TITUS ET SA DYNASTIE

 

CONCLUSION.

 

 

Ainsi disparut la dynastie que Titus avait fondée avec tant d'efforts : elle expirait après vingt-sept ans de durée, dans des flots de sang ; son troisième représentant avait fait plus de mal que les tyrans les plus effrénés de la dynastie d'Auguste, qui, lui aussi, avait eu des monstres pour successeurs.

Pour apprécier Titus à sa valeur, on doit considérer quel bien durable il a produit ou quel progrès il a rêvé. Il a voulu fonder une dynastie, mais sans autre but. Or de quel droit impose-t-on aux hommes le joug d'une famille, c'est-à-dire les hasards redoutables de l'hérédité, si cette famille n'apporte pas avec elle des garanties et des compensations ? D'un autre côté, quelle base stable peut espérer une dynastie, si elle ne représente pas un principe ? Or ni Titus ni son père n'ont eu le sentiment de ce devoir ou la prévision de ce danger. Vespasien a pris l'empire comme un bon fonctionnaire prend une province. Il a administré au jour le jour, rétabli l'ordre extérieur, la police, les finances, pratiqué avec modération les traditions impériales, amassé de l'or et laissé son fils fortifier lui-même sa succession. Simple pilote, il a radoubé le navire de son mieux, évité les récifs et tenu la mer, sans chercher une station sûre. Le pouvoir absolu ne perdait rien de sa violence ni de son venin ; le venin et la violence dormaient. Le seul refuge des Romains, c'était la perpétuité des vertus dans la famille Flavia.

Vespasien a pour excuse de n'avoir pas désiré la pourpre ; mais Titus, qui l'a poursuivie d'une ardeur effrénée, qu'a-t-il fait pour la mériter ? Il s'est créé un rôle et l'a bien joué, prenant pour modèle le fondateur même de l'empire : il n'a créé ni un système nouveau ni une seule institution. Égoïste sans scrupules, il a cru tous les moyens bons pour satisfaire son ambition. Il a frappé et caressé tour à tour les hommes, non pour les corriger ni pour les rendre heureux : il les frappait pour leur paraître fort, il les caressait pour les désarmer. Tant que son intérêt personnel le lui a permis, il a été cruel, impudent, rapace, calculant froidement ce qu'un crime lui apportait de puissance, ce que la débauche élégante lui donnait de prestige, ce que les vols lui procuraient de ressources ; il était abrité par la responsabilité d'un autre. Dès qu'il s'est trouvé seul responsable, il a flatté la multitude et s'est fait le serviteur de ses plaisirs. Une douceur égale pour tous, des libéralités sans distinction, un laisser-aller qui rassurait les méchants encore plus que les honnêtes gens, des distributions, des dépenses insensées, l'abandon des affaires, la licence et l'exemple de l'inaction, des fêtes perpétuelles qui semblent avoir absorbé le règne, étaient pour un peuple aussi corrompu que les Romains un nouvel aliment de corruption. L'inépuisable condescendance de l'empereur ressemblait à la faiblesse du père de famille qui passe tout à ses enfants pour s'en faire aimer.

On ne peut rien fonder sur la bonté. La bonté est un accident comme la méchanceté est une maladie : ni l'une ni l'antre ne sont héréditaires ; elles ne sont même pas constantes dans le même prince. C'est que rien n'est aussi précaire qu'une politique personnelle, aussi fragile que les bonnes intentions d'un souverain, si des institutions solides ne garantissent point ses sujets contre ses erreurs, ses défaillances, ses maladies. Une passion déçue ou un accès de fièvre suffisent pour altérer l'âme la mieux disposée ou pour altérer le cerveau. Aux causes permanentes qui dépravent les despotes s'ajoutent les infirmités de chaque individu, qui varient à l'infini et déjouent les prévisions. Si Titus avait eu pour son peuple une tendresse moins intéressée, il aurait eu plus de souci du lendemain. Il connaissait Domitien, il lisait dans cette âme énergique et troublée, il y devinait peut-être un tyran. Il n'a rien fait pour prémunir Rome contre sa tyrannie, poussant l'égoïsme, comme Auguste, jusqu'à sourire au successeur qui le devait faire mieux regretter, et ne comprenant pas que Domitien serait sa flagrante condamnation. Son gouvernement n'a été que le règne du bon plaisir ; sa race n'a rien apporté au monde, qu'un peu de clémence effacée aussitôt par de sanglantes fureurs. La famille Flavia a profité simplement du système fondé au profit de la famille Julia ; elle a usurpé une puissance malfaisante qui prétendait égaler celle des dieux, elle a conduit les hommes comme un troupeau. Le troupeau était décimé ; elle l'a laissé se refaire avant de le décimer à son tour. Titus a accablé ses sujets d'aumônes, de bains et de spectacles ; il ne leur a Inné ni une liberté réglée, ni des défenses légales, ni l'ombre d'une garantie pour l'avenir. Il n'a donc été qu'un aventurier sur le trône, son père qu'un parvenu, son frère qu'un usurpateur, parce qu'aucun d'eux n'a rien fondé ni rien tenté pour redresser et fortifier sa patrie. Ils ont vécu d'expédients, ils n'ont pas eu une seule idée politique, ils ont cherché uniquement leurs jouissances. Même lorsqu'un peuple est assez avili pour ne plus revendiquer ses droits, la justice agit sans lui et le venge : toute dynastie sans principes est morte, et la première tempête l'emportera comme la feuille séchée avant la saison.

 

FIN DE L'OUVRAGE.