TITUS ET SA DYNASTIE

 

VI. — LA MALADIE DE DOMITIEN.

 

 

Si Domitien avait eu vingt-deux ans, comme jadis Caligula, ou dix-sept ans comme Néron, s'il avait été le jouet de ses ministres, de ses maîtresses ou de la folie, on concevrait que son âme sans consistance et inexpérimentée eût fléchi sous le fardeau ; niais il avait trente et un ans en montant sur le trône, il avait été éprouvé par la pauvreté et les vicissitudes les plus opposées, il n'avait point de ministres, il aimait les femmes sans leur accorder de crédit, et, pendant quatre ans, il s'était redressé lui-même avec une vigueur qui devait rassurer sur sa maturité. Dans ces conditions, on ne devient un tyran à trente-cinq ans que par un accident, puisqu'on a échappé aux causes générales de corruption qui entourent le pouvoir absolu. Le cas de Domitien est, en effet, un cas assez rare ; l'amour de la gloire militaire l'a perdu, ses déceptions à la guerre l'ont exaspéré, la honte d'être vaincu en a fait un bourreau. Il convient de coordonner quelques faits pour rendre cette conclusion acceptable et peut-être pour la démontrer.

On sait que tout citoyen romain était né soldat, que les camps étaient sa grande école, et qu'il ne pouvait se consacrer aux fonctions civiles, au barreau et même à la poésie ou à la vie des champs, qu'après avoir fait la guerre et rempli les charges militaires. La plus grande honte sous la république était d'ignorer le métier des armes. Cette loi sociale s'était un peu affaiblie sous l'empire, comme toutes les lois ; mais il semblait qu'elle eût pris plus de force dès qu'il s'agissait des maîtres de Rome. Le mot d'imperator, qui voulait dire simplement général, était vide de sens ou prêtait à rire dès que celui qui le portait n'avait commandé aucune armée et n'avait jamais vu l'ennemi. Tout en fermant le temple de Janus, Auguste avait eu soin d'envoyer aux frontières, en les plaçant sous des chefs expérimentés, ses petits-fils, ses fils adoptifs et tous les princes de la famille impériale. Tibère, Drusus, Germanicus, s'étaient même acquis un grand renom par leurs exploits. Domitien, dont l'intelligence était vive et sérieuse, comprit si bien de quelle importance était l'éducation militaire pour un futur empereur, qu'il voulut dès sa plus tendre jeunesse susciter une guerre pour s'improviser général. Il avait envié le sort de son frère Titus, qui avait fait ses premières armes avec éclat sur le Rhin et contre les Bretons. Le retentissement de la guerre de Judée n'avait fait qu'accroître son dépit. Inactif à Rome, déshonoré, sans ressources, il attendait impatiemment une occasion de s'illustrer à son tour. Aussi, lorsqu'il eut été proclamé césar et se sentit maître de l'Italie en l'absence de son père, il voulut entreprendre une expédition contre les Germains. On a vu un peu plus haut quelle peine avait eue Mucien à réprimer ces velléités belliqueuses. La révolte des Bataves et des Trévires ranima une ambition que Mucien dut encore déjouer. Enfin les tentatives de Domitien pour gagner Céréalis, le général vainqueur en Basse-Germanie, avaient pour but de s'assurer une armée prête à accomplir des hauts faits, encore plus que de faire la loi à Vespasien.

Pendant quatorze ans ce désir de gloire fut refoulé. La volonté paternelle relégua dans la retraite un prince dont la grandeur n'aurait pu que nuire à celle de Titus et compromettre la tranquillité de l'empire. Retenu sous une étroite surveillance, Domitien, qui avait peur, se soumit à toutes les humiliations ; mais son âme pusillanime retrouva son courage chaque fois qu'elle entrevit une guerre lointaine et une armée. Nous avons dit les instances de Domitien lorsque les Parthes réclamèrent le secours des armes romaines, ses intrigues auprès des rois de l'Asie pour se faire demander par eux à l'empereur et conduire une expédition contre les Alains. Sa passion déçue perce encore sous le règne de Titus. Suétone assure qu'il conspira plusieurs fois contre son frère ; ses complots ne faisaient craindre ni le poignard ni le poison ; son idée fixe était de s'enfuir secrètement de la cour, d'aller sur la frontière et de se présenter à une armée qu'il gagnerait par ses promesses.

