HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME PREMIER

 

CHAPITRE TROISIÈME. — ÉTABLISSEMENT DU GOUVERNEMENT PROVISOIRE

 

 

Prépondérance du parti républicain, à Paris, au moment où éclata la Révolution. — Aveuglement de Louis-Philippe à cet égard. — Mot de M. Dupin. — Le National et la Réforme, organes de l'opinion démocratique. — Leurs tendances respectives. — Personnel de la Réforme ; son programme politique et social. — De la prétendue doctrine de l'anarchie, inventée depuis. — Force qu'avait enlevée à l'idée révolutionnaire la mort de Godefroy Cavaignac. — Entente pour l'action entre les deux journaux républicains. — Liste des membres du gouvernement provisoire arrêtée par eux et sanctionnée par l'acclamation populaire. — La composition mixte de cette liste fut une nécessité du moment. — Adjonction d'Albert demandée par le peuple. — Impuissance radicale de la Chambre. — Lord Normanby démenti par le Moniteur. — Étrange illusion de M. de Lamartine. — Aspect de l'Hôtel-de-Ville, le 24 février. — Assemblée populaire dans la salle Saint-Jean. — Déclaration de principes faite devant cette assemblée par chacun des membres du Gouvernement provisoire. — Le Gouvernement provisoire en séance. — Attitude de la portion parlementaire. — La validité des choix faits ailleurs qu'au Palais-Bourbon est un instant contestée. — Question des secrétaires. — Atticisme de lord Normanby.

 

Selon lord Normanby, éditeur, en cette occasion, des confidences de M. de Lamartine, le Gouvernement provisoire en 1848 aurait été constitué de façon adonnera la Révolution un caractère purement parlementaire[1] : on va voir jusqu'à quel point cette manière de présenter les choses outrage la vérité.

Et d'abord, grande est l'erreur dé ceux qui pensent qu'en 1848 la Révolution n'avait encore que de très-faibles racines. La vérité est que le parti républicain, numériquement fort inférieur dans les provinces, avait à Paris une prépondérance décidée. Mais c'est ce que Louis-Philippe ignorait. Il se croyait si fortement établi sur son trône, qu'à la première nouvelle de l'agitation populaire, il dit en riant à ceux qui, autour de lui, paraissaient soucieux : Vous appelez barricade un cabriolet de place renversé par deux polissons ! et le cœur ne commença à lui battre que lorsqu'il apprit que, sur la place des Petits-Pères, la garde nationale avait croisé la baïonnette, en voyant arriver les troupes. Même alors, il fut quelque temps rassuré par l'idée qu'après la monarchie, rien n'était possible, témoin ces mots qu'il adressait à M. Dupin aîné : Vous croyez qu'ils veulent me renverser ? Mais ils n'ont personne à mettre à ma place. A quoi M. Dupin répondit : Une personne, sire, non ; mais une chose, peut-être[2].

Or, cette chose, qui était la République, avait à Paris deux organes : l'un, le National, d'un caractère spécialement politique, et agissant avec empire sur la portion la plus intelligente, la plus active de la bourgeoisie ; l'autre, la Réforme, représentant ces puissantes aspirations socialistes qui, devenues, depuis, le glorieux tourment de ce siècle, agitaient déjà jusqu'en ses profondeurs la population pensive des ateliers. M. Marrast rédigeait le National, avec une plume qu'on eût dit un legs de Camille Desmoulins, et la Réforme, qui avait pour rédacteur en chef M. Flocon, dont le talent net, ferme et concis s'associait à celui de M. Ribeyrolles, écrivain doué d'une sorte d'éloquence à la fois splendide et sauvage, pleine d'originalité et de force ; la Réforme suivait, quant à la direction générale de sa politique, l'impulsion d'un comité composé comme il suit : Arago, Beaune, Dapoty, Étienne Arago, Félix Avril, Flocon, Guinard, Joly, Ledru-Rollin, Lemasson, Lesseré, Louis Blanc, Pascal Duprat, Recurt, Schœlcher, Vallier.

Le programme suivant, dont la rédaction me fut confiée, et qui parut dans la Réforme, signé de nous tous, résume les doctrines que ce journal eut mission de développer :

Tous les hommes sont frères.

Où l'égalité n'existe pas, la liberté est un mensonge.

La société ne saurait vivre que par l'inégalité des aptitudes et la diversité des fonctions ; mais des aptitudes supérieures ne doivent pas conférer de plus grands droits ; elles imposent de plus grands devoirs.

C'est là le principe de l'égalité : l'association en est la forme nécessaire.

Le but final de l'association est d'arriver à la satisfaction des besoins intellectuels, moraux et matériels de tous, par l'emploi de leurs aptitudes diverses et le concours de leurs efforts.

Les travailleurs ont été esclaves, ils ont été serfs, ils sont aujourd'hui salariés : il faut tendre à les faire passer à l'état d'associés.

Ce résultat ne saurait être atteint que par l'action d'un pouvoir démocratique.

Un pouvoir démocratique est celui qui a la souveraineté du peuple pour principe, le suffrage universel pour origine, et pour but la réalisation de cette formule : Liberté, égalité, fraternité.

Les gouvernants, dans une démocratie bien constituée, ne sont que les mandataires du peuple : ils doivent donc être responsables et révocables.

Les fonctions publiques ne sont pas des distinctions ; elles ne doivent pas être des privilèges : elles sont des devoirs.

Tous les citoyens ayant un droit égal de concourir à la nomination des mandataires du Peuple et à la formation de la loi, il faut, pour que cette égalité de droit ne soit point illusoire, que toute fonction publique soit rétribuée.

La loi est la volonté du Peuple, formulée par ses mandataires. Tous doivent à la loi l'obéissance, mais tous ont le droit de l'apprécier hautement, pour qu'on la change si elle est mauvaise.

La liberté de la presse doit être maintenue et consacrée comme garantie contre les erreurs possibles de la majorité et comme instrument des progrès de l'esprit humain.

L'éducation des citoyens doit être commune et gratuite. C'est à l'État qu'il appartient d'y pourvoir.

Tout citoyen doit passer par l'éducation du soldat. Nul ne peut se décharger, moyennant finance, du devoir de concourir à la défense de son pays.

C'est à l'État de prendre l'initiative des réformes industrielles propres à amener une organisation du travail qui élève les travailleurs de la condition de salariés à celle d'associés.

Il importe de substituer à la commandite du crédit individuel celle du crédit de l'État. L'État, jusqu'à ce que les prolétaires soient émancipés, doit se faire le banquier des pauvres.

Le travailleur a le même titre que le soldat à la reconnaissance de l'État. Au citoyen vigoureux et bien portant, l'État doit le travail ; au vieillard et à l'infirme, il doit aide et protection.

