Titus avait espéré réduire promptement Jérusalem, soit par
une capitulation, soit par la force. Les Juifs, acharnés à leur propre perte,
refusèrent ses conditions et firent une défense admirable. Il fallut accepter
les lenteurs d'un siège dont les détails sont relatés par le témoin Josèphe.
Titus, désespéré d'abord d'une résistance qui le retenait loin de Rome, ne se
liant qu'à demi à l'habileté de son père, se rassura plus tard lorsqu'il
apprit quel accueil on avait fait à Vespasien. Tranquille sur l'établissement
de l'empire, consolé par l'amour de Bérénice, charmé par des flatteries
nouvelles pour lui, entouré d'une cour magnifique que lui fournirent les
petits rois de l'Orient et tous les Romains qu'avaient attirés d'Italie
l'intérêt, l'espoir, le désir de s'emparer de l'oreille encore libre du
prince, il se résigna à devenir un héros. Il se comporta vaillamment, exposa
sa vie avec témérité, fut vainqueur et se vengea de tout ce que les Juifs lui
avaient fait craindre par la destruction de Jérusalem. Raser une ville
illustre et florissante parce qu'elle s'est révoltée justement, disperser une
nation parce qu'elle a été poussée aux dernières extrémités par les cruautés
des procurateurs impériaux, c'était un acte de férocité inutile. On conçoit
que le sénat de la république eût semé le sel sur Carthage, quand Carthage
pouvait se relever et menacer de nouveau le salut de Rome ; mais Jérusalem
n'avait été ni un danger ni un exemple contagieux pour l'univers enchaîné.
Titus a cédé ou à un ressentiment personnel ou à un désir plus inhumain
encore de frapper les esprits par un coup terrible. Il voulait apparaître aux
citoyens romains comme un foudre de guerre et un exterminateur. Il leur
apprenait quel sort attendait désormais une cité qui oserait se révolter
contre la famille des Flaviens. Prémices rares d'un cœur tendre et
bienfaisant ! Singulier prélude à la clémence dont Titus est un type consacré
! Cette décision cruelle a été trop facilement pardonnée par les historiens
chrétiens, parce qu'ils ne voyaient dans Titus qu'un instrument de la colère
divine. Si la religion peut se réjouir de voir accomplir un arrêt de L'hiver était arrivé ; la mer était fermée pendant toute
la saison aux navigateurs prudents ; Titus attendit le printemps. Il jouit de
sa puissance, distribua à ses soldats les grades et les récompenses et se
promena en Asie comme un triomphateur. Les peuples lui prodiguaient la pâture
dont s'enivrent les despotes novices, fêtes et mensonges, bassesse et
adoration. Titus, à son tour, prodiguait les faveurs et des spectacles
sanglants dont les pauvres Juifs faisaient tous les frais. Il traînait
derrière lui un grand nombre de prisonniers, que décimaient la fatigue, la
maladie, la misère. Pour diminuer encore les embarras d'une telle suite, il
en força 2.500 à s'entr'égorger dans l'amphithéâtre de Césarée, avec le titre
de gladiateurs. Il en fit tuer 2.500 autres à Béryte, pour célébrer le jour
de la naissance de son père. Toutes les villes importantes de Dès ce jour, en effet, tout est commun entre le père et le
fils, les apparences aussi bien que la réalité du pouvoir, Titus a les titres
et les droits césariens, imperator, consul, censeur, tribun, pontife.
Vespasien avait refusé la puissance tribunitienne qui constituait sacrée et
inviolable la personne du souverain : c'était une faute que Titus lui fit comprendre.
