TITUS ET SA DYNASTIE

 

I. — LA JEUNESSE DE TITUS.

 

 

Tous les ans, des bandes de journaliers descendaient de la Gaule cisalpine et louaient leurs bras, pour le labour ou pour la moisson, aux grands propriétaires de la campagne de Rome. C'est ainsi qu'aujourd'hui les Calabrais se transportent en Sicile chaque été et y retournent chaque automne pour suppléer au petit nombre des cultivateurs. Au temps des guerres de Marius et de Sylla, un de ces vigoureux mercenaires se fixa dans le pays des Sabins, à Béate, et s'y maria. On l'eût fort étonné si on lui eût prédit que son arrière-petit-fils serait revêtu de la pourpre des césars.

Le fils de ce Cisalpin, de ce Gaulois peut-être, s'appela d'abord Pétro. Il fut enrôlé dans les légions, servit sous Pompée, fut nommé centurion. Le cep de vigne lui inspira de l'orgueil. Il allongea son nom, lui donna une physionomie romaine et devint Titus Flavius Petronius. Après la défaite de Pharsale, il prit la fuite et renonça aux armes. Il se fit commis de banque ; son titre d'ancien soldat inspirait assez de confiance pour qu'on le chargeât des recouvrements ; il remplissait le sac et le portait sur l'épaule. Ce fut le début de la famille dans la finance. Pétro, qui avait de l'ambition, fit élever son fils Flavius le Sabin, Flavius Sabinus, avec plus de soin qu'il ne l'avait été lui même. Aussi eut-il la joie de le voir nommer receveur du quarantième en Asie. La perception de cet impôt fut exercée avec assez de douceur pour que plusieurs villes de l'Asie-Mineure voulussent attester leur reconnaissance par l'érection d'une statue. Il est permis de supposer, toutefois, que la reconnaissance n'éclata qu'après coup, et que les statues ne furent dressées que plus tard, sous le règne de Vespasien et de Titus. Les bénéfices de la recette permirent même à Flavius le Sabin de devenir usurier dans le pays des Helvètes. Il y mourut, exerçant ce métier contre lequel les anciens n'avaient point nos préventions, et qui ne paraît pas l'avoir enrichi. Tels sont les services rendus à Home et au monde par la nouvelle famille Flavia : il n'en fallut pas davantage, pour faire souche d'empereurs.

Les deux fils de Flavius le Sabin furent en effet Flavius Sabinus, qui devint préfet de Rome, et Flavius Vespasianus, qui usurpa l'empire et renversa Vitellius. Chose singulière, Vespasien n'était nullement ambitieux ; ses goûts étaient modestes ; il se serait contenté d'être usurier comme son père, il en avait même la vocation. Ce fut sa mère, Vespasia Polla, qui le jeta, à son grand regret, clans la carrière des honneurs ; ce fut son fils Titus qui le fit monter, malgré lui, sur le trône.

Vespasia Polla était fille d'un tribun militaire ; veuve, elle s'appuya sur le crédit de son père, qui s'accrut considérablement quand il eut été nommé préfet du camp. Active et passionnée, elle n'avait communiqué son énergie à aucun de ses deux fils ; mais elle violenta leur indolence, les rendit laborieux, leur inspira l'esprit d'intrigue, les poussa à la cour. Elle suggéra à Vespasien quelques-unes de ces flatteries qui gagnent la faveur des princes. Il était édile sous Caligula, qui le fit couvrir de boue un jour qu'il ne trouva pas les rues balayées à son gré. Malgré cet outrage, il s'empressa de célébrer des jeux extraordinaires lorsque Caligula revint de sa campagne ridicule sur le Rhin ; il remercia l'empereur, en plein sénat, de la bonté qu'il avait eue de l'inviter à dîner ; il proposa de refuser la sépulture, rigueur impie et inutile, à tous ceux qui étaient tués pour crime de lèse-majesté. Tant de bassesse méritait un salaire : il eut la préture. Sa mère lui avait fait épouser une certaine Flavia Domitilla, qui avait été la maîtresse d'un chevalier. Domitilla n'avait pas même le droit de bourgeoisie latine. Il fallut qu'on lui trouvât un père ; Flavius Liberalis se présenta comme tel pour réclamer sa liberté et la faire reconnaître citoyenne par un jugement. Il était greffier d'un questeur et parent peut-être des Flavius.

Flavia Domitilla donna, à son tour, deux fils à Vespasien : Titus, l'aîné, naquit le 30 septembre de l'an 41. Titus est l'héritier de l'ambition de Vespasia Polla, sa grand'mère ; Titus est l'âme de la famille et l'artisan de sa grandeur ; Titus a voulu l'empire et l'a conquis ; Titus a préparé l'avènement de son père Vespasien, partagé sa puissance, continué son règne sans secousse, assuré à son frère Domitien sa propre succession ; Titus est le fondateur de la dynastie. Il mérite donc particulièrement l'attention ; il doit être toujours au premier plan ; il explique une série de faits dont l'intelligence échappe dès qu'on l'oublie. Je voudrais mettre en son vrai jour cette figure que la postérité juge mal. Les historiens ne présentent Titus que doux et débonnaire, parce qu'ils ne s'attachent qu'aux deux années de son gouvernement ; les poètes le font langoureux comme un berger des bords du Tendre, galant comme un héros de la Clélie. Racine, le premier, a dénaturé le personnage pour l'accommoder au goût de son temps, l'assimiler à Louis XIV et contenter Henriette d'Angleterre, qui avait commandé cette tragédie larmoyante. Tel est le prestige du génie : le faux Titus consacré par les vers de Racine est devenu le seul Titus dont on veuille en France se souvenir. Les allusions au grand roi sont déclarées exquises par ceux-là qui sont le plus sévères pour toute leçon tirée des événements passés et appliquée au présent, Nous trouvons un poète ou un historien charmant dès qu'il abuse de l'histoire pour flatter les rois, nous le blâmons s'il eu use pour les avertir et les redresser ; mais l'histoire n'est pas une complaisante qui rend à quelques visages privilégiés leurs sourires et leurs minauderies ; elle doit être un miroir où l'humanité se contemple tout entière, juge ses maîtres et s'instruit. Tout esprit non prévenu qui lira avec soin les récits des auteurs, sera frappé du caractère vrai de Titus, qui est l'opposé

 de sa réputation Audacieux, persévérant, tenace, négociateur séduisant, corrupteur habile, plein d'activité, résolu, avide, cruel au besoin, il étend vers le pouvoir une main implacable ; ce n'est que lorsqu'il l'a saisi, consolidé, rendu héréditaire, qu'il s'adoucit, joue la comédie de la clémence et devient les délices de l'humanité.

