LE DRAME DU VÉSUVE

ÉTUDES COMPLÉMENTAIRES

VII. — LE COMMERCE D'APRÈS LES PEINTURES.

 

 

On a pu rechercher successivement sur les bas-reliefs, sur les pierres gravées, sur les vases peints, la représentation, très incomplète du reste, c'est-à-dire très simplifiée, de certaines industries de l'antiquité. Le petit nombre des figures ou l'exigüité du cadre ne permettaient que des indications sommaires plus propres à exciter la curiosité des modernes qu'à les instruire. La peinture, au contraire, peut retracer des scènes, embrasser une opération dans son ensemble, en faire sentir tous les détails. Il semblait donc que les murs de Pompéi, couverts de peinture décorative, devaient nous offrir en abondance des sujets tirés des habitudes, de la vie, du commerce, de l'activité familière d'une cité. Malheureusement les peintres qui .ont décoré Pompéi et Herculanum sont restés fidèles aux traditions, ils ont emprunté leurs idées à la mythologie, leurs modèles à la Grèce, et reproduit sans cesse la légende d'Actéon, de Thésée, d'Europe, de Persée, de Narcisse, d'Hermaphrodite, etc., de sorte que les découvertes récentes ajoutent bien peu, dans ce genre, à ce que nous savions déjà.

Quand les écoles grecques inclinèrent vers la décadence, le besoin de nouveauté porta cependant plusieurs artistes vers la peinture que les modernes appellent la peinture de genre[1]. On se moquait d'eux ; on les appelait peintres de bagatelles et peintres de haillons[2] ; mais leurs œuvres étaient recherchées. Piréicus se fit un nom par ses boutiques de barbiers, de tailleurs ; Antiphilus peignit un esclave soufflant le feu et une fabrique de laine ; Philiscus, un atelier de peintre ; Simus, l'usine d'un foulon. Il était donc naturel de supposer que les décorateurs de Pompéi auraient imité aussi un genre qui s'accommodait si bien à l'ornement des petites maisons et surtout des boutiques de Pompéi. Il n'en est rien, car ce n'est que par exception qu'on a pu recueillir à Pompéi des représentations de la vie réelle. C'est un regret pour nous, qui trouverions dans l'abandon pittoresque des anciens des renseignements plus précieux que dans la reproduction perpétuelle des dieux, des héros et des nymphes.

M. Otto Jahn, sitôt enlevé à la science, a réuni et décrit, dans un mémoire de cinquante pages, lu d'abord à l'Académie de Dresde[3], tout ce que nous possédons dans ce genre. Le document le plus important est une série de petits tableaux qui nous font voir les citoyens d'une ville trafiquant ou travaillant en plein forum, je veux dire en plein marché. Il y a plus d'un siècle (le 25 mai 1755) que ces peintures ont été découvertes et publiées par l'Académie d'Herculanum, sans qu'elles aient obtenu l'attention qu'elles méritent. Elles sont, en effet, exécutées d'une main si rapide, si négligente, que, même dans le musée de Naples, où elles sont aujourd'hui, elles arrêtent à peine le regard du visiteur ; toutefois, à travers ce barbouillage, il faut démêler tout-ce qu'il y a de vif, de réel, de spirituel.

On reconnait d'abord l'architecture d'un forum ; on pense même-au forum de Pompéi, malgré la différence des chapiteaux qui sont corinthiens, tandis que ceux du forum de Pompéi sont doriques. L'artiste a pu évidemment varier les détails selon sa fantaisie, changer les chapiteaux, ajouter des guirlandes de feuillage ; mais les-piédestaux placés en avant des colonnes, les statues équestres, le second étage de colonnes superposé au premier portique, les maisons en perspective, d'autres particularités qui rappellent Pompéi, notamment la situation de l'école ouvrant sur le forum, donnent quelque vraisemblance à cette supposition.

La première scène nous montre deux marchands d'étoffes. L'un fait tâter le moelleux d'un tissu violet à deux acheteuses assises sur un banc et derrière lesquelles une esclave se tient debout ; l'autre écoute les plaintes d'une femme, accompagnée de son amie ; il lui prouve sans doute que le manteau, échancré par le cou, qu'elle lui a acheté la veille, est 'excellent et lui sied mieux qu'elle ne le croit.

Plus loin, un cordonnier essaie des chaussures à un personnage coiffé d'une barrette, qui rappelle singulièrement un personnage de la renaissance. Le cordonnier est agenouillé devant son client ; dans le fond, des chaussures sont suspendues au mur, et un autre cordonnier semble appeler les passants ou les arrêter en leur vantant sa marchandise.

