TITUS ET SA DYNASTIE

 

INTRODUCTION. — TROIS AVENTURIERS.

 

 

II. — OTHON.

Un demi-siècle s'est à peine écoulé, et déjà les Césars apprennent que la force est un appui précaire et que les armées permanentes se retournent contre ceux qui les payent. Jusqu'à Galba, les empereurs n'étaient montés sur le trône que par la grâce des prétoriens : Tibère, Caligula, Claude, Néron, étaient leurs créatures. Othon renouait la tradition rompue ; il représentait leur vengeance et leur toute-puissance ; il leur était cher comme un principe reconquis. La figure d'Othon, douce, efféminée, séduisante et infime, rappelle ces images de Vénus. que les vieilles religions couvraient d'une armure. Éphémère, effacé, incapable de jouer un rôle, il nous échappe comme une ombre après un règne de quatre-vingt-quinze jours ; mais il est bien l'idole armée que les prétoriens portent avec eux au combat : fiction politique, il est la personnification de la soldatesque déchaînée qui s'est par hasard incarnée en lui et qui sent qu'il faut mourir avec lui.

Othon avait trente-sept ans ; il était né à Férentinum le 28 avril de l'an 32. Sa famille avait tenu jadis dans le pays les premiers rangs ; mais elle était déchue. Marcus Salvius Othon, son aïeul, fils de chevalier, n'était devenu sénateur qu'en faisant à Livie la cour la plus assidue. Lucius Othon, son père, ressemblait à Tibère au point de faire dire tout bas qu'il lui tenait de près. Tibère cependant ne lui accorda aucune faveur, et il fallut que Lucius dénonçât un conspirateur au pusillanime Claude pour obtenir une statue sur le Vélabre et être inscrit parmi les patriciens. La flatterie et la délation étaient les principaux titres de ces parvenus.

Dès sa jeunesse, Othon fut un prodigue et un libertin. Il courait les rues la nuit avec ses compagnons, se jetait sur les ivrognes et les estropiés, les bernait dans un manteau. Son père dut plus d'une fois le châtier comme le dernier des esclaves. Incorrigible, il profita de la mort de son père pour s'attacher à une vieille affranchie qui avait de l'influence à la cour. Il feignit de l'amour pour cette intrigante décrépite, qui l'aida à se glisser auprès de Néron. Ce fut un malheur pour ce prince, dont il devint aussitôt le mignon, le corrupteur, le complice de débauches. Plus âgé, il avait plus d'action sur un esprit tendre. De concert avec Sénécion, il effaçait les leçons de Burrhus et de Sénèque, développait les penchants mauvais d'un empereur de dix-sept ans, et le jetait dans tous les excès. Ce rôle valut à Othon un crédit dont il fit le pire usage, des richesses aussitôt dépensées, une infamie dont il tirait vanité. Il trempa dans le meurtre d'Agrippine ; c'était lui qui donnait h, souper exquis et cordial destiné à endormir ses soupçons. Après avoir enlevé Poppée à son mari, Rufus Crispinus, il fit de cette femme[1] un monstre du luxe, de sensualité et d'audace ; il s'en servit auprès de Néron comme d'un instrument et d'un appât ; il poussa même ce jeu jusqu'à faire de l'empereur un sujet de risée. Il oubliait que les despotes sont comme les bêtes féroces et finissent par dévorer ceux qui les domptent. Il ne dut la vie qu'à l'intervention de Sénèque ; le philosophe fit craindre à Néron un éclat ridicule. Othon fut exilé en Lusitanie avec le titre de questeur.

