HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME PREMIER

 

CHAPITRE PREMIER. — LOUIS-PHILIPPE ET SON RÈGNE

 

 

Apparence de vitalité qu'offrait le gouvernement de Juillet, à la veilla de la révolution de février. — Sa chute comparée à celle du gouvernement de la Restauration. — Louis-Philippe. — Ses fortunes diverses. — Influence qu'elles eurent sur ses idées et sur son caractère. — Son amour-propre traditionnel. — Importance qu'il attachait aux choses d'étiquette. — Ses qualités privées. — Louis-Philippe prince. — Son éducation. — Sa carrière militaire. — Sa vie pendant l'émigration. — Son attitude politique après 1815. — Rôle historique de la maison d'Orléans. — Louis-Philippe, roi. — Les fautes de son règne. — La cupidité devenue vertu publique. — Saint-Leu. — Blaye. — Quel rôle aurait pu jouer Louis-Philippe après 1830. — Son intervention active et continue dans le gouvernement. — Incompatibilité du principe électif et du principe héréditaire. — Mouvement des esprits dans les classes populaires sous le gouvernement de Louis-Philippe. — Goritz et Claremont.

 

Il y a quelques années, Louis-Philippe paraissait un des plus puissants roi du inonde. La France industrielle le saluait comme son représentant prédestiné. La bourgeoisie s'aimait en lui. Le prestige, qui avait manqué à son élévation, il le puisait dans dix-sept ans d'un règne menacé quelquefois, mais toujours en vain. Les républicains se trouvaient avoir épuisé dans des révoltes sans fruit le plus pur de leur sang. Le parti légitimiste était dissous. A plu sieurs reprises, des mains violentes s'étaient armées contre le héros couronné de 1830, mais je ne sais quelle mystérieuse protection d'en haut semblait l'entourer : rien qui n'eût tourné à son profit, depuis la machine infernale de Fieschi jusqu'au fusil-canne d'Alibaud ; ses périls même entraient dans la somme de ses succès, et la constance de son bonheur était parvenue à lasser le génie des complots, à décourager l'assassinat. Appuyé sur une masse considérable d'intérêts matériels qui lui demandaient et lui promettaient la durée, servi par d'habiles ministres, maître de la majorité dans les deux chambres, chef respecté d'une famille nombreuse et florissante, heureux dans sa race, qu'était venue prolonger de son vivant la naissance d'un petit-fils, que pouvait-il craindre ? Tel était l'aspect de sa fortune, que les plus impatients de ses ennemis ajournaient leurs espérances au lendemain de sa mort, comptant sur les embarras d'une régence et sur les prétentions rivales du duc de Nemours et de la duchesse d'Orléans. Mais il n'était pas jusqu'à ce calcul qui ne fut déjoué par la santé de Louis-Philippe et sa verte vieillesse. Vous verrez, disait-il gaiement à ses familiers, que je franchirai ce pas de la régence. Et ce n'était pas en France seulement, c'était en Italie, en Allemagne, en Pologne, que la Révolution s'ajournait, à cause de lui. De sorte qu'il se montrait aux rois comme le suprême modérateur de l'esprit nouveau, comme la condition du repos universel, comme l'homme du destin. Situation vraiment imposante et dont ses flatteurs avaient pris texte pour l'appeler le Napoléon de la paix !

Mais voilà que tout à coup, ô stupeur ! cet édifice de grandeur s'écroule. Un beau matin, l'Europe, réveillée en sursaut, apprend que le roi de France est en fuite, que la famille royale est dispersée, que la France est une république. Des milliers de glaives sont sortis du fourreau sans doute ? Sans doute des flots de sang ont été répandus ? Non : pour renverser ce trône inexpugnable, il n'a fallu ni combats ni colères : il a suffi d'une heure et d'un cri !

Laissons, laissons les petits esprits et les petites âmes ne voir dans un drame aussi merveilleux que le résultat d'une surprise ; ne leur envions pas la consolation de déclarer le peuple français, ce grand peuple, mystifié par l'histoire : quiconque juge sérieusement les choses sérieuses sait qu'à de semblables événements il y a toujours des causes profondes.

Louis-Philippe eut des vertus qui méritent qu'on les signale ; et, le dirai-je ? quand je songe à son règne, c'est à peine si mon cœur se peut défendre d'une émotion secrète.

Je n'aime point les rois, cependant : on le sait assez ; mais à ceux-là seuls qui tiennent leurs adorations prêtes pour tous les pouvoirs du lendemain, il peut convenir d'outrager gratuitement les pouvoirs dé la veille. L'insolence des mœurs de cour s'explique par leur bassesse ; et l'insulte au malheur ne fut jamais d'une âme républicaine. Quand, sur le tombeau d'un prince qui, de son aveu, le traita toujours avec bonté[1], lord Normanby, courtisan, pousse un éclat de rire, il est dans son rôle : un républicain est dans le sien en rendant justice aux qualités d'un prince jeté par terre, après l'avoir combattu debout.

Je m'étudierai donc à ne rien taire de ce qui, selon moi, parle en faveur de Louis-Philippe, et cela par respect pour la vérité, pour mon parti et pour moi-même.

Mais je me garderai aussi de toute molle indulgence ; car, lorsqu'un homme a étendu au loin et fait sentir de haut l'influence de ses vertus ou de ses vices ; lorsque sa vie est un enseignement que sa mort complète ; lorsque du jugement porté sur lui doit résulter beaucoup de bien ou beaucoup de mal, c'est surtout à l'égard de cet homme qu'il sied à la vérité dé se montrer austère.

Charles X était tombé, parce que son trône reposait sur un principe faux : Louis-Philippe est tombé parce que son trône ne reposait sur aucun principe.

Aussi, quelle différence entre l'une et l'autre chute !

Charles X, en 1830, n'est point délaissé, il est vaincu. Il ne livre pas sa couronne, on la lui prend. Il ne s'enfuit point, il s'en va ; il s'en va solennellement, à petites journées, par des routes connues, environné de sa famille, à travers des populations accourues pourvoir passer le convoi d'une vieille monarchie. C'est peu : des commissaires, choisis par les victorieux, l'accompagnent pour lui faire honneur. A Cherbourg, ses gardes, qui l'ont suivi, se rangent en bataille sur la jetée et lui adressent, vivement i-mus, les adieux de la fidélité militaire. Enfin, lorsqu'il va monter sur le vaisseau qui l'emportera vers un exil sans lin, de pieux serviteurs sont là qui embrassent ses genoux, lui demandant avec larmes la faveur d'entrer en partage de ses souffrances futures.

Louis-Philippe, au contraire, en 1848, n'est pas plus tôt menacé, qu'il est perdu. Il se sent mourir du vide qui se l'ait soudain autour de lui. S'il succombe, ce n'est pas à force d'avoir des ennemis, c'est faute d'avoir des amis. On ne le renverse pas, on l'abandonne ! Ainsi averti de son impuissance, il se hâte à son tour vers l'exil ; mais comment ? A la manière d'un coupable obscur, par des chemins détournés, sous un nom d'emprunt, à la faveur d'un déguisement. Et, pour comble d'humiliation, il se trouve que ces précautions étaient inutiles ; ce roi en fuite, nul ne songeait à le poursuivre.

Où chercher le secret de ce phénomène ? Voyons ce que fut Louis-Philippe comme homme, comme prince, comme roi.

La nature n'avait rien donné à Louis-Philippe de ce qui constitue la grandeur. Son cœur fut de bonne heure fermé aux poétiques désirs ; son esprit l'était aux vastes pensées, il ne connut ni les entraînements de la passion, ni les joies sublimes du dévouement. Ce qu'il y eut de remarquable en lui, ce fut un assemblage et une pondération rare de qualités secondaires. Mais ces qualités mêmes, l'âge en fit des défauts, la royauté en fit des vices. C'est ainsi que l'on vit le bon sens de Louis-Philippe se rapetisser sur le trône, au lieu de s'agrandir. Sa prudence native dégénéra en ruse. Son économie devint excessive. La connaissance des hommes, acquise par lui dans une longue pratique de la vie et une longue lutte contre le malheur, le conduisit, envers l'espèce humaine, à un sentiment qui ressemblait trop au dédain. Son habileté fut moins d'un roi que d'un marchand versé dans le maniement des affaires. Il y avait eu de cela chez Louis XI, mais avec un mélange de génie original et de profondeur qu'on ne trouve point chez Louis-Philippe.

Son instruction était aussi étendue que variée, son élocution abondante et facile, sa mémoire prodigieuse, sa conversation pleine de faits. Il avait eu des fortunes si diverses, et elles avaient fait passer devant lui tant de personnages, tant d'événements ! N'avait-il pas été presque contemporain de Voltaire, témoin de la Révolution naissante, hôte suspecté des anciennes Tuileries, membre du club des Jacobins, soldat de Kellermann, compagnon d'armes de Dumouriez, maître d'école en Suisse, candidat en pensée au trône de Grèce et au trône de Mexico, pauvre à être eh peine de son pain, et riche à millions ? Quelle existence fut jamais plus remplie de vicissitudes dans une époque plus remplie de changements ? Mais les influences de cette destinée romanesque ne purent rien pour exalter une nature qui se refusait invinciblement à l'exaltation. Louis-Philippe se trouvait avoir appris tout, excepté ce qui féconde la science. Il parlait bien, et il ne rencontra jamais un éclair d'éloquence ; il causait bien, et il ne rencontra jamais un de ces mots qui restent ; il n'était pas sans aimer les arts, particulièrement l'architecture, mais le goût du grandiose lui manqua.

Ajoutez à cela que l'homme physique, répondait de tout point à l'homme moral. Nulle majesté dans son port, nulle fierté dans son regard, nul rayonnement sur son visage. Ses manières, sans être dépourvues d'une certaine dignité, n'étaient pas imposantes ; sa physionomie exprimait la bonté mêlée de finesse. Il se définissait lui-même en se montrant.

Et, toutefois, chose étrange ! dans ce monarque bourgeois, dans ce roi constitutionnel, dans cet homme aux allures quelquefois communes, il y avait un fond d'amour-propre traditionnel, d'une susceptibilité extraordinaire. C'était avec complaisance que, dans l'intérieur de son palais, il rappelait ses prédécesseurs et parlait de sa race. Il n'y avait qu'une flatterie capable de le toucher et de le tromper : celle qui consistait à le comparer à Louis XIV. Mais jusqu'en ce travers apparaissait le côté dominant de sa nature ; car, dans son cœur, l'orgueil du sang descendait à n'en être que la vanité. Quand Charles X, renversé en 1830, dut prendre la route de Cherbourg, on remarqua que, portant avec courage l'ensemble de son infortune, il n'en pouvait, tolérer les détails. Le plus léger manquement à l'étiquette le révoltait, lui qui se montrait résigné à tout le reste ; si bien que, dans la petite ville de l'Aigle, il avait fallu, comme je l'ai raconté, faire fabriquer une table carrée, selon les usages de la cour, pour le dîner de ce monarque qui perdait un empire. Eh-bien, tel était aussi Louis-Philippe. Son attachement aux misères fastueuses de la royauté était extrême, incroyable presque. Il ne pardonna jamais à la révolution de 1830, qui lui avait donné une couronne, d'avoir fait disparaître de ses écussons l'antique fleur de lis, et la lettre suivante, écrite par lui au prince de Condé, le 1er octobre 1820, témoigne de l'importance qu'il attachait aux choses d'étiquette :

Neuilly, 1er octobre 1820.

