TITUS ET SA DYNASTIE

 

INTRODUCTION. — TROIS AVENTURIERS.

 

 

III. — VITELLIUS.

Vitellius est passé à l'état légendaire, tant sa renommée est abjecte. Il est vrai que le vulgaire est plus sévère pour les ridicules du corps que pour les lèpres de l'âme. On conçoit qu'un peuple, quand il a accepté le principe d'hérédité, se résigne aux fantaisies de la nature, qui sème dans une race les princes charmants et les princes grotesques ; mais comment l'élection peut-elle se porter sur des personnages plus dignes de servir de bouffons au bout d'une table que de commander au monde ? L'explication est courte : c'est qu'une telle élection a été faite par une armée. De toutes les agglomérations d'hommes, l'armée est celle qui pense le Moins, parce qu'elle est faite pour agir, et qu'on dupe le mieux, parce qu'elle ne doit avoir d'opinion politique que devant l'ennemi.

Selon Cassius Severus, historien grave, Vitellius avait pour trisaïeul un savetier, pour bisaïeule une boulangère qui apporta dans la famille quelque aisance et fit souche de chevaliers. On peut descendre d'un savetier, n'en point rougir et faire un excellent administrateur. Il semble toutefois que les Romains avaient encore là-dessus un reste de préjugé, car lorsque Quintus Vitellius devint intendant du fisc sous Auguste, il fut enchanté de faire entendre à ses amis un astrologue, du nom d'Eulogius, qui rattachait sa généalogie à Faunus, roi des Aborigènes, et à Vitellia, nymphe du temps. Les malins se cachaient déjà pour rire et répéter que Faunus raccommodait des sandales, tandis que la nymphe Vitellia frottait ses petits pains avec de l'huile pour les offrir plus luisants aux acheteurs.

Le père de Vitellius joue un rôle dans l'histoire, celui de plat courtisan. Il prostitue son fils à Tibère, n'aborde Caligula que la tête voilée et en se prosternant comme devant un dieu, offre des sacrifices aux statues de Narcisse et de Pallas, placées parmi ses dieux lares, porte sous sa toge un brodequin dérobé à Messaline qu'il baise avec ostentation en public, et, lorsque Claude célèbre des jeux qui ne se renouvelaient que tous les cent ans : Puisses-tu, s'écrie Vitellius, les célébrer souvent ! De si hauts sentiments lui valurent le consulat, une statue aux rostres, des funérailles aux frais de l'État.

Le fils avait suivi timidement les traces paternelles. Après avoir plu à Tibère et supporté ses outrages à Caprée (spintria), il avait conduit des chars dans le Cirque pour plaire à Caligula, joué aux dés pour plaire à Claude, donné des jeux pour plaire à Néron, qu'il forçait courageusement de chanter sur la scène, alors que le César virtuose en mourait d'envie. Les honneurs, les sacerdoces, l'édilité, le proconsulat d'Afrique, avaient récompensé tant de zèle. On l'accusait, étant édile, d'avoir enlevé l'or et l'argent qui ornaient certains temples de Rome pour y substituer des ornements de cuivre et d'étain. Doué d'un appétit gigantesque et d'une gourmandise égale à son appétit, vivant dans les tavernes avec les histrions et les cochers, il avait dévoré les bénéfices de ses magistratures, le fruit de ses rapines et la fortune de plusieurs épouses. Sa première femme, Pétronia, fille d'un riche consul, avait légué ses biens à son fils pour les sauver ; mais le fils mourut, et Vitellius, qui héritait de lui, racontait qu'il avait forcé ce jeune parricide à boire le poison que celui-ci osait lui présenter à lui-même. Il épousa alors Galeria Fundana, fille d'un préteur ; elle lui donna deux enfants, dont l'un était muet ; tous deux figurent sur des médailles frappées sous le règne de Vitellius : leurs têtes sont trop petites pour offrir de l'intérêt.