Enfin Domitien règne, il dispose des légions comme de l'univers. Il n'a point renoncé à la gloire des armes ; il a trop d'esprit pour ne pas sentir ce qu'a de ridicule le nom d'imperator porté par un citadin inoffensif ; mais il faut d'abord s'établir fortement au pouvoir, se faire aimer des Romains tout en rétablissant l'ordre dans l'administration, tout en ressaisissant les rênes que les mains de Titus ont laissé échapper, d'abord par tactique, bientôt par faiblesse. Pendant deux ans, le nouvel empereur s'applique à cette double tâche avec une suite et un succès que l'on doit hautement proclamer. Il a devant lui un horizon si vaste que son âme peut se livrer aux projets. Aucune tâche n'est ingrate lorsqu'elle est allégée par l'espérance ; or l'espoir qui rend Domitien heureux et meilleur, c'est d'être un jour un héros. La monomanie de la guerre a été la perte de plus d'un souverain et le fléau de plus d'un peuple ; chez Domitien, elle avait pour excuse le sentiment des convenances personnelles, une conscience vraiment romaine et le désir de justifier un titre que ses sujets ne pouvaient respecter tant qu'il n'avait pas été conquis sur un champ de bataille.

Il attendit quelque temps une occasion favorable ; comme elle ne se présentait point, il prit le parti de la faire naître. Les tribus germaniques qui remplissaient les immenses forêts situées au delà du Rhin étaient trop belliqueuses et nourrissaient une haine trop juste contre les Romains pour ne pas fournir un prétexte. De tout temps les généraux romains y avaient multiplié leurs expéditions, réprimant ou suscitant les attaques selon le besoin. Le peuple le plus voisin était les Caties, puissants depuis la chute des Chérusques ; leur territoire s'étendait depuis le Taunus, à l'ouest, jusqu'au Mein, au sud ; quoique les frontières, dans l'intérieur de la Germanie, fussent moins connues des Romains, il semble qu'ils occupaient l'équivalent de la Hesse. Domitien se jeta à l'improviste sur le pays des Cattes, le cœur ému, couvert d'armes toutes neuves, persuadé que sa volonté suffisait pour coucher des milliers d'ennemis sur les champs de bataille. Tout souverain se croit un grand général par droit de naissance ; ses courtisans ne le détrompent point, car sur plan la victoire se combine avec une merveilleuse complaisance. L'héroïsme devient si simple ! On part avec une grosse armée, on ravage les moissons, on aperçoit l'ennemi, on se place sur un monticule, loin du danger, pour mieux juger des coups ; on pousse en avant des troupeaux d'hommes dont on admire le choc ; dès qu'un vide se fait, on le remplit par des masses nouvelles, et, quand vingt mille cadavres sont étendus d'un côté, trente mille de l'autre, la nuit arrive, on se trouve vainqueur, on soupe au milieu des fanfaronnades, on rédige des bulletins qui rempliront d'orgueil les sujets les plus paisibles, et l'on s'endort couronné de lauriers. Heureux les pays où ceux qui règnent sont impuissants à jeter ainsi les peuples les uns sur les autres ! Heureuses les nations qui n'ont point appris à leurs dépens que la guerre est le fondement et l'aliment de là tyrannie ! Domitien n'avait besoin ni de consulter les Romains ni d'avertir des voisins qui ne l'attendaient point. Il s'avança enseignes déployées, porta partout le fer et la flamme, vit fumer quelques chaumières, amener quelques vieillards dont les pieds n'avaient pas été assez rapides, et s'épuisa en marches et en contre-marches sans rencontrer l'ennemi. Les Cattes étaient dans une sécurité[1] si complète qu'ils n'avaient fait aucun préparatif ; ils se retiraient dans la profondeur des forêts, laissaient passer le torrent et n'essayaient même pas de se venger. Domitien dut regagner Rome comme il en était parti ; l'expédition la plus injuste était devenue la promenade militaire la plus ridicule. La honte de reparaître devant les Romains le réduisit à des expédients misérables : ce prince si fier se fil le plagiaire de Caligula, le fou. Il mentit, inventa des histoires, accommoda en captifs germains[2] des esclaves achetés en secret, tira du garde-meuble impérial des trophées qui avaient déjà servi, et célébra à la face de l'univers le triomphe le plus propre à déshonorer le nom romain.