Comme je sais, monsieur, que vous désirez savoir d'avance ce que j'apprends sur les cérémonies auxquelles nous sommes invités, je m'empresse de vous informer de ce que M. de Brezé est venu me dire hier au soir, relativement au Te Deum qui doit être chanté mardi à Notre-Dame, en actions de grâces de la naissance du duc de Bordeaux. Il m'a dit que le roi n'y serait pas, mais que Sa Majesté serait censée y être ; que, par conséquent, son fauteuil serait placé au centre de nos pliants, qui seraient tous sur la même ligne, avec un carreau devant chaque ; qu'il avait ordonné que les neuf pliants fussent pareils, ainsi que les carreaux, et de la même étoffe ; que Monsieur mènerait dans sa voiture M. le duc d'Angoulême, vous et moi, et que nos voitures précéderaient immédiatement les leurs dans le cortège. D'après cela, j'ai dit à M de Brézé que j'irais à la cérémonie, et je serai mardi matin, à dix heures, chez Monsieur pour l'y accompagner. Je serai en grand uniforme, en bottes, avec le cordon bleu sur l'habit, et M. de Brézé doit nous faire savoir si les voitures du cortège seront à huit chevaux ou à deux, afin que nos attelages soient pareils à ceux de nos aînés. S'il ne me faisait rien dire, je mettrais la mienne à huit chevaux. Madame la duchesse d'Angoulême mènera de même toutes les princesses. qui seront, par conséquent, cinq dans la voiture.

Je profite avec plaisir, monsieur, etc.

L.-PH. D'ORLÉANS.

 

Avec tout cela, Louis-Philippe eut des vertus qui, autre part que sur ie trône, eussent brillé d'un vif éclat.

Le courage, d'abord.

Il est des hommes qui trouvent très-noble, de la part d'un prince dont on menace le pouvoir, cette abominable. force de caractère qui consiste à mettre entre soi et le peuple toute une armée, et à ne céder, quand il faut céder, qu'après avoir fait couler des flots de sang. Ils appellent cela tomber en roi. Ils ont raison, si c'est être un vrai roi que d'avoir la férocité du tigre moins son intrépidité. Quanta moi, j'abhorre et je méprise un tel excès d'égoïsme servi par un tel excès de barbarie. Acte de pusillanimité, a-t-on dit en parlant de l'abdication de Louis-Philippe, signée par lui, sans coup férir. Acte d'humanité, dirai-je à mon tour. Car ce n'était pas une âme pusillanime que celle de Louis-Philippe. Il y avait cela de remarquable en lui qu'à une profonde horreur du sang versé, il joignait un grand courage, non pas ce courage aveugle, avide de hasards, qui fait des malheureux et des héros, mais ce courage systématique, passif et froid, qui n'est que l'énergie de la réflexion, que la fermeté du bon sens. En 1830, lors de la menaçante visite que lui firent, au Palais-Royal, les républicains ; le lendemain, à l'hôtel de ville ; plus tard, dans les diverses occasions où l'assassinat mit ses jours en danger, il se montra supérieur à la crainte. Et ; ceci mérite d'autant mieux d'être noté, qu'il n'avait ni cet enthousiasme de la gloire, ni ces croyances religieuses, ni ses passions violentes, qui défient le pouvoir de la mort. S'il est vrai qu'en 1848 il laissa volontairement échapper de sa main son sceptre, parce que la défection de la garde nationale lui fit croire que la bourgeoisie elle-même était contre lui, et que, dès lors, il ne représentait plus rien sur le trône ; s'il est vrai que, sous l'empire de cette pensée, il ne se jugea pas le droit de donner le signal des égorgements et ne voulut pas régner par l'assassinat, sa chute, expliquée ainsi, doit être considérée comme le seul acte de sa vie qui soit marqué au coin de la grandeur, et elle restera l'éternel honneur de sa mémoire. Il ne tomba pas en roi ? Non : il sut tomber en homme.

Humain, il le fut plus qu'aucun prince de son temps, par respect théorique pour l'inviolabilité de la vie humaine, par bienveillance naturelle, et par philosophie. Elevé à l'école du dix-huitième siècle, admirateur de Voltaire et rationaliste, il aimait la tolérance, un peu en esprit fort, un peu en bel esprit. Si ses ministres l'eussent laissé faire, il aurait abattu l'échafaud, comme Voltaire avait flétri la torture.

Que si on le considère dans le cercle de ses affections les plus intimes, on ne peut nier que Louis-Philippe n'ait été le modèle des pères de famille. Ses mœurs furent d'une chasteté qui résista aux tentations du rang suprême et dont sa maison avait fourni jusque-là d'assez rares exemples. Parfaitement libre, quant à lui, du joug des scrupules religieux, il eut pour la dévotion de sa femme une condescendance touchante et qui ne se démentit jamais. Sans autre appui intérieur que les conseils de sa sreur Adélaïde, princesse douée d'une sagesse toute virile, il gouverna les siens avec douceur à la fois et autorité, habile à prévenir entre eux lés divisions, plus habile encore à les tenir groupés sous l'égide de sa prudence. Il y réussit au point que, même mariés, ses enfants continuèrent de vivre dans le palais paternel, et n'eurent, pour ainsi dire, qu'un foyer. Malheureusement, c'est le vice des monarchies, qu'elles Fendent les qualités du père de famille incompatibles avec celles du souverain. Bon père de famille, mauvais roi ! Voilà ce que la logique enseigne, et Louis-Philippe ne le prouva que trop, en donnant pour but à son règne le maintien et l'agrandissement de sa maison.

Nous laisserions le portrait de Louis-Philippe inachevé, si nous n'ajoutions pas à la liste de ses bonnes qualités la patience et le calme. Il appelait le temps son premier ministre, et, suivant le témoignage d'un écrivain distingué, qui, après l'avoir servi fidèlement, défend aujourd'hui fa mémoire avec émotion, il disait volontiers : J'en ai vu bien d'autres ! Mot de l'expérience arrivée à un état habituel de sérénité ! Mais, des déclarations du même écrivain, M. Cuvillier-Fleury, il résulte que Louis-Philippe mettait beaucoup de soin à veiller sur son repos, s'abstenant de lire les feuilles publiques, se complaisant dans une volontaire ignorance des attaques dirigées contre lui, prompt enfin à écarter les images importunes. Or, la sérénité des cœurs fiers se maintient à moins de frais et n'a nul besoin de ces timides précautions. Quand on se sent au-dessus des attaques, on ne s'ingénie pas à les ignorer, on se donne le plaisir de les connaître, on ne veut pas perdre la jouissance du mépris. A celui que les gens de bien et les hommes intelligents estiment ce qu'il vaut, qu'importent les accès de rage de l'envie, les fureurs de la médiocrité, le sifflement des vipères dans la boue ? Il y a de certains ennemis qu'il est bon d'avoir.

Louis-Philippe, duc d'Orléans, naquit à Paris, le 6 octobre 1773, d'un père alors philosophe, depuis jacobin et régicide. A l'âge de cinq ans, il reçut pour précepteur le chevalier de Bonnard, poète érotique ; mais ce fut principalement à madame de Genlis qu'échut le soin de son éducation. L'Emile de Jean-Jacques Rousseau était, en ce temps-là, dans toutes les mains : madame de Genlis fit apprendre au jeune prince, indépendamment de ce qui constitue une éducation libérale, le métier de menuisier et l'art de la chirurgie. C'était l'armer d'avance contre les : caprices de la fortune. Ils n'étaient pas difficiles à prévoir. Tout annonçait un bouleversement prochain de l'Europe, et, depuis que Rousseau l'avait prédit, les signes précurseurs s'étaient bien multipliés... Dans ses Mémoires, madame de Genlis ne dissimule, pas ses sympathies pour la Révolution, telle du moins qu'elle lui apparaissait à cette époque. La gouvernante cite, parmi les révolutionnaires de ses amis, Talleyrand, Barère, Voidel, Pétion. Aussi trouve-t-on dans le Journal de Louis-Philippe, lorsqu'il n'était encore que duc de Chartres, la trace des idées que ces noms rappellent et qui expliquent ses rapports avec le club des Jacobins. J'ai dîné à Mousseaux. Le lendemain, mon père ayant approuvé le vif désir que j'ai d'être reçu aux Jacobins, M. de Sillery m'a présenté... On m'a fort applaudi. (Journal du duc de Chartres.) On sait, d'ailleurs, que par suite de son admission, il eut à remplir, pendant un mois, auprès de ce club fameux, les fonctions d'huissier, ou d'appariteur.

En 1791, colonel propriétaire du 14e régiment de dragons, il alla en prendre le commandement et se rendit à Vendôme. Heureux furent ses débuts. Il arracha un prêtre aux emportements populaires ; il sauva un homme qui se noyait, et il put écrire dans son Journal : Quelle journée ! Je me couche bien content.

On a beaucoup et diversement parlé de la carrière militaire de Louis-Philippe. Valmy et Jemmapes ont fourni une marge égale à la flatterie et au sarcasme.

Si l'on ouvre la Biographie des Contemporains, livre fort suspect d'orléanisme, on y lira que, le 20 septembre 1791, la duc de Chartres se couvrit de gloire à Valmy, en défendant, avec une rare intrépidité, une position difficile sur laquelle l'ennemi dirigea constamment ses coups les plus meurtriers ; que, le 6 septembre, à l'immortelle bataille de Jemmapes, il changea tout à coup une déroute honteuse en triomphe complet, en ramenant au combat de nombreux régiments qui fuyaient en désordre et en renouvelant les prodiges du bataillon sacré des Thébains.

Si l'on consulte, au contraire, la biographie de Louis-Philippe, par Michaud, on y lira que Valmy, dont on a voulu faire une grande bataille, ne fut qu'une canonnade ; que le fils de Philippe-Égalité y resta parfaitement immobile avec la division qu'il commandait sous les ordres de Kellermann, dans la position du moulin à vent, où il n'essuya pas une attaque sérieuse et d'où l'ennemi ne s'approcha pas plus près qu'à la portée du boulet, etc., etc.