A l'âge de cinquante-quatre ans, Vitellius se trouvait dans la situation la plus précaire et réduit à la mendicité. Galba eut pitié de lui et l'envoya commander l'armée de basse Germanie. Ce fut une stupeur générale dans Rome. A ceux qui lui témoignaient leur inquiétude, Galba répondait : Il n'est point à craindre, celui qui ne pense qu'à manger ; d'ailleurs ne faut-il pas les richesses d'une province pour remplir un tel estomac ? Être nommé à un commandement, c'était peu de chose ; il fallait pouvoir partir. Vitellius dut louer sa maison pour s'équiper, loger sa famille dans un galetas, apaiser ou effrayer ses créanciers, mettre en gage les boucles d'oreilles de sa mère Statua.

Libre enfin, il s'élance sur la Gaule et la Germanie comme la faim sur le monde. Le pauvre homme ne songeait guère à l'empire ; il ne songeait qu'à se refaire ; ne pouvant contenir sa joie, il embrassait tous les soldats qu'il rencontrait sur la route, causait avec les voyageurs, mangeait avec les muletiers, charmait les aubergistes par ses basses plaisanteries. Arrivé dans le camp, il fut pour ses légionnaires ce qu'il était pour les premiers venus, affable, bon compagnon, plein de rondeur et de bonhomie, grand embrasseur, prodigue de démonstrations, la main ouverte, mêlant à l'entrain du viveur une gaieté franche qui plaît aux masses. Toujours à table, ivre ou prêt à s'enivrer, il ne s'occupait ni de la guerre ni de la discipline. Tout ce qu'on lui demandait, il l'accordait sans examen, grâces, faveurs, congés, distributions. Dès le second jour, il était le général le plus populaire de l'empire, parce que l'armée savait qu'elle pouvait tout se permettre avec lui. Ce n'était pas un maître, c'était un complaisant, un camarade, un flatteur. Heureux de vivre enfin à l'aise et de faire grasse chère, il ne voulait voir autour de lui que des visages heureux. C'était son unique politique. Aussi réussit-il le plus naturellement du monde. Sans talent, sans courage, sans conscience, il gagna les cœurs par sa facilité plus vite qu'un grand capitaine ne les eût gagnés par ses exploits.

Un mois après, une révolte qui couvait depuis quelque temps éclate à son insu. Les légions étaient courroucées contre Galba ; elles n'avaient reçu ni la récompense que méritait leur campagne contre Vindex, ni le don que les Césars ne manquaient jamais de promettre à leur avènement. Elles avaient envoyé un message aux prétoriens pour les inviter à renverser Galba. Pleines d'impatience et ignorant l'usurpation d'Othon, elles voulaient agir. Au milieu de la nuit, à un signal convenu, on s'arme en tumulte, on entoure la tente où Vitellius dort profondément, on arrache de son lit le général à demi vêtu, on ne se laisse point émouvoir par sa risible frayeur, on le hisse sur les épaules les plus robustes, on le proclame empereur, on le promène à la lueur des torches dans les villages voisins. Était-ce une conspiration à laquelle les officiers n'étaient point étrangers ? Était-ce l'explosion spontanée des ressentiments d'une multitude mercenaire ? Dans les deux cas, Vitellius était bien l'instrument aveugle que cherchaient les rebelles. Son incapacité rassurait les chefs, sa faiblesse les soldats. Les uns et les autres savaient qu'ils poussaient devant eux un mannequin militaire qui servirait de couverture à leurs passions. Aussitôt tous furent d'accord, l'armée de la haute Germanie et celle de la basse Germanie, Valens et Cécina, jaloux l'un de l'autre et trop obscurs pour prétendre eux-mêmes au pouvoir. En marche ! en marche vers Rome ! sus aux prétoriens ! c'est notre tour ! à nous l'Italie, le pillage, le repos, les plaisirs ! On ne consulte point Vitellius, on se prépare malgré lui ; on n'est point arrêté par la mort de Galba ; on est excité encore par l'audace d'Othon. Vitellius hésite, il temporise, il a peur : on le laisse en arrière avec les bagages, à la merci des goujats d'armée et des barbares, et l'on se met en route sans lui.