Une chute aussi brusque, la peur, l'espoir d'être rappelé, en firent un gouverneur modéré et intègre. Dix ans s'écoulèrent. Othon vit dans la révolte de Galba une occasion de se venger ou plutôt de rompre un exil qui pouvait devenir perpétuel. Il s'attache au vieillard, ne le quitte plus d'un pas, l'accable de ses soins et de son assiduité, marche près de sa litière pendant tout le voyage, contracte de nouvelles dettes pour corrompre ses soldats, saisit tous les prétextes pour leur distribuer l'or à pleines mains ; il prépare son propre avènement, et ne doute pas d'être désigné comme successeur par Galba, qui n'a point d'enfants. L'adoption de Pison fait évanouir ces belles espérances. Aussitôt, avec la tranquillité d'un roué qui n'a jamais eu de scrupules, Othon se résout à faire une révolution. Cette révolution coûtera cher à sa patrie, mais elle ne lui coûte, à lui, que 200.000 francs : encore les prend-il dans la bourse d'un solliciteur qu'il recommande à Galba. Il semble en effet que ce soient les embarras d'argent bien plus que l'ambition qui poussent Othon à cette extrémité. Il avoue lui-même que le trône est son seul refuge, qu'il est à bout d'expédients, et que mieux vaut périr sous le fer de ses ennemis dans un combat que sous les poursuites de ses créanciers dans le Forum.

Rien clans l'histoire n'égale l'impudence froide de ce viveur qui n'avait ni le tempérament, ni le génie, ni l'allure d'un ambitieux. De même que certains assassins allèguent la faim pour excuse, de même Othon devient un scélérat pour échapper à la misère. Il ne prévoit point les malheurs publics qu'il va causer ; il ne voit que ses dettes. Il ne recule ni devant le sang, ni devant la guerre civile ; il recule devant ses dettes. Il n'a point d'orgueil, point d'amour de la domination ; il a des dettes. Il n'a ni plan, ni projet, ni parti ; il n'a que.des dettes. En vérité, c'est une puissance singulière, au milieu de l'apathie des honnêtes gens, que l'absence de sentiment moral ! Rien ne ressemble plus à de l'héroïsme que cette placidité d'un jeune libertin déshonoré, dissolu, cynique, gangrené jusqu'au fond de l'âme. Il mérite en effet l'admiration du sophiste Plutarque et l'honneur, de figurer parmi ses hommes illustres, car il- est un des exemples significatifs de ce que peut en politique une corruption précoce, l'oubli de tous les devoirs, la destruction de la conscience et la sérénité de l'égoïsme.

Sa taille et son extérieur n'avaient rien qui séduisît la foule. Il était petit ; ses jambes étaient tordues, ses pieds mal faits (male pedatus, dit Suétone, vilain mot qui peint une vilaine chose). Il essayait de racheter ces défauts par un soin minutieux de sa personne ; il avait une coquetterie raffinée : il se faisait épiler des pieds à la tête, se rasait de très près et se frottait la peau avec du pain trempé afin de ne plus ressembler à un homme. Chauve de bonne heure, il portait une perruque si habilement ajustée que tout le monde y était pris. On distingue toutefois cette perruque sur ses monnaies d'or et d'argent, jadis si rares : quatre rangs de boucles symétriquement disposées forment un encadrement qui empiète sur le front. Néron faisait disposer ses cheveux de la même manière pendant les premières années de son règne ; ses monnaies et certains bustes en font foi. Othon, qui réglait la mode de la cour, avait su transformer en nouveauté élégante les nécessités de son déguisement.

Une statue du Louvre représente Othon dans une attitude héroïque, nu, le manteau enroulé autour du bras, la main gauche appuyée sur la hanche. -La tête est conforme au témoignage officiel de la numismatique ; mais elle a moins de mérite que le petit buste qui est voisin, et qui est plein de charme. Le sculpteur évidemment a vu son modèle sous son jour le plus favorable ; il a travaillé un beau marbre avec un soin amoureux ; il lui a donné une expression si naturelle et si persuasive qu'on y sent revivre le personnage. C'est là qu'on peut observer la perruque, avancée sur le front de manière à le rétrécir et à lui donner la proportion du type grec ; elle encadre les oreilles et applique sur les joues une mèche qui devient un point d'adhérence 'et comme une garantie de solidité. L'ensemble de cette coiffure rappelle un casque léger et explique le nom latin (galericulus). Quoique plus étroit, le front est joli et non sans finesse. Les yeux, larges et à fleur de tête, ont quelque chose d'aimable, d'effacé, d'affectueux. Le nez est droit, mais l'extrémité en est lourde. La bouche ne manque pas d'abandon : elle est caractérisée par la proéminence de la lèvre supérieure, dont la pointe s'avance comme la lèvre d'une sangsue. Les joues sont pleines, le menton bien modelé, le cou vraiment beau. Le type général rappelle les ligures étrusques, ou plutôt certains marbres archaïques de l'école d'Égine, parce qu'une grâce un peu gauche y tempère des contours arrêtés. L'ensemble trahit la jeunesse, l'habitude de la volupté, l'art de séduire ; rien d'héroïque, mais plutôt je ne sais quelle mollesse lymphatique et une stupeur souriante, fruit de la débauche.

