HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME PREMIER

 

CHAPITRE DEUXIÈME. — LE PEUPLE AUX TUILERIES

 

 

Symptômes précurseurs de la révolution de février. Les banquets de Dijon et de Lille. — Discours qui y furent prononcés. — La corruption, mot du moment. — Le banquet du 12e arrondissement. — Absence des convives. — MM. Odilon Barrot et Thiers, d'Aragon et d'Alton-Shée. — La fille de Labbey de Pompières. — Confiance de Louis-Philippe. — Soulèvement populaire. — Fuite du roi et de la famille royale. — Prise de possession des Tuileries par le Peuple. — Aspects divers du drame révolutionnaire. — Générosité des combattants. — Lord et lady Normanby aux Tuileries ; hommage rendu au peuple, alors ; oublié, depuis. — Dès le 24 février, les Tuileries gardées par des hommes en haillons. — Une anecdote apocryphe. — Justice sommaire. — Idée touchante. — Les trésors des Tuileries sont remis intacts au garde-meuble. — Erreur volontaire de lord Normanby au sujet de la fuite de Louis-Philippe.

 

Du chapitre qui précède il résulte que Louis-Philippe fut un prince doué de qualités estimables ; que ses vertus domestiques étaient de nature à commander le respect ; qu'il avait un esprit éclairé ; qu'il fut humain ; que, sous son règne, la liberté ne reçut, après tout, aucune atteinte mortelle ; que, dans une heure difficile, il réussit à détourner, soit au dedans, soit au dehors, d'imminents périls, et que les classes commerçantes lui durent, pendant près de dix-huit ans, ce repos qui leur est si cher.

Mais il en résulte aussi qu'il ne comprit pas ce qu'il y a de généreux et d'élevé dans le génie de la France ; qu'il s'adressa seulement aux mobiles inférieurs de la nature humaine ; qu'il fit son principal moyen de gouvernement, de l'égoïsme de la bourgeoisie et de ses peurs ; que sa politique encouragea outre mesure le culte grossier de l'or, et se montra indifférente aux aspirations élevées. Même ce que cette politique produisit de désirable, accusa l'emploi de petits moyens. Quel Français digne de ce nom aurait pu ne pas trouver qu'acheter la paix au prix de la dignité nationale, c'était-la payer trop cher ?

Aussi, qu'arriva-t-il ? Quand sonna l'heure fatale, nulle voix ne s'éleva avec énergie en faveur de Louis-Philippe ; c'est à peine si une main amie lui fut tendue ; les courtisans s'enfuirent ; les financiers se tinrent à l'écart ; les soldats, ou refusèrent de se battre, ou se battirent à contre-cœur ; la garde nationale pencha ouvertement du côté de l'insurrection, et, réconcilié cette fois avec le bruit du tambour, le marchand sembla dire : Laissez passer la justice du peuple ! Alors, le vieux roi regarda autour de lui, se sentit affreusement seul, se résigna, et un pouvoir, longtemps réputé inexpugnable, fut renversé d'un souffle. Louis-Philippe avait pris si peu de soin d'entretenir autour de lui le feu sacré du dévouement, qu'au moment décisif, cette suprême ressource lui manqua. Son isolement fut en partie son œuvre.

Sa chute avait été annoncée, du reste, par de clairs symptômes ; au banquet de Dijon, surtout, dont la nouvelle courut toute la France avec la rapidité de l'éclair et le bruit du tonnerre. Là, dans une vaste salle décorée de devises symboliques et de drapeaux ; là, en présence de treize cents convives — ouvriers, fabricants, commerçants, magistrats— des paroles retentirent, que M. de Lamartine appela le tocsin de l'opinion.

A Lille, peu de temps auparavant, M. Ledru-Rollin avait dit :

Parfois aussi, les flaques d'eau du Nil desséché, les détritus en dissolution sur ses rives, apportent la corruption de l'épidémie ; mais que l'inondation arrive, le fleuve, dans son cours impétueux, balayera puissamment toutes ces impuretés, et sur ses bords resteront déposés des germes de fécondité et de vie nouvelle[1].