Valens, avec 40.000 hommes, traverse la Gaule, rançonne les villes et franchit les Alpes Cottiennes. Cécina, avec 30.000 hommes, met à feu et à sang l'Helvétie et tombe sur l'Italie par les Alpes Pennines. La bataille de Bédriac et la mort d'Othon ouvrent cette ère de pillage tranquille qu'ont rêvée les deux armées du Rhin. Les municipes et les campagnes sont dévastés lentement, par étapes ; les nuées de sauterelles venues d'Afrique ne feraient pas une plus large trouée. Les prétoriens débandés ajoutent aux horreurs de la guerre civile les horreurs du brigandage. Rome est atteinte à son tour et livrée à la soldatesque. Les habitants obéissent avec effroi à ces hommes farouches, brunis par vingt campagnes, couverts de peaux de bêtes, rudes, arrogants, heurtant les passants ou les écartant à coups de javeline, mal assurés avec leurs lourdes sandales sur le pavé glissant de Rome et se vengeant de leurs chutes par des menaces ou par des coups. Les maisons sont envahies, les provisions dilapidées, les réquisitions multipliées. A la suite des hordes régulières, les malfaiteurs et les aventuriers affluent. L'épidémie arrive à son tour ; elle décime les troupes qui, campées au pied du Vatican, boivent avec excès l'eau malsaine du Tibre ; elle gagne les habitants ; le deuil, la désolation, s'ajoutent à la terreur.

Pendant ce temps, que devient le nouvel empereur ? Qui s'en inquiète, qui l'appelle ? Lui-même songe-t-il à inaugurer à Rome un pouvoir qu'il n'a ni désiré ni prévu ? Vitellius, attardé par une série de festins, n'arriverait jamais, si une troisième armée ne s'était formée autour de lui. Ce sont les alliés gaulois et bataves, qui veulent avoir leur part du butin. Ils le poussent et se tournent vers l'Italie comme un troisième tourbillon. L'heureux César s'oublierait volontiers à Lyon, où Junius Blésus l'a équipé, traité, gorgé ; la nouvelle de la victoire enflamme ses compagnons, qui le forcent à partir. Pour éviter les fatigues de la marche, il voyage sur des barques tendues de voiles de pourpre et couvertes de fleurs ; mollement couché, il digère et descend le Rhône à petites journées, multipliant les haltes, parce qu'à chaque halte on a préparé de somptueuses réceptions. Les fêtes recommencent dans le nord de l'Italie et le retiennent si bien que ce n'est que quarante jours après la bataille qu'il arrive à Bédriac. Le mot qu'on lui prête est atroce : L'ennemi mort sent toujours bon, mais le citoyen mort a une odeur encore plus agréable. Vitellius n'était ni martial ni cruel : il connaissait plutôt l'odeur de la cuisine que celle de l'ennemi. Si ces paroles sont vraies, il ne faut y voir que le propos d'un ivrogne. Suétone raconte en effet que les miasmes pestilentiels de tant de cadavres en décomposition forcèrent l'empereur à boire beaucoup de vin, et qu'il fit boire, par hygiène, toute sa suite.

Rien n'égalait d'ailleurs l'incurie de cette grossière nature. Empereur malgré lui, il oubliait ses dangers comme ses devoirs. Il s'arrêtait à chaque municipe, à chaque villa. Les pays qu'il traversait, avec la lenteur du crocodile qui cherche sa proie dans la vase, se ruinaient pour satisfaire ses appétits et ceux de ses compagnons. Les routes étaient couvertes de chariots et de bêtes de somme apportant les vivres les plus exquis et les poissons de l'une et l'autre mer. On célébrait des jeux, on construisait à la hâte des amphithéâtres, par exemple celui de Crémone. L'Italie s'épuisait comme s'était épuisée la Gaule, où le souvenir du passage de ce gourmand gigantesque semble avoir créé le type légendaire de Gargantua. Il fallut que le frère de Vitellius et l'affranchi Asiaticus vinssent arracher le maître du monde aux orgies perpétuelles qui constituaient pour lui tout le triomphe, pour le montrer enfin aux Romains, qui ne le connaissaient que trop. Le moment est venu de chercher nous-mêmes à le mieux connaître.