Exagérations contradictoires de l'esprit de parti ! Ce qui est vrai, c'est que, sans avoir été jeté en naissant dans le moule des héros, et bien qu'il ait dit, après le 10 août : Je préfère à un siège de législateur la selle de mon cheval, Louis-Philippe déploya comme soldat les qualités qui, plus tard, le firent remarquer comme prince : la fermeté, le sang-froid, l'esprit d'observation, une aptitude peu commune à s'accommoder aux circonstances, l'habitude du calme, le courage qui ne s'emporte pas, mais qui attend.

Or, quand on se reporte à l'époque, on s'assure que c'étaient là des qualités singulièrement précieuses. Le bouillonnement populaire dans les camps ; la discipline en lutte avec cette passion de l'indépendance que la Révolution surexcitait ; les généraux toujours soupçonnés de trahison et menacés de mort par les soldats démocrates sortis &es faubourgs de Paris ; du côté de l'ennemi, les vieilles bandes de Frédéric, conduites au combat par un capitaine formé à la grande école ; de notre côté, une puissante cohue, armée et peuple tout à la fois, armée qu'il fallait manier avec empire, peuple qu'on avait à ménager et à craindre... ; voilà sous quel aspect s'offrent à l'histoire les campagnes de 1792 et 1793. Pendant que le canon tonnait à Valmy, Paris proclamait la République ; si bien que les -courriers, porteurs des deux nouvelles, se croisèrent en route. On avait la guerre devant soi, et derrière soi, autour de soi, la Révolution mugissante !

Pour un officier que son titre de prince désignait aux défiances d'une démocratie en uniforme, la position était assurément difficile. Louis-Philippe la surmonta néanmoins, et c'est de cela plutôt qu'il convient de le louer ; car, quant à ses exploits militaires, y compris le souvenir de la bataille de Neerwinden, dont il concourut à diminuer les désastres, il est vraiment impossible de leur accorder une place éminente dans un siècle guerrier par excellence, dans le siècle de Napoléon ; et des courtisans seuls ont pu transformer en brevet de grand capitaine le rapport où Dumouriez parle de la présence du duc de Chartres pendant la canonnade.

Cependant, la Révolution poursuivait son cours. Un décret de bannissement fut lancé contre les Bourbons ; le procès de Louis XVI s'ouvrit ; sa condamnation fut prononcée, et, comme chacun sait, le nom d'Orléans tomba, uni à celui de Robespierre, au fond de l'urne sanglante. Dans l'intervalle, le duc de Chartres avait quitté son camp, il était venu à Paris. Il prévit bien que cette hache, qui se levait sur Louis XVI, se lèverait sur d'autres tètes, moins hautes que celle-là mais trop hautes encore. Il pressa son père d'échapper par l'exil aux menaces de l'échafaud. Ses avis furent dédaignés : Philippe-Égalité opposa son indifférence ordinaire aux appréhensions d'un fils dont la jeunesse était plus prudente que son âge mûr. Louis-Philippe alors retourna à son poste. Mais la mer montait, montait toujours... ; la voyant arriver jusqu'à lui, il ne songea plus qu'à la fuir, et Dumouriez l'emporta enveloppé dans le crime de sa désertion.

A partir de ce moment jusqu'en 1814, la vie de Louis-Philippe ne présente qu'un mélange extraordinaire de graves infortunes et d'aventures romanesques. Réfugié en Suisse, il ne s'y dérobe à la haine des jacobins que pour s'y heurter aux vengeances de l'émigration. Vagabond : royal, mendiant de bonne maison, il faut qu'il cache sa race, il faut qu'il s'évertue à gagner son pain. Un jour, il est secrétaire Supposé du général Montesquiou et il s'appelle Corby ; un autre jour, il est professeur au collège de Reichenau et il remplace Chabaud-Latour. Du sein de sa misère ignorée, et sans qu'il puisse faire autre chose qu'écouter, il entend le bruit des coups que la Révolution frappe dans toute l'Europe. On la combat partout, cette Révolution grande et terrible, mais nulle part au nom du duc d'Orléans ni à son profit. On l'oublierait si on ne le haïssait pas. Charette reçoit par hasard une lettre où on intercède en sa faveur, et Charette répond grossièrement : Mon cher Dumouriez, dites au fils du citoyen Egalité qu'il aille se faire f..... Enfin, lorsque, après la chute de Robespierre, le prince proscrit croit pouvoir respirer, il est découvert, réduit à aller demander un asile aux contrées septentrionales de l'Europe, poursuivi jusque-là par le gouvernement ombrageux du Directoire, et forcé de s'embarquer pour l'Amérique. Son retour en Europe, son arrivée à Falmouth en 1800, son séjour à Twickenham, son passage à Malte entre la mort d'un de ses deux frères et la mort de l'autre, sa visite en Sicile au roi Ferdinand, dont il devient le gendre ; son offre, heureusement pour lui rejetée, d'aller combattre en Espagne Napoléon, quand Napoléon, après tout, y tenait l'épée de la France ; un trône convoité pendant quinze ans, gagné en trois jours, et dix-sept ans de règne, tels sont les traits principaux d'une odyssée à laquelle les vicissitudes contemporaines ne fournissent rien de comparable, si on la complète par ce simple mot : Claremont.

Un trône, ai-je dit, convoité pendant quinze ans : cette convoitise fut-elle active ? alla-t-elle jusqu'à la conspiration ? Rien n'autorise à le supposer. Réintégré dans la possession de ses riches domaines, rendu à toutes les splendeurs de son rang, décoré du titre d'altesse royale ; traité avec égards par Louis XVIII, et par Charles X avec respect, quel intérêt si pressant pouvait-il avoir à travailler au triomphe d'une révolution qui ne lui montrait de loin une couronne qu'entre un décret de proscription et un arrêt de mort ? Le gain de la partie en valait-il l'enjeu ? Il est clair qu'ici l'ingratitude n'aurait pas même eu à ses yeux l'excuse de l'habileté : elle se trouvait d'avance condamnée par son bon sens. Son courage, d'ailleurs, consistait à tenir tête à la circonstance, non à courir après le danger. Eût-il aimé l'imprévu autant qu'il l'aimait peu, il avait eu certes assez d'aventures pour en avoir épuisé les émotions, et il n'était pas, à beaucoup près, de ces fortes âmes à qui l'infortune est bonne, pourvu qu'elle soit illustre. Il songea donc moins, d'abord, à hâter la chute des Bourbons aînés qu'à s'en préserver. Il leur donna même d'utiles conseils. Insensiblement, il s'éloigna d'eux, c'est-à-dire de leurs folies, et il se tint en réserve jusqu'au moment où, convaincu qu'ils se perdaient, il commença à se ménager des chances pour le lendemain. C'est alors qu'on le vit ouvrir ses salons aux distributeurs d'encens populaire, courtiser la Fayette, s'appuyer sur Benjamin Constant, sourire à Jacques Laffitte, apprivoiser Manuel, et enrégimenter, par manière de causerie, comme futurs conservateurs d'un régime nouveau, les agitateurs du jour. Mais il se donna bien de garde d'aller au delà. Jamais il rie s'engagea moins que lorsqu'il laissa croire le contraire, se faisant ainsi porter par le mouvement, sans se mouvoir lui-même.

Tel, au reste, et plus effacé encore, avait été le rôle de son père ; car Philippe-Égalité ne connut point cette ambition frénétique que lui ont prêtée tant d'historiens à qui la haine a tenu lieu de documents. Usé de bonne heure, lassé de tout et de la vie, Philippe-Égalité eut le désintéressement de l'indifférence, capable d'être ambitieux peut-être si l'ambition n'eût été qu'un amusement ; mais c'est une fatigue ! Aussi, que d'efforts ne tentèrent pas pour lui donner. une couronne à désirer, les Mirabeau, les Laclos, les Sillery, en un mot les orléanistes ! Lui, il crut que c'était faire bien que de laisser faire, et on put lui reprocher avec raison de n'être pas de son parti.

Pour ce qui est du régent, nul n'ignore de quelle sollicitude ce prince, si peu scrupuleux d'ailleurs, et si digne élève de Dubois, entoura l'enfance de Louis XV, et qu'il mit son honneur à restituer le dépôt de la couronne.

Mais cette guerre continue entre les deux branches, cette guerre implacable, elle n'aurait donc jamais existé ? ce serait donc une chimère fameuse, un mauvais rêve de l'histoire ?... Un instant ! Non-seulement, la rivalité des deux branches a été un fait très-réel, mais ce fait a eu des racines profondes, plus profondes que ne le soupçonnent ceux qui l'attribuent à des ambitions purement personnelles.

La lutte fut entre deux situations, elle fut entre les deux ordres d'intérêts sociaux auxquels ces situations correspondaient.

C'est ce qu'il faut établir historiquement.

La maison d'Orléans et la bourgeoisie ont grandi parallèlement et côte à côte dans notre histoire, s'appuyant l'une sur l'autre, frappées par les mêmes revers et profitant des mêmes circonstances.

Au commencement du XVIIe siècle, un homme de génie paraît, qui veut fortifier le principe monarchique. Mais, jouet d'une force invisible qu'il sert par l'es efforts mêmes qu'il fait pour la combattre, cet homme ne cherche qu'à rendre la couronne pesante, sans songer que c'est par un fil qu'il la suspend sur la tête des rois. Eh croyant délivrer la royauté de ses ennemis, il lui ôte un à un tous ses soutiens. Il abat la féodalité militaire ; il épuise la bourse du clergé ; il met sous le pied d'un capucin cette forte noblesse que Louis XI reléguait dans l'antichambre de son barbier ; en un mot, il fait place nette pour la bourgeoisie.

Eh bien, c'est ce même homme, c'est un des fondateurs i'e la puissance politique des bourgeois, c'est Richelieu, qui pose les premières assises du Palais-Royal, future demeure de la maison d'Orléans.

Mazarin succède à Richelieu : la Fronde commence. De quoi s'agit-il ? Deux conseillers du parlement ont été arrêtés ; le parlement a pris feu contre la cour ; jaloux de la faveur du cardinal ministre, les princes du sang ont tiré l'épée contre elle ; l'ardent coadjuteur de Retz a parcouru tous les quartiers de Paris, soufflant l'agitation : de là une fermentation générale, des émeutes, des barricades ; la cour fuyant de Paris et y rentrant pour en fuir et y rentrer encore ; une guerre civile enfin, jugée peu importante parce qu'on s'y bat principalement à coups de chansons et de bons mots. Mais quoi ! derrière ce parlement tracassier, et cette noblesse si visiblement ameutée, et ce duc de Beaufort, proclamé roi des halles, à cause de ses cheveux longs et blonds, n'apercevez-vous rien de sérieux ? Ne voyez-vous pas apparaître en armes, sur la place publique, une puissance redoutable et nouvelle, la bourgeoisie ? Qu'importe le triomphe de la cour ? Il s'est réduit à ramener dans Paris le petit Louis XIV. Les vaincus, ce sont ceux que Mazarin fait descendre par ce sombre escalier du Palais-Royal ; c'est un prince de Condé, c'est un prince de Conti, c'est le duc de Longueville : des nobles. Pour ce qui est de la bourgeoisie, à travers tous ces troubles, elle a fort bien appris ce qu'elle pouvait ; deux mille pamphlets ont pour jamais fait justice du mystérieux prestige de la royauté, et, suivant l'expression du coadjuteur de Retz, on a enfin levé le voile !