Au banquet de Dijon, ces allusions audacieuses furent répétées par MM. Ledru-Rollin et Flocon, sans exciter la moindre surprise, tant l'idée d'une révolution-prochaine était vivante ! Et, par la même raison, personne ne s'étonna de ce passage de mon discours — prophétie et menace :

Le pouvoir, qui semblait naguère si vigoureux, s'affaisse sur lui-même, sans qu'on l'attaque. Une invisible volonté va semant dans les hautes régions d'humiliantes catastrophes. Des actes inattendus de démence, de honteuses chutes, des crimes à faire dresser les cheveux sur la tête, des suicides inexpliqués, viennent frapper coup sur coup l'opinion publique de stupeur. Alors, cette société, si prospère en apparence, s'agite ; elle s'interroge avec inquiétude sur je ne sais quel venin caché qu'elle sent courir dans ses veines. Corruption, voilà le met du moment, et chacun de s'écrier ; Impossible que ces choses durent ; que nous apportera la journée de demain ? Messieurs, quand les fruits sont pourris, ils n'attendent que le passage du vent pour se détacher de l'arbre ![2]

 

Ceci vers la fin de décembre ; et, à la fin de février, à peine deux mois après, l'ouragan qui emporta la monarchie,

Les circonstances qui marquèrent cet événement décisif sont connues : qui ne sait que le signal de l'explosion fut le défi jeté par M. Odilon Barrot et ses amis les députés de l'opposition dynastique au ministère Guizot, déclarant, à la façon du ministère Polignac, que le banquet du 12e arrondissement n'aurait pas lieu ? Le gouvernement ne cédera pas, avait dit M. Duchâtel. Il ne céda pas en effet, mais il tomba. Quel frémissement dans tout Paris, le matin du 22 février ! Il me semble voir encore le peuple descendre le long du boulevard, en colonnes mugissantes. Au lieu désigné pour le banquet, on comptait trouver M. Odilon Barrot et ses amis, on se préparait à les défendre. 0 surprise ! A l'agitation il ne manquait plus que les agitateurs. Le peuple était là : où étaient les convives ?

La veille, ils s'étaient réunis pour discuter ce qui ne se discute pas : la parole donnée. Fallait-il persister à se rendre au banquet, lorsque le gouvernement tirait l'épée ? fallait-il affronter une collision qui allait exposer le droit aux outrages de la force ? Elle fut lamentable, cette discussion ; et je tiens de la bouche d'un de ceux qui y prirent part le récit des faits. Que M. Odilon Barrot, esprit assez faible sous des apparences de décision, eût succombé à une défaillance soudaine, on l'eût compris ; mais ce qui frappa, ce fut l'attitude de M. Thiers, caractère énergique, et que la révolution de 1830 avait trouvé si résolu. Macbeth, à l'aspect du spectre de Banquo, ne fût pas plus effrayé que M. Thiers ne parut l'être à la seule idée du peuple présent au festin convenu. M. d'Aragon se montra, au contraire, admirable de fermeté, et il en fut de même de M. d'Alton-Shée, pair de France alors, socialiste depuis. L'un et l'autre déclarèrent qu'ils considéraient leur présence au rendez-vous indiqué comme un engagement d'honneur dont le vote que MM, Barrot et Thiers sollicitaient ne les pouvait délier ; si leurs collègues s'abstenaient, eh bien, ils iraient seuls. Etiamsi omnes, ego non. M. Thiers insista ; et il avait la parole, lorsqu'on vit entrer tout à coup une femme dont le regard, le visage, tous les mouvements trahissaient une émotion violente. C'était la fille intrépide de l'intrépide Labbey de Pompières, c'était madame Odilon Barrot. Elle accourait, par un noble effort, arracher son mari aux conseils de la prudence égarée ; elle venait disputer l'honneur du nom qu'elle portait aux avocats d'une retraite pusillanime. Apostrophant M. Thiers en paroles ardentes, elle lui reprocha d'entraîner son mari... Mais non : le sort en était jeté.

