D'ordinaire, les princes qui se préparent à hériter de la toute-puissance ressemblent aux amoureux qui ne laissent voir que leurs beaux côtés ; ils se font une violence facile pour capter la bienveillance de leur peuple ; ils empruntent naïvement les vertus qu'ils n'ont pas ; ils croient pouvoir jurer qu'ils aiment la justice et même la liberté. Une fois couronnés, ils oublient leurs promesses aussi naturellement qu'ils les avaient faites ; malheur à ceux qui osent les leur rappeler ! Tel n'était point le cas de Titus. Il avait renversé le rôle. Peu de princes sont parvenus au trône plus redoutés et plus haïs ; il n'en est point qui soient devenus plus subitement les délices du genre humain. Si Titus avait été un enfant sans expérience, on pourrait supposer que la douceur de commander l'avait transformé. Par une exception inouïe, la pourpre impériale aurait pu le rendre bon, tout aussi bien qu'elle avait fait du jeune Caligula un fou et du tendre Néron un monstre ; mais Titus avait trente-huit ans, l'habitude du commandement, la pratique des affaires, la satiété des grandeurs. Il n'a donc point été le jouet d'un enivrement imprévu. Il est évident qu'il a jeté ou qu'il a pris un masque. Ou ses vices étaient calculés, ou ses qualités feintes. Excellent faussaire, il s'est forcé et contrefait ou avant de régner ou pendant son règne. Lequel des deux personnages est conforme à la nature ? lequel est le produit d'une volonté merveilleusement soutenue ? telle est l'énigme proposée à la postérité, énigme plus digne du génie de Racine que les soupirs et les fadeurs en usage sur le fleuve du Tendre. S'il n'avait pas été ce jour-là un courtisan, inspiré uniquement par une belle princesse, Racine nous aurait laissé peut-être le pendant de Britannicus. Avant tout, il faut qu'un historien essaie de pénétrer le naturel de Titus. Les écrivains anciens nous le peignent, aimable, séduisant, plein de grâce dans sa première jeunesse ; ils vantent ses heureuses dispositions ; ils ne disent rien de son caractère, qui n'a dû s'accuser qu'avec les années. Les monuments figurés sont d'autant plus utiles à consulter, puisque l'art seul petit suppléer à l'absence des témoignages écrits. Les médailles sont d'ordinaire le point de départ de nos recherches. Prises dans leur ensemble, elles présentent de Titus deux types. L'un se rapproche sensiblement du type de Vespasien ; il est évident que le graveur a obéi à un ordre, et que l'idée dynastique l'a dominé : de même que les successeurs d'Auguste, qui n'avaient rien de son sang, avaient reçu des artistes une empreinte d'Auguste et comme un air de famille, de même il convenait que le successeur de Vespasien eût les traits de son père, ce qui était beaucoup plus vraisemblable. Le second type est plus libre, plus personnel, plus original : évidemment c'est le vrai Titus, représenté sans contrainte, sans fiction politique, sans arrière-pensée. La sculpture offre moins de divergence. Si la statue du Vatican, celle du musée de Cologne, rappellent les traits de Vespasien, la statue, le buste colossal, le buste avec la cuirasse ciselée qui sont au Louvre, sont conformes aux médailles de la seconde série. Le buste en bronze, qui était jadis au château de Richelieu, et qu'on trouvera au premier étage du palais du Louvre, présente la même sincérité avec un accent de plus, qui tient an talent de l'exécution. Par conséquent, il est aisé de rapprocher par la pensée ces éléments qui concourent à produire une impression identique : on voit peu à peu se dégager nettement la figure de Titus. Le front est celui du père, saillant, d'une convexité
marquée, couvert de rides : il trahit l'effort, l'application, la tension
d'esprit. Les yeux sont larges, distants, d'une douceur étudiée. La bouche
est affectueuse, les lèvres ont de l'abandon et un certain relâchement ; le
menton est moins accusé et moins fin que celui de Vespasien. Le cou est
énorme, plein de sève, d'une vigueur de taureau ; ou y sent le tempérament
d'un viveur. Les cheveux sont courts ; de petites mèches aplaties et multipliées
s'appliquent sur la tête. Le galbe du visage est plein, un peu lourd, plutôt
carré. L'expression est facile, aimable, persuasive ; on sent la candeur
alliée à la mansuétude, le laisser-aller s'unissant à une bonté naturelle ou