La Fronde, ainsi considérée, n'est pas seulement une escarmouche, c'est le commencement de la grande bataille que la bourgeoisie va livrer à la vieille royauté. Il faut donc un chef à cette bourgeoisie : elle va le trouver dans la maison d'Orléans.

La rivalité des deux branches de la famille royale avait commencé au berceau même de Louis XIV. Anne d'Autriche l'avait si bien pressentie, cette rivalité, qu'elle aimait à faire paraître, devant les courtisans, Philippe, habillé en femme, à côté de Louis, vêtu en roi. Et, de son côté, Mazarin ne manquait pas de dire au précepteur de Philippe : De quoi vous avisez-vous de faire un habile homme du frère du roi ? Or, après la Fronde, la séparation devient parfaitement tranchée. Le palais bâti par Richelieu passe à la maison d'Orléans. La lutte ne tardera pas à s'engager. D'un côté, Louis XIV ; de l'autre, Philippe, chef de la maison d'Orléans ; d'un côté, la noblesse, qui s'affaisse sur elle-même autour d'un vieux trône ; de l'autre, la bourgeoisie, qui se fortifie et s'élève autour d'une jeune dynastie ; d'un côté, les Tuileries ; de l'autre, le Palais-Royal.

Un jour, on apprend qu'une grande victoire vient d'être remportée à Cassel ; Vive Monsieur, qui a gagné la bataille ! crie de toutes parts la bourgeoisie parisienne. Louis XIV ne peut se consoler de ce triomphe ; et son frère, pour avoir prouvé qu'il savait gagner des batailles, perd le droit de commander des armées.

Du duc d'Orléans, l'envie s'étend à son fils. La prise de Lérida par ce jeune homme jette la consternation à la cour. C'est peu : dans l'espace d'une année, le Dauphin meurt, le duc de Bourgogne meurt, la duchesse de Bourgogne meurt, son fils aîné meurt : la mort vient faire autour de la vieillesse de Louis XIV une solitude immense et désolée. Quel est cet effroyable mystère ? Où trouver le meurtrier ? Le duc d'Orléans n'était pas coupable : en l'accuse cependant ; car, de même qu'au sein de la société il y avait deux forces en présence, la noblesse et la bourgeoisie, de même, au haut de la société, il y avait deux trônes en présence, celui de la branche aînée et celui de la branche cadette.

En effet, Louis XIV expire : il laisse des enfants, on les repousse ; un testament, on le déchire. Qui ? Le duc d'Orléans. Au moyen de qui ? Au moyen du parlement. Avec l'appui de qui ? Avec l'appui de la bourgeoisie.

Nous sommes en pleine régence. Un étranger, un Écossais, vient trouver le régent et lui dit : Le crédit individuel, c'est-à-dire le crédit des banquiers et autres marchands d'argent, est mortel pour l'industrie, parce que ces avides prêteurs exercent un véritable despotisme sur tous les travailleurs qui ont besoin de capitaux, et qu'ils n'ont d'autre but que de les pressurer par toutes les usures possibles. Il faut substituer à la commandite du crédit individuel la commandite du crédit de l'État. C'est au souverain à donner le crédit, non à le recevoir.

De telles paroles ne pouvaient sortir que de la bouche d'un grand homme, d'un grand ami du peuple. Mais, si le plan de Law avait été suivi, si le travail du peuple avait trouvé à s'appuyer sur la commandite du crédit de l'État, que serait devenue l'omnipotence des possesseurs de capitaux, de la bourgeoisie ? Le régent ne regarde la proposition de Law que comme une sorte de procédé magique pour faire de l'or avec du papier. Il use, il brise la machine financière de Law, à force de la faire jouer au profit de ses courtisans, de ses roués, de ses valets de débauche, de ses maîtresses tirées du fumier de la cour, et de ses maîtresses tirées du fumier de l'Opéra : tant pour Noce, tant pour l'abbé Dubois, tant pour madame de Sabran, tant pour le pourvoyeur des petits et grands soupers. Maintenant, que la banque de Law s'écroule, écrasant sous ses débris des milliers de familles, et que Law s'en aille mourir dans l'exil, pauvre, méconnu, maudit, calomnié, qu'importe ! Le régent trouvera, soyez-en sûrs, assez d'historiens pour l'absoudre, et, au nombre de ses panégyristes, il comptera Voltaire !

Du reste, voyez quel pas immense fait la bourgeoisie pendant cette régence d'un duc d'Orléans ! C'est un duc d'Orléans qui fait aboutir à la cour ce terrible levier de la banque avec lequel la bourgeoisie soulèvera la société ; c'est sous un duc d'Orléans que la bourgeoisie commence à comprendre la puissance de ces capitaux et de ce crédit que seule elle possède ; et c'est sous un duc d'Orléans que la noblesse avilie court agioter, dans la rue Quincampoix, entre des filles de joie et des laquais.

J'arrive à Philippe-Égalité. Ici, la lutte entre la branche aînée et la branche cadette emprunte des circonstances un caractère terrible. Lisez jusqu'au bout la liste des votes qui ont fait mourir Louis XVI sur un échafaud !

Pour mieux marquer son alliance avec cette bourgeoisie, alors si entreprenante et si inquiète, le duc d'Orléans transforme son château en bazar ; il jette sur la boutique les fondements de son trône futur ; il permet d'élever, entre le jardin du Palais-Royal et la cour d'honneur, ces hangars en planches qui formèrent ce qu'on appela d'abord le camp des Tartares, puis les galeries de bois. C'est dans ce monument bizarre, moitié marchand, moitié royal, que sera proclamée plus tard la royauté bourgeoise !

C'est là qu'on venait parler politique ; là qu'on se réunissait pour protester contre la triple tyrannie de la royauté, de la noblesse et du clergé ; c'est de là, enfin, que la foule partit un beau jour pour promener dans Paris le buste de Necker, le premier ministre que la bourgeoisie ait eu en France.

Le 10 août fut le signal d'une immense réaction. La révolution faite au nom du peuple devait essayer de supplanter la révolution faite au nom de la bourgeoisie. Aussi un mandat d'arrêt fut-il lancé contre le duc d'Orléans par le Comité de sûreté générale. Ce prince perdit la vie, et son palais fut confisqué, dans le même temps où le peuple prenait possession pour son propre compte de la place publique.

En 1814, l'Empire, qui avait étouffé la réaction populaire-, succombait lui-même sous les efforts de la bourgeoisie, et lo Palais-Royal s'ouvrait à l'héritier des ducs d'Orléans. On sait d'où partit, sous les Bourbons aînés, l'impulsion donnée aux résistances contre lesquelles leur vieux trône se brisa ' Les ordonnances avaient à peine paru, que la bourgeoisie s'élançait en armes du fond du Palais-Royal, traînant après elle le peuple séduit, comme à l'époque où Camille Desmoulins se mit à crier : A la Bastille ! à la Bastille ! Quel était, à cette époque, l'un des bustes qu'on portait en triomphe dans les rues ? Le buste du père. (Jette fois, la Révolution sortie du Palais-Royal posa une couronne sur la tête du fils.

Comment le Palais-Royal a-t-il cessé d'être la demeure du duc d'Orléans, devenu roi ? Il est inutile de l'examiner. Qu'il nous suffise d'avoir montré que la maison d'Orléans et la bourgeoisie ont grandi ensemble, ont vu ensemble leur puissance se développer, et ont été portées par le flot des mêmes circonstances historiques.

Louis-Philippe, pendant les règnes de Louis XVIII et de Charles X, n'avait donc pas eu besoin de conspirer : l'histoire conspirait pour lui.

Le règne de Louis-Philippe a tenu pendant longtemps l'Europe attentive et préoccupée ; il a eu sur l'esprit d'une des premières nations du monde une influence qui dure encore ; il a marqué un changement profond, soit dans l'essor de la prospérité matérielle de la France, soit dans les conditions de sa vie morale. Aussi, qu'on le blâme ou : qu'on le loue, qu'on le glorifie ou qu'on le maudisse, son importance est au-dessus du débat et sa place se trouve irrévocablement acquise dans la mémoire des hommes.

Les événements de ce règne ont été trop éclatants- pour qu'on les ignore, ils sont trop récents pour qu'on les ait oubliés. Le récit en a été fait d'ailleurs : c'est de leur appréciation seulement qu'il sera question ici.

On peut reprocher à Louis-Philippe :

D'avoir tout remplacé par la religion grossière des intérêts matériels ;

De n'avoir pas été assez scrupuleux dans le choix de ses moyens de gouvernement ;

D'avoir trop donné à ses affections de famille ;

D'avoir violé le pacte de son avènement et méconnu la nature de son pouvoir.

Voyons ce que ces divers reproches ont de fondé.

Et d'abord, que Louis-Philippe ait rendu à l'argent un culte avoué, il est impossible de le nier. A peine assuré d'une couronne, quelle fut sa première pensée ? De séparer en lui l'homme riche d'avec le roi. Quel fut son premier désir ? De faire passer sur la tête de ses enfants des biens qui, selon l'usage immémorial de la monarchie en France, auraient dû être réunis au domaine de la couronne. De tous les souverains de l'Europe, il fut, on le sait, le plus opulent. 86.000 hectares correspondant à un revenu brut — de près de 4.000.000, de magnifiques châteaux comme celui de Neuilly, de beaux parcs comme celui de Monceaux, 325.000 francs de rente en actions de canaux et tontines, plus de 100.000 francs de rente sur l'État et une énorme quantité de valeurs mobilières : telle est la fortune que, suivant les évaluations les plus strictes, Louis-Philippe a laissée en mourant. Il aurait donc pu, ce me semble, apporter quelque retenue dans son ardeur d'amasser. Mais non : amasser était à ses yeux vertu de roi. Qu'on parcoure ses comptes particuliers, tirés des archives secrètes du dernier gouvernement, et l'on verra qu'il consacrait à l'achat de rentes sur l'État presque toutes les. sommes mises à sa disposition pour ses dépenses personnelles par l'intendant de la liste civile, employant son argent à acquérir des coupons, dans le même temps où il empruntait, et où il ajournait ses créanciers.