Vitellius était d'une grandeur démesurée et paraissait énorme. Son gros ventre était mal soutenu par des jambes inégales ; une chute de char sous Caligula l'avait estropié. Son visage était rouge, bourgeonné par l'abus du vin. Sa tête, d'après les monnaies d'or et d'argent, qui doivent être sincères parce qu'elles ont été frappées vite, sa tête était ronde, son front contracté, proéminent vers le centre, hérissé de gros sourcils, son oreille large et lourde, ses cheveux ras ; son cou rebondi formait plusieurs étages de graisse. Les bronzes de grand module, qui ont été gravés à loisir par d'habiles artistes, ont ennobli ce type et lui ont prêté quelque chose d'idéal ; mais sur les monnaies courantes la matière domine, l'expression est bestiale, ou plutôt il n'y a pas d'expression. Du reste, autant la numismatique des empereurs ajoute à l'histoire par ses dates et par ses types, autant elle trahit de flatterie clans ses légendes et de mensonge dans ses symboles. Les revers des médailles de Vitellius en sont un des exemples les plus plaisants, car ils contredisent les faits comme une ironie. On y exalte la clémence de l'Auguste germanique, quand il frappe tous ceux que ses favoris lui désignent, la justice d'Auguste, quand il proscrit ses créanciers s'ils osent réclamer ce qu'il leur doit, la concorde du peuple romain, quand on s'égorge dans les faubourgs de Rome, la concorde des prétoriens, qu'on a décimés, qui pillent l'Italie et dont on veut reformer les cohortes, la concorde des armées, quand elles accourent des extrémités du monde pour se heurter avec furie, la liberté restaurée, quand il n'y a d'autre loi que celle du glaive, la sécurité publique, quand tous les citoyens tremblent derrière leurs portes, tandis que 70.000 conquérants parcourent les rues et ne veulent plus partir. Les vérités officielles, dans tous les temps de despotisme, ont le même caractère.

L'art a de grands privilèges : il embellit les souverains comme les particuliers sans qu'on s'en défie. La sculpture a plus fait que l'histoire pour 'rendre éternelle l'image des douze premiers Césars. Toutefois Vitellius a profité si outrageusement des complaisances du ciseau que certains critiques ont contesté l'authenticité de ses bustes. Deux bustes surtout sont dignes d'attention : ils sont identiques, copiés l'un sur l'autre ; ils appartiennent au Louvre et au Vatican. Celui du Louvre est en« marbre de l'Hymette, marbre gris veiné, dont les Athéniens se servaient pour les piédestaux : tel est le piédestal colossal d'Agrippa au-dessous des Propylées, tels sont les piédestaux des groupes qui représentaient la défaite des Gaulois sur le mur méridional de l'Acropole ; on s'en servait rarement pour les statues. Vitellius porte une tunique sans manches attachée sur chaque épaule. La bouche est fine, maligne, sensuelle ; elle semble déguster les bons repas et l'esprit. Les cheveux sont bien plantés sur un front petit, intelligent, agréablement découpé. D'épais sourcils recouvrent un œil vif, pénétrant, qui pétille dans sa cavité profonde. Les prunelles sont creusées pour imiter le rayon visuel. Un énorme embonpoint est soutenu par la délicatesse du modelé et l'équilibre des plans. Les ondulations de la graisse sont assimilées à la plénitude de l'athlète. Le triple cou, avec une poche à gauche, n'a pas été atténué, malgré les apparences d'angine, parce qu'il donne à la tête une base solide et la proportion. Toute cette matière cependant est pétrie, animée, idéalisée par je ne sais quel souffle, qui est le talent de l'artiste. L'ensemble est harmonieux, séduisant, d'une bonhomie élégante ; on sent l'épicurien raffiné et non le porc d'Épicure. Comme nous sommes en Italie, il est permis de songer à certains prélats italiens, gras, fleuris, souriants, et de dire que ce buste a un air de prélat. Il fait songer de loin, quoiqu'il le surpasse en mérite, au buste du cardinal Scipion Borghèse, une des œuvres les plus remarquables du Bernin.