Titus naquit dans une maison chétive et d'aspect repoussant, située au delà du Septizonium. Vespasien était gêné ; son édilité avait probablement activé sa ruine. Sur ces entrefaites, Claude fut proclamé par les prétoriens. Vespasien rechercha les bonnes grâces des affranchis, qui prirent alors la direction des affaires. Il plut à Narcisse, un des triumvirs césariens ; il fut envoyé comme lieutenant, d'abord en Allemagne, puis dans la Grande-Bretagne, où il servit sous Plautius, défit deux peuplades barbares, prit vingt villes, obtint les ornements triomphaux, un double sacerdoce et le consulat. En partant pour ces lointaines expéditions, il avait demandé que son fils fût élevé à la cour et devint un des compagnons du fils de Claude. Titus avait le même âge que Britannicus ; il reçut la même éducation, les mêmes maîtres il s'éprit pour son camarade de jeux d'une affection que les princes manquent rarement d'inspirer, les familles d'entretenir. La mort de Britannicus interrompit ces beaux jours. Du même coup furent renversées de radieuses espérances qu'avait fait naître un devin consulté par Narcisse, et qui avait tiré l'horoscope des deux adolescents. On racontait que Titus avait trempé ses lèvres dans la coupe qui était tombée des mains de 'Britannicus, et qu'une goutte du breuvage préparé par Locuste avait suffi pour le rendre longtemps malade. La maladie, c'était la douleur, la retraite, l'ambition déçue ; le poison, c'était la cour où il avait vécu, les grandeurs entrevues, le contact d'un despotisme malsain et adoré. Agrippine fit écarter et poursuivre toutes les créatures de Narcisse. Vespasien dut se tenir loin de ses yeux, cacher sa personne et sa disgrâce. Titus retourna dans la maison sordide, pour se trouver en face de la misère, qui est une mauvaise conseillère, mais une bonne institutrice. Il n'avait que quatorze ans. C'est à cet âge surtout que les blessures de la vanité sont cuisantes, parce que l'âme n'a pas encore assez de force pour s'élever au-dessus de l'adversité par le mépris. Les souvenirs de la cour de Claude et de Néron devaient demeurer ineffaçables, se transformant peu à peu en désirs, en projets et en résolutions. Le goût du pouvoir est un mal qui ne se guérit pas.

Chez Titus. les qualités du corps et de l'esprit se développèrent avec équilibre. Quatre ans après, il était un homme. Il avait une belle physionomie, une force précoce, quoiqu'il ne fût pas grand. Il montrait d'égales dispositions pour la vie civile et la vie des camps. Habile à tous les exercices, souple, excellent cavalier, possédant le maniement des armes, il avait une mémoire admirable, improvisait en grec et en latin, écrivait avec la même facilité la prose et les vers, savait la musique, jouait assez bien de la lyre et chantait agréablement. Il était très fier de son écriture ; il imitait surtout dans la perfection l'écriture des autres, talent suspect chez un ambitieux prêt à tout. Il répétait plus tard avec complaisance qu'il aurait fait un très bon faussaire, aveu imprudent, dont il faut lui donner acte et qui, dans des circonstances données, sera retourné contre lui.

La mort d'Agrippine amena une réaction dont Vespasien et son fils profitèrent. Vespasien, envoyé comme proconsul en Afrique, administra cette province honnêtement, s'y rendit odieux par sa sévérité, revint pauvre, engagea ses terres à son frère Sabinus pour se procurer quelque argent. Avec cet argent, il acheta, vendit et revendit des mulets et des chevaux ; en un mot il se fit maquignon, et ses contemporains lui donnaient volontiers ce surnom. Il encourut une nouvelle disgrâce, parce qu'il s'endormit profondément au théâtre un jour que Néron chantait. Ce n'était rien moins qu'un crime de lèse-majesté qui lui aurait conté la vie s'il avait été illustre et riche. Il disparut, s'ensevelit dans une petite ville écartée et sans nom, où les voyageurs ne passaient jamais. Quant à Titus, il avait été faire ses premières armes en Germanie et dans la Grande-Bretagne. Il y déploya toutes ses qualités, montra autant de modération que de courage, acquit de la renommée. On a même dit qu'il fut nommé tribun militaire, ce qui est peu vraisemblable à cause deo sa jeunesse, et qu'on lui éleva des statues dans l'une et l'autre province, ce qui ne devint vrai qu'après l'avènement des Flaviens. Entraîné par l'infortune paternelle, il revint à Rome, se tourna vers le barreau ; il y parut honorablement plutôt qu'avec assiduité ; c'était une convenance et un complément d'éducation pour tout Romain de distinction. Il fut accueilli chez les chefs du parti stoïcien auxquels Vespasien avait été recommandé par Plautius, son ancien général. Titus entrevit prudemment ces grands personnages, si hostiles au gouvernement impérial, si intègres jadis dans leurs fonctions, si fiers depuis dans leur abstention, Sentius, Baréa Soranus, Thraséa, âmes républicaines, qui protestèrent jusqu'à la mort contre le principe des césariens, et qui préparèrent par leur martyre le règne des sages et de la philosophie. Titus, s'il contracta dans ce commerce quelque respect pour la vertu, avait gardé de trop vifs souvenirs de la cour pour devenir jamais un partisan de la liberté.