acquise, d'autant plus méritoire si elle est acquise. Enfin le type, dans son
ensemble, n'est point aristocratique ; il est plébéien, athlétique, et fait
penser à un beau pâtre des Apennins plutôt qu'à un César ; il est même si peu
Romain qu'il suffit d'ajouter, en imagination, la moustache traditionnelle,
pour le transformer en Gaulois. Or les Flaviens étaient originaires de L'idée d'être un Octave avant d'être un Auguste, de proscrire d'abord pour se montrer ensuite impunément généreux, de terrifier les Romains pour s'en faire plus tard mieux chérir, hâta probablement le siège de Jérusalem. Pendant les lenteurs du blocus, Titus, dont l'esprit était à Rome, imagina ce système qui lui paraissait propre à fortifier le pouvoir dans le présent et la transmission du pouvoir dans l'avenir. La rigueur, l'illégalité, la violence, devaient également profiter à la dynastie, appliquées avec tact ou répudiées à propos. La dispersion des Juifs fut un avertissement adressé aux Romains, de même que le nom de Julie donné par Titus à la fille qui lui naquit le jour de l'assaut, semble une invocation aux mânes du formidable Octave Le mérite n'est pas d'avoir choisi cette tactique, qui est simplement une contrefaçon archéologique, c'est de l'avoir suivie avec une rare constance pendant huit années. Pendant huit ans Titus ne s'est pas démenti ; personne n'a pu le deviner, il a dû tromper même son père ; il s'est plu à faire croître autour de lui la peur et l'aversion, prévoyant avec patience le jour des compensations. Machiavélisme aimable dont il tenait seul le dénouement ! Magie des contrastes qu'il préparait en artiste ! Jeu sans danger où l'on ne pardonne à ses adversaires, c'est-à-dire à ses sujets, qu'après les avoir asservis et rendus impuissants ! Dès la première heure du règne le voile tomba et un prince nouveau apparut. Les amis pervers firent place aux gens de bien, les orgies aux festins modestes, les désordres aux vertus, la sévérité à l'indulgence sans bornes, les supplices aux faveurs. Simple pontife, Titus avait trempé ses mains dans le sang ; en acceptant le souverain pontificat il jura de conserver ses mains pures. Il avait ménagé les délateurs, il les fit brusquement saisir, battre de verges sur le forum, exposer dans l'arène, vendre comme esclaves, exiler dans les îles les plus malsaines. Il ratifia par un seul édit toutes les concessions faites par ses prédécesseurs, ce qui n'était point l'usage, accueillit les solliciteurs sans distinction, accorda les demandes sans examen, promit plus qu'il ne pouvait tenir, mais ne renvoya personne sans espérance, et inventa ce fameux mot : Mes amis, j'ai perdu ma journée, mot qui ne résisterait pas à une critique sérieuse, mais qui a fait la fortune du règne et qui charme encore la postérité. Le bonheur voulut que deux patriciens fussent accusés d'aspirer à l'empire. Quels étaient les noms de ces patriciens ? On les ignore. Avaient-ils réellement conspiré ? Il faut le croire, puisque l'empereur s'empresse de leur faire grâce, de rassurer leurs mères par un message, de les inviter tous les deux à souper, de les conduire à l'amphithéâtre dans sa loge, et de leur donner les épées des gladiateurs à examiner. Il était difficile de parodier avec plus de zèle et moins de simplicité les souvenirs de Cinna. L'effet d'une telle transformation fut immense. Rome fut éblouie. La surprise et la détente subite des esprits doublèrent l'épanouissement. La joie s'accrut de toute l'étendue de la peur qu'on avait eue. Les Chinois appelaient bleu de ciel après la pluie des porcelaines anciennes dont l'azur était devenu inimitable : les Romains ont connu ce ciel radieux qui succède à l'orage. On pourrait encore comparer Titus à ces musiciens savants qui inquiètent leurs auditeurs par une série de dissonances, les crispent jusqu'à la douleur, et, retombant tout à coup dans le mode majeur, les rafraîchissent par un flot de mélodie qui parait plus exquis. Mais à son tour Titus ressentit le contrecoup du bonheur
qu'il répandait. L'ivresse publique réagit sur lui : il l'avait produite, il
la subit. La douceur d'être adoré après avoir été haï dépassa son attente. Sa
nature longtemps violentée se vengea : l'excès de contention fut compensé par
un excès de dilatation et ce qui était calcul devint un entraînement sérieux.