Ce sont ces apparences qui trompèrent Ennio Quirino Visconti. Quand il étudia le Vitellius du Louvre, il se refusa à le croire ancien. Il était connaisseur, il possédait son sujet, et cependant il ne craignit pas d'imprimer en 1810, dans sa Notice sur le Musée du Louvre : Aucun des portraits en marbre de Vitellius n'est authentique. L'assertion était hardie ; elle suscita sans doute les réclamations des archéologues et surtout des artistes contemporains, car en 1817, lorsque Visconti publia sa Description du Musée royal, il montra plus de réserve[1]. Il est, dit-il, encore douteux si ce buste, exécuté dans une grande et belle manière, n'est pas dû à un excellent ciseau du XVIe siècle. Non certes, ce n'est point douteux. Si une œuvre est saisissante par son caractère romain, si elle atteste une exécution qui est tellement propre aux artistes anciens qu'aucun artiste de la renaissance n'a pu en saisir le secret, c'est le Vitellius du Louvre. Les sculpteurs de la renaissance ont un système de plans déprimés, creusés, où ils font pénétrer la lumière pour obtenir la couleur et la vie. Le buste de Vitellius trahit une méthode exactement contraire : les plans ressortent, ils sont fermes, le modelé est soutenu. Non-seulement le principe d'exécution est opposé à toutes les habitudes de l'art moderne, mais ou y sent le parfum antique, l'excellence de la tradition, un admirable sentiment de la vie prise par son grand côté, pour mieux faire saillir la personnalité et le trait intime. Qu'on demande à vingt artistes de signaler, parmi les bustes romains, celui qui s'est gravé dans leur mémoire comme un chef-d'œuvre resplendissant, ineffaçable : presque tous désigneront le Vitellius.

Les trois Césars éphémères qui ont été jetés en quelques mois du néant au trône et du trône à la mort, ont eu la singulière fortune de laisser d'eux à la postérité des portraits saisissants. Ils succédaient à Néron. Or Néron avait employé les artistes les plus habiles de l'Étrurie, de la Grèce, de Rome, et surtout Zénodore, célèbre dans l'art de travailler le bronze ; il les avait forcés à faire encore des progrès par l'abondance des œuvres qu'il leur commandait et par ses exigences. Les sculptures qui ornaient la Maison dorée, les statues commandées par l'empereur, devaient être dignes d'un dieu, car, si le dieu n'était pas content, il y allait de la vie. Après Néron, chaque révolution suspendit les travaux ; chaque avènement produisit de nouveaux bustes et de nouvelles statues. Il en fallut pour les monuments publics, pour les lieux consacrés, pour le camp prétorien, pour le prétoire des armées, pour les villes et les municipes de l'empire. Coup sur coup, d'après l'original ou d'après les images en cire que tout personnage laissait dans son atrium, en partant pour la frontière ou pour son gouvernement, Zénodore et ses compagnons copièrent, embellirent, répétèrent à l'infini les traits osseux de Galba, la douceur éginétique d'Othon, la graisse fleurie de Vitellius. Les changements étaient si rapides que les marbres de Paros et du mont Pentélique furent bientôt épuisés dans les magasins. On prit alors ce qui s'y trouvait, car on n'avait pas le loisir d'attendre que les navires allassent en chercher en Grèce. C'est ainsi qu'un morceau de marbre de l'Hymette s'est trouvé sous le ciseau ; c'est ainsi qu'il nous a transmis l'admirable création d'un talent inconnu ; c'est ainsi que Vitellius, le plus vil des empereurs et le plus méprisé de la postérité, a inspiré l'art romain mieux que les capitaines illustres et les hommes de bien.