Cette douce et impudente créature, en achetant l'empire aux prétoriens, ne les avait point achetés eux-mêmes, elle leur appartenait au contraire, elle devenait leur proie, leur propriété, leur chose : l'événement l'a bien prouvé. Les prétoriens sont avertis, ils se garderont des fautes qu'ils ont commises sous les règnes précédents ; ils ont laissé tuer Caligula, livré Claude, à peine proclamé par eux, aux mains de ses affranchis, regardé Néron tomber du trône et se briser comme un vase de verre. Cette fois l'expérience leur profitera : il suffit que Galba leur ait fait expier leur sottise. Othon est dans le camp, ils le possèdent, ils l'entourent, ils en font leur représentant, ils le parent comme les prêtres leur idole ; ils le tiennent cloué sur le siée impérial pendant toute cette première journée, dont il ne lui sera plus permis de perdre la mémoire. Une muraille de fer et d'acier se dresse autour de lui ; les clameurs qu'il entend sont à la fois joyeuses et farouches, comme les transports d'un amant jaloux ; personne ne peut approcher : arrière le préfet et les tribuns militaires, qui sont des traîtres ! arrière les soldats de la flotte et les nouveaux venus, qui sont suspects ! arrière les sénateurs et les magistrats, qui ne sont bons qu'à perdre ceux qu'ils soutiennent ! Othon, pendant ces longues heures, n'a que d'humbles sourires, des bassesses d'esclave ; il tend les mains à ceux qui sont près, envoie des baisers à ceux qui sont loin ; il répète cent fois les mêmes promesses ; il jure que l'empire et tous ses trésors appartiennent aux braves prétoriens, et qu'il ne gardera pour lui que ce qu'ils voudront bien lui laisser. Cent fois de bruyants applaudissements accueillent ce serment ; en échange, la soldatesque lui crie sans cesse : Défie-toi de nos chefs ! Tous ceux qui parviennent jusqu'à lui redisent : Défie-toi de nos chefs ! C'est le mot du règne, c'est le secret de la révolution, ou plutôt de l'anarchie militaire qui triomphera pendant trois mois. Non seulement les prétoriens opprimeront l'élément civil, les lois, l'empereur, l'empire, niais ils refuseront d'obéir même à ceux qui les commandent, et ils périront parce qu'ils ne seront plus commandés. Ils élisent séance tenante deux nouveaux préfets du prétoire et le préfet de home. Othon n'approuve pas seulement leur choix, il l'admire. Ils veulent des congés fréquents, des exemptions de service sans retenue de paye : tout leur est accordé, et le fisc impérial suppléera au déficit de la caisse des centurions. A quoi bon peindre plus longtemps ces saturnales de mercenaires cupides, fainéants, sans conscience, sans patriotisme ? Il fallut les supplications d'Othon pour que le sang de quelques patriciens trop zélés ne complétât point cette fête.