 

Ici, quelques observations sont nécessaires et ne seront peut-être pas sans intérêt pour ceux qui, dans le grand drame de l'histoire, cherchent, derrière le fait, la pensée

A l'époque où le programme qui précède fut publié, nu n'avait encore osé écrire sur une bannière démocratique le mot anarchie, et débaptiser de cette manière la liberté, qui demande à garder son nom glorieux. Il en a été autrement depuis, et, dans une certaine fraction du parti démocratique, il est devenu de mode de crier : Anarchie ! anarchie ![3] Quelque incompréhensible que soit ce cri de guerre en théorie, et quelque funeste qu'il pût devenir au peuple en pratique s'il était possible qu'il prévalût, c'est à peine, hélas ! s'il y a lieu de s'en étonner quand on repasse la sanglante histoire de tant de gouvernements-ulcères ; quand on se rappelle combien de fois les gardiens, même élus, de la liberté, ont tourné contre elle les armes reçues pour la défendre, et que les mots monarchie, aristocratie, oligarchie, démocratie, n'ont presque jamais servi qu'à désigner des formes variées de l'oppression. Mais devrait-il être compté au nombre des sages, le logicien qui, frappé des vices de la société actuelle, s'en irait criant : Plus de société ! Et que penser de celui qui partirait des misères connues de l'existence humaine, pour insulter au principe de la vie ?

Des maîtres, on a certes raison de n'en plus vouloir, sous aucun nom, sous aucun prétexte, d'aucune sorte ; mais ce qu'il faut au peuple, en vertu d'une loi supérieure à toutes les théories, c'est des agents, des mandataires responsables et révocables, des commis, des serviteurs.

Prétendre se passer du gouvernement, même défini de la sorte et resserré dans ces limites, c'est demander tout simplement que la société soit dissoute. Car comment se trouverait réalisé, en ce cas, ce qu'il y a de collectif dans les sentiments et les volontés de Pierre, de Jacques, de Paul, de François..., de trente-six millions d'hommes, par exemple, qui sont la France, et dont chacun a son organisation particulière, des sentiments qui lui sont propres, une volonté qui tend à différer de celle du voisin, une vie qui est la sienne ! Trente-quatre millions d'hommes peuvent-ils former un être collectif, sans s'être associés ? peuvent-ils s'associer, sans convenir des bases de leur association ? et cette convention peut-elle avoir lieu d'abord, ensuite se maintenir, sans l'aide d'intermédiaires ? Un gouvernement placé en dehors et au-dessus de la société est chose assurément monstrueuse ; mais un gouvernement constitué de telle, sorte qu'il ne soit que la société, agissant comme société, ou, si l'on veut, que le moyen de réaliser l'union de tous à l'égard de chacun ; un pareil gouvernement est chose si indispensable, que ceux qui nient cette nécessité nient l'évidence, et oublient que la première condition, pour être compris des autres, est de se comprendre soi-même. Par où s'explique, dans le corps humain, le merveilleux accord qui préside à ses mouvements ? Voici un objet à saisir : qu'arrive-t-il ? L'œil le discerne, le pied y mène, la ma.in le prend ; mais comment ces fonctions diverses sont-elles amenées à concourir au même résultat ? Le secret gît dans l'existence et l'action de la tête. La tête est, dans le corps humain, ce qui en constitue l'unité. Il est vrai qu'elle n'en tire pas avantage pour mépriser les autres membres ou absorber à son profit la part de bien-être qui leur est due ; il est Vrai qu'elle s'intéresse à ce qui les touche comme à ce qui la concerne elle-même ; il est vrai, ainsi que le fait observer saint Paul, qu'elle ne dit pas à la main : Je n'ai pas besoin de vous, ni aux pieds : Vous ne m'êtes pas nécessaires ; il est vrai enfin que son POUVOIR consiste à SERVIR le corps tout entier. Mais quoi ! c'est là l'image de l'Etat dans une société qui reposerait sur l'admirable formule liberté, égalité, fraternité ; et demander que, même dans une société pareille, on supprime ce qui en constituerait l'unité, revient à demander que, dans le corps humain, on supprime la tête[4].

Quant à moi, j'avoue que cette prétendue doctrine de l'anarchie, dont quelques-uns ont fait tant de bruit de.nos jours, m'a toujours paru, je ne dirai pas seulement fausse, mais absolument inintelligible. Proclamer, sur las ruines de la souveraineté du peuple, la souveraineté de l'individu, considéré comme tel, c'est plus qu'une négation de la démocratie et de la solidarité humaine, c'est une négation de la société ; et je ne puis assez admirer l'erreur de ceux qui s'imaginent que, le jour où chacun ne relèverait que de lui-même, la liberté régnerait sur la terre. Si mon voisin est plus fort que moi, et qu'entre lui et moi, il n'y ait rien, qui l'empêchera de devenir mon tyran ? La souveraineté de l'individu est le principe qui régit le monde des animaux, et, de sa mise en action, il résulte qu'un tigre, quand il rencontre une gazelle, la mange. Ah ! si jamais semblables idées pouvaient prévaloir, malheur aux faibles, malheur aux pauvres ![5]

Et j'ajoute que, contrairement aux intentions de ceux qui les propagent, hommes dont je ne mets point la sincérité en doute, ces idées sont, par essence, contre-révolutionnaires. La Révolution, en effet, doit s'attendre à une résistance désespérée. Les abus ne se laisseront pas détruire sans combat. L'énorme poids du vieux monde ne sera point soulevé sans effort. Qu'espérer, si, à des forces puissamment centralisées et organisées, on prétend n'opposer que des attaques incohérentes et des tentatives individuelles ? La désorganisation, que je sache, ne fut jamais un moyen de vaincre, et l'on peut prédire avec certitude que, si les amis du progrès avaient la folie d'aller combattre un à un l'armée du mal, aujourd'hui si compacte, ils n'aboutiraient qu'à se faire tuer tous les uns après les autres, jusqu'au dernier !

 

Je reviens au récit des événements.

Godefroy Cavaignac, le plus cher, le plus regretté de mes amis, avait fait partie du comité de la Réforme et en partageait sans réserve les principes. Malheureusement, quand la Révolution vint, il était mort ; grande perte, et que nous ressentîmes tous, comme une sorte de calamité publique ! car c'était une intelligence vigoureuse, une âme éminemment virile ; c'était un homme de tout point supérieur au général Cavaignac, son frère. Quelle force n'eût pas apportée à l'idée révolutionnaire la présence de Godefroy au sein du Gouvernement provisoire !