Comment peindre l'indignation du peuple ? Quoi ! ils avaient soulevé Paris, et Paris, soulevé, les cherchait en vain des yeux ! Pour qui donc ce sang qui allait couler ? Mais le peuple pouvait se passer et se passa d'eux. Un fou de peloton, exécuté le soir du 23 sur les boulevards et donnant mainte victime à venger, des ouvriers chargèrent les morts sur leurs épaules, coururent les promener dans les faubourgs à la lueur des torches, et tout fut dit.

Peu d'instants avant la meurtrière fusillade qui provoqua cette procession à jamais tragique, j'étais occupé à rédiger, dans une réunion politique siégeant à quelques pas de là, le manifeste suivant, que les journaux démocratiques publièrent le lendemain :

Le ministère est renversé : c'est bien.

Mais les derniers événements qui ont agité la capitale appellent, sur des mesures devenues désormais indispensables, l'attention de tous les bons citoyens.

Une manifestation légale, depuis longtemps annoncée, est tombée tout à coup devant une menace liberticide, lancée par un ministre du haut de la tribune. On a déployé un immense appareil de guerre, comme si Paris eût eu l'étranger, non pas à ses portes, mais dans son sein. Le peuple, généreusement ému, et sans armes, a vu ses rangs divisés par les soldats. Un sang héroïque a coulé.

Dans ces circonstances, nous, membres du Comité électoral démocratique des arrondissements de la Seine, nous nous faisons un devoir de rappeler hautement que c'est sur le patriotisme de tous les citoyens, organisés en garde nationale, que reposent, aux termes mêmes de la Charte, les garanties de la liberté.

Nous avons vu, sur plusieurs points, les soldats s'arrêter avec une noble tristesse, avec une émotion fraternelle, devant le peuple désarmé. Et en effet, combien n'est pas douloureuse, pour des hommes d'honneur, cette alternative de manquer aux lois de la discipline, ou de tuer des concitoyens ! La ville de la science, des arts, de l'industrie, de la civilisation, Paris, enfin, ne saurait être le champ de bataille rêvé par le courage des soldats français. Leur attitude l'a prouvé. Elle condamne le rôle qu'on leur impose.

D'un autre côté, la garde nationale s'est énergiquement prononcée, comme elle le devait, en faveur du mouvement réformiste, et il est certain que le résultat obtenu aurait été atteint sans effusion de sang s'il n'y eût pas eu, de la part du ministère, provocation directe, résultant d'un brutal étalage de troupes.

Donc, les membres du Comité électoral démocratique proposent à la signature de tous les citoyens la pétition suivante :

Considérant,

Que l'application de l'armée à la compression des troubles civils est attentatoire à la dignité d'un peuple libre et à la moralité de l'armée elle-même ;

Qu'il y a là renversement de l'ordre véritable, et négation permanente de la liberté ;

Que le recours à la force seule est un crime contre le droit ;

Qu'il est injuste et barbare de forcer des hommes de cœur à choisir entre les devoirs du militaire et ceux du citoyen ;

Que la garde nationale a été instituée précisément pour garantir le repos de la cité et sauvegarder les libertés de la nation ;

Qu'à elle seule il appartient de distinguer une révolution d'une émeute ;

Les citoyens soussignés demandent que le peuple tout entier soit incorporé dans la garde nationale ;

Ils demandent que la garde municipale soit dissoute ;

Ils demandent qu'il soit décidé législativement qu'à l'avenir l'armée ne pourra plus être employée à la compression des troubles civils.

 