Un autre tableau représente un cordonnier pour femmes et pour enfants. L'honorable commerçant est debout ; après avoir pris mesure avec une baguette, il apporte un brodequin à quatre Pompéiennes assises, dont l'une tient un petit enfant sur ses genoux. Deux sont vêtues à la grecque ; les deux autres, peut-être leurs esclaves, ont une tunique collante, comme la Minerve trouvée à Olympie, vieux costume des Osques, emprunté aux Doriens. De petites paires de souliers sont figurées çà et là sur le fond, avec une négligence qui ne permet de chercher aucun détail de fabrication. La composition de cette petite scène est Charmante, l'exécution atroce et mérite à peine le nom d'ébauche.

La chaussure est si exactement interprétée par la sculpture antique, qu'il n'est point besoin de la décrire. Une autre peinture de Pompéi nous montre deux petits génies exerçant le métier de cordonnier[4]. L'un tient une forme, l'autre prépare le cuir qu'ils doivent adapter sur la forme. Sur une planche, soutenue par deux consoles de bois semblables à celles que l'on fabrique encore aujourd'hui, et dans une armoire dont les deux battants sont ouverts, on voit des brodequins, disposés par paires ; ils sont faits de manière à couvrir la cheville, sans être lacés, par l'étranglement même de leur forme. Un petit vase et un bassin contiennent la couleur qui sert à lustrer le cuir.

Du reste, des chaussures véritables ont été trouvées dans des tombeaux romains, en Angleterre, en Hollande, en Allemagne, elles sont en veau ou en cuir couleur de pourpre, comme les babouches des Orientaux, les unes travaillées avec soin, d'autres garnies de clous[5]. Je reviens au marché et au peintre de Pompéi. A côté du cordonnier, il a représenté un vieux marchand, à la tête chauve, assis auprès d'une table : cette table est couverte d'instruments et de petits objets qui ressemblent à ce que nous appelons de la quincaillerie. Des esclaves, portant au bras des paniers, ont l'air de marchander. Dans le fond du tableau, des citoyens, adossés aux colonnes de portique, regardent, causent, réfléchissent. Si les objets vendus par le quincaillier, pinces, ciseaux, épingles à cheveux, fibules, ne sont pas très clairement indiqués, il n'en est pas de même des vases que vend le chaudronnier, son voisin. On reconnaît les vases de cuivre qui remplissent le musée de Naples et que les fouilles découvrent dans toutes les maisons de Pompéi. Ces vases sont posés à terre, sur la place publique : le marchand en prend un et le frappe avec une baguette pour montrer à un acheteur, qui tient par la main un enfant, combien le métal est sonore, bien battu, exempt de fissure. Les Arabes ne s'y prennent point autrement pour acheter ou vendre leurs vases de métal, qui ressemblent encore singulièrement aux vases antiques et par leur forme et par leur destination.

C'est encore en Orient que nous reportent le boulanger, assis à la turque sur son comptoir, et le marchand de boissons chaudes, dont la marmite bout en plein air sur un brazero, tandis qu'il y plonge le vase qu'un acheteur prend avec précaution au bout d'une longue pince. Les peintures de Pompéi et d'Herculanum ont plusieurs fois reproduit le sujet du boulanger avec ses variantes : la plus intéressante est celle qui nous fait voir le marchand assis, comme je le disais tout à l'heure, au milieu de tous ses pains[6]. Les pains sont ronds, divisés par dix rayons en dix côtés qui se séparent aisément sous la main : tels sont encore exactement aujourd'hui les pains qu'on fait à Naples et dans le sud de l'Italie. M. Fiorelli a trouvé dans un four de Pompéi, il y a quelques années, quatre-vingts pains carbonisés qui ne diffèrent en rien de ceux que je viens de décrire.

Enfin, pour compléter ce tableau marché, l'artiste n'a oublié ni le mulet récalcitrant chargé d'un bât qui semble fait d'hier, ni le chariot à roues pleines, taillées dans un morceau massif, comme, les : roues des chariots qu'on voit encore en Troade et dans l'Asie-Mineure[7]. Ici sont arrêtés les badauds, qui lisent l'album où sont peints les actes publics et les édits ; là se rassemblent, pour entrer dans les thermes, les baigneurs tenant à la main l'alabastron, le petit vase qui contient l'huile parfumée dont ils se feront frotter le corps ; plus loin un maître d'école donne sa leçon, et tandis que ses élèves dociles sont assis, leur ardoise sur leurs genoux, il administre le fouet à un paresseux que deux camarades tiennent par les mains et par les pieds. Au même ordre d'idées se rattache un jeune homme dessinant une statue du forum et faisant consciencieusement ses études d'après la bosse. Enfin, le peintre n'a oublié ni les polissons qui se lutinent autour d'une colonne, ni l'aveugle à la longue barbe conduit par son chien et recevant l'aumône d'une femme qui sort avec son esclave.