Tous les deux se firent aussitôt donner par le sénat cette inviolabilité, qui
était la force morale des Césars et motivait la loi de lèse-majesté. Les
monnaies de l'an 72 donnent en effet cette qualité à Titus. Ce n'est pas
assez de dire qu'il était un successeur désigné : il était véritablement
associé à l'empire : il y mettait la main, il y veillait, particeps et tutor, non pas en secret, mais
publiquement, officiellement, de même qu'il s'asseyait partout sur le trône à
côté de son père. Il avait alors trente ans. Homme fait, général glorieux,
accoutumé à commander seul, ambitieux de naissance, politique déjà mûr, il
avait sur l'esprit de Vespasien d'autant plus d'influence que Vespasien
faisait le sceptique ou le plaisant. Ce fut pour complaire à Titus que
Vespasien célébra par un pompeux triomphe la soumission de Le rôle de Titus fut supérieur : il s'appliqua uniquement à la politique, et par politique il faut entendre, à une telle époque, tous les actes propres à fonder le prestige de la dynastie. Ce sens manquait à Vespasien ; dans sa bonhomie, il croyait suffisant que le pouvoir fût transmis comme un héritage ; il était assuré de cette transmission ; il riait des prétentions et des supercheries du jeune César ; incorrigible jusqu'au bout, il en riait encore à son lit de mort. Il allait expirer ; on lui demandait de ses nouvelles : Eh ! eh ! répondit-il, je sens que je deviens au dieu, raillant ainsi l'apothéose d'usage à laquelle son fils ne le laisserait pas échapper. Trois choses semblaient nécessaires à Titus pour incarner dans sa famille le bonheur, ou du moins la perpétuelle soumission de l'univers : effacer le souvenir des souverains qui l'avaient précédé, s'entourer d'un éclat presque divin, se faire craindre. Or Vespasien avait manqué à ces trois devoirs : il avait marié et doté la fille de Vitellius ; il restait attaché à une simplicité bourgeoise ; il était d'une clémence qui encourageait aussi bien les conspirations que l'excès de familiarité. Vitellius et les aventuriers auxquels il avait succédé
n'avaient point laissé de traces qui pussent inquiéter ; mais il y avait un
empereur, mort depuis trois ans à peine, qui était resté cher à la multitude.
Othon avait dû relever ses statues et prendre son nom, Vitellius offrir un
sacrifice solennel à ses mânes et achever son palais, pour devenir agréable à
la plèbe romaine. Cet empereur était Néron, l'artiste couronné, qui s'était
donné en spectacle à ses sujets, qui avait captivé Rome par ses prodigalités,
ses orgies, ses fantaisies gigantesques, et dont le règne avait été une fête
perpétuelle. Titus était jaloux de Néron. Les dynasties nouvelles ressemblent
aux parvenus, qui envient tout à leurs voisins et haïssent la noblesse en
essayant de l'éclipser ; elles contractent des ressentiments implacables
contre la dynastie qu'elles remplacent. Abolir la mémoire de Néron fut l'idée
fixe de Titus, et comme les monuments qui frappent les yeux semblent redire
sans cesse le nom de celui qui les a bâtis, il s'attaqua aux monuments. La
villa impériale fut bouleversée, les magnificences de Le lac qui s'étendait entre le Cœlius et l'Esquilin fut desséché. Les prairies couvertes de troupeaux, les chaumières, les forêts giboyeuses qui l'entouraient, les beaux points de vue, disparurent. On profila de la cavité du lieu pour préparer une arène plus vaste que toutes les arènes connues ; on y ménagea, jusqu'à vingt-quatre pieds de profondeur, deux étages de constructions souterraines pour les hèles féroces et le jeu des machines ; on entoura cet espace d'une immense construction destinée à contenir quatre-vingt-sept mille spectateurs. Ainsi fut fondé l'amphithéâtre qui devait servir de type à tous les autres, qui reçut le nom des Flaviens, et que les Romains ne désignent depuis bien des siècles que par le nom de Colosseo (Colisée), sans doute à cause du colosse qui