TITUS ET SA DYNASTIE

 

III. — L'ASSOCIATION A L'EMPIRE.

 

 

Titus avait espéré réduire promptement Jérusalem, soit par une capitulation, soit par la force. Les Juifs, acharnés à leur propre perte, refusèrent ses conditions et firent une défense admirable. Il fallut accepter les lenteurs d'un siège dont les détails sont relatés par le témoin Josèphe. Titus, désespéré d'abord d'une résistance qui le retenait loin de Rome, ne se liant qu'à demi à l'habileté de son père, se rassura plus tard lorsqu'il apprit quel accueil on avait fait à Vespasien. Tranquille sur l'établissement de l'empire, consolé par l'amour de Bérénice, charmé par des flatteries nouvelles pour lui, entouré d'une cour magnifique que lui fournirent les petits rois de l'Orient et tous les Romains qu'avaient attirés d'Italie l'intérêt, l'espoir, le désir de s'emparer de l'oreille encore libre du prince, il se résigna à devenir un héros. Il se comporta vaillamment, exposa sa vie avec témérité, fut vainqueur et se vengea de tout ce que les Juifs lui avaient fait craindre par la destruction de Jérusalem. Raser une ville illustre et florissante parce qu'elle s'est révoltée justement, disperser une nation parce qu'elle a été poussée aux dernières extrémités par les cruautés des procurateurs impériaux, c'était un acte de férocité inutile. On conçoit que le sénat de la république eût semé le sel sur Carthage, quand Carthage pouvait se relever et menacer de nouveau le salut de Rome ; mais Jérusalem n'avait été ni un danger ni un exemple contagieux pour l'univers enchaîné. Titus a cédé ou à un ressentiment personnel ou à un désir plus inhumain encore de frapper les esprits par un coup terrible. Il voulait apparaître aux citoyens romains comme un foudre de guerre et un exterminateur. Il leur apprenait quel sort attendait désormais une cité qui oserait se révolter contre la famille des Flaviens. Prémices rares d'un cœur tendre et bienfaisant ! Singulier prélude à la clémence dont Titus est un type consacré ! Cette décision cruelle a été trop facilement pardonnée par les historiens chrétiens, parce qu'ils ne voyaient dans Titus qu'un instrument de la colère divine. Si la religion peut se réjouir de voir accomplir un arrêt de la Providence, l'histoire ne doit pas juger pour cela avec moins de sévérité l'instrument aveugle et inconscient de cet arrêt. En condamnant Jérusalem, Titus ne croyait point obéir à la volonté d'un Dieu qu'il  ignorait ; conseillé par l'ambition encore plus que par la vengeance, il agissait librement : il est donc responsable, il est coupable, il est sans excuse aux yeux de l'humanité.

L'hiver était arrivé ; la mer était fermée pendant toute la saison aux navigateurs prudents ; Titus attendit le printemps. Il jouit de sa puissance, distribua à ses soldats les grades et les récompenses et se promena en Asie comme un triomphateur. Les peuples lui prodiguaient la pâture dont s'enivrent les despotes novices, fêtes et mensonges, bassesse et adoration. Titus, à son tour, prodiguait les faveurs et des spectacles sanglants dont les pauvres Juifs faisaient tous les frais. Il traînait derrière lui un grand nombre de prisonniers, que décimaient la fatigue, la maladie, la misère. Pour diminuer encore les embarras d'une telle suite, il en força 2.500 à s'entr'égorger dans l'amphithéâtre de Césarée, avec le titre de gladiateurs. Il en fit tuer 2.500 autres à Béryte, pour célébrer le jour de la naissance de son père. Toutes les villes importantes de la Syrie eurent successivement leur part de joie, et, comme elles détestaient les Juifs, elles purent se rassasier de leur sang. Les chefs cependant et l'élite des captifs furent épargnés, soignés, embarqués à l'avance, envoyés en Italie pour  parer le triomphe que se promettait le destructeur de Jérusalem. Ce faste et ces allures tyranniques effrayaient les Romains. Les alarmes redoublaient lorsqu'on apprenait les privilèges accordés au roi Agrippa et à sa sœur, la réception des ambassadeurs parthes apportant les vœux de Vologèse, la consécration du nouveau bœuf Apis par Titus, qui, pour obéir à l'usage égyptien, avait ceint le diadème royal. Les habitants de Rome, dont l'oreille était tendue vers l'Orient, craignaient que Titus ne rut entraîné par Bérénice comme Antoine l'avait été jadis par Cléopâtre, qu'il ne voulût diviser le monde et se contenter de l'Asie ou se proclamer empereur et commencer une guerre parricide. On prévoyait de nouvelles dissensions civiles ou la ruine de l'empire. Vespasien seul ne ressentait point ces inquiétudes. Il connaissait trop bien l'ambition de son fils, de même que Titus savait trop quelle était l'affection de son père et son détachement des grandeurs. Il eût été insensé de garder avec péril la moitié de l'univers, quand l'univers entier devait lui appartenir sans obstacle. Aussi, lorsque Titus toucha la rive de Brindes, trouva-t-il Vespasien, qui était venu à sa rencontre, comme un lieutenant au-devant de son empereur. Aucune explication ne fut nécessaire. Il suffit que Titus s'écriât : Me voici, mon père, me voici. Les deux cœurs se sentirent toujours d'accord. Vespasien n'avait point oublié que son fils seul l'avait fait tout-puissant. Titus était convaincu que son père n'avait accepté la toute-puissance que pour la partager avec lui.