Ce fut en effet un triste souverain, que la liberté de satisfaire ses appétits ravala au-dessous de la bête. Il n'eut aucune attention pour les affaires, se plongea dans les plaisirs grossiers, ne s'occupa point de ses intérêts les plus graves, oublia même de se défendre, perdant jusqu'à l'instinct de la conservation propre à tous les animaux. Sa seule politique au début fut d'exalter la mémoire de Néron pour plaire à la multitude. Il offrit à ses mânes un pompeux sacrifice devant le tombeau du champ de Mars ; il fit achever la Maison dorée ; il favorisa les histrions et les musiciens que Néron avait favorisés ; il se fit chanter les airs qu'il avait aimés. Après s'être fait délivrer quittance par ses créanciers terrifiés, il abandonna le pouvoir à qui voulut s'en emparer : son frère, son affranchi Asiaticus, quelques confidents, feignirent de diriger l'État pour frapper leurs ennemis personnels et déguiser leurs rapines. La seule fonction qu'il sut dignement remplir, ce fut de manger ; manger du matin au soir était le rêve de sa vie, ce fut tout son règne. Vitellius faisait trois repas, souvent quatre, et quels repas ! Dès que son estomac trop plein se refusait à recevoir ce qu'il y engouffrait, il se faisait vomir et recommençait. Il s'invitait chez les particuliers, à qui un festin digne d'un tel hôte ne coûtait pas moins de 70.000 francs. Pour l'attirer plus vite à Rome, son frère lui avait promis une fête gigantesque, où l'on compta en effet deux mille poissons et sept mille volatiles. Les flottes naviguaient sans relâche du Pont-Euxin aux colonnes d'Hercule pour rapporter ce que l'Orient et l'Occident produisaient de plus exquis.

Vitellius demanda aux beaux-arts la seule jouissance qu'ils pussent lui procurer. Il fit faire un plat d'argent colossal, qui valait 200.000 francs, qu'il appelait le Bouclier de Minerve, et qu'il fallut fondre dans des ateliers spéciaux bâtis hors des murs. On entassait sur ce bouclier, dédié ironiquement à la déesse de la sagesse, les laites de lamproies, les foies de carrelets, les langues de flamants, les cervelles de paons et de faisans merveilleusement accommodées. Il est permis toutefois, sans commettre un crime de lèse-majesté, de révoquer en doute la bonté d'un ragoût dont le principal mérite était de coûter des sommes immenses. Tacite, qui consulte les archives avec sa conscience et sa gravité ordinaires, nous apprend qu'en huit mois la table de Vitellius absorba 900 millions de sesterces, environ 180 millions de notre monnaie[2]. Dion Cassius atteste que ce règne ne fut qu'un repas perpétuel. Josèphe ajoute que, si Vitellius était resté plus longtemps maitre de Rome, il aurait dévoré tout l'empire. Cette façon de dévorer est cependant plus innocente que d'autres, familières aux despotes. Mieux vaut pour un pays être dévasté physiquement que d'être ruiné moralement. Les produits de la terre se renouvellent, les blés se dorent au printemps suivant, les raisins rougissent à l'automne, les forêts, les pâturages et la mer se repeuplent ; mais multiplier les expéditions chimériques, guerroyer à outrance, épuiser sur les champs de bataille des générations entières, décourager l'agriculture, attirer dans les villes où ils se corrompent les habitants des campagnes, favoriser les industries inutiles au détriment des métiers honnêtes et la spéculation aux dépens du commerce, accabler le présent d'impôts, l'avenir de dettes, pousser au luxe, qui a pour contrepartie inévitable la misère, accabler de mépris les honnêtes gens pour faire fleurir les audacieux et les coquins, flatter les passions basses, inspirer à un peuple le dégoût de ses devoirs et de la liberté, l'endormir dans une incurable mollesse, le livrer énervé, vicieux, avili, aux révolutions et aux usurpateurs : voilà bien des manières de dévorer qui sont plus funestes aux empires que l'appétit de Vitellius !

