après la proclamation de la République, était de pourvoir à l'organisation des services publics. Nul n'ignore ce qui se fit. M. Ledru-Rollin fut chargé du ministère de l'intérieur ; M. de Lamartine, de celui des affaires étrangères ; M. Marie, de celui des travaux publics, etc.

Dans une note de son journal, en date du 27 février, — lord Normanby dit :

L'ascendant de M. de Lamartine se confirme, cependant que ses efforts ont lieu dans la plus louable direction, les heureux effets de son éloquence et la puissance de son courage sont consacrés par sa nomination à la présidence du Gouvernement provisoire, l'âge et les infirmités ayant éloigné M. Dupont (de l'Eure) d'un poste qu'il n'avait été d'abord appelé à remplir que d'une manière nominale[1].

 

Décidément, il n'est pas un point sur lequel Sa Seigneurie n'ait été mal renseignée. Jamais M. de Lamartine ne fut appelé à la présidence du Gouvernement provisoire. Depuis le premier jusqu'au dernier jour, le Conseil n'eut d'autre président que le vénérable Dupont (de l'Eure), qui non-seulement reçut le titre de l'emploi, mais en remplit les devoirs avec un zèle et une exactitude vraiment admirables dans un homme de quatre-vingts ans. Le Moniteur prouve, du reste, que.nos noms ne furent apposés au bas des divers décrets dans aucun ordre particulier, sauf celui de Dupont (de l'Eure), qui, presque toujours, figura en tète de la liste.

L'activité du Gouvernement provisoire, dans la nuit mémorable du 24 février, tint du prodige. Il fallut répondue à d'innombrables demandes, faire face à toutes sortes d'exigences qui n'admettaient pas de délai ; c'était le chaos â débrouiller. Parmi les décrets en date du 24 février, il en est un qui mérite d'être rappelé, comme offrant, par son laconisme même, une preuve frappante du pouvoir immense dont le gouvernement nouveau se trouva tout à coup investi. Pour abolir la chambre des pairs, il suffit de ces mots tracés à la hâte sur un chiffon de papier : Il est interdit à la chambre des pairs de se réunir.

Il est très-vrai, ainsi qu'on l'a publié dans mainte relation, que le premier repas des dictateurs improvisés se composa d'un morceau de pain noir laissé par les soldats, de quelques débris de fromage et d'une bouteille devin ; une cruche d'eau fut apportée, grâce à la sollicitude bienveillante d'un ouvrier, et l'on but à la ronde dans une coupe... qui était un sucrier cassé. On connaît le mot spirituel de M. de Lamartine. : Voici qui est de bon augure pour un gouvernement à bon marché. Mais si lord Normanby eût été là, nul doute que lui, à la vue de tant.de pénurie, n'eut fort mal auguré de l'avenir, à en juger par cette remarque de son livre, où éclatent la vivacité de son coup d'œil et l'originalité de ses vues : Chacun sait ce que la pression du besoin opère, même dans les sociétés le plus régulièrement organisées ; il est donc impossible de songer sans alarme aux effets qu'elle produira dans une société ébranlée si profondément[2].

Ici se présente à ma mémoire une circonstance caractéristique. Dans la nuit du 24, me sentant accablé de fatigue et désirant me débarrasser de mon uniforme de garde national, je pensai à rentrer chez moi. Pour regagner ma demeure, j'avais à traverser quelques-unes des petites rues sombres qui avoisinaient alors l'hôtel de ville.

Accompagné de mon frère et d'un ami, je pars. Les barricades étaient debout, et le peuple les gardait avec une vigilance inquiète, le, bruit ayant couru qu'une attaque était méditée par les troupes stationnées à Vincennes. Nous arrivons à une barricade qu'il fallait franchir. Halte-là ! crie le commandant ; et le mot de passe, qui était, je crois, Havresac, Liberté, Réforme, est exigé d'un ton menaçant. Nous ignorions ce mot nécessaire. Le commandant, qui ne m'avait jamais vu, trouve notre présence suspecte, et ordonne qu'on nous tienne sous bonne garde, jusqu'à plus ample informé. Me voilà donc, tout membre du Gouvernement provisoire que j'étais, arrêté et sur veillé. La situation était piquante, mais ne pouvait se prolonger sans inconvénient. Je me nomme ; parmi les combattants de faction à ce poste, quelques-uns sont accourus : ils me -reconnaissent. Inutile d'ajouter qu'on nous laissa continuer notre route ; et même une escorte d'honneur nous fut donnée. Or, ce qui me frappa, dans cette promenade nocturne à travers les barricades, ce fut le mélange extraordinaire de déférence grave, de discipline militaire et d'orgueil civique, avec lequel était partout salué le passage d'un des membres de ce gouvernement qui n'était et ne pouvait être rien que par le peuple. Us sentaient, ces hommes intelligents, nobles et fiers, que le culte de l'égalité est aussi éloigné de l'insolence que de la bassesse ; ils sentaient qu'en obéissant à un pouvoir émané d'eux seuls et placé sous leur dépendance, ils n'obéissaient qu'à eux-mêmes, et ne respectaient, en le respectant, que leur propre souveraineté.

Je ne tardai pas à retourner à l'hôtel de ville. Le peuple bivaquait dans les rues comme dans un camp. De grands feux brûlaient çà et là, éclairant des groupes de figures singulièrement expressives. De loin en loin, on entendait, dans le silence de la nuit, ce cri, qui allait se répétant de barricade en barricade : Sentinelles, prenez garde à vous !

 

 

 



[1] A Year of Revolution in Paris, t, I, chap. I, p. 127.

[2] A Year of Revolution in Paris, t, I, chap. V, p. 214.