Cette passion du gain lui paraissait, d'ailleurs, si avouable ; elle était si conforme à son principe de gouvernement, qu'il ne s'inquiéta jamais de la cacher. Qui ne se souvient de ses demandes d'argent, tant de fois repoussées.par la Chambre et toujours reproduites par lui avec une obstination de mendicité royale qui fit scandale ? Après le rejet de la dotation du duc de Nemours, en février 1840, quel homme, prince ou non, ne se serait tenu pour averti, à la place de Louis-Philippe ? quel monarque n'aurait vivement ressenti une pareille injure, et redouté, à l'égal de la mort, l'humiliation d'un second refus ? Lui, cependant, redoubla de convoitise, et rien ne fut capable de le retenir : ni l'explosion des répugnances populaires, ni les représentations de ses conseillers intimes, ni l'opposition de ses ministres, ni l'empressement de M. Guizot lui-même à éloigner le retour d'une épreuve si dangereuse pour la dignité du trône.

Il est juste d'ajouter que l'amour de l'argent chez Louis-Philippe n'alla point jusqu'à lui interdire le goût des dépenses politiquement utiles. En aucune occasion importante, les étrangers n'eurent à se plaindre de son hospitalité ; il savait, au besoin, donner des fêtes monarchiques, et c'est lui qui a créé le musée de Versailles. Mais il y a loin de ces efforts d'une munificence calculée à cette générosité facile, journalière, toute d'instinct, que Charles X mêlait à tant de grâce. Le faste à des moments donnés n'exclut pas l'avidité de chaque jour.

Aussi bien, Louis-Philippe adorait l'argent, non en monomane d'avarice, mais en froid calculateur, en homme expérimenté à qui la pratique des choses avait appris quel est le pouvoir des richesses et quelle ressource elles fournissent pour le maniement des hommes ; car le commerce avec l'infortune n'agrandit que les grandes âmes. Or, Louis-Philippe, je l'ai dit, n'avait gardé de son éducation par le malheur qu'un mépris systématique pour l'espèce humaine. Il fit donc servir de règle à son gouvernement ce qui servait de règle à sa conduite. Il supposa aisément aux autres la passion par laquelle il était lui-même dominé ; il la flatta, il l'encouragea, il s'en servit. Ce fut là le piège qu'il tendit aux consciences. La morale de l'intérêt fut prêchée hautement, d'une manière en quelque sorte officielle, et l'industrialisme se montra assis sur un trône.

Voici ce qui se vit alors.

Étrangement surexcité, le désir du bien-être fit merveilles. De toutes parts, on se mit à construire des machines, à percer des routes, à ouvrir des magasins, à travailler le fer, à creuser la terre. L'impatience de faire fortune enfanta d'utiles découvertes, révéla des ressources ignorées. L'industrie se développa. Le commerce s'étendit.

Mais quel désastre moral !

La France cessa bien véritablement d'être elle-même. Cette nation si élégante et si fière, si généreuse et si vive, qui avait élevé tout ce qu'elle avait touché, qui, noble jusque dans ses fautes et héroïque jusque dans ses excès, avait su anoblir les écarts de la superstition par la chevalerie et le régime de la terreur par le dévouement, cette nation passa sous le joug de je ne sais quelle race carthaginoise. Tout devint matière à trafic, et la réputation, et la gloire, et l'honneur, et la vertu. Ces six mots : chacun pour soi, chacun chez soi, exprimèrent et continrent toute sagesse, toute science. Faire ses affaires fut l'unique préoccupation du jour. La religion ? une affaire ; la politique ? une affaire ; la philosophie, la littérature, l'art ? des affaires. Que d'écrivains se firent administrateurs de leurs pensées et tinrent boutique de vérités ! On escompta le génie des meilleurs, on aurait escompté leur âme. Ce fut alors que le mariage mérita la place qui lui avait été gardée, dans le livre de nos lois, à côté du contrat de louage, et l'on supputa si c'était un intérêt de 4 ou de 5 pour cent que rapportait l'amour. Il y eut un moment— qui pourrait en avoir perdu le souvenir ? — où l'on ne parla plus en France que d'acheter des actions sans les payer, de courir après des dividendes, de recevoir des primes, de voler régulièrement des millions. La rue Quincampoix fut retrouvée. Enrégimenter des actionnaires pour l'exploitation d'une mine imaginaire, faire des dupes avec une invention fausse, cela s'appela avoir des idées. Vous ne rencontriez que charlatans, brocanteurs et spéculateurs en chimères. On avait mis sur la scène, comme la plus sanglante des ironies sans doute, Robert Macaire, personnification hideuse de l'esprit dominant : tout le Paris des salons courut à une pièce où l'on tournait en ridicule la tendresse paternelle, la piété filiale, l'amitié, le dévouement, l'amour ; et tout ce Paris-là s'en revint charmé. Des électeurs à vendre, s'offraient en foule : un procès fameux prouva qu'il ne manquait pas d'éligibles pour les acheter. On se fit nommer député sans autre but que d'obtenir une concession ou une place. Que dire encore ? Chaque talent de fonctionnaire eut son tarif, chaque idole fut faite d'or et de boue. Puis, vers la fin du règne, afin de mieux le définir et le résumer, il arriva qu'un homme de la cour fut obligé de fuir pour vol ; qu'un prince eut à subir les flétrissures judiciaires, pour délit de faux ; qu'un ministre fut condamné pour concussion ; qu'un pair de France le fut pour assassinat.

Je suis assurément très-loin de prétendre que tout cela ait été l'œuvre exclusive de Louis-Philippe. II ne fut jamais donné à un individu de posséder cette puissance dans le mal. Non, non : l'universel ébranlement imprimé au monde moral par les hardiesses du libre examen ; la chute des anciennes croyances que ne remplaçaient pas encore des croyances nouvelles ; la poussière soulevée autour de toute chose par un demi-siècle de révolutions et de combats ; la confusion des mensonges contraires de tant de partis tour à tour victorieux ; les déceptions ; le besoin d'action dans le calme ; enfin, la naturelle réaction du corps après les efforts exclusifs de l'âme, voilà les causes générales de l'état de la France sous le dernier règne : Louis-Philippe ne créa point tout cela, mais il en représenta le résultat final.

On a coutume de comparer l'expérience à un flambeau : en cela, on se trompe. L'expérience n'éclaire pas toujours, et, comme ses effets ne sauraient être nuls, quand elle n'apporte pas la clarté, elle augmente les ténèbres. Louis-Philippe avait, pour ainsi dire, vécu plusieurs vies dans une seule, et qu'avait-il vu ? Maint parjure heureux, mainte infamie triomphante, le saint amour de la justice aboutissant à des catastrophes, la fidélité aux principes récompensée par la souffrance, parla défaite, l'anathème et la mort. Comment de tels spectacles n'auraient-ils pas agi sur un esprit naturellement sceptique ? Des agitations de son siècle et de leurs résultats, Louis-Philippe apprit à regarder les convictions sincères et fortes comme des obstacles, à se défier de la roideur des principes, à gouverner.au jour le jour, à vivre d'expédients, à ne prendre pour mesure de la légitimité des moyens que la probabilité du succès.

Je n'entends pas soulever de nouveau le voile qui couvre la mort du dernier des Condé ; je n'ouvrirai pas une seconde fois le dossier de madame de Feuchères. Mais, en acceptant pour un de ses fils un héritage entaché de captation et sur lequel planaient des soupçons tragiques ; en protégeant une femme jugée capable de tout ; en la recevant à la cour ; en la récompensant de son zèle à servir la cause du duc d'Aumale, alors que le cri public accusait ce zèle d'avoir été poussé jusqu'au crime, Louis-Philippe ne donnait-il aucune prise sur lui ? Et quand il souffrait qu'on laissât dans l'ombre un drame dont, plus que personne, il aurait dû chercher à éclaircir le mystère, n'immolait-il pas hautement à un intérêt matériel son intérêt moral ? A ceux qui se plaisent aux rapprochements historiques, nous recommandons celui-ci : le prince de Condé est mort le 26 août 1830 ; Louis-Philippe est mort le 26 août 1850, vingt ans après, jour pour jour. Coïncidence qu'il serait puéril de trouver significative, mais qu'il est permis de trouver curieuse !

Quant à la conduite de l'ex-roi à l'égard de la duchesse de Berri, la justifie qui l'ose ! Retenir captive, sans autre dessein que de livrer au monde le secret et la preuve de ses amours, une femme, une nièce ; entourer sa grossesse d'espions ; donner à surprendre à des gens de police, dans le moment précis de son accouchement, la date de son déshonneur, et, chose à peine croyable, chose à jamais odieuse, ordonner que, de ce déshonneur, on dresse procès-verbal !... Les témoins entreront dans la chambre à coucher. Assisteront à la naissance de l'enfant : le sous-préfet de Blaye, le maire, un de ses adjoints, le président du tribunal, le procureur du roi, le juge de paix, le commandant de la garde nationale, MM. Dubois et Menière. Ces témoins entreront dans la chambre à coucher au début du travail de l'enfantement ; ils constateront l'identité de la princesse. Ils lui demanderont si elle est grosse, si elle se sen près d'accoucher. On fera mention de ses réponses et d son silence. Les témoins visiteront ensuite la chambre, le cabinet, les armoires, les secrétaires, les tiroirs des commodes et jusqu'au lit de la princesse, pour voir s'il n'y pas d'enfant nouveau-né dans l'appartement. Il sera fait mention des vagissements de l'enfant au moment de s naissance... Je n'ai pas le courage de pousser plus loin. Quelles instructions, juste ciel ! et dire qu'elles durent être suivies de point en point, littéralement, avec une froide et grave impudeur ! Maintenant, qu'on se rejette tant qu'on voudra sur la raison d'État : le mal ne cesse pas d'être le mal, pour être pratiqué sur une grande échelle ; et, quand on la met en opposition avec la justice, la raison d'État est tout simplement crime d'État. D'ailleurs, est-ce que, à ce hideux scandale, la politique trouvait mieux son compte que l'honnêteté ? Quoi ! Louis-Philippe ne se douta pas qu'en cherchant à flétrir sa nièce, c'était le principe même sur lequel reposent les monarchies qu'il jetait en proie au mépris ! Il lui échappa qu'avilir princes ou princesses, c'est forcer les peuples à désapprendre le respect, et que le profit qui lui pouvait momentanément revenir de la déconsidération du parti légitimiste ne rachèterait jamais l'atteinte durable portée au prestige des trônes par la dégradation d'une maison de rois !