Il atteignit ainsi l'âge de vingt-six ans. Il avait épousé Arreciva[1] Tertulla, fille du chevalier Clemens, qui avait été préfet du prétoire. Il la perdit peu de temps après, et prit une seconde femme, Marcia Furnilla[2], qui appartenait à une famille illustre, qu'il n'aimait point, qui lui donna une fille, et qu'il répudia dès que Vespasien fut empereur. Ce moment approchait, imprévu pour tous et pour ceux-là surtout qui se voyaient la veille sans avenir, sans crédit, sans ressources. La fortuite se préparait à les accabler de ces faveurs inouïes qui font dire aux hommes qu'elle est aveugle. Néron, que la révolte des Juifs et les échecs de Cestius Gallus inquiétaient, avait cherché un général qui fût à la fois capable et obscur ; capable, pour relever la gloire de l'empire ; obscur, pour ne point exciter, comme l'avait fait Corbulon, la jalousie et les alarmes de l'empereur. On lui désigna Vespasien, le dormeur ; on le fit rire en lui peignant les terreurs et la pénitence volontaire du coupable ; on lui rappela sa bonne conduite en Bretagne et en Afrique. Vespasien fut tiré de sa retraite, connue de quelques amis, pour être mis à la tête de l'armée de Judée. Titus fut accordé à son père, qui obtint pour lui le commandement d'une légion.

La Judée avait été administrée avec douceur dans le principe. Sous Claude et sous Néron, des procurateurs avides commencèrent à maltraiter les Juifs, à piller leurs biens, à blesser leurs croyances ; mais ils furent surpassés par Gessius Fions, qui se glorifiait de ses injustices et de ses méfaits. Cruel, impudent, perfide, insatiable, il dévastait des villes entières, laissait organiser un brigandage effréné, dont il prélevait sa part, forçait un grand nombre d'Israélites à se réfugier dans les provinces voisines, se jouait des promesses qu'il avait faites comme des plaintes qu'on lui adressait. Il réduisit les esprits à un tel état de désespoir que la révolte était inévitable. Un jour il fit enlever le trésor sacré, alléguant qu'il était utile à César. Le tumulte que cette violation causa dans Jérusalem lui servit de prétexte pour livrer la ville à ses soldats, qui pillèrent les maisons, torturèrent et tuèrent, selon Josèphe, plus de trois mille personnes inoffensives. Ce massacre se renouvela ; il fut imité dans d'autres villes. Bientôt la Judée fut en armes. Le préfet Cestius Gallus entreprit de la soumettre et fut battu avec sa petite armée. Dès lors la rébellion prit les proportions d'une guerre, guerre qui devait être acharnée et amener la dispersion d'un peuple. C'était dans la douzième année du règne de Néron.

Vespasien, après avoir rétabli la discipline, poussa en avant les légions, donna l'exemple de l'intrépidité et de la vigilance, combattit souvent au premier rang, fut blessé au pied et au genou, rapporta son bouclier hérissé de traits et acquit une prodigieuse renommée. Les bons généraux étaient rares à une époque où les services rendus au pays devenaient presque toujours un arrêt de mort. Les armées de Syrie, de Mésie, d'Illyrie, qui connaissaient déjà Vespasien, se redirent à l'envi ses exploits : en peu de mois il fut le héros des camps. Titus, de son côté, ne fut point avare de sa vie. Il eut un cheval tué sous lui ; il monta à l'assaut, il reçut une pierre qui le blessa si rudement à l'épaule qu'il en conserva toujours une faiblesse douloureuse dans le bras. Le père ne pensait qu'à faire vaillamment son devoir : l'ivresse de l'action et le plaisir de commander lui suffisaient. Le fils sentait vaguement qu'une armée était une puissance, que l'Orient était la plus riche moitié de l'univers, qu'Antoine avait succombé sous le poids de ses fautes bien plus que sous les coups d'Octave, que l'amour des soldats était un rempart, que leur épée avait plusieurs fois déjà donné l'empire, que Rome se lasserait des folies de Néron. Tel est en effet le prestige des armées permanentes dans une société qui s'affaiblit. Quand tous les liens politiques sont usés, les liens militaires se resserrent. Tout chef sait qu'il a un instrument terrible dans les mains et qu'il peut le tourner contre sa patrie. Tout héros a besoin d'être deux fois vertueux pour résister au désir d'usurper et aux instances de ses compagnons de guerre. Quelle armée a eu une constitution plus belle que l'armée romaine ? intrépide, patiente, toujours prête, accoutumée à de rudes travaux, construisant les routes, les ponts, les aqueducs, les monuments utiles, fondant des colonies, étendant partout l'influence de l'administration et un ordre rigoureux, finissant par camper à perpétuité sous les climats les plus divers pour veiller à l'unité du monde. Quelle armée cependant a été plus fatale à son pays ? elle a multiplié les guerres civiles, le pillage, les proscriptions, oublié qu'elle était composée de citoyens, soutenu tous les ambitieux, fait des choix insensés, imposé les tyrans les plus odieux, enseigné le chemin de Rome aux auxiliaires qu'elle entraînait à sa suite, accumulé sur les frontières un flot inconnu de barbares, provoqué leurs représailles, excité leur convoitise, aguerri leur jeunesse, jusqu'au jour où, écrasée par l'invasion de ces races nouvelles, elle est devenue impuissante à défendre même le territoire de Rome, et n'a plus montré de courage que contre ses concitoyens désarmés. Les peuples qui constituent à l'état permanent une force disciplinée, passive, aveugle, préparent la tyrannie : si ces peuples sont en décadence, ils préparent leur ruine.

La nouvelle de la chute de Néron et de l'avènement de Galba émut Titus. Il avait connu Galba dans son enfance ; il supputait son grand âge ; il savait qu'il n'avait point d'enfants. Il partit quand il le sut arrivé d'Espagne et quand il eut persuadé son père, qui était l'homme des camps plutôt qu'un homme de cour. Le but avoué de son voyage était de féliciter le nouveau César et de solliciter les honneurs.' pour lesquels il se croyait mûr. Le but non avoué était de plaire au vieillard et de se faire adopter par lui. Bientôt ce ne fut un secret pour personne. Les amis de Titus ne cachaient point leurs espérances ; ses flatteurs faisaient retentir publiquement leurs vous. Personne ne paraissait plus digne de régner que ce jeune homme, dont l'esprit était à la hauteur de la plus haute fortune, et dont la grâce du visage était relevée par un air de grandeur. C'est Tacite qui s'exprime ainsi dans sa reconnaissance pour une dynastie qu'il a servie et qui l'a poussé dans la carrière des honneurs. Racine s'est inspiré des paroles de Tacite autant que de la majesté de Louis XIV, lorsqu'il a dit :

Et, dans quelque humble état que le sort l'eût fait naître,

Le monde, en le voyant, eût reconnu son maitre.