Quoi qu'il en soit, dans les derniers jours du règne de Louis-Philippe, les progrès du parti républicain semblaient menacer le trône d'une chute prochaine, lorsque, entre la Réforme et le National éclatèrent, vers la fin de janvier 1848, des dissentiments qu'envenima bientôt une politique ardente. La Révolution l'interrompit, et fit comprendre à tous la nécessité d'y couper court. Nul espoir, en effet, que la République triomphât si les républicains restaient armés les uns contre les autres. La Réforme pouvait compter, à Paris, sur l'appui des faubourgs. De son côté, le National avait dans la portion la plus active de la bourgeoisie parisienne et parmi les patriotes des départements une force dont on ne pouvait repousser l'alliance sans injustice et sans péril. L'urgence de l'action en commun fit à peine, sous la pression des événements, l'objet d'un doute. M. Martin (de Strasbourg), esprit à la fois très-conciliant et très-ferme, reçut mission du National de négocier un rapprochement entre les deux journaux, et je fus délégué par la Réforme pour m'entendre avec lui.

La situation était de celles où aux plus nobles élans d'enthousiasme se mêle, de la part de quelques-uns, une exaltation aveugle. Les passions déchaînées par la lutte brûlaient dans toute leur force. L'aspect de Paris était terrible. Çà et là on voyait sortir de derrière les barricades, avec des vêtements souillés du sang qui coulait de leurs propres blessures, les soldats de l'insurrection ; ils allaient brandissant des épées, des fusils, des haches et des piques, et criant d'une voix formidable : A bas les Bourbons ! Du reste, nul plan arrêté ; nulle organisation ; tout semblait flotter au hasard. Et, pendant ce temps, les coteries parlementaires et monarchiques étaient déjà à l'œuvre ; déjà la régence de la duchesse d'Orléans s'offrait comme point de ralliement à tous les ennemis de la République ; déjà M. Odilon Barrot avait annoncé aux départements, par dépêche télégraphique, que l'insurrection avait pris fin et qu'il était à la tête du ministère. Il est vrai que, dans la rue, où il était allé faire essai de sa popularité, en compagnie du général Lamoricière et du peintre Horace Vernet, il avait été fort mal accueilli, et cela seul tranchait la question en faveur de la République, pour ce qui concernait les dispositions du Peuple. Mais à laisser la situation dans les nuages le péril était extrême. Ce qui avait fait tomber les armes des mains du soldat, c'était l'appui donné à l'insurrection par une portion de la garde nationale, joint à la neutralité du reste ; or, il pouvait arriver que les gardes nationaux, demeurés neutres, fussent tirés de leur léthargie par le retour de leurs inquiétudes accoutumées, et, trouvant que la Révolution s'emportait, se ralliassent autour de la duchesse d'Orléans. Les chefs, dans ce cas, ne leur eussent certes pas manqué ; ils eussent trouvé à s'appuyer sur une organisation toute faite, et les troupes, ramenées à leurs habitudes d'obéissance passive, qu'aurait cessé de tenir en échec le respect de l'uniforme civique, eussent pu fournir aux recrues de la régence un appoint meurtrier.

En de telles circonstances, la tâche à remplir pour M. Martin (de Strasbourg) et moi ne pouvait consister à faire que, subitement, à heure dite, les deux organes du parti républicain s'entendissent sur les divers points des doctrines qui les divisaient ; il s'agissait d'agir, d'agir en commun, et sans retard. Il importait que, pour prévenir le renouvellement possible de la lutte et sceller la défaite du principe monarchique, une direction centrale fût créée rien n'étant plus manifeste que l'impuissance de ce qui est désorganisé devant ce qui ne l'est pas.

Voilà du reste, ce qu'a toujours compris à merveille le peuple parisien, dans son bon sens gaulois ; et c'est un de ses traits caractéristiques que cette perception intuitive de la nécessité de l'organisation, qui, chez lui, se combine avec les entraînements les plus passionnés. Paris n'a jamais été témoin d'un soulèvement dans lequel les insurgés n'aient pas montré, même au plus fort de la bataille, une préoccupation aussi vive qu'intelligente des moyens d'assurer la victoire, une fois remportée. En juin, dans ces formidables journées de juin, n'a-t-il pas été constaté que les insurgés, ces soldats incomparables, s'occupaient, tandis que de toutes parts les enveloppait la mort, à écrire les noms d'un nouveau gouvernement provisoire sur les pierres rouges de leur sang ?

De là aussi l'empressement du peuple de février à entourer, aussitôt après le combat, les bureaux du National et de la Réforme, en vue d'une direction centrale.

Quand rien n'est préparé pour une élection d'après les formes ordinaires, quand la situation presse, quand chaque minute perdue est une faute, l'acclamation publique est le seul mode possible, et ce mode suppose une liste de noms présentés au choix du Peuple. Une liste de ce genre était conséquemment à dresser : celle sur laquelle, grâce aux efforts de M. Martin (de Strasbourg) secondés par les miens, la Réforme et le National s'accordèrent, fut la suivante : Dupont (de l'Eure), François Arago, Ledru-Rollin, Flocon, Marie, Garnier-Pagès, Armand Marrast, Crémieux, Lamartine, Louis Blanc[6].