Le sénat ne manqua pas de lui décerner le titre de Germanicus qu'on grava sur les monnaies, le consulat pour dix ans, la censure pour toute sa vie ; il décréta que le mois d'octobre[3], témoin de si beaux exploits, s'appellerait désormais le mois de Germanicus ; par bonheur la postérité n'a pas sanctionné ce décret ; c'est bien assez déjà qu'elle ait accepté le mois de Jules et le mois d'Auguste en s'affublant de ce pédantisme césarien. Domitien fut autorisé à siéger désormais au sénat en vêtement triomphal, entouré de vingt-quatre licteurs. Un arc de triomphe fut élevé, soutenu par des colonnes doriques, surmonté de deux chars traînés par des éléphants.

La numismatique épuisa ses symboles et son génie inventif pour éclipser Titus. Les monnaies ne montrèrent plus que les effigies armées de Pallas, des boucliers, des trophées, des Victoires aux grandes ailes, des lions avec une épée dans la gueule, des aigles avec une palme, des Germains captifs, la Germanie personnifiée par une femme en pleurs, Domitien à cheval et chargeant un ennemi agenouillé. Enfin, pour acheter la complicité des soldats qui l'avaient accompagné, l'empereur augmenta d'un tiers la solde de toute l'armée, et, comme une telle prodigalité était ruineuse pour le trésor, il diminua peu à peu le nombre des légionnaires, réduisant les défenseurs des frontières à une faiblesse numérique qui les exposait à être vaincus.

Toute parodie officielle rencontre plus de railleurs que de flatteurs. Les fonctionnaires tremblent et composent leurs visages ; mais le peuple, qui ne craint rien, ne ménage ni le rire ni le mépris. Les incrédules allèrent jusqu'à prétendre que le triomphateur avait manœuvré de manière à éviter et même à fuir l'ennemi. Domitien sentit que sa popularité était perdue ; l'amertume et le soupçon, qui épient les despotes comme une proie, se glissèrent aussitôt dans son cœur ; la modération, le désir d'être aimé, la sérénité, les bonnes intentions, furent chassés du même coup. Tout blessait sa conscience ombrageuse et son esprit pénétrant. Il s'irritait également d'être félicité et de ne point l'être ; les éloges lui paraissaient une dérision, le silence une condamnation. Ses courtisans envenimaient tout par leur bassesse et redoublaient le dégoût qu'il avait de lui-même. Déjà les délateurs reparaissaient, déjà ils se faisaient écouter, déjà la nièce de l'empereur, Julie, avait dû sauver de la mort le consul Ursus, qui n'avait pas craint de blâmer son maitre. Domitien glissait sur la pente fatale qui avait conduit son prédécesseur à l'assassinat et à la scélératesse. La fortune vint à soir secours en faisant éclater une guerre sérieuse ; il put quitter Rome, secouer le vertige qui le gagnait, courir à des victoires qui laveraient ses mensonges et satisfaire enfin l'ambition de toute sa vie, jusque-là déçue.

Les Daces avaient pris les armes. Ils passaient pour les plus braves et les plus belliqueux des barbares. Ils formaient une vaste confédération, composée de quinze peuples, dont les noms sont mentionnés par Ptolémée, et occupaient tous les pays qui s'étendent de la Theiss aux Carpathes et du Pruth au Danube, c'est-à-dire une partie de la Hongrie et de la Moldavie, la Bukowine, la Valachie, etc. Le chef militaire de la confédération avait le titre de Décébal, comme jadis les chefs gaulois portaient le titre de Brenn. Le dernier décébal, dont le nom était Diurpanéus, avait été désigné au choix de la nation par le vieux roi Duras, à cause de sa valeur et de ses vertus guerrières. A peine élu, il voulut justifier son élection, passa le Danube, ravagea le territoire romain, défit et tua le gouverneur de la Mésie, Oppius Sabinus, emporta d'assaut plusieurs forteresses et étendit au loin ses ravages. A la première nouvelle de cette agression, Domitien partit. Le voyage était long, le temps nécessaire pour rassembler une armée plus long encore ; lorsqu'on fut prêt, les Daces étaient chargés de, butin et si las de piller qu'ils offrirent la paix. Tant de modération aurait dû enhardir le bouillant César. Il repoussa les propositions de paix, il est vrai ; mais lorsqu'il s'agit d'attaquer l'ennemi, le cœur lui faillit. Le malheureux n'avait jamais vu la guerre ; il n'avait exercé ni son corps aux fatigues, ni son âme au courage ; il croyait toutefois que le génie militaire se révèle comme l'appétit devant un festin.