La facilité tourna en faiblesse, la générosité en profusion, le laisser-aller
en abandon, la bienfaisance en monomanie. L'empereur n'eut plus ni mesure, ni
défense, ni souci : ce fut une orgie perpétuelle de munificence et de bonté.
Le trésor resta ouvert et fut pillé par les plus indignes ; les rênes de
l'État flottèrent ; les affaires furent négligées ; les administrateurs
fermèrent la main, les juges les yeux. Ce ne furent plus que fêtes,
spectacles, liesse. Les bains publics, bâtis sur les ruines de Vous êtes empereur, seigneur, et vous pleurez ! rien ne prouvait mieux un tempérament épuisé et un cerveau
affaibli. En effet, peu après, Titus partit pour la petite villa de Combien Titus était injuste d'accuser le ciel ! La faveur
la plus insigne qu'il pût demander était une mort prématurée. Il
disparaissait à temps, avant la crise, avant le naufrage peut-être. Il avait
régné deux ans, deux mois et vingt jours ; mais si l'épreuve s'était
prolongée, qui osera dire qu'il en serait sorti victorieux ? Caligula avait
commencé aussi par mériter l'amour de l'univers ; Néron avait été les délices
de Rome pendant cinq ans ; Domitien, héritier de Titus, allait l'égaler en
douceur et en bienfaits pendant deux ans avant de se transformer en tyran. Ce
même Domitien, le plus intelligent des césars, disait de son frère qu'il avait été heureux plutôt que vertueux[1], déclarant sans
doute qu'il n'avait pas assez vécu pour atteindre l'écueil placé par la
destinée sur la route des despotes. En effet, tout pouvoir nouveau a sa lune
de miel, pendant laquelle l'ivresse rend le cœur prévenant et l'effort
facile. Peu à peu l'enthousiasme se refroidit, la responsabilité cesse de
peser, le désir de plaire s'éteint, l'impatience naît, la volonté n'a plus de
nerf ou les passions plus de frein, et le divorce entre le souverain et son
peuple devient inévitable. De part et d'autre surgissent les soupçons, les
calomnies, les trahisons ; alors, les malheureux qui sont investis du pouvoir
absolu se déforment fatalement : selon l'état de leur organisation, ils
s'exaspèrent ou s'abattent, sévissent ou laissent échapper les rênes,
appellent des bourreaux ou se jettent dans les bras des hardis coquins qui
les conseillent ; s'ils sont forts, ils deviennent tigres ; s'ils sont
faibles, ils deviennent agneaux larmoyants, que la peur rend promptement
féroces. Claude a versé plus de sang que Tibère ; ses favoris ont fait plus
de mal que Néron. A Rome, la question qui primait tout pour les césars était
la question d'argent. Tant que le trésor était plein, ils pouvaient
satisfaire à la fois leurs appétits sans bornes et les appétits de la
multitude. Dès que leur trésor était vide, les impôts ne suffisaient pas à
les remplir : il fallait recourir aux confiscations, aux proscriptions, aux
délations, aux crimes. Vespasien, par les plus sales moyens, avait entassé
des monceaux d'or pour que Titus s'en fît honneur et affermît sa dynastie.
Toutefois, cet or n'était pas inépuisable. Pendant deux ans, les coffres du
Palatin sont restés ouverts à quiconque a tendu la main ; pendant deux ans,
ils ont pu fournir à des prodigalités calculées et bientôt à des dépenses
imprévues qui creusaient le gouffre. Des calamité publiques multiplièrent les
brèches, l'éruption du Vésuve, un incendie qui dévora une partie de Rome, la
peste. Titus montra la vigilance et la sensibilité d'un père ; mais déjà il
était impuissant à réparer tant de désastres. Il fallut affecter au
rétablissement des villes de |