en était voisin. Promettre aux plaisirs populaires un abri aussi magnifique, c'était toucher le cœur des descendants de Romulus au point le plus sensible ; rien n'était plus propre à faire oublier Néron et à concilier à ses successeurs l'amour d'une multitude fainéante. Les raffinements contre la méritoire de Néron furent poussés plus loin. Celui-ci avait démoli sur le Cœlius un temple commencé par sa mère Agrippine, et qui devait être dédié au divin Claude. Titus se moquait de Claude comme tout citoyen de Rome ; mais il releva son temple avec affectation, afin de mieux constater l'impiété de son fils adoptif. En même temps, il consacra une statue à Britannicus, empoisonné par Néron, autant pour raviver le souvenir du crime que pour honorer le compagnon de son enfance. Vespasien, dont les coffres regorgeaient, se prêtait à cette guerre rétrospective, parce qu'elle était l'occasion de travaux considérables qui restauraient la ville, ravivaient le commerce et occupaient des milliers de bras. Il était moins accommodant pour la seconde partie de la politique de son fils, celle qui tendait au prestige, à des origines chimériques et presque à la divinité. Les mensonges et les légendes le trouvèrent sans pitié. Il refusa de déclarer déesses, selon l'usage impérial, sa mère Vespasia Poila et sa femme Flavia Domitilla, mortes avant son avènement. Titus ne put satisfaire sa piété fastueuse envers sa mère[2] que lorsqu'il fut empereur ; alors seulement il prodigua à sa famille les statues, les médailles commémoratives, les apothéoses. Lorsqu'on apportait à Vespasien un tableau généalogique admirable qui le faisait descendre d'un compagnon d'Hercule, fondateur prétendu de la petite ville de Réale, Vespasien haussait les épaules ou parlait du laboureur cisalpin, son aïeul. Titus rougissait et se taisait. En vain Titus le suppliait de s'entourer de gardes, d'habiter le Palatin, de ne plus repousser une pompe et un luxe qui sont le secret de la majesté des rois. En vain il demandait pour son frère Domitien, non pas une puissance qui l'eût alarmé lui-même, mais des honneurs et des apparences vaines propres à en imposer à la crédulité des hommes ; Domitien, à qui son père tenait rigueur, né fut consul sérieusement, c'est-à-dire une année entière, que lorsque Titus se fut démis en sa faveur de son propre consulat. Les efforts de Titus pour entourer d'éclat la dynastie récente échouèrent contre l'opiniâtre bon sens de Vespasien. Il ne pouvait donc appliquer que dans une faible mesure sa théorie ; il eut la consolation d'en être lui-même un jour la victime et de pouvoir s'immoler aux préjugés du temps. Bérénice était à Rome ; elle n'avait pas accompagné le vainqueur de Jérusalem, elle l'avait rejoint, conduite par son frère Agrippa. Titus reprit son commerce avec elle ; Vespasien l'accueillit avec de grands honneurs, tenant compte de son rang, des services qu'elle lui avait rendus, de l'amour qu'elle inspirait à son fils. Comme le Palatin n'était pas occupé par l'empereur, on la logea au Palatin. Elle y étala sa beauté, sa magnificence, des prétentions imprudentes peut-être. Les amis de Titus et les flatteurs, armée toujours nombreuse et toujours prèle, lui formèrent aussitôt une cour. Titus se plaisait à combler de faveurs un des principaux instruments de sa fortune ; il était filer de montrer aux Romains qu'il avait une reine pour maîtresse ; il croyait tirer de ce scandale public un lustre nouveau, parce qu'elle n'était et ne devait rester que sa maîtresse. Les choses tournèrent autrement. Soit que les deux Juifs eussent laissé percer leur ambition, soit que le Palatin éveillât le souvenir des usurpations royales, soit que les honnêtes gens eussent été indignés de l'impudence de Titus, le bruit se répandit dans Rome que Bérénice allait être épousée, qu'elle prenait d'avance le titre d'Augusta, qu'elle s'essayait aux prérogatives