Mais Titus avait trop d'habileté pour se lier à de vaines apparences : il comptait bien plus sur les légions de son père, sur ses victoires, sur la crainte qu'il inspirerait, sur le poids de son épée dans la balance. Il n'aurait pas besoin de faire briller aux yeux de Galba la fidélité de Vespasien comme une récompense de l'adoption, sa révolte comme une perpétuelle menace. Ce qui achevait d'enflammer l'ambition du voyageur, c'étaient les présages, les accidents heureux, les oracles, que les anciens interprétaient comme un signe de la destinée ou une manifestation de la volonté des dieux. La crédulité devenait le plus puissant auxiliaire de l'enthousiasme. Tout semblait promettre le trône à Titus, même la croyance invétérée des Juifs qui, après avoir crucifié Jésus, attendaient toujours leur Messie, et proclamaient que les maîtres de l'univers devaient sortir de Jérusalem. Pour les Romains, ces maîtres de l'univers ne pouvaient être que les généraux de l'armée de Judée triomphants.

Le plan de Titus devait être brusquement déjoué. En arrivant à Corinthe, il apprit à la fois l'assassinat de Galba, la proclamation d'Othon et la révolte de Vitellius. Que faire ? Aller à Rome, c'était se livrer aux hasards de la guerre civile et devenir un otage entre les mains d'un de ses adversaires. N'y pas aller, c'était offenser le vainqueur et lui refuser l'hommage. Titus se consulta longuement avec ses amis ; on pesa les sujets de crainte et d'espérance : l'espérance l'emporta ; on se résolut à ne plus garder de ménagements. Othon et Vitellius, tous deux lâches et incapables, ne pouvaient occuper fortement le pouvoir : leurs armées allaient s'entre-détruire. Si Titus était compromis, Vespasien effacerait l'offense en se déclarant pour le vainqueur. Si Vespasien consentait à se laisser proclamer lui-même, il importait peu de blesser un ennemi auquel on déclarait la guerre. Ce conseil tenu à Corinthe eut donc une influence décisive sur la résolution de Titus. L'usurpation était dès lors un but inévitable, précis, unique, que la fortune éloignerait ou rapprocherait ; tous ses efforts devaient y tendre. Le premier obstacle serait la résistance de Vespasien, mais il n'était pas impossible de le violenter et de le jeter malgré lui dans les aventures.

En regagnant l'Asie, Titus, qui ne négligeait rien, s'arrêta dans l'île de Chypre, afin de visiter le temple de Paphos. Le sanctuaire de Vénus était vénéré autant que célèbre. Pour se concilier les Orientaux, Titus y offrit de pompeux sacrifices, consulta le grand prêtre Sostrate et prétendit lui avoir entendu dévoiler l'avenir qui l'attendait. Il arriva au camp de son père comme exalté par ces prédictions, le front radieux, exprimant une ardeur et une foi que sa vue seule communiquait. Vespasien avait reconnu l'empereur Othon et fait prêter serment à ses légions. Cela n'arrêta point Titus. Les esprits étaient en suspens ; il les entraîna, les remplit d'allégresse et leur inspira une immense confiance. Pendant que son père, qui ne voulait ni partager ses espérances ni approuver ses menées, était tout entier à la guerre, Titus, tout entier à la politique, préparait l'explosion.

D'abord il s'assura du dévouement de l'armée. Il comptait sur les centurions et sur les tribuns, parce qu'ils comptaient sur ses promesses. Il acheva de gagner le cœur des soldats par tous les moyens : il prenait les uns par leurs vertus, les autres par leurs vices, tous par une douceur étudiée ; il savait leurs noms, leurs affaires, leurs plaisirs, les flattait avec adresse, et fermait à propos les yeux quand la licence ne devait point compromettre la discipline.

En même temps, il rechercha l'amitié des rois qui étaient voisins, alliés ou tributaires de l'empire. Il avait comme intermédiaires dans ces lointaines négociations le fils et la fille d'Hérode Agrippa Ier, tous deux chassés de Jérusalem par la révolte de leur peuple, tous deux rompus aux intrigues, tous deux n'ayant d'espoir qu'en lui. Le fils portait le même nom que son père : il s'appelait Hérode Agrippa II. Élevé à la cour de Claude, il était trop jeune à la mort d'Agrippa Ier et n'avait reçu l'investiture de la tétrarchie qu'après avoir hérité de la principauté de Chalcis, en Syrie, que lui laissa son oncle Hérode. Aussitôt après le conseil tenu à Corinthe, il était parti pour Rome afin de solliciter Othon. La fille était la fameuse Bérénice, transfigurée par Racine, qui lui a prêté le désintéressement, la chasteté, les nobles sentiments, la tendresse, les larmes des héroïnes de Mile de Scudéry ou de Mme de La Fayette ; elle n'a rien d'une Juive, rien d'une reine de la famille d'Hérode. Il fallait peindre une Médée ou une Armide, Racine a peint une Clélie et une Mandane. La poésie n'ajoute pas seulement à l'histoire, ce qui est son droit, elle la détruit. Les contradictions finissent même par être plaisantes. Quelque respect qu'on ait pour le génie, on doit plus de respect encore à la vérité. Il est donc nécessaire de rétablir les faits.