Et cependant, Louis-Philippe fut bon père de famille. Il le fut même au point d'oublier quelquefois son pays pour ses enfants. Quelle situation que la sienne en 1830 ! et quel rôle admirable il avait à jouer, ne fût-ce que comme modérateur ! Au dedans, la bourgeoisie venait de lui confier une puissance dont le peuple semblait consacrer le dépôt. Au dehors, il apparaissait entouré de l'éclat d'un triomphe qui avait fait tressaillir les peuples et semé l'épouvante parmi leurs oppresseurs. Calmer la Révolution, il le pouvait. La répandre sur l'Europe, il le pouvait plus aisément encore. La tempête lui appartenait donc, et il lui eût été facile de tout obtenir de l'Europe monarchique, en parlant au nom de la tempête. Qu'avait-il besoin de mendier la paix, quand c'était de lui que les cabinets, frappés de terreur, en attendaient l'aumône ? Mais non : la petite prudence en lui l'emporta sur la grande. Tout entier au désir de faire adopter sa dynastie par les rois, il se présenta devant eux, portant sa couronne à la main, au lieu de la porter sur la tète. Eux, sûrs désormais d'être ses maîtres, ils ne songèrent plus qu'à tirer parti de son humilité, et la grandeur de son pays fut le prix dont il paya leur tolérance.

Les suites, quel Français les ignore ? Les traités de 1815 acceptés hautement ; les révolutionnaires espagnols excités la veille et abandonnés le lendemain ; la Belgique livrée, dans la conférence de Londres, à des influences hostiles ; la Sainte-Alliance à Cracovie ; les Autrichiens à Ferrare ; le nom de la France associé, en Suisse, à des prouesses d'espion ; les insultes de Rosas subies ; les misères de l'affaire Pritchard ; Méhémet-Ali, enfin, tombant du haut de sa fortune pour avoir compté sur la puissance de notre amitié, et lâchant les rênes de l'Orient, ouvert aux Anglais. Voilà notre histoire pendant dix-sept ans, voilà ce que nous a coûté une diplomatie de famille substituée à la politique nationale.

Sous le régime des monarchies absolues, il peut arriver que dans la grandeur de son pays le prince poursuive sa propre grandeur. L'homme qui ose regarder une nation comme son patrimoine, est intéressé, par cela même, à ne point souffrir qu'on l'avilisse ou qu'on l'entame, et il ne le souffrira pas, pour peu qu'il ait la logique et l'orgueil de son insolence. En défendant le territoire de son royaume et l'honneur de ses sujets, c'est son bien qu'il croira défendre. Sait-on rien de comparable aux susceptibilités jalouses de Louis XIV, toutes les fois qu'on manquait de respecta la France ? Mais là où nul n'est admis à dire : L'Etat, c'est moi ! sans que néanmoins la souveraineté du peuple existe ; là où le pouvoir royal a devant lui un pouvoir rival qui lui tient tête, le combat, le menace ; dans les monarchies constitutionnelles, c'est-à-dire anarchiques, il ne faut pas s'étonner si le prince, lorsqu'il est trop discuté à l'intérieur, cherche à s'appuyer sur l'étranger. En Angleterre, qu'imagina Charles II pour se passer des subsides de la chambre des communes ? Il se fit pensionner par Louis XIV !

Vainement les apologistes de Louis-Philippe citeraient-ils en preuve de son désintéressement le refus de la couronne de Belgique offerte au duc de Nemours, un de ses enfants. On ne doit pas oublier qu'à cette époque Louis-Philippe avait à s'établir, non à s'agrandir ; qu'il tremblait de tout perdre s'il voulait trop gagner ; que son refus n'eut rien de libre, d'ailleurs ; que la ligue hostile de l'Autriche, de la Prusse et de la Russie lui en faisait une loi ; qu'il lui fut conseillé Lar M. de Talleyrand ; qu'il lui fut imposé par l'Angleterre, et qu'en fin de compte, le mariage d'une de ses filles avec Léopold ne fut pas sans lui assurer un très-convenable dédommagement. Plus tard, du reste, et dès qu'il se crut mieux affermi, son ambition dynastique se montra moins accommodante. Qu'on demande aux Anglais ce qu'ils pensent de la fameuse histoire des mariages espagnols ! Louis-Philippe ignorait-il que pousser le duc de Montpensier sur les marches du trône d'Espagne, c'était sacrifier cette amitié de l'Angleterre dont il avait fait payer ti cher à la France les faveurs et qu'il avait toujours déclarée nécessaire à la paix du monde ? D'où vient qu'une telle considération ne l'arrêta point ? La France lui commandait-elle, en vue d'un accroissement de territoire ou d'influence, une dérogation aussi éclatante, aussi imprévue, au système de l'alliance anglaise à tout risque et de la paix à tout prix ? Mais le temps est passé où une princesse étrangère, se mariant à un prince français, lui apportait en dot tant de têtes de bétail et tant de têtes d'hommes ! Depuis que l'ère des chartes a commencé, les alliances entre rois ne servent même plus comme garantie de l'alliance entre nations. Il importe de se rappeler que, quand Louis XIV croyait rendre l'Espagne française en mettant son petit fils sur le trône d'Espagne, on était à une époque où une famille tenait la place d'un peuple. Encore est-il vrai que l'événement trompa les prévisions de la cour de Versailles, les Bourbons envoyés par delà les Pyrénées étant devenus Espagnols, comme, plus tard, Louis Bonaparte devint Hollandais, et comme, de nos jours, Léopold est devenu Belge. La France n'avait donc rien à gagner aux habiles manœuvres de M. Bresson, à ses succès de boudoir, à sa diplomatie de chambre à coucher ; et si F Angleterre a eu raison d'y voir un sujet d'offense, elle aurait eu tort, bien certainement, d'y trouver un sujet d'alarmes. Il n'y avait là qu'un intérêt de famille pour Louis-Philippe, qui laissa échapper le secret de sa passion dominante, par l'énergie de volonté, la hardiesse, la décision avec lesquelles il le fit prévaloir, cet intérêt de famille, lui si prompt aux concessions et si timide lorsque c'était de la France qu'il s'agissait.

On a fait un grand crime à Louis-Philippe d'avoir, par son intervention active et continue dans l'administration du royaume dépassé les limites constitutionnelles de son pouvoir et violé le contrat de son avènement. En ceci, je ne saurais me ranger du parti de ses accusateurs.

Je conviens qu'en 1830, la bourgeoisie était éprise de la célèbre maxime : Le roi règne et ne gouverne pas ; je reconnais qu'elle voulait un roi sans initiative, sans pensée, sans mouvement, sans vie. Mais la royauté était-elle possible à de semblables conditions, dans un pays tel que la France ? La France, ce pays des génies moqueurs, aurait-elle respecté longtemps une majesté fainéante ? Non, et la bourgeoisie elle-même n'aurait pas tardé à trouver ridiculement onéreuse l'obligation de nourrir, suivant le mot de Bonaparte, un porc à l'engrais.

Qu'il soit bon de ne jamais laisser vide la première place de l'État, point de mire naturel de toutes les intrigues et but éclatant de toutes les ambitions, c'est ce qui est fort contestable. Mais parvînt-on à le prouver, le problème ne serait pas encore résolu ; car, qu'il y ait, oui ou non, avantage à mettre théoriquement une statue sur le trône, considéré comme une niche qui doit être occupée sans interruption, la question est toujours de savoir si la statue consentira à s'y tenir, immobile, lorsque cette statue est un homme. Or, il est déraisonnable de compter là-dessus, alors même que le hasard, pour servir à point la théorie, ne couronnerait que des imbéciles. Un roi intelligent agit, un roi idiot ne manque jamais de gens qui le font agir ou agissent en son nom. Dans ses ministres, Napoléon avait des serviteurs ; dans les siens, Charles X avait des tuteurs. Qu'est-il arrivé ? Que les révolutions — elles ne s'arrêtent guère aux subtilités — ont châtié Charles X qui laissait tout faire, ni plus ni moins que Napoléon, qui faisait tout.

Il est vrai que, lorsque, en 1830, on imagina de donner à la France un roi vraiment constitutionnel, l'exemple de l'Angleterre était là. Mais on ne prenait pas garde que, si en Angleterre la royauté peut, à la rigueur, exister comme symbole, c'est parce qu'en elle se résume une aristocratie puissante et souveraine ; parce qu'elle représente le principe de substitution et de primogéniture, c'est-à-dire le principe qui sert de base à tout l'édifice de la société anglaise ; parce qu'enfin elle s'appuie sur le sentiment de la hiérarchie, plus respectueux, plus aveugle et plus opiniâtre en Angleterre que dans aucun autre pays du monde.

En France, quoi de pareil ? Est-ce que la noblesse n'y est pas morte ? Est-ce que le principe de la division indéfinie du sol n'y est pas venu enlever à l'hérédité politique son seul appui logique et solide ? Est-ce que le peuple, loin d'y avoir le respect des traditions et le fanatisme de la hiérarchie, n'y est pas possédé, tourmenté presque par la passion de l'égalité ? Quelle serait donc, je le demande, pour une royauté inactive en France, la raison d'être ? Comment lui donner â représenter ce qui n'existe pas ou ce qui n'existe plus ? La croit-on possible comme symbole du néant, comme personnification de la mort ?

En 1830, Louis-Philippe aurait pu, sans doute, et il aurait dû refuser une couronne qu'on ne lui offrait qu'à des conditions absurdes. Mais, une fois proclamé roi, il était certes fort excusable de ne pas vouloir ressembler, sur le trône, à l'automate de Vaucanson.

Malheureusement, la bourgeoisie ne l'entendait pas ainsi. Ce qu'elle voulait, je le répète, sauf à se lasser bien vite de ce que cette mauvaise plaisanterie aurait coûté, c'était un roi pour rire. Et la raison ? Je l'écrivais avant 1848 : la raison, c'est qu'à son propre insu et par essence, la bourgeoisie était républicaine. Elle n'adoptait la monarchie que par égoïsme, espérant s'en servir contre le peuple et ne la regardant que comme un de ces bâtons vêtus qu'on plante dans les champs pour empêcher les oiseaux de s'y abattre.

Aussi notre histoire, depuis 1830, n'a-t-elle été qu'un long malentendu, et c'est à une besogne républicaine que les diverses assemblées du règne de Louis-Philippe ont travaillé, sans le vouloir, sans s'en douter, au cri de Vive le roi !

Recueillez vos souvenirs.

Cette royauté qu'on frappait de paralysie, il était naturel, au moins, qu'on l'environnât d'éclat ; il fallait qu'on laissât à côté d'elle une force amie. Cette force existait dans une chambre des pairs héréditaire. Que fait-on ? On supprime l'hérédité aristocratique. Puis, comme si ce n'était pas assez pour achever la pairie, on lui met entre les mains la baguette de Brid'oison, et on lui dit : Juge ! Voilà donc la pairie morte de son vivant, et la Chambre d'applaudir.

La royauté, ne voyant plus d'aristocratie autour d'elle, veut s'environner d'une cour. La fameuse question des Costumes est soulevée. La Chambre s'alarme. Comment ! on irait aux Tuileries en habit de marquis ? Caveant consules ! Il faut que la royauté cède, et on décide, ou à peu près, que chacun en France, si ce n'est le roi des Français, bera libre de régler l'étiquette de sa maison.