d'une impératrice ; le public s'émut, les soupçons devinrent un murmure, le murmure un éclat. La multitude, qui avait applaudi Messaline et Poppée et qu'avait réjouie le mariage de Néron avec l'eunuque Sporus, ne put supporter l'idée d'obéir à une étrangère. Le vieux préjugé romain reparut avec toute sa force ; les cœurs redevinrent républicains uniquement pour détester une reine. Titus protesta : on ne le crut point. Il sévit ; sa colère sembla une preuve nouvelle. Il fit battre de verges le philosophe Diogène qui l'avait raillé sur ce sujet ; on railla plus fort. Il fit décapiter Héras qui l'avait blâmé en public avec véhémence ; ce sang versé ne servit qu'à rendre Bérénice plus odieuse. Il dut enfin connaitre le danger, écouter les avis de son père, écouter surtout sa propre ambition. On peut tout contre un peuple asservi, on ne peut rien contre un préjugé ; l'opinion publique est un torrent qui finit par entraîner ou par renverser les plus puissants despotes. Titus avait trop à conquérir et à garder pour tant compromettre : Bérénice partit. Aurelius Victor raconte[3] qu'Aulus Cécina, personnage consulaire, fut assassiné par Titus à la fin d'un festin, parce qu'il était soupçonné d'être l'amant de la belle Juive ; ce serait un dénouement vulgaire pour le roman qu'a immortalisé Racine : il vaut mieux ne pas croire Aurelius Victor. On ne sait si Bérénice fut congédiée pendant le règne de Vespasien ou aussitôt après sa mort. Dans le premier cas, elle aurait eu quarante-trois ans, dans le second cinquante. Une femme de cet âge, depuis longtemps possédée, ne pouvait titre mise en balance avec l'empire. Il restait à Titus la consolation de se faire craindre ; il appliqua énergiquement ce système, qui fut au fond sa véritable politique tant que vécut Vespasien. Couvert par la responsabilité paternelle, il put être impunément âpre, cruel, sans scrupule. Sa rigueur compensait la clémence de l'empereur et la faisait valoir. Il concentra le pouvoir entre ses mains avec l'assentiment de son père, afin d'occuper d'avance d'une manière irrésistible l'héritage qu'il aurait fallu plus tard ou obtenir des sénateurs ou acheter aux soldats. Il fortifiait sa propriété, et prenait si bien possession de l'empire que la pensée ne pouvait venir à personne de le lui contester. Il avait la haute main partout, dirigeait les ministères (officia), dictait les lettres au nom de son père, apposait sa signature. sur les édits à côté de la signature de son père, lisait ses discours dans le sénat à la place du questeur. Consul chaque année, censeur quand cela était opportun, tribun et pontife à perpétuité, césar, imperator, il avait tous les droits, c'est-à-dire toutes les fictions légales dont Auguste avait orné sa dictature. Cela ne lui suffit pas : il voulut disposer seul d'une force aveugle qui avait été l'instrument des caprices des tyrans, et d'où ils avaient tiré autant de bourreaux que de défenseurs. La garde prétorienne avait été commandée jusque-là par de simples chevaliers : Titus s'attribua ce commandement et en abusa pour commettre les meurtres qu'il jugea nécessaires. La délation était un moyen usé et les procès une vengeance trop lente. Le nouveau chef des prétoriens se montra plus expéditif. Tous ceux qui lui étaient suspects, il se faisait demander leur têtes par des agents apostés soit dans le camp, soit dans le théâtre. Aussitôt, pour accomplir ce qu'il appelait la volonté du peuple, il mettait à mort ceux que les clameurs lui désignaient[4]. Il invita même à souper chez lui Aulus Cécina, le traita avec magnificence, et attendit à peine qu'il fût sorti de sa table pour le faire égorger. Il est vrai que, pour justifier ce crime, il montra plus tard un plan de conspiration de la main de Cécina, qu'il avait saisi, disait-il, sur des soldats ses complices ; mais ceux qui savaient avec quel talent Titus contrefaisait toutes