Bérénice était née un au après son frère, l'an 28 de l'ère chrétienne. Fiancée d'abord, sinon mariée, à Marc, fils d'Alexandre, procurateur impérial, elle avait épousé, après la mort de Marc, son oncle Hérode, roi de Chalcis : elle avait alors seize ans[3]. Elle eut de lui deux fils, Berenicianus et Hyrcan[4] et devint veuve quatre ans plus tard. Elle vécut alors avec son frère dans une intimité qui fit croire à un inceste : l'inceste était aussi fréquent chez les princes de l'Orient que dans la famille des Césars. Pour mettre un terme à des bruits injurieux, Bérénice consentit une troisième fois à se marier. Elle était recherchée par un roi de Cilicie, Polémon, qui convoitait ses richesses beaucoup plus que sa beauté, dit l'historien Josèphe[5]. Polémon était païen ; Bérénice exigea qu'il embrassât la religion juive et se fit circoncire. L'opération fut subie, et l'hymen fut célébré. Bérénice se dégoûta promptement du pays à demi barbare où elle se trouvait transportée ; sa conduite était loin d'être irréprochable ; Josèphe parle même de ses dérèglements[6]. Elle reprit ou acheta sa liberté, revint avec son frère, partagea sa bonne et sa mauvaise fortune, avertit les gouverneurs Florus et Cestius des fautes qu'ils commettaient, les supplia en vain, se compromit, vit incendier son palais par les révoltés et se réfugia auprès des Romains. Dès que Vespasien eut touché le sol de la Judée, elle accourut auprès de lui et se concilia par la magnificence de ses présents un parvenu qui manquait de tout. Dès que Titus fut arrivé d'Alexandrie, où il avait rallié la 5e et la 10e légion, elle n'eut point de peine à séduire un jeune homme amoureux des plaisirs[7].

Bérénice avait quarante ans lorsqu'elle connut Titus. Elle était encore belle et possédait tous les charmes qu'un art raffiné peut ajouter à la beauté. Chez les femmes de l'Orient, la fraîcheur du visage est inaltérable, parce qu'elle se compose tous les matins devant le miroir à l'aide du pinceau. Aspasie, Cléopâtre, les courtisanes et les reines célèbres de l'antiquité ont pu conserver ainsi un renom de perpétuelle jeunesse. La noblesse du type juif, des cheveux admirables, des formes que la maternité n'avait point altérées et que l'âge avait portées à leur juste plénitude, constituaient le prestige de Bérénice, autant que ses artifices de langage et ses doux sourires. Pleine d'expérience, éprouvée par des péripéties nombreuses, trois fois femme, deux fois mère, dissolue, incestueuse peut-être, sachant manier délicatement la flatterie, armée de la ruse de sa race, rompue au mensonge et à la corruption des petites cours asiatiques, entourée d'éclat et de luxe, elle établit d'autant plus facilement son empire sur Titus qu'elle avait dix ans de plus que lui et que Titus avait besoin d'elle. La passion de Titus, ajoute Tacite, ne le détournait point de ses affaires[8]. Chez les ambitieux, eu effet, l'amour ne dure qu'autant qu'il est instrument de l'ambition. Il se trouva bientôt que Bérénice était pour Titus l'agent le plus utile[9], que son trésor était ouvert, son influence en jeu, qu'elle était obligée de subordonner sa cause à celle de Titus, et d'ajourner le rétablissement de sa dynastie à Jérusalem jusqu'à la conquête de Rome par la dynastie des Flaviens. Ce fut elle qui, par ses promesses et ses intrigues, fit entrer dans la conspiration Soémus, roi d'Émèse et tétrarque du Liban, Antiochus, roi de Commagène, dont Racine a fait un amant morfondu l'un et l'autre pouvaient réunir près de 10.000 cavaliers ou archers. Ce fut elle qui avertit sous main son frère, qui était à Rome et qui s'échappa dès que la prise d'armes fut décidée. Ce fut elle qui intercéda auprès de Vologèse, roi des Parthes et provoqua l'offre qu'il fit de 40.000 cavaliers quand on voudrait marcher sur Rome. Le Pont, l'Arménie, furent également prévenus. L'or, les provisions de toute sorte, les moyens de transport, tout devait se trouver en abondance chez des rois qui espéraient être payés au centuple par ceux qui leur devraient le trône.

Enfin Titus ménageait les gouverneurs des provinces voisines ; leur hostilité eût anéanti ses projets ; leur concours était indispensable pour en assurer le succès. Il entreprit dans ce but plusieurs voyages, ses négociations furent secrètes, il y déploya toute sa diplomatie. En Égypte, le préfet Tibère Alexandre fut aisément gagné, il promit ses légions. En outre, l'Égypte était la clef de Rome, puisqu'il suffisait de retenir les flottes chargées de blé pour condamner les Romains à mourir de faim. Quels engagements Titus prit-il envers Tibère Alexandre ? On l'ignore ; mais, pendant le siège du temple de Jérusalem, nous voyons ce dernier commander en chef l'armée romaine[10]. Le préfet de Syrie Mucien, était plus inquiétant. Fameux également par ses succès et par ses disgrâces, il avait fait grande figure à la cour, recherché les amitiés illustres, dévoré sa fortune, perdu sa situation, encouru le déplaisir de Claude ; on l'avait relégué au fond de l'Asie, où il ressemblait à un exilé[11]. Mélange d'activité et de mollesse, de bonne grâce et d'arrogance, de qualités et de vices, de débauches effrénées quand il en avait le loisir, de tempérance et de vertu quand son intérêt le commandait, d'apparences louables et de corruption cachée, il séduisait ses inférieurs, ses collègues, ses rivaux. Par malheur, le seul avec lequel il fût en mauvais termes était précisément Vespasien ; il ne lui pardonnait pas d'avoir obtenu le commandement de la guerre de Judée, qu'il avait espéré. Sa jalousie pouvait être funeste, car il commandait quatre légions, en était aimé, les avait maintenues vaillantes et sous la discipline. Il était connu depuis longtemps de tous les princes de l'Asie ; il parlait avec une adresse merveilleuse ; il excellait à préparer les ressorts de toutes les affaires ; lui-même pouvait prétendre à l'empire. Il avait naturellement des allures de César et tout ce qui peut imposer à la multitude, un air de grandeur, l'habitude de la munificence, un faste qui le rehaussait au-dessus de la condition privée. Vespasien, au contraire, était sans dehors, vêtu comme un simple soldat, gueux et d'une avidité qui le faisait ressembler à un courtisan affamé plutôt qu'au futur maître du monde.