Des peintures de plus grande dimension et mieux exécutées, ont été découvertes en 1826, dans la maison d'un foulon, ouvrant, d'un côté sur la rue de Mercure, de l'autre, sur une rue qui a pris son nom (Fullonica). Dans l'atrium, un pilier, couvert de peintures, s'élevait auprès d'une petite fontaine. Ce pilier a été enlevé et placé au musée de Naples ; il a été décrit plus d'une fois. Au premier plan, une femme assise remet une étoffe à une petite esclave. Un ouvrier, dont la tunique est serrée et comme nouée autour du corps, les regarde, tout en cardant vigoureusement un manteau blanc, bordé de pourpre, suspendu à une tringle. Un autre ouvrier apporte une cage d'osier sur laquelle l'étoffe sera étendue ; il tient à la main le vase où du soufre jeté sur les charbons ardents dégagera une fumée propre à blanchir le manteau. C'est le procédé qu'emploient encore les modernes. Sur une autre face du pilier, des niches cintrées contiennent de grandes cuves où trempent des étoffes qu'on lave. Des esclaves, les pieds dans la cuve, piétinent sur ces étoffes, de même que les femmes arabes lavent leur linge en le piétinant sur les rochers d'un torrent ; c'était ce que les anciens appelaient la danse du foulon (saltus fullonicus)[8]. L'artiste a peint avec le même soin la presse, avec ses deux montants, ses deux énormes vis, qu'on tournait à l'aide de poignées pour aplatir l'étoffe sous les planelles qui leur donnaient l'apprêt nécessaire. Enfin, le séchoir est figuré par de longues tringles suspendues au plafond par des câbles. Des linges y sont étendus ; un esclave remet à une jeune femme une étoffe dépliée, tandis que la femme du foulon en prend note sur ses tablettes.

J'ai visité avec une curiosité particulière la maison de Pompéi où ces peintures avaient été recueillies. J'y ai compté dans une cour vingt-deux bassins construits en maçonnerie, à dés niveaux différents, de façon que l'eau pût passer de l'un dans l'autre. Par devant, des bancs devaient recevoir les étoffes. A l'autre extrémité de la cour, sept cuves plus petites servaient à fouler. La chambre de dépôt, avec les traces des rayons, c'est-à-dire des planches apposées en guise de rayons, où les fourneaux, le séchoir sont encore reconnaissables. Dans d'autres ateliers de foulon, j'ai vu des feuilles de plomb très épaisses revêtant l'intérieur des cuves construites en ciment[9]. Quelquefois aussi on trouve des jarres pleines d'une terre grasse, qui doit être cette terre de cimole (craie marneuse) dont parle Pline, et qui contribuait à blanchir les étoffes autant que les fumigations de soufre ou l'urine recueillie dans des vases placés, à cet effet, au coin des rues[10].

Les menuisiers figurent aussi parmi les sujets traités par les décorateurs de Pompéi. On les voit célébrant les fêtes de Dédale : Dédale était alors leur patron, comme saint Joseph est leur patron aujourd'hui. Quatre hommes élancés, vigoureux, en tunique, les jambes nues, portent en procession sur des planches une petite chapelle en roseau, ornée de fleurs, de festons et de petits vases de toute sorte, coupes, lécythes, œnochoés, etc. Dans le premier compartiment est une statuette de Dédale, pensif, un doigt sur la bouche, contemplant le cadavre de Talos, son neveu, qu'il a tué en lui .enfonçant un clou dans la tête. Sur le deuxième compartiment, deux statuettes de scieurs de long, qui scient ; derrière eux un enfant qui rabote ; l'invention de la scie et du rabot était attribuée à Dédale.

Une peinture de plus petite dimension nous montre deux petits génies ailés, personnification du travail et de l'industrie du menuisier. L'un est assis à terre, l'autre debout, et ils s'appliquent d'un commun effort à équarrir avec une scie, un panneau de bois assujetti sur l'établi. Du reste l'établi, la scie, le maillet, le fer courbé ou valet qui assujettit la planche sur l'établi, tout est tellement semblable aux instruments et au matériel de nos jours, qu'on est humilié de reconnaître combien les modernes ont peu inventé dans ce genre d'industrie.