les écritures, ou qui l'entendaient s'en vanter, ne furent point pour cela persuadés des intentions coupables de Cécina. Une poursuite régulière et une enquête devant le sénat auraient mieux établi la solidité des preuves qu'un assassinat précipité. Les soupçons dont Aurelius Victor s'est fait l'écho furent le seul fruit de cette honteuse affaire. Violent et féroce pour son compte, Titus s'efforçait de tromper la clémence de son père dans les causes régulièrement instruites, et de surprendre des condamnations qu'il savait rendre irrévocables. L'histoire de Sabinus et d'Éponine est célèbre. Avant même que Vespasien fût à Rome, le Gaulois Sabinus s'était proclamé César, à la faveur des guerres civiles. Vaincu, réfugié sur le territoire de Langres, sa patrie, caché dans un tombeau, nourri et consolé par sa femme Éponine, devenu père de deux jumeaux, découvert après neuf ans, amené à Rome, le malheureux avait expié suffisamment ses prétentions par une réclusion volontaire et des angoisses qui valaient un supplice ; on pouvait lui pardonner sans péril. Vespasien, ému par les prières d'Éponine et la vue de ses petits enfants, versait déjà des larmes ; Titus le rappela à son devoir. Que devenait la dynastie future, la majesté du pouvoir, le secret de l'empire, si les hommes voyaient impuni, vivant, honoré, celui qui avait usurpé la pourpre, ne fût-ce qu'une heure ? Sabinus périt. Helvidius Priscus périt de même, condamné d'abord par Vespasien, gracié aussitôt ; mais déjà le chef des prétoriens tenait sa proie. En vain l'empereur donna l'ordre formel d'épargner Helvidius. On lui répondit qu'il était trop tard, et, après l'avoir calmé. par ce mensonge, on procéda à l'exécution[5]. Helvidius Priscus était le chef du parti stoïcien. Gendre de Thraséa, continuateur de sa vertu et de son courage, il voulait le rétablissement de la liberté et le règne des lois. Tribun quand Vespasien monta sur le trône, il ne consentit à lui donner aucun titre, continua de l'appeler par son nom, comme s'il fût resté un simple particulier. Vespasien commença par rire de cette hostilité ; il y répondit par des plaisanteries et des quolibets. Mais derrière Helvidius il y avait les philosophes, les orateurs, les républicains, les honnêtes gens, et tout un parti que l'usurpation d'un fils d'usurier ne pouvait réconcilier avec le despotisme. Mucien, l'effronté Mécène de la dynastie, et Titus s'alarmèrent d'une lutte où ils étaient sûrs d'être vaincus. L'abstention du parti stoïcien avait fait tomber Néron ; elle pouvait être aussi funeste à la famille Flavia. Tout usurpateur conçoit contre les âmes droites et les bouches sévères une haine instinctive ; il sent que chacun de ses actes sera jugé ; il craint que son hypocrisie ne soit démasquée ; le silence même lui parait une formule suprême du mépris. Titus et Mucien poussèrent à une répression rigoureuse. Les philosophes furent chassés de Rome ; le sang coula ; la guerre éternelle de la tyrannie contre la conscience et du glaive contre la pensée libre recommença ; Helvidius Priscus, Dionysius, Héras, n'en furent pas les seules victimes. Tout en marchant à son but avec cette implacable netteté, Titus ne négligeait de satisfaire ni une avidité qui était dans le sang, ni ses passions. Après les monstruosités des empereurs qui l'avaient précédé, tout devait paraître innocent aux Romains. Il fit commerce des charges et des faveurs, ne laissa arriver qu'à prix d'argent jusqu'à l'oreille de l'empereur[6], et, comme le champ ouvert à ses rapines était l'univers, il se forma bientôt un trésor qui devait s'ajouter à celui de son père. En même temps, il se livrait à des débauches dont l'empereur Julien a flétri plus tard le souvenir ; il s'entourait d'eunuques et d'hommes infâmes ; il invitait les Romains les plus dissolus à des orgies qui duraient jusqu'au milieu de la nuit, et que ne contrariait point