Titus fit sonder le terrain par des amis communs. Sa démarche pleine d'humilité toucha un esprit hautain : rendre visite le premier à Mucien, c'était lui rendre publiquement hommage. Bien accueilli, Titus fit un chemin rapide ; il usa avec tact de tous les moyens de plaire qu'il tenait de la nature ou de l'art, sut concilier les intérêts opposés, adoucir les blessures de la vanité, faire tomber un à un tous les griefs. Mucien fut conquis par la douceur du négociateur, par sa tendresse, par son effusion. On en vint à promettre que -Vespasien serait désormais un frère pour son bienfaiteur, Titus un neveu et presque un fils. Quelle grâce irrésistible n'inspira pas à un ambitieux l'assaut décisif et la conquête suprême ! Mucien en effet pouvait donner l'empire : Titus le lui avouait et il disait la vérité. Ce rôle plut à une âme à la fois indolente et orgueilleuse, qui s'accommodait d'un désintéressement sans péril et d'une générosité saris exemple jusque-là dans l'histoire. Vieux, sans enfants, il n'eût régné que pour accepter un successeur : il jugea plus court de revêtir de la pourpre le père de Titus et de Domitien, il jugea plus glorieux d'étonner le monde. Dès lors il fut un auxiliaire tout-puissant. Non-seulement son adhésion entraîna l'Orient, mais, chose singulière, son éloquence persuada le seul homme qui s'opposât sincèrement à l'entreprise : cet homme, c'était Vespasien[12].

Vespasien n'avait point de goût pour les grandeurs. D'une simplicité vraiment bourgeoise, il s'estimait heureux de la vie des camps et ne demandait que de mener à bonne fin la guerre qui lui était confiée. Loin de partager les espérances de son fils, il fut pour ses corn-«plots le principal obstacle. Dès qu'il eut appris l'avènement d'Othon, il fit prêter serment à Othon par son armée. Dès qu'il eut appris l'avènement de Vitellius, il fit prêter serment à Vitellius. Il mit à ces deux actes l'exactitude et l'empressement d'un fonctionnaire, sans égard pour les suggestions de Titus. Il chérissait son fils, il blâmait ses idées. Trop doux pour l'affliger, trop faible pour réprimer ses menées, il préférait les ignorer, le laissait faire, regrettait d'être peu à peu compromis, s'occupait uniquement de poursuivre les Juifs et d'emporter une à une toutes leurs places fortes. Les discours et les supplications de Titus parvenaient quelquefois à l'ébranler, mais son bon sens répugnait aux aventures, sa droiture à la guerre civile ; de plus il avait peur. Quoi ! risquer à soixante ans sa renommée, sa vie, celle de deux fils à la fleur de l'âge ! S'exposer aux jeux de la fortune, au choc redoutable de l'armée de Germanie, aux coups des assassins, à la jalousie des autres généraux, à la trahison de ses propres amis ! En vain, après qu'on eut appris la mort d'Othon, Titus montrait une lettre de l'empereur qui chargeait Vespasien de le remplacer et de le venger. Vespasien, qui connaissait le talent de son fils à contrefaire toutes les écritures, s'émut peu de cette lettre fausse, qui n'était faite que pour tromper le vulgaire. En vain Titus lui énumérait toutes les forces dont il disposait, l'alliance des rois de l'Asie entière, les auxiliaires de toutes les cités grecques et de toutes les lies, les légions d'Égypte et de Syrie, celles de Mésie, d'Illyrie, de Pannonie. indignées de l'insolence et des prétentions de l'armée du Rhin, qui écrasait l'Italie. Vespasien rappelait le sort de Clodius Mater et de Scribonianus, tués le lendemain de leur révolte. En vain Titus lui rappelait que deux mille hommes tirés des légions de Mésie l'avaient déjà proclamé à Aquilée, à la mort d'Othon, parce qu'ils avaient servi sous ses ordres en Judée. Vespasien répondait que ces deux mille hommes étaient aussitôt rentrés dans le devoir. Titus, désespéré, sentait l'occasion lui échapper s'il laissait à Vitellius le temps de s'affermir. Mucien, mandé par lui, vint de Syrie pour décider Vespasien. Après plusieurs entretiens secrets, il lui tint devant tous ses officiers le langage le plus propre à le faire prononcer et au besoin à le compromettre. Tacite, pour mieux transmettre le souvenir de ce discours, en a composé un fort éloquent, où l'on reconnaît son style, et qu'il n'est pas inutile de traduire, afin de mieux comprendre les personnages :

Tous ceux qui méditent une grande entreprise doivent examiner si elle est utile à l'État, glorieuse pour eux, opportune, ou du moins sans obstacle sérieux. Ils doivent aussi considérer si le conseiller qui les exhorte est prêt à partager leurs périls, et savoir, en cas de succès, à qui reviendra l'honneur suprême. Or, c'est moi, Vespasien, qui t'appelle à l'empire, autant pour le bien de la chose publique que pour ta gloire : après les dieux, tu liens le monde dans ta main. Ne t'effraye pas de mes paroles, parce qu'elles ressemblent à celles des flatteurs : être élu après un Vitellius est moins un sujet d'envie qu'une injure. Ce n'est ni contre l'énergique vigilance d'Auguste, ni contre la ruse du vieux Tibère, ni contre la famille de Caïus, de Claude et de Néron, affermie par une longue possession, que nous nous révoltons : tu as respecté jusqu'aux aïeux de Galba. Être immobile plus longtemps, laisser souiller et perdre la république semblerait engourdissement et lâcheté, même quand la servitude serait pour toi aussi sûre que honteuse. Mais il est déjà loin le temps où l'on pouvait seulement te soupçonner d'ambition ; tu n'as d'autre asile que le trône. Corbulon égorgé est-il sorti de ta mémoire ? Sa famille était plus illustre que la nôtre, je l'avoue : Néron cependant surpassait Vitellius par sa naissance. Celui qui se fait craindre est toujours assez noble pour ceux qui le craignent. Vitellius prouva qu'une armée peut faire un prince, lui qui n'avait ni réputation ni services militaires et qui ne fut proclamé qu'en haine de Galba. Il n'a vaincu Othon lui-même, ni par son talent de général ni par la force de son armée, mais par le désespoir trop prompt d'un efféminé qu'il a su rendre déjà regrettable et presque grand. Aujourd'hui, il disperse les légions, désarme les prétoriens, sème d'innombrables germes de guerre, tandis que ses soldats éteignent ce qui leur reste d'ardeur et de fierté dans le vin et la débauche, à l'exemple de leur maître. Pour toi, tu comptes en Judée, en Syrie et en Égypte neuf légions complètes, que les batailles n'ont pas épuisées, que la discorde n'a pas affaiblies, aguerries par l'exercice, victorieuses de l'étranger. Tu as des flottes, une cavalerie, des auxiliaires nombreux, des rois dévoués, et, avant toute chose, ton expérience.