La réalité déjoua des illusions de novice ; devant le danger, les fumées de gloire se dissipèrent, les beaux plans de campagne combinés sur la route furent oubliés, tout l'héroïsme, qui n'était que dans l'imagination, tomba : le césar fut ému par la vue de ces hordes de barbares qui paraissaient si bien disposés à se défendre, le césar pâlit à la pensée de voir tourner contre lui cette forêt de lances et d'épées, le césar eut peur et prit la fuite. Il remit le commandement de l'armée à Cornelius Fuscus et repartit précipitamment pour Rome. Ce qu'il souffrit, quels visages consternés il rencontra sur sa route, comment il cacha sa confusion, l'histoire ne le dit pas ; mais on peut mesurer son supplice à l'effort qu'il tenta bientôt.

On apprit un jour que Cornélius Fuscus avait passé le Danube sur un pont de bateaux, qu'il avait livré bataille, qu'il avait été vaincu et tué, Comme tous les lâches, Domitien, une fois loin du péril, retrouvait son empire sur lui-même, sa volonté et quelques velléités de bravoure. Il partit aussitôt, rassembla une nouvelle armée, poussa jusqu'en Mésie et même jusqu'aux eaux du Danube, vit sur l'autre rive galoper les cavaliers ennemis ; le cœur lui faillit de nouveau. Les Daces, enorgueillis par deux victoires, lui apparaissaient invincibles, et le décébal Diurpanéus prenait à ses yeux les proportions d'un Alexandre. Il expédia divers corps d'armée, commandés par des chefs soigneusement choisis, se tint loin du théâtre de la guerre, dans une ville bien fortifiée, entouré lui-même d'une armée, écrivant seul à Rome, rejetant les échecs sur ses lieutenants, se faisant honneur de leurs succès, sauvant, à ce qu'il croyait, les apparences et l'honneur impérial. Il eut même un accès de bravoure lorsqu'il reçut la nouvelle d'une grande victoire remportée à Tapæ par Julien, qui avait failli arriver jusqu'à Sarmizegethusa, capitale des ennemis. Cet exploit le remit en humeur martiale, et il voulut se montrer digne enfin de régner sur les Romains. La prudence lui conseillait de ne point s'attaquer aux Daces, surtout après une défaite qu'ils voulaient venger. Il avisa les Marcomans, peuple voisin, beaucoup moins redoutable, qui avait refusé de lui fournir des contingents et qui méritait d'être châtié. Les Marcomans paraissaient tranquilles, en pleine paix ; ils feraient sans doute comme les Cattes, laisseraient ravager leur territoire et remporter de faciles trophées. Domitien marcha contre eux, les trouva en armes, fut attaqué, battu à plate couture et prit la fuite. Éperdu, anéanti, guéri à jamais de sa passion et de ses chimères il voulut quitter à tout prix le théâtre de la guerre ; pour chasser les images sinistres et les soucis, il ne garda ni mesure ni vergogne. Il fit demander au décébal Diurpanéus une paix qu'il lui avait précédemment refusée ; il le supplia de rendre quelques prisonniers et quelques armes ; en échange, il lui donna des sommes considérables, lui promit des ingénieurs et des ouvriers habiles, et s'engagea à lui payer un tribut régulier.

C'était la première fois qu'un général romain traitait après une défaite ! C'était la première fois que Rome payait un tribut ! Reine des nations civilisées, elle allait s'humilier chaque année devant des peuplades grossières et sans gloire. Ni les impostures du piteux imperator, ni le triomphe qu'il se fit décréter, ni le surnom de Dacicus qu'il s'arrogea, mais n'osa graver sur ses monnaies, ne firent illusion aux citoyens. On connut bientôt la vérité entière, et aucun flatteur, même parmi les historiens, n'a pu nier ce traité sans précédents dans les fastes de Rome. Le tribut fut payé ponctuellement pendant tout le règne de Domitien. Ce fut Trajan qui rejeta cet opprobre et rétablit l'honneur des légions. Pour effacer jusqu'au souvenir de la lâcheté de son prédécesseur, il réduisit la Dacie eu province romaine.