De même que les Grecs et les Romains avaient attaché à chaque divinité des génies qui portaient leurs attributs ou leurs armes, de même ils ont personnifié par des génies ailés diverses branches du travail et divers métiers.

Nous avons déjà cité les génies cordonniers, menuisiers ; d'autres peintures de Pompéi nous font voir les génies du moulin, les génies du pressoir. Lorsqu'on songe aux horreurs d'un pistrinum, c'est-à-dire du lieu où le blé était réduit en farine, puis en pâte, avant de passer au four, lorsqu'on se figure les malheureux esclaves tournant la meule sous le fouet, les yeux bandés ou les yeux perdus de fumée, ruisselant de sueur à la clarté d'une lampe, travaillant la nuit, les entraves aux pieds, on admire comment la mythologie et l'art ont pu déguiser tant de misères sous tant de charmes. La scène inventée par l'artiste est le moment du repos. Ce ne sont plus des esclaves, ce sont de jolis petits ânes qui ont tourné la vaste meule ; les génies viennent de les dételer, ils les caressent, ils leur passent au cou des guirlandes de feuillage pour écarter les mouches ; eux-mêmes, étendus sur l'herbe, prennent leur repas, se divertissent, jusqu'à ce que l'heure de retourner au travail soit arrivée. Éros et Psyché les regardent et semblent tirer de ce spectacle des réflexions philosophiques.

La scène du pressoir offre quelques détails qui ne sont pas sans intérêt. Entre d'énormes poteaux dressés en terre, sont assujettis des rangs de madriers, séparés par des planches horizontales très épaisses. Ces madriers pèsent sur une corbeille pleine de raisins ; le jus s'échappe à flots, tombe dans un large conduit en métal et de là dans une cuve. Deux génies ailés enfoncent des coins pour augmenter la pression : un troisième, armé d'un pilon, écrase des raisins dans un vase placé sur un fourneau. Prépare-t-il du vin cuit ? ou n'écrase-t-il le raisin et ne le fait-il chauffer que pour obtenir une fermentation plus rapide ? Voilà ce que je ne saurais dire : peut-être fabrique-t-il simplement du raisiné.

L'industrie la plus flatteuse, et le plus souvent choisie par les artistes de Pompéi est celle des fleurs. Le goût des fleurs et l'art de les mêler aux cérémonies, aux fêtes religieuses ou domestiques, aux festins, avaient appartenu par excellence à la Grèce. Le nom d'Athènes, selon la naïve étymologie des paysans de l'Attique, viendrait de άνθος, fleur. L'Attique, en effet, malgré son aridité apparente, a une flore très riche, que la nature renouvelle à chaque saison, aussi généreusement que dans les montagnes verdoyantes et les vallées fertiles de la Grèce ou de l'Asie-Mineure.

Dès le mois de février, les anémones aux couleurs variées, les narcisses aux grappes odorantes, les cyclamens serrés dans les fentes ides rochers commencent à fleurir. Le printemps finit quand le nôtre commence et une autre série de fleurs plus robustes résiste mieux à la sécheresse et au soleil. Les orchidées, les bruyères blanches, les iris, les pensées couvrent les montagnes, les asphodèles et les ornithogales tapissent les plaines. Plus tard, les lauriers roses qui remplissent les ravins et les torrents, les agnus-castus, les myrtes, le romarin, le thym et d'autres plantes aromatiques bravent les ardeurs de l'été : les baigneurs du mois d'août trouvent la plage de Phalère toute blanche de les sauvages qui s'épanouissent au milieu du sable et des coquillages rejetés par la mer. Il faut avoir vécu longtemps en Grèce et en intimité constante avec la nature, pour comprendre le charme de cette flore que les Grecs avaient divinisée et dont ils s'enivraient. J'omets tout ce que la main des hommes avait apporté des pays lointains, cultivé, répandu dans les jardins ; j'omets ces branchages poétiques qui contribuaient, autant que les fleurs, à décorer les temples, les colonnades, les maisons, le front des vainqueurs ou des convives.