Dès ce jour, en effet, tout est commun entre le père et le fils, les apparences aussi bien que la réalité du pouvoir, Titus a les titres et les droits césariens, imperator, consul, censeur, tribun, pontife. Vespasien avait refusé la puissance tribunitienne qui constituait sacrée et inviolable la personne du souverain : c'était une faute que Titus lui fit comprendre. Tous les deux se firent aussitôt donner par le sénat cette inviolabilité, qui était la force morale des Césars et motivait la loi de lèse-majesté. Les monnaies de l'an 72 donnent en effet cette qualité à Titus. Ce n'est pas assez de dire qu'il était un successeur désigné : il était véritablement associé à l'empire : il y mettait la main, il y veillait, particeps et tutor, non pas en secret, mais publiquement, officiellement, de même qu'il s'asseyait partout sur le trône à côté de son père. Il avait alors trente ans. Homme fait, général glorieux, accoutumé à commander seul, ambitieux de naissance, politique déjà mûr, il avait sur l'esprit de Vespasien d'autant plus d'influence que Vespasien faisait le sceptique ou le plaisant. Ce fut pour complaire à Titus que Vespasien célébra par un pompeux triomphe la soumission de la Judée. Depuis l'aurore jusqu'au coucher du soleil, monté sur le même char que son fils, il subit les fatigues de cette longue cérémonie : on le voyait s'essuyer le front de temps en temps ; on l'entendait murmurer entre ses dents : Suis-je assez fou, à mon âge ! Je n'ai que ce que je mérite. En toutes choses il acceptait les conseils d'un fils dont il reconnaissait le talent, dont l'ascendant lui paraissait doux, qui le rajeunissait en lui communiquant sa propre chaleur ou ses vastes espérances. Sur cieux points seulement il se montrait un maître jaloux : l'administration proprement dite et les finances. Modèle des fonctionnaires, il se réservait les minuties qui font un État bien réglé, et que Titus lui abandonnait avec joie. Fils d'usurier, financier dans l'âme, il poursuivait avec une insatiable cupidité l'or qui devait soutenir son gouvernement. Son fils savait mieux que personne combien étaient nécessaires à Rome ces trésors que son père entassait ; il devait en profiter lui-même un jour ; il entassait de son côté ; sa délicatesse ne se révoltait que sur le chois des moyens. Il lui répugnait de voir l'empereur se salir ou se couvrir de ridicule par certains expédients auxquels il pouvait ne point recourir. Ses remontrances sur ce sujet le trouvaient railleur et intraitable. On sait comment Vespasien lui mit un jour sous le nez le premier produit de l'impôt sur les urines, dont il avait combattu l'établissement, lui demandant si cet argent sentait mauvais. Vespasien était l'homme d'affaires, le ministre des finances, l'intendant sur le trône.

Le rôle de Titus fut supérieur : il s'appliqua uniquement à la politique, et par politique il faut entendre, à une telle époque, tous les actes propres à fonder le prestige de la dynastie. Ce sens manquait à Vespasien ; dans sa bonhomie, il croyait suffisant que le pouvoir fût transmis comme un héritage ; il était assuré de cette transmission ; il riait des prétentions et des supercheries du jeune César ; incorrigible jusqu'au bout, il en riait encore à son lit de mort. Il allait expirer ; on lui demandait de ses nouvelles : Eh ! eh ! répondit-il, je sens que je deviens au dieu, raillant ainsi l'apothéose d'usage à laquelle son fils ne le laisserait pas échapper.