Dès lors Domitien fut perdu. La honte, la rage, un désespoir incurable, l'envahirent à jamais. Il sentait peser sur lui l'indignation muette de ses sujets et le mépris de l'univers. L'orgueil était la seule force d'une âme profondément corrompue : quel orgueil avait été plus ouvertement confondu et soumis à des souffrances plus aiguës ? L'âcreté native du tempérament, le désordre des passions, le désir de se venger, la méchanceté, prirent un essor fatal. Chaque citoyen devint un ennemi parce qu'il était un juge. Tout regard parut une attaque, tout sourire une insulte. Il ne put supporter la vue d'Agricola lorsqu'il revint victorieux de la Grande-Bretagne ; il ne lui adressa pas une parole, ne le laissa vivre que parce qu'il s'enferma dans une villa éloignée, et apprit sa mort avec une joie indécente que hâtèrent des courriers échelonnés sur la route. En vain il cherchait la solitude : la solitude le livrait aux suggestions implacables de sa mémoire et faisait revivre les scènes d'un honteux passé. En vain il se lit élever des statues d'or ou d'argent jusqu'à encombrer les degrés et les issues du Capitole, en vain il se fit appeler seigneur et dieu par mi peuple qui tremblait devant lui : on savait que ces statues étaient celles d'un poltron, que le seigneur était un vaincu et que le dieu payait tribut à quelques barbares devant lesquels il avait fui ! En fallait-il davantage pour empoisonner un cœur orgueilleux le remplir de fiel, de soupçons, de ténèbres, et transformer le bienfaiteur attentif de l'humanité en un tyran sombre ?

Le chagrin s'ajouta au sentiment de l'infamie. Domitia, sa femme, le trahit publiquement pour l'acteur Pâris ; un fils, qu'il aimait comme le seul soutien de la dynastie, mourut en bas âge. Julie, sa nièce et sa maîtresse[4], mourut aussi pour avoir bu par son ordre un breuvage qui devait la faire avorter. Enfin le trésor était vide ; des guerres lointaines, l'or prodigué aux soldats pour qu'ils devinssent des complices, et deux triomphes magnifiques dont certes l'ennemi n'avait point fait les frais, avaient achevé de l'épuiser. Pour le remplir, il fallait revenir aux confiscations, hériter des vivants, proscrire les innocents. C'en était fait d'un bon gouvernement. La science d'administrer, qui est une qualité en quelque sorte mécanique, n'allait point abandonner pour cela l'empereur, mais elle allait se compliquer d'injustices, de violences et de meurtres.

C'est à cette époque de sa vie, qui comprend les huit dernières années de son règne, que remontent les portraits de Domitien : je parle des bustes et des statues que ses sujets multiplièrent, autant pour l'apaiser par leur zèle et par leur culte que pour se conformer aux traditions serviles de l'empire. La plus grande partie de ces images, qui remplissaient Rome et le monde, étaient en métal ; elles ont donc été fondues, et au VIe siècle Procope n'en vit plus à Rome qu'une seule, sans doute la statue équestre derrière laquelle on éleva l'arc de Septime Sévère et qui regardait le Forum. La statue du Vatican, en costume militaire, le torse du Louvre, sans jambes et sans bras, le buste colossal que l'on voit également au Louvre, ont survécu à ces représailles des Romains. Il semble que le principal souci des sculpteurs ait été de donner à leur modèle un aspect héroïque. Le front a quelque chose de léonin, qui est manifestement une réminiscence du front d'Alexandre, de même que la chevelure avec ses boucles touffues a quelque chose de la chevelure d'Hercule. Le nez est droit et presque grec ; les narines dilatées, la bouche entr'ouverte, respirent le courage et l'ardeur guerrière ; les favoris sont marqués légèrement comme sur les joues du dieu Mars. Les sourcils sont froncés et menaçants ; les yeux, enfoncés sous leur large cavité, sont beaux, pleins d'orgueil et de défi ; le menton seul rappelle Vespasien, parce qu'il est accusé et saillant ; le cou est d'une ampleur athlétique. En un mot, le type, dans son ensemble, paraît singulièrement ennobli par l'art. La nature a servi de texte, et il n'est point douteux qu'elle ne se prêtât à être idéalisée ; mais les artistes ont exagéré ses traits distinctifs et ajouté le caractère le plus propre à flatter leur modèle. Or, celui qui avait si impudemment triomphé des Cattes, des Marcomans et des Daces ne devait reculer devant aucune imposture ; il ne pouvait manquer de se faire représenter en héros, puisque l'art se prête avec tant de complaisance, dans tous les temps, aux fantaisies de cette sorte. On ne peut donc contempler sans une certaine défiance les images de Domitien.