La nuit approchait. On ne pouvait condamner Othon à passer tout son règne au milieu du prétoire ; il fallut se résigner à le conduire au sénat, où se devait jouer la comédie d'usage, et au Palatin, où l'on fit bonne garde autour de lui. Tous les titres qui consacraient un pouvoir acquis par la violence, toutes les formes de l'adulation, tous les transports de l'enthousiasme, furent prodigués par le sénat au nouveau César ; mais les cœurs étaient glacés d'effroi. On croyait voir renaître le règne de Néron. Othon, le corrupteur de Néron, n'allait-il pas en faire revivre les folies et les horreurs ? Il paraissait comme un vengeur imprévu ou comme un fléau envoyé par la colère des dieux. En vain l'élu des prétoriens répandit les grâces, les faveurs, les gouvernements, les magistratures, les sacerdoces et tout ce qui égaie un jour d'avènement ; les vrais citoyens avaient peine à déguiser sous un sourire leurs frémissements secrets. La plèbe romaine ne leur laissait point d'illusions, elle regrettait Néron, elle acclamait avec ivresse un empereur qui avait été son confident et allait reprendre ses traditions, elle lui donnait même le nom de celui qu'elle avait adoré. Othon reçut ce nom sans déplaisir, il le prit dans ses premiers actes et dans les premières lettres qu'il écrivit aux gouverneurs des provinces. Il fit relever les statues du fils d'Agrippine, rétablit dans leurs charges ses procurateurs et ses affranchis, ordonna de reprendre sans délai la Maison dorée, dont les splendeurs n'avaient point été achevées.

La pente était dangereuse. Qui peut dire jusqu'où ce flatteur obligé de la multitude aurait poussé les réminiscences, sans les murmures des prétoriens, qu'importunait la mémoire d'un prince qu'ils avaient trahi ? Du reste Othon n'eut le temps ni de développer son tempérament ni de marquer ses tendances despotiques. Sa puissance était si précaire qu'il la sentait glisser de ses mains avant de l'avoir saisie ; son règne fut si vite menacé qu'il n'eut même pas de lune de miel. A peine eut-il pris possession du Palatin que les soucis l'y assiégèrent. Sa première nuit fut troublée par des songes terribles ; l'ombre irritée de Galba le tirait hors de son lit ; à ses cris, on accourut, on le trouva à terre. Le lendemain, comme il offrait un sacrifice ; la violence du vent le renversa, et on l'entendit murmurer : A quoi me sert de jouer de la longue flûte ? Résignation d'un fataliste qui pressent l'abîme et s'y laisse couler. En effet, il apprend aussitôt la révolte de Vitellius, dont Galba avait caché la nouvelle pour ne point attrister l'adoption de Pison. Déjà Valens et Cécilia, lieutenants de Vitellus, sont en marche à la tête des légions du Rhin. Il faut s'aviner, faire des levées, préparer la guerre civile, pousser sur le champ de bataille une nation à qui l'on n'inspirait la veille que de l'indifférence et du mépris ; il faut charger d'un casque cette tête qui n'a supporté d'autre poids que celui d'une perruque, façonner aux fatigues ce corps que l'habitude précoce de la débauche a énervé.

C'est alors que les prétoriens auraient dis comprendre combien leur choix était ridicule et rougir d'un chef qui n'était même pas capable de les mener au combat ; mais qui peut expliquer l'aveuglement de la foule ? Plus l'objet de sa passion s'en montre indigne, plus cette passion redouble. Les soldats se serrent avec plus de tendresse autour de la faible créature qui est leur œuvre et qui a besoin d'eux. L'orgueil de ne point avouer qu'on s'est trompé se mêle à je ne sais quelle pitié maternelle. Les prétoriens ne veulent point céder aux légions, ils sont enivrés, ils se croient les maîtres du monde, ils veulent le prouver, ils n'ont besoin ni d'être commandés ni d'être nombreux, puisqu'ils sont invincibles. Jamais ils ne se seraient serrés avec autant d'ardeur autour d'un héros. Ils veillent sur Othon comme sur un trésor : leur sollicitude est toujours prête à se tourner en fureur. Un soir, par exemple, les soldats de la flotte, qui ne voulaient plus quitter Rome, avaient reçu de l'empereur l'ordre de charger des armes sur des chariots. Ce mouvement à une heure aussi avancée de la nuit jette l'alarme, on croit à un complot, le camp est en émoi ; on se précipite, on tue les tribuns et les centurions qui veulent calmer les esprits, on court au palais. Othon donnait un souper qui s'était prolongé outre mesure quatre-vingts sénateurs, leurs femmes, d'autres personnages non moins odieux à la soldatesque, sont obligés de prendre la fuite, ils s'esquivent sous les déguisements les plus vils. Quand les portes sont forcées, Othon, en costume de débauche, la ceinture dénouée, trébuchant dans ses longs vêtements, se dresse sur un lit de festin, adresse à ses redoutables défenseurs les supplications les plus touchantes, et ne réussit à ]es calmer qu'en leur promettant 5.000 sesterces par tête.