Le malheureux n'était pas seulement gourmand, il était famélique. Son estomac était livré à la faim comme à une maladie. Les médecins connaissent bien ce cas : ils l'appellent boulimie. Vitellius mangeait tout ce qu'il rencontrait sur sa route, sans choix, sans aversion, sans mesure. Célébrait-il un sacrifice, l'odeur des victimes brûlées sur l'autel l'excitait avec une telle violence qu'il se jetait sur la viande à peine grillée et sur les gâteaux à moitié cuits. Passait-il dans les rues de Rome, il ne pouvait s'empêcher d'arrêter sa litière devant les poêles à frire des marchands ambulants ou devant les mets froids, couverts de mouches et d'huile rance, qui ornaient la devanture des cabarets. Aussi les digestions pesantes le plongeaient-elles dans une torpeur voisine de la stupidité. Devant le péril le plus pressant, quand tout lui échappe, quand tout le trahit, quand tout le menace, Tacite nous le peint inerte et vautré sous les ombrages d'Aricie comme le porc dans sa fange. Semblable à l'animal immonde, il n'a pas conscience du sort qui l'attend : il n'aura de cris et d'efforts qu'au moment d'être égorgé.

Ce moment approchait, car l'anarchie militaire avait achevé de faire le tour du monde. Les légions de Mésie, d'Illyrie, de Syrie, d'Égypte, de Judée, qui jusque-là ne s'étaient pas insurgées, voulaient avoir leur tour et se précipiter sur l'Italie. Elles proclamèrent Vespasien, et la guerre civile recommença. Les armées permanentes absorbent si bien les soldats qu'ils cessent d'être des citoyens, tandis que les grands commandements enivrent si vite les généraux qu'ils deviennent des prétendants. Je n'ai point le cœur de peindre ces bacchanales sanglantes : on arriva à se battre dans les faubourgs et dans les rues de Rome, où il périt, selon les historiens, cinquante mille hommes, soldats, auxiliaires et plébéiens. Et les adulateurs du passé osent soutenir effrontément que l'empire était nécessaire pour clore les guerres civiles ! La lâcheté de Vitellius, son abdication vaine, le retour offensif de la multitude, l'incendie du Capitole, le supplice de Sabinus, qui avait négocié l'abdication, l'arrivée des lieutenants de Vespasien victorieux, la chute de Vitellius, ne méritent d'être mentionnés qu'à titre de faits. L'humanité apercevrait à peine dans ce confus spectacle quel est le châtiment des nations qui confient leurs armes à des mercenaires et se mettent à la discrétion du glaive. La fin même de Vitellius a quelque chose de si vil qu'elle est au-dessous de la pitié. A l'approche de l'ennemi, il se jette à bas de sa litière, il fuit, emmenant ses deux compagnons les plus chers, son boulanger et son cuisinier. Il se rend furtivement sur le mont Aventin, dans la maison que sa première femme lui avait apportée en dot. De là, il espère gagner Terracine, sachant que son frère a rassemblé quelques troupes de ce côté. Tout à coup se propagent des bruits de réconciliation, de paix générale. Il descend l'Aventin, prend l'escalier qui monte au Palatin, parcourt la maison d'Auguste, celle de Tibère, la série des vastes constructions que Néron y avait ajoutées sur le Palatin et sur l'Esquilin. Tout est abandonné, silencieux ; tous se sont enfuis, courtisans, gardes, affranchis, esclaves. Cette solitude pénètre Vitellius de terreur ; il se couvre d'un vêtement sordide, il remplit sa ceinture d'or, il espère s'esquiver et se mêler à la foule. Arrivé à la porte, il tend l'oreille : des cris lointains demandent sa mort. Éperdu, il rentre : selon Suétone, il se barricade avec des matelas dans la loge du portier ; d'après Dion Cassius, il se réfugie dans un chenil] où les chiens le mordent et le supportent. C'est de là que les soldats le tirent, les vêtements déchirés, tremblant, décomposé, essayant de mentir. Il est reconnu ; ses mains sont liées derrière son dos ; une corde est passée à son cou ; ses cheveux sont ramenés en arrière comme ceux d'un criminel ; on le traîne, la pointe d'une pique sous le menton, pour le forcer à lever la tête ; les passants l'insultent et lui jettent des ordures au visage ; il voit sur sa route renverser et briser les statues qu'on lui avait dressées. Arrivé à l'escalier des gémonies, il est tué à petits coups, comme par des sauvages ; il rend l'âme au milieu des outrages de cette populace qui l'acclamait huit jours auparavant et s'opposait à son abdication. Son gros corps, dont l'âme avait été la servante, fut alors attaché à un croc et traîné jusqu'au Tibre.