Le biographe Suétone nous apprend, du reste, qu'il était d'une haute taille, que ses yeux étaient grands, mais d'un myope, que ses joues se coloraient aisément ; dans sa jeunesse, c'était une rougeur modeste et trompeuse, qui paraissait le reflet des émotions les plus honnêtes ; plus tard cette rougeur devenait une menace, lorsque son visage féroce s'armait contre la honte et, selon l'expression de Tacite, observait la pâleur de tant d'infortunés. Il avait été beau, gracieux, et son corps n'offrait alors d'autre défaut que des doigts de pied petits et contractés, défaut que les sandales des anciens et leurs attaches rendaient plus choquant ; mais de bonne heure il perdit ses cheveux ; son ventre grossit, et ses jambes, à la suite d'une maladie, maigrirent dans une fâcheuse proportion. Il était si fâché d'être chauve qu'il regardait comme une insulte toute plaisanterie dirigée contre un autre sur le même sujet. Il avait montré plus de philosophie au temps où il n'était pas encore aigri par l'infamie, car il avait adressé alors à un compagnon d'infortune un traité Sur l'entretien des cheveux (De cura capillorum), où il le consolait en ces termes : Ne voyez-vous pas que je suis comme vous, quoique grand et bien fait ? J'aurai un jour le même sort que ma chevelure, et je supporte avec courage le chagrin de la voir vieillir plus vite que moi. Sachez qu'il n'y a rien de plus charmant et de plus fugitif que la beauté.

Incapable de soutenir la fatigue, il allait rarement à pied ; dans ses campagnes, il montait peu son cheval et se faisait porter en litière. L'usage, ou plutôt l'abus des_ femmes, régulier cousine un exercice gymnastique, l'avait énervé. Il ne pouvait ni tenir un bouclier ni se servir d'une épée ; en revanche il était un archer très adroit. Dans sa villa d'Albano, on le voyait percer d'un trait sûr des centaines d'animaux et même leur planter ses flèches sur la tête en guise de cornes ; il visait aussi à travers les doigts d'un enfant, dont la main ouverte lui servait de but, sans le blesser jamais. La méchanceté le rendit paresseux. Il cessa de pratiquer les devoirs les plus simples de la représentation : ses lettres ses discours, ses édits, étaient rédigés par des subalternes. Il ne lisait rien que les mémoires de Tibère et les actes de son règne. Il s'exprimait bien cependant, et avait de l'esprit. Dion le dépeint audacieux, irascible, dissimulé, redoutable comme un conspirateur, tantôt s'élançant comme la foudre, tantôt préparant lentement un crime, n'aimant personne, craignant et méprisant le genre humain. Il retournait le mot de Démosthène : La défiance est la sauvegarde des peuples contre les tyrans, et il répétait souvent que les princes ont du malheur en matière de complots, parce qu'on n'y croit que s'ils sont tués. Il s'étudiait à rendre son abord effrayant, contractait ses sourcils, roulait des yeux farouches ; son ton était rude, sa voix aigre ; jamais un sourire ; l'orgueil seul éclairait son visage. Perspicace, vindicatif, plein de ruse, il se fit tellement craindre des Romains, qu'ils l'appelaient un second Néron, ou plus volontiers le Néron chauve. Ses passions, que la douceur de régner avait endormies, se développèrent dans l'adversité avec une âpreté terrible. Son caractère, qui avait été corrompu de bonne heure puis réprimé, s'exaspéra sous l'aiguillon du désespoir. Hypocrite et perfide, il mettait du raffinement dans ses barbaries, de la noirceur dans ses actes de clémence. Il se plaisait tantôt rassurer ceux qu'il allait tuer, tantôt à affoler de terreur ceux qu'il épargnait. On sait avec quelles caresses il renvoya un acteur célèbre qu'il fit aussitôt mettre en croix. L'anecdote du turbot et celle du banquet funèbre donné aux sénateurs sont encore plus connues.