Je sortais, avec M. Guinard et quelques autres de mes amis, de la réunion au sein et au nom de laquelle venait d'être rédigé ce manifeste, lorsque, à la porte d'un marchand de vin, nous aperçûmes un rassemblement considérable. Nous approchons... Non, cette image ne, sortira jamais de ma mémoire. Sur le pavé gisait un beau jeune homme qu'on venait de porter là. Un sourire étrange, indéfinissable, terrible, animait son visage, où le sang ruisselait et que couvrait la pâleur de la mort. C'est alors que nous apprîmes la scène de carnage du boulevard. J'avais laissé Charles Blanc, mon frère, dans les environs. Saisi d'une affreuse inquiétude, je vole à l'endroit indiqué. Grâce au ciel ! mon frère n'était pas au nombre des morts ; mais il s'était trouvé au milieu de la fusillade, il avait vu autour de lui le sol jonché de cadavres, et il était de ceux qui, en ce moment même, éperdus, furieux, couraient le long du boulevard, en criant : On assassine les citoyens ! Aux armes ! aux armes ! Quel commentaire donné au manifeste qui avait pour but de conjurer l'intervention armée du soldat ! Ce qu'elle produisit en cette occasion, nul ne l'ignore. Sans doute, une révolution ne sort pas tout entière d'un accident, quelque formidable qu'on l'imagine ; mais, quand les choses sont mûres pour une explosion, ce sont des accidents de ce genre qui la déterminent. Pour bien comprendre l'excès d'horreur dont les âmes furent alors pénétrées, il faut avoir entendu les cris de malédiction qui, dans la sinistre soirée du 23, remplacèrent tout à coup, sur les boulevards, les chants patriotiques et joyeux dont ils venaient de retentir ; il faut avoir vu les milliers de citoyens qui, -un peu avant dix heures du soir, se promenaient d'un pas paisible à la clarté des illuminations, remplis tout à coup d'épouvante ou transportés de rage, et, l'œil en feu, le visage hagard, frappant aux portes des maisons, en quête d'un refuge, ou s'enfonçant dans les rues sombres, hantées par le génie des barricades, ou servant de cortège au monceau de cadavres traîné sur ce char qu'à la lueur des torches qui l'inondaient de teintes livides, on eût pris pour le char des Euménides ! Il n'y avait pas longtemps qu'à la foule pressée sous le balcon du National M. Marrast avait dit : Nous voulons le renvoi du ministère et la mise en accusation des ministres. Ah ! c'était bien de cela qu'il s'agissait, maintenant ! Cette nuit du 23 au 24 février fut une nuit sans sommeil. Et, Je lendemain, Louis-Philippe s'enfuit, laissant sa couronne par terre.

Relativement aux circonstances qui précédèrent et marquèrent cette fuite, je n'ai rien à raconter comme témoin, et je me tairai. Aussi bien, sur les hésitations du monarque menacé ; sur le renvoi de M. Guizot, obtenu et demandé par la reine le 23 ; sur la mission confiée, vers onze heures du soir, à M. Thiers, de composer un cabinet ; sur la présidence du conseil donnée à M. Barrot dans la matinée du 24 ; sur la nécessité d'une abdication mise vivement sous les yeux du roi par M. Emile de Girardin, M. Crémieux, le due de Montpensier, et niée en vain par M. Piscatory, par le maréchal Bugeaud, par la reine ; enfin, sur le départ de tous les membres de la famille royale, la duchesse d'Orléans exceptée, les récits abondent. Quant à la lutte, elle n'a pas non plus manqué d'historiens ; et ce n'est point, d'ailleurs, aux combats de la rue qu'ont trait celles des innombrables erreurs que, dans le livre de lord Normanby, j'ai pris à tâche de relever. Mais ce que je ne saurais passer sous silence, c'est le récit venimeux et mensonger où Sa Seigneurie se complaît, en parlant de l'invasion des Tuileries ; car, ici, ce qu'on attaque, c'est l'honneur de la France, c'est l'honneur du peuple.

Nul n'ignore comment eut lieu, en février 1848, la prise de possession des Tuileries par le peuple : ce fut au milieu des circonstances les plus propres à couvrir le déchaînement de ces passions qui ont besoin du désordre pour s'y cacher ; ce fut au milieu d'une indescriptible tempête formée par les clameurs des combattants, le tumulte des foules envahissantes, les roulements du tambour, les coups de feu, les éclats de rire nés de ces vives saillies qu'improvise si bien, en pareille occurrence, la verve des gamins de Paris. L'exaltation du combat durait encore ; elle réveillait, la seule vue de ces lambris splendides, bien des souvenirs irritants ; et ce palais, où les spectres du 10 août n'étaient pas alors évoqués pour la première fois..., se présentait aux imaginations enflammées sous l'aspect d'une forteresse ennemie prise d'assaut. Cependant, qu'arriva-t-il ?