Une vive discussion s'engage sur la conversion des rentes. La Chambre, qui ne comprend pas la question, se trouble, hésite. Mais M. Barthe, ministre, déclare imprudemment qu'adopter la mesure, ce serait frapper la royauté. Aux voix ! aux voix ! s'écrie-t-on de toutes parts, et la Chambre vote d'enthousiasme une mesure dont la royauté ne veut pas.

La royauté avait, de par la Charte, le droit de choisir ses ministres. La Chambre réclame l'exercice de ce droit pour elle-même. A la couronne, dit-elle, le droit de nommer les ministres ; à nous celui de les choisir. La royauté trouve mauvais qu'on la veuille réduire à n'être plus qu'une griffe. Elle résiste. La Chambre s'entête. Une coalition se forme. L'émeute est au palais Bourbon ; et, pour la faire corser, il ne faut pas moins qu'une émeute dans la rue. Enfin, la royauté demande une dotation de cinq cent mille francs pour un prince du sang. La Chambre lit les écrits rie M. de Cormenin, refuse sans discussion, et bat des mains au spectacle de la monarchie terrassée par un pamphlet.

Que dis-je ! la veille même du jour où on enlevait à la royauté la faculté de se faire des créatures avec de l'argent, corruption coûteuse, on lui avait enlevé celle de s'en faire avec des bouts de ruban rouge, corruption économique.

Fort bien ! on avait voulu ôter-à la couronne toute autorité, voici qu'on la dépouille de tout prestige. On l'avait désarmée, on l'humilie. Que faut-il de plus ?

C'est qu'en effet la monarchie n'a vécu, pendant dix-sept années en France, que par son nom. Et pouvait-il en être différemment ? De toutes les conditions que Montesquieu et tous les publicistes de son école déclarent indispensables au maintien d'une monarchie, pas une n'existe aujourd'hui. En déclarant la propriété indéfiniment divisible, les Caïus Gracchus du code civil ont proclamé la loi agraire ; le droit d'aînesse a péri ; les substitutions ont été abolies ; l'envahissement de la société par le commerce a remplacé l'amour des traditions par la turbulence des désirs et l'audace des projets de fortune ; la hiérarchie sociale a commencé à la banque et n'a plus fini nulle part ; l'esprit de cour est perdu ; la puissance de l'étiquette est tombée dans le domaine du ridicule ; les habits brodés n'ont plus servi qu'aux mascarades des roturiers en goguette ; le laquais est arrivé à ne plus se distinguer de son maître et a pu un instant, la loi à la main, se donner un titre de comte que son maître n'avait pas ; les véritables comtes, ceux d'autrefois, ont en de certaines occasions mené leurs femmes danser dans des bals publics où allaient les filles de leurs concierges, et nous avons vu ce qui était la noblesse il y a quarante ans jouer la comédie devant un parterre payant, sifflant et trouvant tout simple que les grandes dames s'occupassent de ses plaisirs, comme elles s'occupaient de ceux du roi, au temps où il y avait un roi qui n'était pas le peuple. Voilà ce qu'ont produit les révolutions. Elles ont éparpillé le pouvoir et confondu les rangs ; elles ont divisé le sol pour créer l'égalité matérielle, et rapproché les conditions pour créer l'égalité morale. La philosophie du dix-huitième siècle a fait de nous un peuple raisonneur, ce qui rend toutes les fictions impossibles, et nous avons vu mourir trop de puissances immortelles pour croire aux grandeurs encore debout. Un seul jour a fait passer sous nos fenêtres tant de têtes couronnées qui semblaient réunies là pour nous blaser sur les grandeurs monarchiques, que chacun de nous a pu dire, en haussant les épaules, comme la bonne femme dont parle Victor Hugo :

Des rois ? J'en ai tant vu, de rois !

Oui, en dépit d'elle-même, la bourgeoisie en France est républicaine, républicaine avec une énorme défiance de tout ce qui est démocratie ; et elle montra bien clairement jusqu'à quel point le sens monarchique lui manquait le joui où elle refusa, d'une manière si injurieuse aux désirs du. roi, la dotation du duc de Nemours.

Il me semble entendre encore les discours par où éclatèrent, à cette époque, les répugnances des docteurs du constitutionalisme. Louis-Philippe, à leur gré, était trop avide et ne comprenait rien à la théorie de la royauté bourgeoise, laquelle doit être bonne personne et vivre de peu. Après tout, Louis-Philippe n'avait-il pas une liste civile de douze millions, et était-il bien venu à se plaindre qu'on l'eût mis au pain sec ?

Ils oubliaient, ces grands logiciens, la définition que Beaumarchais donne de l'existence des monarchies : Prendre, recevoir et demander. Une royauté ne faisant rien, ne pouvant rien, ne payant pas même de mine, prenant, tout à la fois sa charge et sa dignité au rabais, une royauté réduite à n'être qu'une somme de douze millions mangée par un homme qu'on appelle le roi, cela peut sembler fort beau ; mais, si cela est possible quelque part, ce ne peut être que dans ces îles de sucre candi décrites par l'optimisme du bon Fénelon.

Ah ! on se serait accommodé d'une royauté à la Sancho Pança ? C'était trop de bonté, vraiment ! Mais Sancho Pança lui-même né voulut pas de sa souveraineté, le jour où le docteur Roch des Augures lui vint dire, au moment du dîner : Vous ne mangerez pas de ce plat, ni de celui-ci, ni de celui-là.

Eh quoi ! vous prenez un homme et vous lui dites qu'il est au-dessus de tout un peuple ; que nul n'a plus que lui droit au respect de tous ; qu'il ne peut mal faire ; qu'il a ce privilège glorieux et unique de s'éterniser à la même place par ses enfants ; que le salut de la société repose sur sa tête auguste ; qu'il n'a qu'à vivre pour tenir les révolutions en échec ; qu'il est immuable comme le destin, inviolable comme Dieu. Et vous croyez que cet homme ne s'avisera jamais de vouloir une cour, des flatteurs, des chambellans, des pages, des gardes ; et qu'il ne lui faudra pas de vastes domaines, des châteaux splendides ; et qu'il ne demandera pas qu'on entasse pour ses fils dotations sur apanages ; et qu'il n'aura pas à dépenser de l'argent, beaucoup d'argent, pour les princes, les princesses, les courtisans et les danseuses ! Mais, en vérité, c'est la plus étonnante des utopies, et l'histoire en dit plus sur ce point que tous les raisonnements du monde. Nous en sommes à notre cinquième essai de monarchie, et voyez par où toutes ces monarchies se sont ressemblé !

Louis XVI était un prince simple dans ses habitudes, modeste dans ses goûts, austère dans sa conduite. A-t-il pu se plier, ou, ce qui revient au même, ceux qui le faisaient mouvoir ont-ils pu se plier au régime des chartes flanquées de comptes bien apurés ?

Napoléon était entouré d'un prestige qu'il ne tenait que de lui-même. Si jamais roi put se passer aisément de toute grandeur empruntée, ce fut celui là. Quel sceptre valut jamais cette resplendissante épée ? Et combien de marquis aurait-il fallu pour faire un caporal décoré par l'empereur sur le champ de bataille d'Austerlitz ? Eh bien, ce que les rois veulent, Napoléon n'a pu s'empêcher de le vouloir, tout Napoléon qu'il était, et il est descendu à ne pouvoir se passer de pages.

Charles X savait bien, j'imagine, pourquoi Louis XVI était mort sur un échafaud. En a- t-il moins tenté de rétablir, et avec une ardeur poussée jusqu'au délire, ce qui fait qu'aujourd'hui une place est vide dans les caveaux de Saint Denis ?

Comme Louis XVI, comme Napoléon, comme Charles X, Louis-Philippe a subi la fatale influence du principe monarchique. De là les habits de cour exigés, les titres de baron et de marquis remis en honneur ; de là le parti pris défaire, aux frais du public, apanager les princes et doter les princesses, parti pris si digne de remarque chez un prince qui, à l'instar de Guillaume III d'Angleterre, semblait devoir se faire nommer premier maître de la communauté des épiciers.

Mais les situations ont leur logique, et ce n'est pas la faute de Louis-Philippe si le métier de roi est devenu tellement difficile, que Louis XIV lui-même aurait fort à faire aujourd'hui pour s'en acquitter à souhait.

Comme il savait bien, celui-là, faire tourner au profit du trône toute cette misérable et énorme puissance delà bêtise humaine ! Comme il savait bien piquer au jeu les petits intérêts, les petites vanités, les petites superstitions des hommes ! Non, il ne serait jamais arrivé à ce prodigieux ascendant qu'il exerça autour de lui, s'il s'était borné à remporter des victoires par Turenne et Villars, à bâtir des places fortes par Vauban ou des palais par Mansard, à administrer par Colbert, à immortaliser son siècle par tant d'hommes éloquents et d'illustres poètes. Louis XIV fut un grand roi, parce qu'il fut admirablement ménager de la force que renferme le prestige. Il fut un grand roi, et ceci n'est ni une plaisanterie ni un paradoxe, parce qu'il ne montra jamais, pas même en se couchant, sa tête royale sans perruque. L'art de régner, c'est l'art de rendre certaines puérilités importantes. Eh bien, cet art-là est aujourd'hui impossible. Sous Louis-Philippe, les indiscrets voulurent voir quelque chose de bien plus naturellement mystérieux, ma foi ! que la tête dépouillée de Louis XIV : ils voulurent voir la jarretière de la duchesse d'Orléans et on la leur montra !

Heureux Louis XIV ! Il n'avait pas à dépendre, lui, en matière d'argent, d'une assemblée avare, morose et grondeuse. Quand ses coffres étaient absolument vides, il invitait un Rothschild de ce temps-là, Samuel Bernard, par exemple, à venir visiter Marly. Là, il faisait au bonhomme, avec une grâce aujourd'hui perdue, les honneurs de ce somptueux séjour, devenant, sans cesser d'être Louis XIV le cicérone de M. Samuel Bernard. La promenade finie, riche banquier, sans qu'il eût été le moins du monde question d'argent, courait en toute hâte à Paris chez Desmarets et lui disait : Quel charmant homme que le roi ! Combien vous faut-il ? Voici la clef de mon coffre : prenez.

Il n'en va plus de même aujourd'hui, que vous ensemble ? D'une part, la royauté a une puissance de séduction beaucoup moins grande ; de l'autre, le cœur des Samuel Bernard de notre époque est bien moins facile à toucher.