Trois choses semblaient nécessaires à Titus pour incarner dans sa famille le bonheur, ou du moins la perpétuelle soumission de l'univers : effacer le souvenir des souverains qui l'avaient précédé, s'entourer d'un éclat presque divin, se faire craindre. Or Vespasien avait manqué à ces trois devoirs : il avait marié et doté la fille de Vitellius ; il restait attaché à une simplicité bourgeoise ; il était d'une clémence qui encourageait aussi bien les conspirations que l'excès de familiarité.

Vitellius et les aventuriers auxquels il avait succédé n'avaient point laissé de traces qui pussent inquiéter ; mais il y avait un empereur, mort depuis trois ans à peine, qui était resté cher à la multitude. Othon avait dû relever ses statues et prendre son nom, Vitellius offrir un sacrifice solennel à ses mânes et achever son palais, pour devenir agréable à la plèbe romaine. Cet empereur était Néron, l'artiste couronné, qui s'était donné en spectacle à ses sujets, qui avait captivé Rome par ses prodigalités, ses orgies, ses fantaisies gigantesques, et dont le règne avait été une fête perpétuelle. Titus était jaloux de Néron. Les dynasties nouvelles ressemblent aux parvenus, qui envient tout à leurs voisins et haïssent la noblesse en essayant de l'éclipser ; elles contractent des ressentiments implacables contre la dynastie qu'elles remplacent. Abolir la mémoire de Néron fut l'idée fixe de Titus, et comme les monuments qui frappent les yeux semblent redire sans cesse le nom de celui qui les a bâtis, il s'attaqua aux monuments. La villa impériale fut bouleversée, les magnificences de la Maison dorée détruites, afin de rendre au public les terrains qui lui avaient été enlevés. Le prétexte était bon et la tactique habile. Néron avait en effet poussé ses empiétements jusqu'à l'Esquilin et jusqu'au Cœlius. Il occupait près de cent hectares, c'est-à-dire l'emplacement d'une ville. D'abord la voie Sacrée fut rectifiée ; pour la décorer, le colosse de bronze, fondu par Zénodore à la ressemblance de Néron, fut changé de place ; des rayons furent ajustés autour de la tête ; des attributs précis et quelques retouches bien entendues firent une statue du dieu Soleil, que les passants durent adorer. Les fondations d'un arc de triomphe, destiné à consacrer la prise de Jérusalem, furent jetées sur la voie, devant l'entrée même du Palatin. Cet arc, en marbre pentélique, devait immortaliser à la fois Vespasien et Titus ; mais comme il ne fut achevé que sous Domitien, sans doute à cause de la richesse des sculptures, Domitien le dédia au seul Titus. C'est pour cela que sous la voûte Titus est représenté sur un aigle, symbole de l'apothéose[1].

Le lac qui s'étendait entre le Cœlius et l'Esquilin fut desséché. Les prairies couvertes de troupeaux, les chaumières, les forêts giboyeuses qui l'entouraient, les beaux points de vue, disparurent. On profila de la cavité du lieu pour préparer une arène plus vaste que toutes les arènes connues ; on y ménagea, jusqu'à vingt-quatre pieds de profondeur, deux étages de constructions souterraines pour les hèles féroces et le jeu des machines ; on entoura cet espace d'une immense construction destinée à contenir quatre-vingt-sept mille spectateurs. Ainsi fut fondé l'amphithéâtre qui devait servir de type à tous les autres, qui reçut le nom des Flaviens, et que les Romains ne désignent depuis bien des siècles que par le nom de Colosseo (Colisée), sans doute à cause du colosse qui en était voisin. Promettre aux plaisirs populaires un abri aussi magnifique, c'était toucher le cœur des descendants de Romulus au point le plus sensible ; rien n'était plus propre à faire oublier Néron et à concilier à ses successeurs l'amour d'une multitude fainéante.