Lord Normanby, qui a vécu à Paris sans comprendre Paris, et qui en parle absolument comme un habitant de la Béotie aurait pu parler d'Athènes, commence par dénoncer à l'indignation du genre humain Etienne Arago, frère du grand Arago, lequel, trouvant dans le vestibule le registre des visites du roi, y inscrivit son nom avec invitation à ceux qui le suivaient d'y inscrire le leur[3]. Si les épanchements de la gaieté française sont des crimes, lord Normanby eût pu se donner le plaisir d'en dresser un catalogue beaucoup plus complet ; il n'avait qu'à interroger la notoriété publique, elle lui aurait appris— ce qui n'eût ni étonné ni scandalisé le génie de Shakespeare — qu'en cette occasion, comme toujours, le drame des choses humaines avait eu son côté comique ; que quelques uns des envahisseurs, par exemple, avaient été vus assis autour des tables de jeu et jouant avec une ironique gravité les millions de la liste civile ; que maint joyeux compagnon avait revêtu des robes de chambre de velours ou métamorphosé en bonnets-phrygiens des lambeaux de tenture ; que deux insurgés, leurs fusils par terre, et au plus fort du tumulte qui les environnait, immobiles, avaient joué leur partie d'échecs ; qu'un jeune gars, occupé à examiner un plan de Neuilly, avait répondu en riant à son camarade, qui lui demandait : Que fais-tu là, marquis ?J'examine le plan de mes propriétés, vicomte. Tout cela constitue un ensemble de forfaits dont il est dommage que lord Normanby n'ait pas enrichi ses notes.

Mais peut-être a-t-il compris lui-même, vaguement, que cette satire de Juvénal mise en action avait un sens profond et caché qu'il était inutile de proposer aux méditations des esprits pénétrants. Il préfère donc suggérer à ses lecteurs l'idée que tout ne fut, aux Tuileries, pendant quinze jours, for nearly a fortnight[4], que scènes de basse gloutonnerie, de dévergondage effréné et de vol ; d'où la conclusion que le Gouvernement provisoire est bien coupable d'avoir permis qu'un lieu consacré par tant de traditions historiques demeurât abandonné à la plus vile canaille de Paris, the lowest canaille of Paris[5].

Voyons ce que valent ces accusations et ces injures.

Le premier acte de cette canaille, dans les rangs de laquelle figuraient, soit dit en passant, des élèves de l'Ecole polytechnique, des gardes nationaux, des hommes très-honorablement connus, fut un acte de générosité. Quoi ! lord Normanby, qui était alors à Paris, n'a jamais entendu parler de ces gardes municipaux que l'avant-garde des envahisseurs surprit dans une galerie du palais et sauva, les insurgés ayant poussé la sollicitude jusqu'à quitter une partie de leurs vêtements pour en revêtir leurs ennemis et assurer d'autant mieux leur retraite ! Quoi ! il ne lui est pas revenu que, si la canaille de Paris ne crut pas devoir respecter, dans les Tuileries, le portrait du maréchal Bugeaud, l'homme des répressions sanglantes, cette même canaille, le rencontrant, lui, sur le pont Royal, et le reconnaissant, se sentit désarmée dès qu'il eut rappelé ses services militaires, et, loin de lui demander compte des massacres de la rue Transnonain, l'escorta, pour le protéger, jusqu'au seuil de sa demeure[6] ! Des plâtres furent brisés, des bustes jetés par les fenêtres, des tableaux percés à coups de baïonnette ; mais, si ces emportements n'eurent rien que de sauvage, d'où vient que les appartements de la duchesse d'Orléans furent préservés, et qu'on ne toucha ni au portrait du prince de Joinville ni à celui de sa mère, et que les tapisseries de la reine, ses laines, ses soies à broder, lui furent restituées intactes[7] ? Il y eut des dévastations très-regrettables, sans doute, mais dont la plupart n'accusent que la fougue des passions politiques surexcitées par le combat. C'est ce que lord Normanby s'est bien gardé de dire, et c'est ce qu'il savait pourtant. Un fait, qu'il a très à propos oublié, le prouvera. Dans la visite qu'il fit au château, accompagné de lady Normanby, alors que, de l'invasion populaire, il ne restait plus que les traces, M. Saint-Amant, alors commandant supérieur des Tuileries, fit remarquer à l'ambassadeur anglais qu'à côté d'un buste en plâtre de Louis-Philippe criblé de balles, une statue d'argent était restée intacte ; sur quoi, Sa Seigneurie ne put s'empêcher de reconnaître que le peuple de Paris était un peuple vraiment extraordinaire, témoignage auquel lady Normanby se dédaigna pas d'ajouter le sien. Je tiens le fait, de M. Saint-Amant lui-même.