Je ne prétends rien pour moi-même que de n'être pas inférieur à Valens et à Cécina. Toutefois ne dédaigne pas Mucien comme allié,  parce que tu ne l'as pas pour rival. Je me préfère à Vitellius : je te préfère à moi. Ta maison a été honorée des insignes du triomphe ; tu as deux fils, l'aîné est déjà capable de régner, et ses premières armes l'ont rendu cher, même à l'armée du Rhin. Je serais fou de ne pas céder l'empire à celui dont j'adopterais le fils, si j'étais empereur. Du reste, les succès et les revers ne seront pas un lot égal pour nous. Si nous remportons la victoire, je n'aurai d'autre rang que celui que tu m'assigneras, tandis que nous partagerons les risques et les dangers. Bien plus, réserve-toi de diriger les armées d'Orient : laisse-moi le soin de marcher sur Rome et les hasards des combats. La discipline est plus puissante chez les vaincus que chez les vainqueurs : le courage des premiers est enflammé par la colère, la haine, la soif de vengeance ; les seconds s'endorment dans un confiant et dédaigneux orgueil. La guerre même dévoilera les tumeurs cachées et les plaies envenimées de nos adversaires. Si j'espère beaucoup de ta vigilance, de ton économie, de ta prudence, je n'espère pas moins de la torpeur, de l'ignorance, de la cruauté de Vitellius. Enfin la guerre nous sauve, la paix nous perd, car le Conseil même que nous tenons est déjà la révolte.

Tacite a prêté à Mucien le langage qui lui convient. C'est bien là le personnage énergique et fastueux qui a entraîné Vespasien, lui a frayé la route, s'est complu, une fois à Rome, à faire sentir à tous que Vespasien lui devait l'empire[13], et plus tard le rappelait volontiers à l'empereur lui-même par son indolence voluptueuse ou par ses sarcasmes[14]. L'exemple de Mucien enhardit les plus timides : on pressa Vespasien. Titus, qui le savait superstitieux comme tout bon Romain, lui montra les présages qui depuis longtemps annonçaient sa grandeur, les astres favorables, les prophéties du prêtre du mont Carmel ; mais ce qui devait surtout toucher cet esprit éminemment sensé, c'était le sentiment de sa situation : Il était vrai, on l'avait si bien compromis qu'il ne lui restait plus d'autre parti que la rébellion. Il s'y résigna, promit de s'y préparer, ne laissa aucun doute à Mucien, qui retourna dans son gouvernement accablé de caresses par Titus. Toutefois, il remettait toujours : entre la résolution et l'action, l'intervalle eut été long si Titus n'eût brusqué[15] le dénouement. Il écrivit à Tibère Alexandre, répandit dans le camp de Judée l'impatience et la sédition, passa de nouveau en Syrie, où il fit annoncer par Mucien que Vitellius allait rappeler les légions de Syrie pour les envoyer sur le Rhin ; or les soldats, unis par des liens de famille et d'amitié, chérissaient ce doux pays comme une seconde patrie.

Bientôt l'incendie éclata. Aux calendes de juillet, Tibère Alexandre proclama Vespasien et lui fit prêter serment par ses soldats. Le cinq des nones du même mois, l'armée de Judée se prononça avec impétuosité, sans être assemblée ni excitée par aucun discours, sans attendre la présence de Titus qui revenait d'Antioche. Quelques légionnaires, voyant leur général sortir de sa tente, le saluèrent empereur ; des cris s'élevèrent, on accourut, la clameur devint universelle, l'enthousiasme irrésistible ; les épées furent tirées ; Vespasien, menacé de mort par ses partisans furieux[16], accepta enfin les titres de César et d'Auguste que la foule lui décernait. Mucien n'attendait que cette nouvelle. Tout l'Orient l'imita, et les légions d'Illyrie, de Mésie, de Pannonie, de Dacie, à la lecture des lettres du nouvel empereur, se précipitèrent sur l'Italie, conduites par Antonins Primus, Gaulois, né à Toulouse, surnommé dans son enfance Bec de coq (Becco)[17], grand discoureur, général plein de feu, téméraire, amoureux du pillage, mêlant les vols et les largesses, jaloux de s'illustrer et de plaire à un nouveau maître. Antonins Primus saccagea tout sur son passage, défit les vitelliens, traita Rome en ville conquise. fit mettre à mort Vitellius, ne laissa rien à faire à Mucien, si ce n'est de le calomnier, rien à Vespasien, si ce n'est de le reléguer à l'écart, juste salaire de ceux qui rendent aux princes de trop grands services et leur immolent leur pays.

Ce qui me frappe dans le récit de cette révolution, c'est un mot échappé à Tacite, aveu précieux, trait décisif, pour ceux qui savent combien la concision d'un historien qui était ami des Flaviens couvre de réticences et de respect des convenances. L'armée de Judée, dit-il, proclama Vespasien avec tant d'ardeur qu'elle n'attendit même pas son fils Titus qui revenait de Syrie. Titus, en effet, le chef de la conspiration, le grand machinateur, l'ambitieux qui avait fait Vespasien empereur malgré lui ; méritait d'être à la fête ; mais sa joie n'en fut pas moins grande : il jouissait de son œuvre ; il savait qu'il aurait la meilleure part de la puissance dévolue au chef de sa famille, en attendant qu'elle lui échût tout entière par droit d'héritage et par sa politique. Dans de semblables aventures, le cœur humain ne peut être sondé : le philosophe le plus clairvoyant est forcé d'ignorer dans quelle mesure le dévouement filial s'allie à l'égoïsme.