La Maison dorée fut attaquée à son tour. On la démolit sur le Palatin, on la défigura dans la vallée, on la masqua du côté de l'Esquilin par un édifice somptueux qui fut appelé le temple de la Paix. Ce temple, que les modernes ont confondu longtemps avec la basilique de Constantin, et dont il ne reste qu'un pan de mur derrière la basilique, fut un véritable musée. On y transporta les chefs-d'œuvre grecs que contenait la Maison dorée, entre autres l'Ialysus de Protogène, la statue du Nil avec les seize génies de l'inondation, peut-être le Laocoon ; on y forma une collection de manuscrits ; on y reçut en dépôt les trésors des particuliers : tout y fut disposé pour le public. A la place d'honneur brillaient les trophées de la guerre de Judée, les vases d'or et le chandelier à sept branches, les images des nouveaux Césars ; en un mot, le temple de la Paix devenait le temple de la famille Flavia. Enfin, comme les citoyens s'arrêtaient encore avec trop de curiosité ou de tristesse devant les restes du palais de Néron, Titus impatienté résolut de les enfouir ; mais, fidèle à sa tactique, il parut ne les sacrifier qu'à l'utilité publique, effaçant par la promesse de nouvelles jouissances les regrets qui s'attachaient au passé. Des thermes plus vastes que ceux d'Agrippa furent commencés ; ils s'élevèrent sur une terrasse factice dont la maison de Néron, comblée soigneusement et plongée dans d'éternelles ténèbres, forma la substruction. Ouverts aux citoyens après la mort de Vespasien, ces thermes ont gardé le nom de bains de Titus.

Les raffinements contre la méritoire de Néron furent poussés plus loin. Celui-ci avait démoli sur le Cœlius un temple commencé par sa mère Agrippine, et qui devait être dédié au divin Claude. Titus se moquait de Claude comme tout citoyen de Rome ; mais il releva son temple avec affectation, afin de mieux constater l'impiété de son fils adoptif. En même temps, il consacra une statue à Britannicus, empoisonné par Néron, autant pour raviver le souvenir du crime que pour honorer le compagnon de son enfance.

Vespasien, dont les coffres regorgeaient, se prêtait à cette guerre rétrospective, parce qu'elle était l'occasion de travaux considérables qui restauraient la ville, ravivaient le commerce et occupaient des milliers de bras. Il était moins accommodant pour la seconde partie de la politique de son fils, celle qui tendait au prestige, à des origines chimériques et presque à la divinité. Les mensonges et les légendes le trouvèrent sans pitié. Il refusa de déclarer déesses, selon l'usage impérial, sa mère Vespasia Poila et sa femme Flavia Domitilla, mortes avant son avènement. Titus ne put satisfaire sa piété fastueuse envers sa mère[2] que lorsqu'il fut empereur ; alors seulement il prodigua à sa famille les statues, les médailles commémoratives, les apothéoses. Lorsqu'on apportait à Vespasien un tableau généalogique admirable qui le faisait descendre d'un compagnon d'Hercule, fondateur prétendu de la petite ville de Réale, Vespasien haussait les épaules ou parlait du laboureur cisalpin, son aïeul. Titus rougissait et se taisait. En vain Titus le suppliait de s'entourer de gardes, d'habiter le Palatin, de ne plus repousser une pompe et un luxe qui sont le secret de la majesté des rois. En vain il demandait pour son frère Domitien, non pas une puissance qui l'eût alarmé lui-même, mais des honneurs et des apparences vaines propres à en imposer à la crédulité des hommes ; Domitien, à qui son père tenait rigueur, né fut consul sérieusement, c'est-à-dire une année entière, que lorsque Titus se fut démis en sa faveur de son propre consulat. Les efforts de Titus pour entourer d'éclat la dynastie récente échouèrent contre l'opiniâtre bon sens de Vespasien. Il ne pouvait donc appliquer que dans une faible mesure sa théorie ; il eut la consolation d'en être lui-même un jour la victime et de pouvoir s'immoler aux préjugés du temps.