Ainsi les trois tyrans militaires qui avaient occupé l'empire par la force, exercèrent le pouvoir avec la même faiblesse et périrent également par le fer. Leur mort est à la fois un châtiment, un supplice et un spectacle. Galba est égorgé sous les yeux d'une foule indifférente qui remplit le Forum et couvre les degrés des portiques et des temples. Othon s'exécute lui-même au milieu des prétoriens, ses complices, qui assistent impuissants au suicide. Vitellius est déchiré par la soldatesque, comme la victime engraissée pour le sacrifice est déchirée sur l'autel. Ces saturnales de l'usurpation semblent au premier coup d'œil un scandale inutile ; elles ont un sens profond cependant pour ceux qui cherchent à dégager les enseignements de l'histoire ; elles sont les échelons nécessaires qui font descendre peu à peu césarisme ; elles contribuent à dégoûter les hommes du culte politique pour un autre homme. La démonstration fournie par les règnes de Caligula, de Claude et de Néron était tellement violente qu'elle dépassait le but ; la surabondance de preuves devenait un excès et ressemblait à une exception. Il fallait des expériences plus modestes, rapides, répétées, au niveau de la raison et de l'humanité, pour extirper du cœur des Romains deux dogmes qu'on y avait glissés depuis près d'un siècle — la croyance à une race privilégiée, issue des dieux, égale aux dieux, retournant au ciel par l'apothéose, prédestinée à régner sur l'univers — et le respect de l'hérédité, directe ou adoptive, principe excellent dans un pays libre, insensé dans un pays soumis à des despotes, car l'hérédité n'est plus qu'une folie croissante, qu'il faut comparer à la vitesse acquise d'un corps précipité dans l'espace. Il était bon que le peuple fùt guéri ou du moins refroidi par une série de Césars improvisés, impuissants, méprisés, ridicules ; il était bon que le peuple apprit jusqu'où se ravalent des dieux fabriqués par la bassesse humaine et comment l'empire se dévore lui-même. Le fétichisme impérial, si soigneusement développé par Auguste et par Livie, ressemble au souffle d'un enfant qui se joue avec une bulle de savon, légère, transparente, fragile, et la soutient dans les airs. La bulle monte, descend, remonte encore et fait briller mille couleurs au soleil : que l'enfant détourne la tête, elle crève aussitôt et tombe à terre. De même le peuple souffle sur de chétifs mortels, il les exalte jusqu'aux cieux par la force de son adoration ; mais, dès qu'il retient son haleine, l'idole se fond, le hochet s'évanouit, et les honnêtes gens se reprennent à espérer le règne des lois, de la morale et du bon sens.

 

 

 



[1] Ce qui a peut-être modifié l'opinion de Visconti, c'est le rôle que ce buste venait de jouer en 1814. Au moment de la restauration, avant que Louis XVIII fût arrivé à Paris, le sculpteur Bosio avait été prié d'exécuter à la hâte un modèle. Il fallait substituer partout l'image du roi à l'image de Napoléon. En quarante-huit heures, on n'improvise pas le buste d'un souverain absent, d'après une miniature. Bosio avait dans son atelier un moulage du buste de Vitellius. Il y trouvait quelque ressemblance. Il retoucha le plâtre, adoucit les effets de l'embonpoint, ajouta de l'étoffe au nez, fit des cheveux accommodés à la mode de Louis XVI, chère aux émigrés. C'est ainsi que Vitellius, ressuscité et travesti par l'art, usurpa pendant quelques jours les hommages des Français.

[2] La statistique impériale était fort exacte : elle était dressée par une administration qui couvrait le monde et dont les rouages avaient atteint la perfection. C'est ainsi qu'elle avait constaté que, pendant les trois premiers mois du règne de Caligula, on avait offert 160.000 victimes pour l'empereur dans toute l'étendue de l'empire, ce qui laissait bien en arrière l'hécatombe offerte aux dieux et vantée par les postes.