Si la honte l'avait rendu féroce, le besoin le rendit rapace. Pour remplir le gouffre qu'avaient creusé les expéditions lointaines, l'augmentation de la paye militaire, les bâtiments, les spectacles, il fallait revenir aux traditions impériales. Les délateurs furent de nouveau tout-puissants ; on confisquait les héritages dès qu'un témoin affirmait qu'il avait entendu dire au défunt que César serait son héritier ; paroles et actions devinrent crime de lèse-majesté ; les morts furent pillés aussi bien que les vivants. Pourquoi raconter des horreurs qui sont l'opprobre de l'humanité ? Les formes de la tyrannie varient peu, et les premiers Césars ont épuisé dans ce genre toutes les inventions. Il suffit d'énumérer les principales victimes : — Rusticus Arulénus est tué pour avoir loué Thraséa ; Hérennius Senecion pour avoir écrit la vie d'Helvidius Priscus ; Maternus pour avoir dit du mal des tyrans ; Céréalis parce qu'il a conspiré ; Acilius Glabrio parce qu'il en est exil ; Pompusianus parce qu'on lui a prédit l'empire ; Saldius Cocceianus parce qu'il célèbre l'anniversaire de l'empereur Othon, son oncle ; Salinstius Lucullus parce qu'il a donné son nom à des lances nouvelles ; Flavius Clemens parce qu'il est chrétien[5] ; Ælius Lamia parce qu'il a jadis plaisanté sur sa femme Domitia, que César lui a ravie ; Pâris l'histrion parce qu'il est l'amant de Domitia ; un élève de Pâris parce qu'il ressemble à son maître ; Flavius Sabinus, cousin de l'empereur, parce que le crieur public, au lieu de le proclamer consul, l'a proclamé imperator. Les persécutions contre les chrétiens vont de pair avec les persécutions contre les stoïciens : les uns subissent le martyre sans se plaindre, les autres continuent de protester au nom de l'humanité et de la justice. La guerre commencée sous Néron, reprise sous Vespasien, redevient ardente sous Domitien. Les philosophes et les femmes qui glorifient l'abstention politique sont exilés. Artémidore, Épictète, Télésinus sont chassés de Rome ; Dion Chrysostome ne trouve d'asile que chez les Gètes ; Pompusiana Gratilla, cligne amie de Fannia et d'Arria, est bannie avec ces stoïciennes illustres, sans que leur exemple empêche la stoïcienne Sulpicia de composer ses vers. Hermogène de Thrace est condamné à mort parce qu'il a écrit une histoire trop hardie, et les copistes qui ont répandu ses manuscrits sont mis en croix. Partout le sang coule ou pour la foi ou pour la libre pensée ; aussi lorsque Domitien, acharné contre les innocents, découvre une conspiration véritable ou les fauteurs d'une rébellion, ne lui reste-t-il plus qu'à inventer contre les coupables de si affreux supplices que la langue autant que la pudeur se refusent à les décrire.

Détournons donc nos regards de ce tableau pour en contempler un autre plus consolant, le châtiment du bourreau lui-même. Domitien avait trop de clairvoyance pour ne pas sentir le poids de la haine, sinon du remords ; il avait trop d'imagination pour ne pas être entouré de fantômes et d'idées terribles. Il a été le plus intelligent et le plus malheureux des tyrans de Rome. Tibère, du moins, avait pour s'étourdir les débauches de Caprée ; Caligula sa jeunesse et sa folie ; Néron le théâtre et l'ivresse. Domitien était sobre, réfléchi, solitaire. Retenu par une timidité native et par l'orgueil, il usait toutes les ressources de son esprit à se torturer lui-même. Son âme était dévorée par la défiance, la jalousie, les angoisses. La superstition, appui suprême des cœurs faibles, ajoutait à ses alarmes ; les prédictions des astrologues lui montraient partout du danger. Si l'insomnie redoublait autour de lui le vide et le silence des nuits, la peur ne rendait pas les journées moins amères, car, se sachant détesté de tous, il ne voyait de toutes parts que des ennemis. Il n'osait interroger en secret les prisonniers qu'en tenant leurs chaînes dans ses mains ; il fit périr Épaphrodite, l'affranchi de Néron, pour enseigner à ceux qui le servaient qu'on ne doit même pas aider un maître à mourir. Il en vint à faire garnir les portiques du palais sous lesquels il se promenait, de plaques transparentes dont les reflets lui permettaient de surveiller ce qui se passait derrière lui.