On conçoit l'importance du commerce des fleurs avec de tels goûts : les Italiens et les Osques de Pompéi avaient pris aux Grecs ces habitudes et cette passion. Rien n'est plus gracieux que les peintures retraçant les travaux des petits génies qui figurent le commerce des fleurs[11]. La grande table, couverte de feuilles et de fleurs, les corbeilles qu'ils apportent, qu'ils vident, qu'ils emplissent, les guirlandes suspendues à des traverses qui touchent le plafond, les bandelettes autour desquelles s'ajustent les tresses, tout nous rappelle Glycère, la belle bouquetière de Sicyone qu'aimait le peintre Pausias, dont Pausias copiait les œuvres tant elle savait habilement distribuer les nuances et composer ses bouquets. Les plus spirituelles représentations, dans ce genre, se trouvent dans quatre compartiments décoratifs d'une chambre sépulcrale que Santi Bartoli a dessinés. Des enfants cueillent des fleurs, remplissent leurs corbeilles, les portent sur leurs épaules, attachées en équilibre sur un bâton. On remarquera surtout le petit marchand qui se promène tout nu, portant, comme au bout d'une ligne, cette série de guirlandes suspendues qui rappellent les cordes d'une harpe. Nos marchands de lacets ambulants n'ont point un autre système de suspension.

Enfin les peintres anciens, après avoir représenté diverses industries, devaient représenter aussi les détails de leur art : c'est ce qui nous touche le plus. Jahn[12] a réuni sur la même planche les monuments figurés qui ont trait à ce sujet. M. Leemans l'avait fait avant lui[13].

Le plus joli tableau est de Pompéi. La scène est un jardin : à travers un portique orné de guirlandes de lauriers et d'un bucrane, on voit en perspective un vase sur un piédestal- et une statue, qui indiquent fort sommairement les distances : quelques tiges de plantes à droite du portique ; à l'un des pilastres, est accroché un tableau avec son châssis composé de quatre bâtons cloués aux quatre angles. Au premier plan est assise une jeune femme, vêtue d'une longue tunique jaune et d'un manteau violet. Elle regarde un Hermès de Bacchus à longue barbe, qu'elle copie : sa main gauche tient une palette, sa main droite prend un pinceau dans la boîte à couleurs qui est ouverte et posée sur un tronçon de colonne ; à ses pieds un enfant tient le tableau qui l'occupe : ce tableau est encadré (j'allais dire tendu) dans son châssis ; on distingue une figure isolée qui doit être la copie de l'Hermès. Dans le fond, adossées au pilastre du portique, deux jeunes femmes contemplent attentivement l'artiste. L'une, la tête enveloppée d'un voile rouge, tient un éventail en forme de feuille ; l'autre, un doigt sur les lèvres, semble recommander le silence à son amie, pour ne pas interrompre ce beau travail.

Une composition du même genre, mais plus simple, a été trouvée encore à Pompéi, en 1846[14]. C'est encore une femme qui peins, assistée de deux femmes qui la regardent. La plupart des archéologues ont pensé avec raison que cette femme était la célèbre Iaia de Cyzique, dont parle Pline[15], et que Varron avait connue dans sa jeunesse. Elle avait travaillé à Rome et à Naples. A Rome, elle avait peint sur ivoire, à l'encaustique, des portraits de femme ; elle en avait peint aussi à la détrempe. A Naples, elle avait fait une vieille femme de grande dimension, et son propre portrait vu dans le miroir. Par la rapidité et l'adresse, elle surpassait les peintres les plus célèbres de son temps, Sopolis et Dionysius. On conçoit donc que sa mémoire fùt demeurée chère aux habitants du golfe de Naples et aux Pompéiens.

Puisque nous venons de prononcer le nom de Varron, il est bon de rappeler un bas-relief qu'Otto Jahn a également reproduit[16] d'après Santi Bartoli, qui l'avait vu entre les mains de Monsignor Ciampinis[17]. Une femme voilée, personnification de la peinture elle-même, serre la main d'un homme qui tient un rouleau. Elle lui présente un pinceau et lui adresse les paroles qui sont gravées sur le champ du bas-relief, FAXIS VARRO, comme pour exhorter Varron à enrichir de portraits, ainsi qu'il l'a enrichi, en effet, son livre sur les hommes illustres. Quatremère de Quincy et Raoul Rochette[18] ont cru que ce sujet rappelait encore Iaia.

Quoi qu'il en soit, nous remarquerons ici, au point de vue de la technique, que le pinceau présenté à Varron est semblable à nos pinceaux modernes ; il est composé de poils liés par un fil serré dont on peut compter les tours. De même le chevalet qui est dressé à gauche et supporte un portrait dans son cadre, est semblable à nos chevalets modernes. Il a ses trois pieds : des trous percés sur les montants, de distance en distance, se correspondent de manière à ce que le tableau puisse être haussé ou baissé à volonté.