Parlons sérieusement. Le jour où l'on a mis face à face le principe électif et le principe héréditaire ; le jour où il a été irrévocablement décidé que les rois partageraient avec les assemblées le périlleux honneur de diriger les sociétés humaines, ce jour-là, une lutte ardente et fatale a commencé, lutte où la royauté devait perdre successivement son prestige, son éclat, sa force, tous ses appuis. En Angleterre même, où une aristocratie formidable était là pour couvrir le trône de son corps, cette lutte, on ne l'ignore pas, a présenté de terribles péripéties. La tête de Charles 1er, placée sur le billot d'où il avait laissé tomber celle de Strafford, le règne orageux de Charles il, la chute honteuse du dernier Stuart : tout cela ne proclame-t-il pas bien haut que là où l'unité n'est pas dans le pouvoir, les révolutions sont toujours aux portes de la société ? En France, que d'agitations, que de secousses mortelles, que de tempêtes, depuis l'inauguration de ce singulier dualisme ! Louis XVI espère pouvoir vivre en bonne intelligence avec l'assemblée législative. Vain espoir ! Le duel commence par des difficultés de préséance, et il finit au roulement des tambours. Napoléon, pour faire cesser les clameurs de la chambre des Cent-Jours, signe en frémissant l'acte additionnel : concession vaine ! La chambre des Cent-Jours craint un 18 brumaire, et donne raison à Waterloo. Charles X, en montant sur le trône, proteste de son respect pour le principe électif ; mais la force des choses le pousse à détruire ce principe rival, et le vieux roi tombe au bruit de la fusillade de 1830. De quoi a-t-il été question pendant les dix-sept ans du règne de Louis-Philippe ? De la lutte des deux prérogatives. Et qui ne sait comment cette lutte, renouvelée sous la République ou ce qui en fut l'ombre, s'est dénouée le 2 décembre 1851 ? On s'était avisé de donner deux têtes au corps social : est-il bien surprenant que la vie de ce corps ait été si incertaine et si tourmentée ? Ce qu'on appellerait un monstre en histoire naturelle, de quel nom l'appeler en politique ?

Encore si tout cela n'était que bizarre ! mais nous savons trop ce que cette bizarrerie nous coûte. Comment l'anarchie n'aurait-elle pas été dans la société lorsqu'elle était dans le pouvoir ? Comment l'industrie, le travail, auraient-ils pu se développer librement, exposés qu'ils étaient au contre-coup éternel des ministères qui tombent, des dotations qu'on refuse, des coalitions qui se forment dans les couloirs d'une chambre, ou des coups d'État qui se préparent dans les salons d'un château ? Osons donc enfin nous l'avouer : le gouvernement constitutionnel, avec ses pugilats étranges et ses perpétuels tiraillements, n'est bon qu'à conduire un peuple aux révolutions par une série de frivoles désordres. C'est un régime qui met continuellement un pays à la veille des coups de fusil, et qui, en attendant, le tue à coups d'épingle.

C'est ce que le règne de Louis-Philippe a bien prouvé !

Que si maintenant on recherche quelle fut, sous ce règne, la vie de la société, en la contemplant, non plus à la surface des choses, mais dans leurs plus intimes profondeurs, on trouvera des désirs vagues et puissants, d'activés aspirations vers l'inconnu, la poursuite de l'égalité sous tous ses aspects, une prodigieuse fermentation d'idées ayant pour but l'amélioration, soit morale, soit physique, du sort du peuple. C'était un nouveau dix-huitième siècle qu'avait produit en France le développement de l'esprit humain. Mais, ici, la guerre aux prêtres était remplacée parla guerre au despotisme de l'argent ; c'était de l'affranchissement des prolétaires qu'il s'agissait cette fois, non plus de l'émancipation de la classe bourgeoise, et l'économie sociale venait occuper le poste laissé vacant par la philosophie. Or, qui le croirait ? Cet immense mouvement qui, en 1848, fit explosion sous le nom de SOCIALISME et qui assigne au dix-neuvième siècle dans l'histoire une place si caractéristique et si haute, Louis-Philippe ne le soupçonna même pas. Jamais prince ne fut plus complètement étranger aux préoccupations brûlantes dont la suppression de la misère est l'objet. Il a été constaté, dit Daniel Stern dans son Histoire de la Révolution de février, que, de 1830 à 1848, tout l'effort du gouvernement pour résoudre les questions d'amélioration sociale s'est borné à trois circulaires relatives au paupérisme, adressées par le ministre de l'intérieur aux préfets et restées dans les cartons de l'administration.

La vérité est que ni Louis-Philippe, ni ses ministres, ni tes familiers, ni les meneurs des chambres ne s'aperçurent qu'au dessous de leur monde à eux, monde égoïste et vain que troublaient de stériles batailles, il s'en formait un autre dont des symptômes, heureux et sombres tour à tour, annonçaient l'enfantement. De ces deux sociétés, trop distinctes, hélas ! celle-là bruyante, emportée vers la spéculation, dévorée de la passion du gain, ne rêvant qu'affaires et s'appuyant sur des usuriers et des gendarmes : celle-ci douée d'une force souterraine, tout entière à l'audace, encore silencieuse, de ses pensées, se recrutant dans les ateliers par des livres, préparant son avènement par des méditations profondes : de ces deux sociétés superposées l'une à l'autre, Louis-Philippe ne servit que la première : la seconde... il ne la connut pas !

C'est parce qu'il représenta la première quand elle était à l'apogée de son pouvoir, que son règne a duré dix-sept ans ; c'est parce qu'il ignora la seconde, quand déjà était venu le moment de compter avec elle, qu'il est tombé.

J'ai écrit, en parlant de Charles X :

Dans la matinée du 4 novembre 1836, jour de la Saint-Charles, il avait éprouvé durant la messe un saisissement de froid : il ne put assister au dîner, suivant ce qu'a raconté un des compagnons de son exil, M. de Montbel ; et, lorsque, le soir, il entra dans le salon où se trouvaient, avec quelques courtisans de leur infortune, les membres de sa famille, son aspect leur fut un sujet d'épouvante. Ses traits étaient contractés d'une manière étrange, sa voix avait une lugubre sonorité ; en quelques heures, il avait vieilli de plusieurs années, et l'on ne pouvait déjà plus douter que la mort ne fût avec lui. Dans la nuit, la crise se déclara. Les docteurs Bougon et Marcolini furent appelés, et le Cardinal de Latil vint donner l'extrême-onction au roi mourant. La messe fut ensuite célébrée près de son lit. Accablé par le choléra, Charles X priait encore. L'évêque d'Hermopolis étant venu le consoler et l'encourager dans ses heures d'angoisse, il se montra calme, résigné au départ, et s'entretint sans trouble des choses de l'éternité. Quelques instants après, on lui amena, pour qu'il les bénît, le duc de Bordeaux et sa sœur. Alors, étendant sur leurs têtes ses mains tremblantes : Que Dieu vous protège, mes enfants ! dit-il. Marchez dans les voies de la justice.... Ne m'oubliez pas... Priez quelquefois pour moi. Dans la nuit du 5 novembre, il tomba dans un anéantissement profond. Il n'appartenait plus au monde extérieur que par un léger mouvement des lèvres. On commença de réciter autour de lui les prières des agonisants. Enfin, le 6 novembre 1836, à une heure et quart du matin, sur un signe du docteur Bougon, chacun se mit à genoux, des gémissements étouffés se firent entendre, et le Dauphin s'avança pour fermer les yeux de son père. Le 11, les portes du Grafenberg s'ouvraient pour les funérailles. Le char, entouré de serviteurs tenant des torches, était précédé par le prince-archevêque de Goritz. Les ducs d'Angoulême et de Bordeaux suivaient, vêtus de manteaux noirs, l'un sous le titre de comte de Marnes, l'autre sous celui de comté de Chambord ; et, parmi beaucoup d'étrangers, quelques Français. Des pauvres marchaient en avant avec des flambeaux. Le corps fut porté au couvent des Franciscains, situé sur une hauteur à peu de distance de là ville. Ce fut là, dans un sépulcre vulgaire, à la lueur d'une lampe près de s'éteindre, que les amis du monarque furent admis à contempler pour la dernier® fois sa figure, blanche et grave sous le suaire. Le corps avait été d'abord déposé dans une bière provisoire : il en fut retiré pour être couché dans un cercueil de plomb, qui reçut l'inscription suivante :

CI-GIT

TRÈS-HAUT, TRÈS-PUISSANT ET TRÈS-EXCELLENT PRINCE

CHARLES Xe DU NOM

PAR LA GRACE DE DIEU ROI DE FRANCE ET DE NAVARRE

MORT A GORITZ, LE 6 NOVEMBRE 1836

ÂGÉ DE 79 ANS ET 28 JOURS

 

Toutes les maisons régnantes de l'Europe prirent le deuil d'étiquette, une seule exceptée : la maison d'Orléans.

Telle fut la fin de Charles X, de ce prince si diversement éprouvé. En songeant de quelle source étaient venues ses fautes et à quelle expiation Dieu l'avait condamné, les âmes généreuses s'abstinrent de rappeler combien funeste avait été son royal passage à travers la France. Dans l'humiliation de ses cheveux blancs, dans les misères de sa vieillesse en peine d'un abri tranquille, dans ce qu'avaient eu de morne et de poignant ses adieux à la terre, quelques-uns ne virent que les suites naturelles de la victoire remportée par la Révolution sur les rois ; et ceux-là mêmes furent touchés d'une si grande infortune.

Pourtant, qu'est-ce que cela en comparaison de la longue agonie des peuples, perpétuée de siècle en siècle ? Et quels autres trésors de compassion l'histoire ne devrait-elle pas amasser pour ce qu'il faut de pleurs aux querelles où l'on se dispute un trône, et pour tant de nations broyées sous les roues des rois qui viennent ou des rois qui s'en vont, et pour tant de races incessamment sacrifiées à un petit nombre d'hommes, à leurs débats personnels, à leurs caprices, à leurs cruels plaisirs, à leur orgueil qui ne connaît point la pitié ! Après tout, l'émotion passée, il faut que la leçon reste. Et c'est une puissante, une mélancolique démonstration du déclin des monarchies, que la série des tragiques vicissitudes qui ont rempli soixante ans : la prison du Temple et Louis XVI sur un échafaud : la mort de Louis XVII, étrange, inexpliquée ; tous ces fils, frères ou neveux de rois, courant effarés sur les chemins de l'Europe et allant mendier à la porte des républiques ; les Cosaques venant renverser l'Empire sur des chevaux marqués aux flancs de l'N impériale ; l'île d'Elbe, Sainte-Hélène ; le fils de la duchesse de Berri élevé dans l'exil ; le fils de Napoléon enseveli par des mains autrichiennes ; Louis-Bonaparte voguant vers l'Amérique sous le poids d'une défaite ; et, au fond d'une contrée lointaine, dans je ne sais quelle église sans nom, le Requiem chanté autour du cercueil de Charles X par des moines étrangers.

 

Or, ces lignes, j'ai eu occasion de les retracer, depuis, au bruit des cloches qui sonnaient les funérailles de Louis-Philippe, ses funérailles dans l'exil !

 

 

 



[1] A Year of Revolution in Paris, t, I, p. 183.