sa liaison avec Bérénice[7]. L'inceste avec Domitia, femme de son frère, complétait peut-être cette vie de désordre[8]. La cruauté, la soif de l'or, le goût des plaisirs, vont d'ordinaire de compagnie, et s'ouvrent du même coup le cœur des puissants. Titus n'échappa point à cette règle : il fut sanguinaire, avide et voluptueux ; il le fut ouvertement, sans fausse honte, comme s'il remplissait un des devoirs de sa situation. Il se serait étudié à se rendre odieux qu'il n'aurait pas mieux réussi. Autant Vespasien était aimé, autant son fils était craint. Tout tremblait devant lui ; personne n'eut osé affronter sa colère ou sa vengeance, aussi rapide que sa colère ; on pliait d'avance sous sa domination et l'on se faisait à l'idée d'obéir un jour à lui seul. Mais que de vœux pour que les jours du doux Vespasien fussent prolongés ! On était persuadé et l'on disait tout haut que Titus serait un nouveau Néron[9]. Jamais héritier présomptif ne fut plus maître du pouvoir et plus exécré de ses futurs sujets. Mais aussi, quand son père mourut, il ne monta pas sur le trône, il y resta. On ne sentit ni secousse ni transition, il continua de régner. L'histoire ne mentionne même pas les cérémonies de son avènement ; elle ne constate que la mort de Vespasien. Épuisé par la dysenterie et la fièvre, l'estomac ruiné par l'eau froide, le vieil empereur, qui travaillait encore à son lit de mort, voulut se lever pour expirer, modèle jusqu'au bout de l'administrateur actif et du bon fonctionnaire. La réputation de Titus était alors si détestable, que l'empereur Hadrien, dans ses Mémoires[10], a pu l'accuser d'avoir empoisonné son père, et que Domitien a pu lui reprocher hautement d'avoir falsifié son testament. Les plaintes de Domitien ne méritent d'attention que parce qu'elles montrent pour la troisième fois Titus compromis par son talent de faussaire. L'accusation d'Hadrien est plus grave. En principe, on peut tout admettre contre les Césars, surtout quand ils se chargent les uns les autres ; un crime leur rapportait tant et leur coûtait si peu ! Mais Hadrien était jaloux ; il aimait à dénigrer, et quoique son témoignage fût alors confirmé[11] par d'autres témoignages, on hésite à l'écouter. L'ambition de Titus était satisfaite : quel intérêt aurait-il donc eu à précipiter la fin de Vespasien ? Le désir de paraître seul aux yeux des hommes et de les étonner par une évolution depuis longtemps méditée ne suffit pas pour expliquer un parricide : Vespasien, du reste, avait soixante-douze ans. |
[1] L'inscription le qualifie également de Divus, ce qui ne pouvait se faire qu'après la mort d'un empereur.
[2] Des médailles d'or, frappées sous Titus, lui donnent le titre de Diva Domitilla Augusta. Eckhel attribue à sa fille Flavia Domitilla, sœur de Titus, des pièces frappées l'an 80 et l'an 81 avec l'inscription : Memoriæ Domitillæ. La mère de Titus fut représentée également par des monuments sculptés. Le buste qui est au Loutre est charmant, plein de finesse et de grâce. Les cheveux sont divisés en petites nattes sur toute la tête et ramenés sur le devant comme le pli d'une étoffe : cela rappelle la coiffure moderne de certaines paysannes romaines. La bouche est très délicate, les yeux espacés comme ceux de Titus, le menton accusé.
[3] Epit. X.
[4] Suétone, Vie de Titus, VI.
[5] Suétone, Vie de Vespasien, XV.
[6] Suspecta et rapacitas : quod constahat in cognitionibus patris nundinari prærmiarique solitum. (Suétone, Vie de Titus, VII.)
[7] Suétone, Titus, VII. Tacite, qui ménage Titus, ne peut s'empêcher d'avouer que sa jeunesse fut livrée aux plaisirs, et qu'il fut plus retenu pendant son règne que sous celui de son père. (Histoires, livre II, § 2.)
[8] Suétone, Titus, X.
[9] Alium Neronem et opinabantur et prædicabant. (Suétone, Vie de Titus, VII.)
[10] Dion Cassius, LXVI, 17.
[11] Dion Cassius le dit expressément dans ce même passage.