Les événements qui remplirent la fin de l'année 69 et le commencement de l'année 70 sont lamentables et ne méritent pas d'être racontés. Il faut plaindre ceux qui lisent sans dégoût les détails d'une guerre civile. Les Flaviens ont coûté à Rome des flots de sang et avancé sa démoralisation politique. Le soulagement qu'apporte une tyrannie nouvelle ressemble à la maladie qui chasse une autre maladie pour reposer, mais pour affaiblir encore le malade. Vespasien avait appris la victoire de Crémone, les progrès de ses lieutenants et le supplice de Vitellius par des sénateurs, des chevaliers, des transfuges de tout rang, qui avaient affronté les tempêtes de l'hiver pour lui apporter leur hommage ; chaque galère les déposait sur le môle d'Alexandrie, d'autant plus nombreux que les nouvelles étaient plus favorables. Vespasien était depuis plusieurs mois en Égypte, prêt à affamer Rome si elle résistait, à occuper l'Afrique si la guerre était incertaine, à se retrancher dans le royaume des Pharaons, admirablement défendu par la nature, si Mucien  était vaincu. Titus était avec lui et savourait la douceur tant désirée d'être puissant, d'être riche, d'être flatté. Il forçait même son père à se prêter à d'indignes comédies, propres à ajouter au prestige du pouvoir suprême. Vespasien faisait des miracles, comme Simon le Magicien ou le thaumaturge Apollonius. Deux misérables, l'un aveugle, l'autre boiteux, l'arrêtèrent sur la place publique : ils le supplièrent de le guérir ; Sérapis, pendant leur sommeil, leur avait signifié à l'un qu'il recouvrerait la vue si l'empereur daignait cracher sur ses yeux, à l'autre qu'il marcherait droit si l'empereur avait la bonté de lui donner un coup de pied. Vespasien rougit d'abord, honteux pour l'humanité et pour lui-même. Pressé par ses amis et par son fils, il cessa de résister, il cracha, il donna le coup de pied, et le miracle s'opéra. Ainsi fut établi, pour les Orientaux, le dogme de sa divinité.

Des soins plus graves l'appelaient en Italie. La famine menaçait ; Rome était livrée au désastre ; les soldats y régnaient en maîtres ; la Gaule et la Germanie se révoltaient ; Domitien enfin, son second fils, à peine âgé de dix-sept ans, qu'il avait laissé à Rome, enivré de sa grandeur subite, incapable de se conduire, gâté par l'adulation publique, indocile aux conseils de Mucien, se livrait à ses passions effrénées, prodiguait les magistratures, multipliait les destitutions. Son père lui écrivit même à ce sujet une lettre ironique où il le remerciait de ne pas l'avoir destitué lui-même et de lui permettre de régner. Vespasien eut avec Titus un long entretien avant de s'embarquer. Titus avouait qu'il s'était efforcé d'adoucir l'empereur envers son frère, en lui remontrant que la principale force d'un souverain qui veut fonder une dynastie c'est le nombre de ses enfants. Je ne doute pas que le jeune ambitieux n'ait plaidé cette thèse, s'inquiétant peu du reste des témérités d'un enfant qui avait douze ans de moins que lui ; mais le sujet secret et capital de l'entretien ce fut Mucien, le trop puissant Mucien : Mucien qui excitait bien autrement les alarmes de Titus ; Mucien qui était à Rome, agissait en maître, tenait les armées dans sa main, exerçait un pouvoir discrétionnaire, promulguait des édits, apposait le sceau que Vespasien avait dû lui confier, multipliait les concessions, remplissait son trésor, se vantait d'être appelé frère par Vespasien, racontait à tous qu'il lui avait donné l'empire, et se flattait de le partager avec lui[18]. Il était dangereux de laisser Mucien exposé à des tentations croissantes ; il était nécessaire de le ramener, par une prudente politique et une ingratitude savamment graduée, au rang de courtisan. Après s'être concertés, le père et le fils se séparèrent ; l'un partit pour Borne, afin d'y apprendre le métier d'empereur, l'autre retourna en Judée, afin d'y affermir sa gloire et ses titres à l'héritage d'Auguste.

 

 

 



[1] Les historiens l'appellent Arricidia ; mais c'est une erreur. Les monuments épigraphiques qui mentionnent son frère Arrecinus Clemens sont des textes plus sûrs que les manuscrits, et nous attestent qu'elle devait s'appeler Arrecina.

[2] Suétone l'appelle à tort Marcia Fulvia.

[3] Photius, Bibliothèque, 238. Voyez Josèphe, édit. Didot, t. II, p. XII, ligne 13.

[4] Josèphe, Guerre des Juifs, livre II, chap. II, § 6.

[5] Josèphe, Antiquités juives, livre XX, 7, 3.

[6] Δι' άκολασίαν. Ibidem.

[7] Lœtam voluptatibus adolescentiam egit, dit Tacite (Histoires, livre II, § 1).

[8] Neque abhorrebat a Berenice juvenilis animus, sed gerendis robas nullum ex eo impedimentum.

[9] Nec minore anima regina Berenice partes juvabat.

[10] Josèphe, Guerre des Juifs, VI, IV, 3.

[11] Tacite, Histoires, I, 10.

[12] Josèphe, Guerre des Juifs, VI, X, 4.

[13] Tacite, Histoires, livre IV, § 4.

[14] Suétone, Vie de Vespasien, § 13.

[15] Dion Cassius, LXVI, 2.

[16] Josèphe, Guerre des Juifs, VI, X, 4.

[17] Suétone, Vie de Vitellius, § 17.

[18] Dion Cassius, au chapitre déjà cité.