Voilà donc à quels maîtres les Romains se trouvaient adjugés ! Après les douceurs d'une servitude dorée, voilà les horreurs de la guerre civile ! Ce ne sont plus seulement les riches et les nobles qui sont proscrits aux applaudissements d'une multitude que les empereurs gorgent de leurs dépouilles, c'est la cité entière qui va être assiégée. Ce ne sont plus les soldats d'Auguste qui sèment de leurs os la forêt de Teuteberg, ou les soldats de Caligula qui rapportent les trophées risibles de leur risible expédition ; la mort, la faim, le pillage, frappent aux portes de la reine du monde. Les légions redoutables qui descendent du nord de l'Europe ont perdu jusqu'au souvenir de leur patrie ; elles traînent à leur suite des hordes d'auxiliaires levés à la hâte chez les Bataves, chez les Gaulois, chez les Germains. Tous ces barbares se précipitent sur l'Italie, altérés de sang, pleins de mépris pour Vitellius, mais sachant que ses aigles les conduisent au sac de Rome. Impuissants, désarmés, sans lien, les citoyens, qui ne connaissent plus que les combats de l'amphithéâtre, vont rester spectateurs d'un combat autrement terrible dont ils sont l'enjeu. La politique d'Auguste a dissous les forces sociales, substitué à la pensée d'un peuple la pensée d'un despote ; les Romains, en renonçant. à leurs devoirs les plus sacrés, ont renoncé même au droit de se défendre. Ils ont abdiqué devant les Césars ; ils sont énervés devant l'ennemi. Proie des plus vils tyrans, ils seront justement la proie des conquérants et des barbares qui veulent leur donner l'assaut. Qu'ils aillent gémir dans les temples, s'étourdir clans les festins, tandis que la fortune jette les dés contre eux sur le champ de bataille ! Les soldats seuls sont libres, parce qu'ils tiennent le glaive ; l'anarchie militaire règne seule, parce que les empereurs l'ont préparée ; les armées permanentes ont seules des champions, parce qu'elles ont besoin d'un prétexte pour voler à la curée. Et quels champions ! Est-ce un Marins ou un Sylla, est-ce un César ou un Pompée, capables d'exposer leur poitrine à la mort et d'inspirer quelque fanatisme aux milliers d'hommes qui s'égorgent pour eux ? Non, ce sont les deux êtres les plus lâches, les plus dissolus, les plus méprisés de l'empire, l'un rebut de la cour de Néron, l'autre glouton déjà célèbre dans l'univers par sa bestialité ; l'un qui se cache derrière les murs de Brixellum, l'autre qui s'attarde à dévorer les vivres de plusieurs provinces, tandis que les légions se heurtent dans les plaines de Bédriac. Ces adversaires si bien appareillés avaient montré d'ailleurs une diplomatie digne de leur courage. Tandis que leurs armées se préparaient, ils s'étaient mutuellement adressé des lettres. Pourquoi ces lettres sont-elles perdues ? pourquoi les archives du Palatin n'ont-elles pas conservé sous leurs ruines ces tablettes d'ivoire faites pour édifier les siècles futurs ? Othon proposait d'abord à Vitellius, s'il faisait sa soumission, des palais, des villas et des revenus propres à satisfaire la gloutonnerie la plus raffinée ; Vitellius offrait à Othon des trésors immenses, s'il renonçait à l'empire, les mêmes douceurs, un repos magnifique et toutes les voluptés. Leurs secondes lettres étaient plus âpres ; de mutuels refus en avaient modifié le ton. Ils s'y traitaient de poltrons, de débauchés, d'impudents, de misérables ; c'était l'épanchement sincère de deux héros qui se connaissaient bien. La diplomatie ne pouvait aller plus loin ; ils finirent, au lieu de lettres, par s'envoyer des assassins. Les émissaires d'Othon furent trahis par leur teint pale et leur figure étrangère au milieu des soldats du Rhin, à la peau basanée, et qui s'appelaient tous par leur nom. Les émissaires de Vitellius se perdirent au milieu de la foule qui remplissait Rome ; mais ils ne purent même pénétrer au Palatin, tant les prétoriens faisaient bonne garde.