Il succomba cependant sous les coups de ses propres serviteurs. Il fallut une révolution de palais pour délivrer les Romains : ils étaient incapables de s'affranchir eux-mêmes, après un siècle entier d'abaissement politique et de dissolution sociale. L'impératrice Domitia surprit une liste de proscription où son nom était gravé le premier. Elle se ligua avec les deux chefs des prétoriens, menacés. comme elle, et fit assassiner son époux[6]. Ce furent des secrétaires, des valets de chambre, un adjudant de service[7], qui le tuèrent ; ce fut sa nourrice Phyllis qui brêla son cadavre sur la voie Latine et rapporta secrètement ses restes dans le temple de la famille Flavia et les mêla aux cendres de Julie, fille de Titus, qu'il avait aimée et déshonorée publiquement.

Ainsi disparut à quarante-cinq ans le dernier représentant d'une famille qui, après un effort de vertu, avait repris les traditions les plus sanglantes du césarisme. Avant Domitien, les peuples n'avaient été victimes de l'amour de la guerre que lorsque leurs maîtres étaient des capitaines intrépides ou des conquérants : ce qui perdit les Romains cette fois, ce fut, au contraire, la lâcheté de leur imperator et son impuissance à la tête des armées. L'humiliation, la rage et la crainte du mépris public lui firent tourner contre Rome des armes qu'il n'avait point su tenir contre des barbares. L'ennemi lui avait dicté la paix, mais il se vengea sur les citoyens en leur déclarant une guerre perpétuelle.

Telle fut la plaie morale qui transforma en fléau public un bon administrateur et un césar jaloux de se faire aimer. Après avoir commencé comme Titus avait fini, il finit comme Titus avait commencé. Dérision de la destinée, qui devrait rendre les hommes moins complaisants dans le jugement qu'ils portent sur les princes ! Si Domitien n'avait régné que deux ans, ainsi que son frère, il aurait laissé une mémoire pure et des regrets universels ; si Titus avait régné quinze ans ainsi que Domitien, il serait peut-être devenu pour le monde un sujet de pitié et d'horreur.

 

 

 



[1] Zonaras, p. 586. b ; Pline, Panégyrique, 20.

[2] Tacite, Vie d'Agricola, 39.

[3] Dion Cassius, LXXVII, 4.

[4] La statue et le buste du Louvre qui représentent Julie ne Valent pas l'admirable béril du cabinet des médailles signé par le graveur Euodos. Les boucles innombrables dé la chevelure sont étagées comme sur un tour : on dirait un diadème fait de madrépores. Le nez est prononcé et vulgaire. Vieil à fleur comme celui d'une négresse, la l'ouche molle, le cou grêle mais bien rond, la tête sans ampleur. Julie a l'air doux, faible, étonné, un peu hébété. L'éclat du teint rehaussait sans doute ce type bourgeois, qui est déjà bien loin des types aristocratiques et énergiques d'Agrippine ou de Livie.

[5] Voyez dans le Journal des Savants (Janvier 1870), l'article que j'ai consacré aux Chrétiens de la famille Flavia.

[6] Domitia, qui est représentée sur les monnaies de nombreuses villes grecques et de colonies, vécut encore quarante-quatre ans. Lorsqu'elle mourut, l'an 140, Polycarpe et Europe, ses affranchis, lui élevèrent prés de Gabies un temple que le prince Borghèse a retrouvé en 1792.

[7] Les conjurés étaient Norbanus et Pétronius Sécundus, préfets du prétoire, Saturius, décurion des cubiculaires, Parthénius et Sigérius, cubiculaires, Maximus, affranchi de Parthénius, Entellus, secrétaire, Clodianus, adjudant (cornicularius), Stéphanus, intendant de Flavia Domitilla, nièce de l'empereur.