Ces noms — et qui plus que moi, hélas ! est autorisé à en faire aujourd'hui la remarque ? — ces noms, ainsi rapprochés, étaient certainement le résultat d'un compromis ; et la suite a prouvé de reste que des compromis de ce genre sont pleins d'inconvénients et deviennent bientôt la source de beaucoup d'obstacles. Mais autre chose était-il alors possible ? et fallait-il que, faute de mieux, la République donnât sa démission ? Toute la question est là A moins de vouloir entre les intérêts, si malheureusement et si follement hostiles, qui se disputent les sociétés modernes, une guerre furieuse, une guerre d'extermination, qui, aussi bien, risquait de finir par l'extermination du peuple ; à moins de fermer les yeux à ce fait, si considérable et si impossible à nier, que la bourgeoisie constitue, de nos jours, une puissance dont les ramifications sont innombrables : comment songer à l'exclure, à un tel moment, de toute participation au pouvoir ? Et, à supposer que cela eût été praticable, cela eût-il été raisonnable ? cela eût-il été juste ? Quel esprit sensé peut nier que M. de Lamartine, par exemple, ne fût une force en même temps qu'un danger ? Est-ce que sa présence dans le gouvernement nouveau ne servait pas à désarmer des forces dont il eût été puéril de dédaigner l'opposition ? Est-ce que ce n'était point parler vivement à l'esprit d'un grand nombre d'hommes honnêtes mais timides, que de leur proposer comme exemple la conversion de M. de Lamartine, amené à se commettre irrévocablement au service de la République ? J'entends d'ici les prophètes après coup crier à l'imprévoyance ; mais j'en appelle à leur sincérité : qu'ils disent, la main sur la conscience, si leur regard, mieux que le nôtre, parvint alors à percer les nuages de l'avenir ; qu'ils disent s'ils prévirent ce prodigieux enchaînement de circonstances funestes auprès desquelles le choix, plus ou moins critiquable, des membres du Gouvernement provisoire pèse, en vérité, ce qu'une goutte d'eau pèserait dans le poids d'un fleuve. Et j'ajoute qu'après tout, en dépit des fautes commises, le Gouvernement provisoire fonda ce qu'il était appelé à fonder : la République. Fut-il renversé, lui ? Non : il se retira, au moment désigné d'avance par lui-même, pour faire place à la souveraineté du peuple, dont il avait proclamé le principe ; et, si le suffrage universel, mis en action, trompa l'espoir des cœurs dévoués au peuple ; si les provinces, ayant à se prononcer, ne répondirent pas à ce qu'attendait Paris ; si les événements du 15 mai vinrent donner à la réaction les armes dont elle avait besoin ; si elle s'installa dans les flots de sang dont Juin inonda la capitale, pour aller aboutir, de convulsions en convulsions, au coup d'État du 2 décembre..., le Gouvernement provisoire, tel qu'il fut composé au 24 février 1848, n'est point comptable de ces désastres. Sa responsabilité historique s'arrête où se termina son existence, c'est-à-dire au 4 mai 1848. Et, ce jour-là trois cent mille voix poussèrent autour du palais Bourbon ce cri triomphant que les échos du palais Bourbon renvoyèrent à toute la France : Vive la République !

Quoi qu'il en soit, les circonstances ne dépendent pas à ce point de l'homme, qu'il lui soit donné de les arranger au gré de sa fantaisie. La composition de la liste du Gouvernement provisoire, le 24 février, fut une nécessité du moment. Une foule immense était accourue des barricades aux bureaux de la Réforme, quartier général de l'insurrection ; elle se pressait, cette foule impatiente et armée, dans la cour de l'hôtel Bullion, d'où elle refluait le long de la rue Jean-Jacques-Rousseau et de toutes les rues avoisinantes. Le cri passionné qui s'élevait de son sein s'éteignit dans un silence solennel au moment où je parus à une fenêtre, un papier à la main. Je lus les noms, qui, je puis le dire, furent accueillis avec transport. Mais aussitôt un nom fut prononcé, et des milliers de voix le répétèrent : Albert ! Albert !

La plupart d'entre nous ne connaissaient pas Albert ; quant à moi, je ne l'avais jamais vu. Ouvrier mécanicien, qui tirait peut-être son dernier coup de fusil à quelque barricade, au moment même où, loin de lui, à son insu, ses camarades acclamaient son nom, Albert avait toujours servi la cause des travailleurs avec un zèle dédaigneux du bruit et de l'éclat. Dévoué à la République, mais à une république ayant pour but l'affranchissement des salariés, il ne lui avait jamais rien demandé que l'honneur de mourir pour elle. Avions-nous donc des titres qui valussent plus que ceux de cet élu des faubourgs, dont la nomination sortait d'un élan si spontané ? Et quel fait d'une portée profonde, que cet avènement d'un ouvrier au pouvoir, que cette inauguration d'une ère toute nouvelle, que cette reconnaissance officielle des droits du travail, que ce défi, glorieusement scandaleux, jeté au vieux monde ! J'écrivis avec émotion le nom d'Albert, et, courant aux bureaux du National, je le fis ajouter sur la liste, qui, répandue aussitôt dans Paris, se trouva conforme, quant aux autres noms, à celles qui émanaient des divers centres d'action, à cela près néanmoins que, sur quelques-unes, M. Recurt, ministre de l'intérieur depuis, et très-populaire alors dans le faubourg Saint-Antoine, figurait à la place de M. Garnier-Pagès.

De retour à la Réforme, je trouvai la foule dans un indescriptible état de colère. On venait d'apporter la nouvelle qu'à la Chambre des députés, les partisans de la régence réclamaient, pour le comte de Paris, le même trône vide qu'en ce moment quelques-uns des insurgés portaient triomphalement à la Bastille, pour l'y brûler.

La Chambre des députés, criait-on de toutes parts, n'a plus aucun pouvoir légal ! Elle faisait partie de ce système de corruption et d'avilissement national que nous avons mis en pièces. Tant de sang aura-t-il été versé en vain ? Nous soumettrons-nous de nouveau au joug usé de la monarchie ? A bas la régence ! A bas les corrompus !Les corrompus ! tel était, sous le règne de Louis-Philippe, le nom donné par le peuple à la Chambre.

Là-dessus, les uns prennent tumultueusement la route du palais Bourbon, décidés à y couper court à toute discussion ultérieure des prétendus droits de la duchesse d'Orléans, tandis que les autres nous entraînent, M. Flocon et moi, à l'hôtel de ville.

Comme je ne fus point présent à la séance de la Chambre des députés du 25 février, je n'entrerai pas dans un récit détaillé de ce qui s'y passa. Je me bornerai à dire, et, à cet égard, les divers témoignages s'accordent :

       Que c'est à peine s'il y eut ombre de discussion régulière au palais Bourbon ;

Que les députés durent bien vite reconnaître leur nullité légale, constatée par M. de la Rochejaquelein en ces termes expressifs : Aujourd'hui, messieurs, vous n'êtes rien ;

Que, malgré la présence, malgré l'attitude touchante et digne de la duchesse d'Orléans, qui était là tenant ses deux enfants par la main, les efforts de MM. Dupin, Sauzet et Odilon Barrot en sa faveur témoignèrent seulement de leur impuissance ;

Que la vérité de la situation ne pouvait être plus exactement traduite que par les paroles de M. Thiers, lorsque, se précipitant tout à coup dans la salle, le visage pâle et les vêtements déchirés, il s'écria : Messieurs, la marée monte ! la marée monte !

Enfin, que la Chambre des députés, en cette qualité, ne put rien, ne fit rien, ne conclut à rien.

Il y a mieux : au moment où l'on prit un semblant de décision, la Chambre des députés avait cessé d'exister ; des bandes armées avaient envahi la salle ; M. Sauzet, le président, avait disparu comme une ombre ; frappés de terreur, la plupart des députés s'étaient enfuis ; la duchesse d'Orléans, incapable de faire plus longtemps face à l'orage, avait été respectueusement forcée de se retirer ; et la tribune était occupée par le capitaine Dunoyer, qui, agitant d'une main le drapeau tricolore, et de l'autre son sabre, avait déjà proclamé la souveraineté du peuple. Certes, M. Ledru-Rollin avait bien raison de dire : Ce qu'il nous faut, c'est un gouvernement provisoire élu par le peuplenon par la Chambre.