Et, puisque je prononce ce nom, je citerai, sans plus tarder, un document officiel qui montre jusqu'à quel point l'accusation d'indifférence portée par lord Normanby contre le Gouvernement provisoire est calomnieuse. On lit, dans le Moniteur du 25 février 1848, le décret suivant, signé par les membres du Gouvernement provisoire, au moment même de leur installation :

Le Gouvernement provisoire nomme M. Saint-Amant, capitaine de la première légion, commandant supérieur du palais des Tuileries.

Fait à l'hôtel de ville, le 24 février 1848.

 

Que, dans une grande cité telle que Paris, la civilisation moderne n'ait pu être remuée de fond en comble, sans qu'un peu de son écume soit montée à la surface ; qu'une foule immense et confuse n'ait pu envahir un palais regorgeant de richesses, sans que cette nouvelle ait attiré, une ou deux heures après l'invasion par les combattants[8], quelques-uns de ces malheureux que la société actuelle laisse croupir et se corrompre en des profondeurs où sa lampe ne descend jamais, qu'y a-t-il là de surprenant ! C'est le contraire qui eût été un miracle. Il est donc vrai que, lorsque le torrent se fut grossi au point d'offrir à quelques misérables une chance de disparaître dans la foule, et de se cacher, pour ainsi dire, dans le tumulte, des excès d'un caractère partiel furent commis ; on fit main basse sur deux barils de rhum découverts chez le prince de Joinville, et les caves du château eurent leurs scènes d'ivresse. Lord Normanby peut même prendre note, si cela lui plaît, de ce fait que des cigares oubliés par le duc de Nemours furent fumés sans trop de scrupule, les fumeurs ayant acquis la certitude que ces cigares princiers avaient été introduits en fraude des droits de régie[9].

Quant à cette débauche dégradante dont lord Normanby voudrait faire croire que les Tuileries furent le théâtre, jamais calomnie ne se produisit avec des allures plus dégagées. Le passage mérite d'être cité textuellement : J'ai lieu de croire que des crimes de toute espèce furent commis par des natures brutales qui avaient la facilité de se dérober aux regards et la certitude de l'impunité[10]. I have reason to believe, J'ai lieu de croire ! Voilà les preuves que met en avant Sa Seigneurie.

Relativement à l'anecdote de l'enfant qui rencontre son père dans la rue, l'invite à déjeuner au château, l'emmène, et lui offre respectueusement un plat d'excellent mouton bouilli avec des pois conservés[11], notre historien est tombé dans une inadvertance fatale : il place ce grand événement à une date qui le réfute, c'est-à-dire plusieurs jours après l'invasion. Or, plusieurs jours après l'invasion, il était si peu loisible au premier venu d'emmener au château ses parents, amis et connaissances, pour leur servir des truffes ou des petits pois, que la garde du château se trouvait confiée, depuis la nomination de M. Saint-Amant, à une garnison distribuée en plusieurs postes populaires, et que, même pour les occupants habituels du palais, pour ses gardiens, la ration journalière consistait seulement en un kilogramme de viande, un kilogramme de pain, et un litre de vin à 70 centimes[12]. Encore cela ne dura-t-il que peu de temps ; car les postes, composés en grande partie d'hommes du peuple, dont quelques-uns couverts de guenilles, n'eurent pas plus tôt appris qu'au dehors on les accusait de s'enivrer, qu'ils firent à la calomnie cette réponse héroïque : ils refusèrent la ration de vin et se mirent à l'eau[13] !

Le récit de lord Normanby, outre qu'il est tout noir d'imputations fausses dirigées contre le peuple, a le défaut de laisser dans l'ombre beaucoup de choses bonnes à connaître. Si jamais, au risque d'avoir à changer sa conclusion, il désire compléter son récit, voici quelques faits qui l'y aideront.