On remarque un chevalet du même genre et de plus le pliant si simple dont se servent les peintres et qu'ils appellent un pinchard, dans une miniature du monument de Dioscoride, qui est à Vienne[19]. Le peintre qui copie pour Dioscoride la mandragore dont les racines se divisent comme quatre membres du corps humain, a même la chevelure hérissée de certains artistes modernes, qui pensent nous rendre ainsi plus sensible le génie qui travaille leur cerveau, au dehors comme au dedans. De plus, la feuille de parchemin sur laquelle il faut peindre est fixée sur la planche du chevalet par des viroles de cuivre qui ressemblent tout à fait aux viroles aplaties que les artistes nomment pour cette raison des punaises.

C'est ainsi que, malgré la différence des temps et des procédés, on constate avec surprise que les modernes sont peu inventifs, en fait d'ustensiles, ou plutôt que les anciens avaient inventé déjà tout ce qui était nécessaire, rationnel, accommodé aux besoins matériels de l'art. En 1847, on a trouvé en Vendée, à Saint-Médard-des-Prés, les restes d'une villa décorée de peintures très soignées et un tombeau. Autour d'un squelette de femme étaient rangés quatre-vingts vases de verre, qui contenaient encore des restes de couleurs ; dans un coin de la tombe étaient des débris d'une boite de bois à poignée de cuivre, semblable à nos boites de peintres. Il y avait dans cette boîte un vase de cristal de roche, un manche de couteau en bois de cèdre, un mortier d'albâtre pour broyer et délayer les couleurs, un pilon en forme de pouce, des couteaux à palette, etc. Une autre boîte en bronze était destinée aux couleurs. Je renvoie à la publication de M. Filhon, pour les détails de cette intéressante découverte ; de même que je crois inutile de reproduire les descriptions antérieures des archéologues sur deux caricatures célèbres de Pompéi, qui représentent l'atelier d'un peintre, avec le modèle, le chevalet, le broyeur de couleurs, l'élève qui travaille sur ses genoux. On a vu ces spirituelles pochades reproduites dans la plupart des ouvrages qui ont traité de Pompéi.

Je voudrais ajouter aux renseignements sur l'industrie et le commerce tirés des peintures antiques, ceux que m'a fournis l'étude des boutiques mêmes de Pompéi. Ce complément me parait utile et fera l'objet d'un dernier chapitre.

 

 

 



[1] Voyez, sur la peinture de genre, le mémoire de N. Gebhardt, ancien membre de l'école d'Athènes.

[2] Ρωόγραφοι, ρυπαρόγραφοι.

[3] Ueber Darstellungen des Handwerks und Handelverkehrs auf antiken Wandgenwwälden, Leipzig, 1868, grand in-8° avec 6 planches.

[4] Otto Jahn, pl. III, fig. 5. Antichita di Ercolano, I, 35, p. 185 ; Overbeck, Pompéi, II, p. 199 ; Otto Jahn, pl. VI, fig. 1.

[5] Jannsen, Musée de Leyde, p. 154, pl. II, III et IV.

[6] Otto Jahn, pl. III, fig. 2.

[7] D'autres chariots, plus élégants, portant une immense outre en peau de bœuf pleine d'huile ou de vin que le marchand débite au passage, sont le sujet de deux tableaux (pl. V, fig. 1 et 2).

[8] Sénèque, Epist. XV.

[9] Dans la Fullonica voisine de la maison de Siricus.

[10] Pline, XXVIII, 18.

[11] On peut comparer aux peintures les sarcophages romains où sont sculptées des scènes du même genre. (Gori, Inscr. Etrur., III, 9, et Columb., p. XI, vignette).

[12] Planche V, fig. 5 à 11.

[13] Mededeeling omtrent de Schilderkunst der Ouden, Amsterdam, 1850.

[14] Bullet. Napolit., V, p. 12.

[15] XXXV, 135.

[16] Planche V, fig. 8.

[17] Sepolcri antichi, Roma, 1697.

[18] Peintures antiques inédites, p. 339.

[19] Visconti, Iconogr. grecque, pl. XXX. — Benjamin Filhon, Description de la villa et du tombeau d'une femme artiste gallo-romaine, etc. Fontenay, 1849. Voyez sur ce sujet le mémoire de M. Chevreul, dans le recueil de l'Académie des sciences.