Maintenant, quel rôle avait joué jusque-là M. de Lamartine ? Lui était-il arrivé d'exprimer une opinion quelconque ? Nullement. Il écoutait de quel point de l'horizon soufflait l'orage. Il ne se décida à appuyer la proposition d'un gouvernement provisoire que lorsqu'il devint manifeste que suivre le torrent valait mieux que le remonter. Ce ne fut pas par lui, du reste, que fut lue la liste qui contenait, les noms de Dupont (de l'Eure), Lamartine, Ledru-Rollin, Marie, Garnier-Pagès, Crémieux[7].

Il faut que je m'arrête ici pour signaler une des innombrables erreurs qui se pressent dans le livre de lord Normanby. Sa Seigneurie écrit gravement :

Les noms tracés par Lamartine ne pouvaient être entendus, étant lus, du fauteuil présidentiel, par le pauvre vieux Dupont (de l'Eure). Il passa la liste à la personne qui se trouvait près de lui, et qui, ayant une voix faible, ne put pas se faire entendre. Cependant, comme il importait qu'il n'y eût pas de temps perdu, ces noms furent donnés à M. Crémieux, qui a une voix de stentor, et qui ajouta à la liste son propre nom, lequel fut, dans toute cette confusion, adopté avec les autres[8].

Lord Normanby, son livre même nous l'apprend, écrivait ceci le 26 février. Eh bien, le 26 février, le compte rendu du Moniteur était dans les mains de tout le monde à Paris, — à l'exception, paraît-il, de lord Normanby, — et il n'y avait pas dans Paris un portier qui ne sût ce que l'ambassadeur d'Angleterre ignorait, c'est-à-dire que la liste proposée au palais Bourbon, le 24février, avait été lue par Ledru-Rollin, et non par Crémieux, qui, soit dit en passant, n'a pas une voix de stentor, et ne pouvait conséquemment être choisi à ce titre pour servir de porte-voix.

Ce qui est vrai, c'est que les noms furent lus au milieu d'une confusion telle, que leur adoption fit doute. En tout cas, il est certain que pour ce qui concerne les noms de MM. Marie et Garnier-Pagès, la liste rencontra une forte opposition[9].

De ces faits incontestables et incontestés se déduisent deux conséquences.

D'abord, la liste du palais Bourbon n'eut pas plus de valeur, au point de vue parlementaire, que celle que le peuple adopta aux bureaux de la Réforme et du National.

En second lieu, M. de Lamartine a dû être sous l'empire d'une illusion bien étrange, lorsqu'il a écrit : Lamartine n'avait qu'à laisser tomber une parole pour faire aussitôt proclamer la régence. Il lui eût suffi de dire à la duchesse et à ses fils : Levez-vous ![10]

Ô crédulité du génie épris de lui-même ! La vérité est que, dans la pompe triomphale de la République, le poète qui avait brûlé tant d'encens sur les autels de la royauté fut au nombre des vaincus ; ce fut seulement pour mieux montrer en spectacle ce captif fameux, que la République le fit asseoir derrière elle sur le char de triomphe.

L'hôtel de ville étant, à Paris, le lieu choisi pour la consécration de tous les pouvoirs révolutionnaires, comme Reims fut autrefois la ville choisie pour le couronnement des rois, MM. de Lamartine, Ledru-Rollin et leurs collègues ne manquèrent pas de s'y rendre, et ils étaient déjà dans ces Tuileries du Peuple quand j'y arrivai avec M. Flocon.

C'était quelque chose d'effrayant à voir que le déploiement des forces révolutionnaires aux abords de l'hôtel de ville. La place de Grève était couverte d'une multitude tellement pressée, qu'il nous eût été absolument impossible de passer, si une acceptation générale et spontanée de la liste émanée des journaux républicains unis n'eût investi nos noms d'une sorte de puissance magique. Non-seulement la foule s'ouvrit à notre approche, mais il arriva même que quelques ouvriers robustes, craignant que je ne fusse étouffé, à cause de l'exiguïté de ma taille, m'enlevèrent, et me portèrent sur leurs épaules à l'hôtel de ville, criant à la foule : Place ! place ! laissez passer un membre du Gouvernement provisoire ! C'est ainsi que je pus parvenir jusqu'à l'escalier qu'inondaient des flots de peuple, divisés en deux courants contraires ; car une communication ininterrompue avait été établie, et était maintenue, entre une grande assemblée populaire qui se tenait dans la salle Saint-Jean, et la multitude du dehors, de sorte que les décisions prises par l'assemblée pouvaient être immédiatement transmises au peuple répandu sur la place de Grève : seul mode possible de donner à ces décisions un caractère de régularité.

Un sentiment de gravité, bien extraordinaire en ces heures émues, régnait dans la salle Saint-Jean, en dépit d'éclats intermittents d'indignation ou d'enthousiasme. Mais, au dehors, le long des vestibules et dans les cours de l'hôtel de ville, c'était le chaos. Les uns ne cessaient de crier : Vive la République ! D'autres, avec un mélange de naïf enthousiasme et de frénésie sombre, chantaient la Marseillaise. Les cours, encombrées de chevaux sans cavaliers, de blessés gisant sur la paille, de spectateurs ahuris, d'orateurs improvisés, de soldats en haillons, et d'ouvriers agitant des drapeaux, présentaient le triple aspect d'une ambulance, d'un champ de bataille et d'un camp.

La nuit descendait sur la ville. Je fus conduit dans la salle Saint-Jean, où tous les membres du Gouvernement provisoire devaient se rendre, pour faire leur déclaration de principes, et voir leur élection sanctionnée par le suffrage populaire, s'ils étaient trouvés dignes d'un aussi important mandat.

En entrant dans la salle, j'appris que MM. Ledru-Rollin, Garnier-Pagès, Dupont (de l'Eure), Arago et Lamartine venaient de subir cette nécessaire épreuve.

M. Ledru-Rollin, invité à déclarer s'il croyait tenir ses pouvoirs de la Chambre des députés, répondit péremptoirement que non, et son discours fut accueilli par des applaudissements répétés.

M. Garnier-Pagès, que l'on supposait avoir penché du côté de la régence, fut moins bien accueilli. On l'élut maire de Paris, néanmoins ; non sans quelques doutes sur le point de savoir si son nom devait être maintenu comme membre du Gouvernement provisoire sur la liste populaire.