Bérénice était à Rome ; elle n'avait pas accompagné le vainqueur de Jérusalem, elle l'avait rejoint, conduite par son frère Agrippa. Titus reprit son commerce avec elle ; Vespasien l'accueillit avec de grands honneurs, tenant compte de son rang, des services qu'elle lui avait rendus, de l'amour qu'elle inspirait à son fils. Comme le Palatin n'était pas occupé par l'empereur, on la logea au Palatin. Elle y étala sa beauté, sa magnificence, des prétentions imprudentes peut-être. Les amis de Titus et les flatteurs, armée toujours nombreuse et toujours prèle, lui formèrent aussitôt une cour. Titus se plaisait à combler de faveurs un des principaux instruments de sa fortune ; il était filer de montrer aux Romains qu'il avait une reine pour maîtresse ; il croyait tirer de ce scandale public un lustre nouveau, parce qu'elle n'était et ne devait rester que sa maîtresse. Les choses tournèrent autrement. Soit que les deux Juifs eussent laissé percer leur ambition, soit que le Palatin éveillât le souvenir des usurpations royales, soit que les honnêtes gens eussent été indignés de l'impudence de Titus, le bruit se répandit dans Rome que Bérénice allait être épousée, qu'elle prenait d'avance le titre d'Augusta, qu'elle s'essayait aux prérogatives d'une impératrice ; le public s'émut, les soupçons devinrent un murmure, le murmure un éclat. La multitude, qui avait applaudi Messaline et Poppée et qu'avait réjouie le mariage de Néron avec l'eunuque Sporus, ne put supporter l'idée d'obéir à une étrangère. Le  vieux préjugé romain reparut avec toute sa force ; les cœurs redevinrent républicains uniquement pour détester une reine. Titus protesta : on ne le crut point. Il sévit ; sa colère sembla une preuve nouvelle. Il fit battre de verges le philosophe Diogène qui l'avait raillé sur ce sujet ; on railla plus fort. Il fit décapiter Héras qui l'avait blâmé en public avec véhémence ; ce sang versé ne servit qu'à rendre Bérénice plus odieuse. Il dut enfin connaitre le danger, écouter les avis de son père, écouter surtout sa propre ambition. On peut tout contre un peuple asservi, on ne peut rien contre un préjugé ; l'opinion publique est un torrent qui finit par entraîner ou par renverser les plus puissants despotes. Titus avait trop à conquérir et à garder pour tant compromettre : Bérénice partit. Aurelius Victor raconte[3] qu'Aulus Cécina, personnage consulaire, fut assassiné par Titus à la fin d'un festin, parce qu'il était soupçonné d'être l'amant de la belle Juive ; ce serait un dénouement vulgaire pour le roman qu'a immortalisé Racine : il vaut mieux ne pas croire Aurelius Victor. On ne sait si Bérénice fut congédiée pendant le règne de Vespasien ou aussitôt après sa mort. Dans le premier cas, elle aurait eu quarante-trois ans, dans le second cinquante. Une femme de cet âge, depuis longtemps possédée, ne pouvait titre mise en balance avec l'empire.

Il restait à Titus la consolation de se faire craindre ; il appliqua énergiquement ce système, qui fut au fond sa véritable politique tant que vécut Vespasien. Couvert par la responsabilité paternelle, il put être impunément âpre, cruel, sans scrupule. Sa rigueur compensait la clémence de l'empereur et la faisait valoir. Il concentra le pouvoir entre ses mains avec l'assentiment de son père, afin d'occuper d'avance d'une manière irrésistible l'héritage qu'il aurait fallu plus tard ou obtenir des sénateurs ou acheter aux soldats. Il fortifiait sa propriété, et prenait si bien possession de l'empire que la pensée ne pouvait venir à personne de le lui contester. Il avait la haute main partout, dirigeait les ministères (officia), dictait les lettres au nom de son père, apposait sa signature. sur les édits à côté de la signature de son père, lisait ses discours dans le sénat à la place du questeur. Consul chaque année, censeur quand cela était opportun, tribun et pontife à perpétuité, césar, imperator, il avait tous les droits, c'est-à-dire toutes les fictions légales dont Auguste avait orné sa dictature. Cela ne lui suffit pas : il voulut disposer seul d'une force aveugle qui avait été l'instrument des caprices des tyrans, et d'où ils avaient tiré autant de bourreaux que de défenseurs. La garde prétorienne avait été commandée jusque-là par de simples chevaliers : Titus s'attribua ce commandement et en abusa pour commettre les meurtres qu'il jugea nécessaires. La délation était un moyen usé et les procès une vengeance trop lente. Le nouveau chef des prétoriens se montra plus expéditif. Tous ceux qui lui étaient suspects, il se faisait demander leur têtes par des agents apostés soit dans le camp, soit dans le théâtre. Aussitôt, pour accomplir ce qu'il appelait la volonté du peuple, il mettait à mort ceux que les clameurs lui désignaient[4]. Il invita même à souper chez lui Aulus Cécina, le traita avec magnificence, et attendit à peine qu'il fût sorti de sa table pour le faire égorger. Il est vrai que, pour justifier ce crime, il montra plus tard un plan de conspiration de la main de Cécina, qu'il avait saisi, disait-il, sur des soldats ses complices ; mais ceux qui savaient avec quel talent Titus contrefaisait toutes les écritures, ou qui l'entendaient s'en vanter, ne furent point pour cela persuadés des intentions coupables de Cécina. Une poursuite régulière et une enquête devant le sénat auraient mieux établi la solidité des preuves qu'un assassinat précipité. Les soupçons dont Aurelius Victor s'est fait l'écho furent le seul fruit de cette honteuse affaire.