Le peuple avait écrit sur les murs des Tuileries : Mort aux voleurs ! Un malheureux, qu'on découvrit sortant du palais, non pas avec ses habits doublés d'argent, et ses bras remplis de billets de banque, mais avec du linge qu'il avait pris, fut impitoyablement fusillé sous le pavillon de l'Horloge : châtiment contre lequel le cœur proteste, que la conscience condamne, tant il est affreusement disproportionné au délit ! mais qui prouve du moins, contrairement aux insinuations du noble marquis, que le vol était loin de régner aux Tuileries. Le peuple avait aussi écrit sur les murs : Invalides civils, — idée touchante, qui donnait aux souffrances humaines ce que la bassesse humaine venait de perdre, consacrait au culte de la reconnaissance nationale et de la pitié un temple élevé au servilisme des cours. Il est remarquable que, tout en désapprouvant cette métamorphose, M. Saint-Amant avoue qu'elle eut pour la prompte évacuation des grands salons un effet décisif[14] : nul ne se crut en droit de rester là où des malades et des blessés étaient attendus ! J'ai dit que la garde du château avait été confiée à des hommes du peuple : c'étaient des ébénistes, des marchands de curiosités, des casseurs de cailloux, des vitriers, des maçons, des typographes, des crieurs de journaux, des miroitiers, etc., et, dans le nombre quelques hommes de lettres, quelques artistes. Eh bien, ces hommes pris au hasard, dont la plupart n'avaient que des lambeaux d'habits sur le corps, et qui montaient des factions de six heures, sans guérite et sans manteau[15], étaient d'un désintéressement si sûr, qu'il y avait des postes où l'or et les diamants furent laissés à découvert[16]. Sous leurs yeux passaient et repassaient des paniers qu'on remplissait de bijoux qui eussent fait leur fortune, et dont ils n'étaient séparés que par une vitre recouverte d'un rideau vert ; et ces âmes honnêtes, écrit M. Saint-Amant[17], nous regardaient opérer, sans manifester un mouvement de regret ou de convoitise. Ce fut le 26 février que partit pour le Trésor le premier fourgon contenant les coffres qu'on y envoyait des Tuileries. D'autres suivirent, qu'on avait ostensiblement chargés de trésors, et qui, n'ayant d'autre protection qu'une faible escorte de volontaires en haillons, conduits par deux élèves de l'École polytechnique, traversèrent sans une ombre de danger[18] une ville en révolution. Tels étaient les hommes de sac et de corde, telle fut la vile canaille dont parle lord Normanby !

Nous sommes, du reste, obligé de le reconnaître, Sa Seigneurie passe à côté de la vérité avec une persistance qui n'a rien de trop exclusif ; et son exactitude historique n'ost pas seulement en défaut lorsqu'il peint les vainqueurs. On en peut juger par le récit qu'il fait de la fuite de Louis-Philippe :

Le roi et la reine arrivèrent à Rouen, et s'embarquèrent sur un bateau dans lequel ils gagnèrent le Havre ; mais ils eurent à franchir une courte distance d'un quai à l'autre pour se rendre sur Je bateau à vapeur anglais. Et c'est là que le roi fut au moment de se trahir par son affectation à jouer le rôle d'un bon bourgeois britannique impatient d'arriver chez lui. Il était évidemment d'une importance extrême que, dans un lieu où il était si fort exposé à être reconnu, il se tînt coi et s'étudiât à ne point attirer sur lui l'attention. Au lien de cela, on m'assure qu'il faisait un grand bruit, criant bien haut : Où est madame Smith ? où est ma bonne vieille (my old woman) ? Viens ici, ma chère ! Il fit si bien, qu'il fut reconnu sur le quai par la femme d'un pêcheur, qui se mit à crier : Voilà le roi qui prend la fuite ! Mais il était trop tard pour qu'on pût l'arrêter[19].

 

Ce passage, où la fuite de Louis-Philippe est tournée en ridicule si gratuitement et si cruellement, a provoqué une lettre, publiée, le 29 mai 1858, par l'Athenæum, un des journaux littéraires les plus accrédités de l'Angleterre. Il importe de la citer.