Par égard pour le grand âge de Dupont (de l'Eure), pour sa probité sans égale et son attachement bien connu aux principes républicains, l'assemblée voulait le dispenser de toute profession de foi : lui, très-noblement, insista ; mais il ne put prononcer que quelques paroles. Accablé d'émotion et de fatigue, le vénérable vieillard pâlit ; ses forces l'abandonnèrent, et on l'emporta, au milieu des marques les plus touchantes d'intérêt et de sympathie.

La santé de M. François Arago était fort altérée depuis plusieurs mois : après une courte apparition, il put se retirer.

Vint le tour de M. de Lamartine, que les événements sommaient de se décider. Étrangement enveloppé fut son exorde. Il dit que la question à résoudre était d'une importance capitale ; que la nation serait naturellement appelée à l'examiner ; que, quant à lui, Lamartine, il n'entendait pas la préjuger. Ces paroles soulevèrent un violent tumulte. Un cri formidable de Vive la République ! ébranla les murs de l'édifice. Laviron, ce Français intrépide qui, plus tard, fut tué sur les murs de Rome, en combattant pour la République romaine, protesta avec véhémence contre toute tentative de frustrer le peuple de ce qu'il avait si chèrement payé. L'avertissement était assez clair. M. de Lamartine reprit, la parole, mais pour dévier par degrés de la voie dans laquelle il s'était d'abord engagé, et il conclut, aux applaudissements de l'assemblée cette fois, par une déclaration qui le faisait républicain.

Telles sont les circonstances que plusieurs membres de la réunion s'empressèrent de me faire connaître ; et M. de Lamartine venait précisément de quitter la salle, quand j'entrai. Je portais L'uniforme de la garde nationale, autrefois peu populaire, mais réhabilité ce jour-là par la conduite de plusieurs bataillons. Le crépuscule avait fait place à la nuit, et l'aréopage, armé apparaissait, sévère et fier, dans la double lumière des flambeaux et des torches, que réfléchissait une forêt de baïonnettes.

J'ai toujours été d'opinion que la forme républicaine est loin d'être le seul but à atteindre, même pour les politiques de l'école républicaine, si leur amour du bien publie est sincère. Il n'est point, en effet, de forme de gouvernement qui ne puisse être une arme contre les intérêts du peuple. Que de fois le nom de république n'a-t-il pas servi à masquer l'oppression et à dorer la tyrannie ? Le 24 février, je ne pouvais, certes prévoir que, sous une république, le sang du peuple coulerait à torrents ; que le général Cavaignac, un républicain, ordonnerait la transportation sans jugement et en masse, et abandonnerait Paris aux horreurs, d'une vengeance en délire ; que Louis Bonaparte, président de la république française, enverrait des soldats à Rome, pour abattre la république romaine. Non : de telles choses ne se pouvaient prévoir. Mais l'histoire du passé revivait à mes yeux, et c'était assez. Alors donc, comme aujourd'hui, je croyais que le but principal des efforts d'un vrai républicain est d'assurer au travailleur le fruit de son travail, de rendre à la dignité de la nature humaine ceux que l'excès de la pauvreté dégrade, et d'éclairer ceux dont l'intelligence, faute d'éducation, n'est qu'une lampe, qui vacille dans les ténèbres, en un mot, d'affranchir le peuple, en le délivrant de ce double esclavage : l'ignorance et la misère ! rude tâche, en vérité, et qui exige beaucoup d'études, de la part des uns, beaucoup de sagesse et de patience de la part des autres, tâche qui ne se peut accomplir que par une élaboration lente et des progrès successifs, mais qui doit être la préoccupation constante et le tourment de toute âme généreuse !

Ces principes furent ceux que j'exposai ; M. Flocon parla dans le même sens ; et nous exprimâmes la confiance que nous inspirait l'énergique appui d'Albert. Vive la république sociale ! cria l'assemblée. Alors, un ouvrier se leva ; dans un langage simple et fort, il nous félicita d'avoir posé la question sous son vrai jour, et notre élection fut confirmée par des acclamations bruyantes.

Pour n'être pas troublés par le fracas de la tempête, qui continuait de gronder, MM. Dupont (de l'Eure), Arago, Lamartine et Ledru-Rollin s'étaient retirés dans une pièce éloignée, où, de leur côté, MM. Marie, Garnier-Pagès, Marrast et Crémieux n'avaient point tardé à se rendre. Ce ne fut pas sans difficulté que nous réussîmes à les rejoindre, à travers les sinuosités de l'hôtel de ville. Cinq ou six élèves de l'École polytechnique, l'épée à la main, faisaient sentinelle à la porte. Ils se rangèrent pour nous laisser passer, et nous entrâmes.

La scène mérite d'être décrite. M. de Lamartine, paraissait rayonnant ; M. Ledru-Rollin, résolu ; M. Crémieux, surexcité ; M. Marie, soupçonneux et sombre. Le visage de M. Dupont (de l'Eure) trahissait un sentiment de noble résignation. M. Marrast avait sur les lèvres son sourire d'habitude, sourire très-fin et légèrement sceptique. Je crus remarquer que notre présence étonnait M. Garnier-Pagès. Quant à M. Arago, combien je le trouvai peu semblable à lui-même ! Si l'état de sa santé défaillante n'eût servi à expliquer l'abattement de son esprit, le changement eût été presque inconcevable. Depuis près de six ans, il m'honorait de son amitié ; ses éloges, auxquels, avec une sorte de bienveillance paternelle, il se plaisait à chercher des échos, m'avaient été un encouragement précieux ; je l'avais vu applaudir à ce que d'autres appelaient nies hardiesses, et même, il lui était arrivé, en mainte occasions, de me demander mon avis : condescendance modeste, digne de son génie, mais qui, de la part d'un homme de son âge, me fut souvent un sujet d'embarras autant- que d'admiration. Comment ses dispositions changèrent tout à coup, c'est plus que je ne puis dire. Toujours est-il que, le 24 février, il parut déconcerté en me voyant, et voulut mettre en question la validité des choix faits ailleurs qu'au palais Bourbon. Inutile de dire que la discussion tomba bien vite. Ce que nous représentions, M. Marrast, M. Flocon et moi, c'était la presse, par qui le mouvement avait été préparé, dirigé, accompli ; et que représentaient les députés, en cette qualité seule, sinon le pouvoir même contre lequel venait de s'opérer la Révolution ? Prétendre, avec le peuple en armes sur la place de Grève, et quand la plupart des députés ne songeaient qu'à se faire oublier ou à fuir, que la Révolution était parlementaire, c'eût été par trop dérisoire. Lorsque, plus tard, M. Crémieux fut appelé à déposer devant la Commission d'enquête, quel fut son langage ?Si on nous avait demandé, dit-il en parlant de lui et de ses collègues de l'Assemblée, par qui nous avions été nommés, nous aurions bien pu dire : A la Chambre, mais non point : Par la Chambre[11]. Ceci est littéralement vrai : le Moniteur en fait foi ; et il ne pouvait y avoir sur ce point aucun doute dans l'esprit de ces messieurs. Aussi n'y eut-il point débat. Seulement, de cet air amical et familier qui lui est propre, M. Garnier-Pagès laissa échapper, en l'appliquant à MM. Marrast, Flocon et moi, le mot secrétaires, qui semblait se rapporter à nos habitudes, plus spéciales, d'écrivains. Ce n'était pas le moment, lorsque d'aussi grands intérêts étaient enjeu, d'élever un conflit de prétentions personnelles, et de disputer sur la valeur de telle ou telle qualification : la chose passa. L'important était, après tout, que notre opinion eût son poids dans la balance des délibérations, et c'est ce qui eut lieu. Les décisions prises le furent par nous tous, après une décision où, tous, nous figurâmes sur un pied parfait d'égalité. C'est peu : les deux personnes qui, dans la soirée du 24 février, influèrent le plus sur la proclamation officielle et irrévocable de la République, furent, ainsi que le montrera le chapitre suivant, M. Flocon et moi, unis à M. Ledru-Rollin.