Violent et féroce pour son compte, Titus s'efforçait de tromper la clémence de son père dans les causes régulièrement instruites, et de surprendre des condamnations qu'il savait rendre irrévocables. L'histoire de Sabinus et d'Éponine est célèbre. Avant même que Vespasien fût à Rome, le Gaulois Sabinus s'était proclamé César, à la faveur des guerres civiles. Vaincu, réfugié sur le territoire de Langres, sa patrie, caché dans un tombeau, nourri et consolé par sa femme Éponine, devenu père de deux jumeaux, découvert après neuf ans, amené à Rome, le malheureux avait expié suffisamment ses prétentions par une réclusion volontaire et des angoisses qui valaient un supplice ; on pouvait lui pardonner sans péril. Vespasien, ému par les prières d'Éponine et la vue de ses petits enfants, versait déjà des larmes ; Titus le rappela à son devoir. Que devenait la dynastie future, la majesté du pouvoir, le secret de l'empire, si les hommes voyaient impuni, vivant, honoré, celui qui avait usurpé la pourpre, ne fût-ce qu'une heure ? Sabinus périt. Helvidius Priscus périt de même, condamné d'abord par Vespasien, gracié aussitôt ; mais déjà le chef des prétoriens tenait sa proie. En vain l'empereur donna l'ordre formel d'épargner Helvidius. On lui répondit qu'il était trop tard, et, après l'avoir calmé. par ce mensonge, on procéda à l'exécution[5].

Helvidius Priscus était le chef du parti stoïcien. Gendre de Thraséa, continuateur de sa vertu et de son courage, il voulait le rétablissement de la liberté et le règne des lois. Tribun quand Vespasien monta sur le trône, il ne consentit à lui donner aucun titre, continua de l'appeler par son nom, comme s'il fût resté un simple particulier. Vespasien commença par rire de cette hostilité ; il y répondit par des plaisanteries et des quolibets. Mais derrière Helvidius il y avait les philosophes, les orateurs, les républicains, les honnêtes gens, et tout un parti que l'usurpation d'un fils d'usurier ne pouvait réconcilier avec le despotisme. Mucien, l'effronté Mécène de la dynastie, et Titus s'alarmèrent d'une lutte où ils étaient sûrs d'être vaincus. L'abstention du parti stoïcien avait fait tomber Néron ; elle pouvait être aussi funeste à la famille Flavia. Tout usurpateur conçoit contre les âmes droites et les bouches sévères une haine instinctive ; il sent que chacun de ses actes sera jugé ; il craint que son hypocrisie ne soit démasquée ; le silence même lui parait une formule suprême du mépris. Titus et Mucien poussèrent à une répression rigoureuse. Les philosophes furent chassés de Rome ; le sang coula ; la guerre éternelle de la tyrannie contre la conscience et du glaive contre la pensée libre recommença ; Helvidius Priscus, Dionysius, Héras, n'en furent pas les seules victimes.