Après avoir reproduit le récit qu'on vient de lire, le correspondant de l'Athenæum ajoute :

Pas une circonstance de ce récit qui ne soit fausse, Louis-Philippe ne s'embarqua pas à Rouen et ne descendit pas la Seine. Il s'embarqua sur un bac à Honneur, avec un. Anglais qui passait pour son neveu. Le roi et la reine débarquèrent au Havre, se séparèrent, et se rendirent, par des routes différentes, au, bateau à vapeur anglais, le roi avec le général Dumas, et la reine donnant le bras au consul anglais. Louis-Philippe ne revit la reine que lorsqu'ils étaient en pleine mer et hors de danger. Voilà pour le conte vulgaire de Où est ma bonne vieille ?

Mais ce qui suit est si grave, que je préfère, et tel sera aussi votre avis, le constater dans les termes les plus simples possible. Un rapport détaillé des faits fut adressé tout de suite par le consul anglais à lord Normanby à Paris et au ministre des affaires étrangères à Londres. Lord Palmerston mit ce rapport sous les yeux de la reine d'Angleterre, qui ordonna qu'il fût imprimé, et déposé au bureau des affaires étrangères, dans la collection des papiers historiques. Copie du rapport imprimé et déposé fut envoyée, seconde communication des mêmes circonstances, à lord Normanby à Paris !

Maintenant, comment est-il possible qu'ayant devant lui un document authentique, dont il lui était si facile de vérifier point par point l'exactitude, lord Normanby ait cru sage et loyal de publier, de ce tragique événement, une version si complètement différente- de la version vraie ? Il y a, je suppose, des milliers de personnes qui, relativement à la fuite de Louis-Philippe, ont eu la vérité de première main. Louis-Philippe tenait un journal que des milliers de personnes ont vu, et dont feu M. Crocker s'est servi pour un article dans la Quarterly Review. Le document imprimé par ordre de la reine d'Angleterre est aux affaires étrangères. Que penseront les amis et les éditeurs de lord Normanby de l'étrange manière dont il a ici représenté les faits ?[20]

 

Il est à remarquer que cette foudroyante accusation est restée sans réponse. C'est ce que feront bien de ne pas oublier ceux qui seraient tentés de s'appuyer du témoignage de Sa Seigneurie pour insulter au peuple !

 

 

 



[1] Compte rendu du banquet de Lille.

[2] Compte rendu du banquet de Dijon.

[3] A Year of Revolution in Paris, t. I, p. 206.

[4] A Year of Revolution in Paris, t. I, p. 204.

[5] A Year of Revolution in Paris, t. I, p. 204 et 205.

[6] Ces deux faits, qui sont, d'ailleurs, de notoriété publique, se trouvent racontés en détail et d'une manière très-saisissante dans l'Histoire de la Révolution de 1848, par Daniel Stem, t. I, p. 199 et pp. 189, 190.

[7] Histoire de la Révolution de 1848, par Daniel Stem, t. I, p. 203.

[8] Il a été constaté qu'aucun excès ne fut commis pendant la première heure qui suivit l'invasion. Voyez sur ce point le récit de M. Saint-Amant et l'ouvrage de madame d'Agout.

[9] Voyez le récit publié par M. Saint-Amant, sous ce titre : Drame des Tuileries, p. 17.

[10] A Year of Revolution in Paris, t. I, p. 205.

[11] A Year of Revolution in Paris, t. I, p. 206.

[12] Voyez le récit de M. Saint-Amant, p. 17.

[13] Voyez le récit de M. Saint-Amant, p. 17.

[14] Voyez le récit de M. Saint-Amant, p. 16.

[15] Voyez le récit de M. Saint-Amant, p. 16.

[16] Voyez le récit de M. Saint-Amant, p. 16.

[17] Voyez le récit de M. Saint-Amant, p. 16.

[18] Ce sont les propres expressions dont se sert M. Saint-Amant.

[19] A Year of Revolution in Paris, pp. 181, 182.

[20] Voyez l'Athenæum, n° du 29 mai 1853.