Quoi qu'il en soit, la qualification de secrétaires mise à la suite des quatre noms extra-parlementaires, au bas des décrets publiés dans le Moniteur du 25 février, amenait naturellement le public à penser qu'une pareille distinction dans les titres en indiquait une dans les fonctions. Les plus ardents parmi les républicains s'en émurent. Le souvenir de ce qu'on appelait l'escamotage parlementaire de 1830 se réveilla. Est-ce que, d'aventure, on entendait congédier déjà la place publique ? Est-ce qu'on s'imaginait pouvoir subordonner le titre de ceux qui ne tenaient rien que de la Révolution à des positions officielles acquises sous le régime qu'elle venait de renverser ? Est-ce qu'on voulait faire entendre à la France des départements qu'on ne reconnaissait point au peuple de Paris le droit révolutionnaire d'élection ? Les ouvriers, qui regardaient Flocon, Albert et moi, comme représentant plus particulièrement leur cause, se tinrent pour offensés de ce qui ressemblait à un désir d'éluder leur volonté, exprimée cependant d'une façon si claire. Les conséquences pouvaient être graves. Chacun, dans le Gouvernement provisoire, le sentit ; et la. preuve, c'est que la qualification de secrétaires, ajoutée d'abord aux quatre noms des membres non-députés, disparut le jour même où elle fut, pour la première et dernière fois, employée dans le Moniteur, c'est-à-dire qu'on la mit de côté dans la matinée du 25, quelques heures à peine après la première réunion du Gouvernement, laquelle avait eu lieu le 24 au soir ; et cela sans discussion, sans réclamation, comme une chose toute simple, comme une chose de droit ; et le mot ne se retrouva plus au bas d'aucune des proclamations, d'aucun des décrets du Gouvernement provisoire : le Moniteur est là qui l'atteste.

Tout ceci a été présenté, dans le livre de lord Normanby, non-seulement sous les plus fausses couleurs, mais avec l'intention manifeste — on en jugera bientôt— d'avilir la Révolution de 1848. C'est pourquoi j'insiste ; et à ceux qui dans cette insistance ne verraient que la préoccupation de l'amour-propre blessé, qu'ai-je à dire, sinon qu'en cela ils ont tort de juger des autres par eux-mêmes ? Bien vulgaire serait le cœur où, à côté d'aussi grands souvenirs, trouveraient place d'aussi petites pensées ! Oui, j'insiste, parce que, si la question n'a, en effet, aucune importance, au point de vue des personnes, elle en a une considérable, au point de vue des choses. Admis à l'honneur de servir, comme homme public, la Révolution de février, je pense qu'il est de mon devoir d'en faire respecter le caractère. Dans ceux de ses élus qu'on cherche à vilipender, c'est elle qu'on brûle d'atteindre ; dans -ceux dont lord Normanby dit, en termes dignes de la bassesse du sentiment qu'ils expriment : Il est aussi aisé, à ce qu'il paraît, d'escamoter sa part d'une soi-disant dictature populaire, que de faire un faux ou de vider la poche de son voisin[12], ce n'est pas tel ou tel individu nommé Albert, Louis Blanc ou Flocon, que lord Normanby veut décrier ; c'est la Révolution, c'est le Peuple, c'est Paris. Quel triomphe pour les ennemis du peuple français et des principes dont il a poursuivi la conquête pendant un demi-siècle de combats, si l'on pouvait parvenir à faire croire qu'en 1848 Paris s'est courbé sous une dictature avilissante ! Quelle joie au camp des despotes dont, en 1848, les trônes chancelèrent, si l'on réussissait à livrer ;à la risée des générations futures le premier acte d'un peuple qui se proclame souverain, et si nulle voix ne protestait contre ce mensonge odieux et indigne : La révolution de février fut une intrigue ?

Le 13 mars, d'après ce qu'il nous apprend lui-même, lord Normanby posa la question suivante à M. de Lamartine : Comment le Gouvernement, qui, d'abord, n'était composé.que de sept membres, s'est-il trouvé ensuite composé de onze ?[13]

Voici la réponse que lord Normanby prête à M. de Lamartine, que cette réponse —j'aime à le croire — calomnie :

M. de Lamartine dit qu'il ne pouvait répondre d'une manière bien précise. Les quatre autres (the four others) avaient été nommés secrétaires, et, en cette qualité, avaient signé les décrets au bas de la page ; mais petit à petit ils se faufilèrent parmi les sept ; la qualification de secrétaires fut omise, et ils en vinrent à avoir, eux aussi, voix consultative[14].

Et Sa Seigneurie de s'écrier : Voilà un curieux spécimen de choix populaire ![15]

 

Pardon, milord. : ceci est un très-curieux spécimen de falsification historique ; rien de plus. M. de Lamartine a-t-il réellement dit à lord Normanby ce que celui-ci lui fait dire, savoir que les quatre autres se faufilèrent petit à petit parmi les sept ? Ce serait à confondre l'esprit. Si, au nombre de mes lecteurs, il en est que tente le désir de vérifier jusqu'à quel point peut aller l'audace de certaines assertions, je les invite à consulter le Moniteur. Là ils verront que les décrets publiés dans le Moniteur du 26 février, et signés conséquemment le 25, le lendemain même de la formation du Gouvernement provisoire, laquelle eut lieu le 24 au soir, furent tous signés, non comme secrétaires, mais comme membres du Gouvernement, par des quatre autres, qu'il est, d'après cela, ridicule et inique, de représenter se faufilant petit à petit ![16]

Et, je remarquerai, en passant, que, le 27 février, le nom d'Albert, un de ceux qui se faufilèrent petit à petit, fut placé, en tête de la liste[17], au bas d'un décret plus particulièrement adressé aux classes souffrantes ; et — chose à noter — sur la prière même des sept autres !