Tout en marchant à son but avec cette implacable netteté, Titus ne négligeait de satisfaire ni une avidité qui était dans le sang, ni ses passions. Après les monstruosités des empereurs qui l'avaient précédé, tout devait paraître innocent aux Romains. Il fit commerce des charges et des faveurs, ne laissa arriver qu'à prix d'argent jusqu'à l'oreille de l'empereur[6], et, comme le champ ouvert à ses rapines était l'univers, il se forma bientôt un trésor qui devait s'ajouter à celui de son père. En même temps, il se livrait à des débauches dont l'empereur Julien a flétri plus tard le souvenir ; il s'entourait d'eunuques et d'hommes infâmes ; il invitait les Romains les plus dissolus à des orgies qui duraient jusqu'au milieu de la nuit, et que ne contrariait point sa liaison avec Bérénice[7]. L'inceste avec Domitia, femme de son frère, complétait peut-être cette vie de désordre[8]. La cruauté, la soif de l'or, le goût des plaisirs, vont d'ordinaire de compagnie, et s'ouvrent du même coup le cœur des puissants. Titus n'échappa point à cette règle : il fut sanguinaire, avide et voluptueux ; il le fut ouvertement, sans fausse honte, comme s'il remplissait un des devoirs de sa situation. Il se serait étudié à se rendre odieux qu'il n'aurait pas mieux réussi. Autant Vespasien était aimé, autant son fils était craint. Tout tremblait devant lui ; personne n'eut osé affronter sa colère ou sa vengeance, aussi rapide que sa colère ; on pliait d'avance sous sa domination et l'on se faisait à l'idée d'obéir un jour à lui seul. Mais que de vœux pour que les jours du doux Vespasien fussent prolongés ! On était persuadé et l'on disait tout haut que Titus serait un nouveau Néron[9]. Jamais héritier présomptif ne fut plus maître du pouvoir et plus exécré de ses futurs sujets. Mais aussi, quand son père mourut, il ne monta pas sur le trône, il y resta. On ne sentit ni secousse ni transition, il continua de régner. L'histoire ne mentionne même pas les cérémonies de son avènement ; elle ne constate que la mort de Vespasien. Épuisé par la dysenterie et la fièvre, l'estomac ruiné par l'eau froide, le vieil empereur, qui travaillait encore à son lit de mort, voulut se lever pour expirer, modèle jusqu'au bout de l'administrateur actif et du bon fonctionnaire. La réputation de Titus était alors si détestable, que l'empereur Hadrien, dans ses Mémoires[10], a pu l'accuser d'avoir empoisonné son père, et que Domitien a pu lui reprocher hautement d'avoir falsifié son testament. Les plaintes de Domitien ne méritent d'attention que parce qu'elles montrent pour la troisième fois Titus compromis par son talent de faussaire. L'accusation d'Hadrien est plus grave. En principe, on peut tout admettre contre les Césars, surtout quand ils se chargent les uns les autres ; un crime leur rapportait tant et leur coûtait si peu ! Mais Hadrien était jaloux ; il aimait à dénigrer, et quoique son témoignage fût alors confirmé[11] par d'autres témoignages, on hésite à l'écouter. L'ambition de Titus était satisfaite : quel intérêt aurait-il donc eu à précipiter la fin de Vespasien ? Le désir de paraître seul aux yeux des hommes et de les étonner par une évolution depuis longtemps méditée ne suffit pas pour expliquer un parricide : Vespasien, du reste, avait soixante-douze ans.

 

 

 



[1] L'inscription le qualifie également de Divus, ce qui ne pouvait se faire qu'après la mort d'un empereur.

[2] Des médailles d'or, frappées sous Titus, lui donnent le titre de Diva Domitilla Augusta. Eckhel attribue à sa fille Flavia Domitilla, sœur de Titus, des pièces frappées l'an 80 et l'an 81 avec l'inscription : Memoriæ Domitillæ. La mère de Titus fut représentée également par des monuments sculptés. Le buste qui est au Loutre est charmant, plein de finesse et de grâce. Les cheveux sont divisés en petites nattes sur toute la tête et ramenés sur le devant comme le pli d'une étoffe : cela rappelle la coiffure moderne de certaines paysannes romaines. La bouche est très délicate, les yeux espacés comme ceux de Titus, le menton accusé.

[3] Epit. X.

[4] Suétone, Vie de Titus, VI.

[5] Suétone, Vie de Vespasien, XV.

[6] Suspecta et rapacitas : quod constahat in cognitionibus patris nundinari prærmiarique solitum. (Suétone, Vie de Titus, VII.)

[7] Suétone, Titus, VII. Tacite, qui ménage Titus, ne peut s'empêcher d'avouer que sa jeunesse fut livrée aux plaisirs, et qu'il fut plus retenu pendant son règne que sous celui de son père. (Histoires, livre II, § 2.)

[8] Suétone, Titus, X.

[9] Alium Neronem et opinabantur et prædicabant. (Suétone, Vie de Titus, VII.)

[10] Dion Cassius, LXVI, 17.

[11] Dion Cassius le dit expressément dans ce même passage.