Maintenant, qui jamais pourrait croire, — n'était l'aveu qu'en fait lord Normanby lui-même — que, le 13 mars, lui, ambassadeur d'Angleterre, ignorait de la manière la plus absolue comment avait été formé, trois semaines auparavant, le Gouvernement provisoire ? Quoi ! c'était le 13 mars que Sa Seigneurie avait besoin de se renseigner à cet égard auprès de M. de Lamartine ? Quoi ! le 24 février, cinq ou six listes avaient été répandues dans tout Paris, placardées sur tous les murs, discutées dans toutes les rues ; et, le 13 mars, trois semaines après, lord Normanby ne savait pas que sur ces listes, émanées de tous les centres populaires : faubourgs, École de droit, École de médecine, bureaux des feuilles républicaines, les noms des quatre autres figuraient ! Et, le 13 mars, lord Normanby ne savait pas non plus que, dans la soirée du 24 février, une grande assemblée composée de gardes nationaux, d'artistes, d'étudiants, d'ouvriers, d'écrivains, d'hommes appartenant à toutes les classes et à toutes les conditions, avait eu lieu à l'hôtel de ville, précisément pour donner aux divers membres du gouvernement nouveau la sanction du suffrage populaire ; et que ceux dont les noms étaient portés sur les listes durent comparaître, faire leur profession de foi, devant cette assemblée du peuple ; et qu'elle accueillit avec enthousiasme les noms des quatre autres, tandis qu'il y eut des noms, parmi les sept, qui ne furent pas admis sans résistance ! En vérité, lord Normanby aurait vécu dans la lune, qu'il ne serait pas demeuré plus complètement étranger à ces événements de 1848, dont il vient nous entretenir avec tant d'assurance.

Quant à l'esprit qui respire dans chaque page de son livre, cela est au-dessous de toute critique ; je laisse à d'autres plus profondément initiés que moi aux usages diplomatiques et aux devoirs de l'étiquette le soin de décider jusqu'à quel point un ambassadeur, en parlant d'un gouvernement étranger, qui entretint toujours avec celui qui l'accrédita des relations amicales, est autorisé à employer le langage raffiné que voici : It appears to be as easy to filch a share of a soi-disant popular dictatorship as to forge an acceptance, or to pick a pocket. Ceci est tout simplement une insulte au peuple français ; et je suis sûr qu'il n'y a pas un Anglais bien élevé qui ne rougisse à la lecture de semblables lignes tombées de la plume d'un ambassadeur d'Angleterre.

Dans mon humble opinion, être nommé ambassadeur par un premier ministre, grâce à de puissantes relations de famille ou à des intimités officielles, est un peu moins difficile que de devenir membre d'un gouvernement provisoire, pour avoir fixé les regards et gagné les sympathies de près de deux cent mille hommes doués de cette intelligence pénétrante et de cet esprit délié que chacun reconnaît aux Parisiens. Je dirai, en outre, que ceux-là n'obéissent point aux conseils d'une ambition vulgaire, qui osent se jeter en avant, à l'heure du péril et au risque d'inimitiés mortelles, pour contribuer à sauver leur pays, et du despotisme, et de l'anarchie. Il faut plaindre l'homme qui n'a pu trouver, au fond de son cœur, un motif, sinon pour sympathiser avec ceux qui agirent ainsi, au moins pour leur rendre justice. Mais laissons cela. Le plaisir de lutter d'injures avec Sa Seigneurie est une jouissance grossière qui ne saurait me tenter. N'ayant l'honneur d'être ni un diplomate ni un nobleman, je n'ai pas le droit de parler un langage indigne d'un gentleman.

 

 

 



[1] Il m'est revenu que l'homme qui a le plus vivement pressé la publication en français du livre de lord Normanby est M. de Lamartine. Je ne puis croire cela vrai :

1° Parce que ce livre n'est qu'un libelle contre la révolution de février, contre le peuple de Paris et contre la France ;

2° Parce qu'il fourmille d'erreurs grossières dont la responsabilité est, par voie d'induction, renvoyée à M. de Lamartine ;

3° Parce que les anciens collègues de M. de Lamartine y sont déchirés, à son profit, sur la foi de paroles qu'on lui attribue.

[2] Histoire de la Révolution de 1848, par Daniel Stern, t. I, p. 126.

[3] C'est, nul ne l'ignore, dans les prédications de M. Proudhon que ce mouvement a pris naissance.

[4] Au fond, cette doctrine de l'anarchie pure est si absurde, que, lorsqu'on pousse ses partisans à être clairs, on s'aperçoit que tout se réduit, de leur part, à une querelle de mots, et qu'à la place du mot gouvernement, ils se bornent à mettre les mots administration, gérance, etc., etc.

[5] Voyez pour la discussion qui a eu lieu, sur ce point, entre M. Proudhon et moi, le n° 1 de l'Appendice.

[6] Je ne perdrai pas mon temps à réfuter ici le récit caricature que, dans sa prétendue Histoire de la chute de Louis-Philippe, M. Granier de Cassagnac présente à ses lecteurs, sous la garantie de M. Lucien de la Hodde, oui, de M. Lucien de la Hodde !... L'auteur le cite en note comme autorité ! Décidément, cela ne vaut pas qu'on s'y arrête.

[7] Voyez sur la séance du 24 février, le Moniteur, l'Histoire de la Révolution de février, par M. Robin ; l'Histoire de la Révolution de février, par M. Delvau, et le très-remarquable ouvrage publié sur le même sujet, et sous le pseudonyme de Daniel Stern, par madame d'Agout.

[8] A Year of Revolution in Paris, t. I, p. 127.

[9] Voyez le Moniteur et les livres ci-dessus mentionnés.

[10] Histoire de la Révolution de 1848, par A. de Lamartine, t. I, 132, Bruxelles.

[11] Voyez dans les procès-verbaux de la Commission d'enquête, la déposition de M. Crémieux.

[12] It appears to be as easy to filch a share of a soi-disant popular dictatorship as to forge an acceptance, or to pick a pocket. A Year of Revolution in Paris, t. I, p. 224.

[13] How the original Government of seven had become eleven. — A Year of Revolution in Paris, t. I, p. 222.

[14] A Year of Revolution in Paris, t. I, p. 22.

[15] A Year of Revolution in Paris, t. I, p. 22.

[16] Voyez le Moniteur du 26 février 1848.

[17] Voyez le Moniteur du 28 février 1848.