En vérité, si les armées qui étaient en présence à Bédriac avaient eu un peu de patriotisme ou seulement un peu de bon sens, elles auraient confondu leurs rangs, laissé de côté les deux aventuriers qui restaient à l'écart en les mettant aux prises et nommé de concert un chef dont elles n'eussent point à rougir. Le fer était tiré, les esprits étaient enflammés ; les légionnaires, fiers de leurs campagnes et de leurs blessures, voulaient en finir avec la garde impériale, corps privilégié qui n'avait eu de courage que contre les proscrits, qui obtenait toutes les faveurs, à qui étaient réservées perpétuellement les délices de Rome. Quand les appétits de la vengeance ont fermenté dans des masses aussi grossières, tout leur est bon comme drapeau, fût-ce la botte de paille portée au bout d'une fourche qui servait, dit-on, de ralliement aux contemporains de Romulus.

Tacite a raconté cette guerre honteuse, l'impuissance des lieutenants qui la devaient conduire, la rébellion, les dévastations, les escarmouches, les retraites, l'agitation désordonnée, le choc définitif d'une soldatesque qui ne cherchait qu'à se prendre corps à corps. L'histoire n'aurait rien perdu, si elle eût recouvert d'un voile des détails avilissants pour l'humanité, stériles pour l'avenir. La seule joie pour lès cœurs honnêtes, c'est de voir tailler en pièces quelques cohortes de prétoriens ; encore la plupart montrèrent-ils qu'autant leur langage était plein de jactance et leur costume magnifique, autant leurs pieds étaient légers. Ils laissèrent battre en brèche et tomber sur place comme une muraille les légions de gladiateurs qu'Othon avait loués aux entrepreneurs de jeux ; sous leur carapace pesante, ces esclaves surent mourir aussi bravement que s'ils entendaient les applaudissements de cinquante mille spectateurs penchés vers l'arène.

Une autre mort est nécessaire pour clore le drame. Othon a joué, il a perdu, il faut qu'il paie : il se tue. Aussitôt un miracle s'opère. Le débauché qui n'avait pu affronter le danger, l'efféminé qui s'enfermait quand le sang coulait à flots pour lui, le lâche qui affaiblissait son armée en se faisant garder par l'élite des troupes, l'assassin de Galba qui n'avait pas su purifier par son courage le pouvoir qu'il avait acquis par un crime, se transforme en héros. Il devient un héros, parce qu'il s'est tué ; il est un héros pour ses contemporains, un héros pour la postérité, mi héros pour Plutarque, qui raconte sa mort et qui a la générosité de renoncer à ses parallèles favoris, car il aurait pu donner comme pendant à la mort d'Othon la mort de Caton d'Utique !

L'histoire a de coupables complaisances pour les audacieux qui triomphent du droit et d'étranges pardons pour les vicieux qui jettent quelque éclat ou disparaissent avec grâce. L'apothéose d'Othon est une de ces absurdités contre lesquelles il faut énergiquement protester ; le jugement des hommes, facile à surprendre, semble faire du trépas inévitable de ce prince au cœur d'eunuque un modèle de fermeté et un objet d'émulation pour la jeunesse. Pour estimer sainement la valeur d'un tel acte, il convient d'abord de se détacher des idées modernes. Le suicide, que nous réprouvons chez les particuliers, nous plaît d'ordinaire dans la tragédie et dans l'histoire, précisément parce qu'il n'est plus dans nos mœurs. S'enfoncer un morceau de fer sous la mamelle gauche nous parait chose indigne d'un homme, si cet homme est notre voisin, et chose digne de l'immortalité, si le personnage est né avant l'ère chrétienne. Notre aversion pour ce coup de désespoir dans la vie familière nous dispose à une admiration d'autant plus naïve, dès que nous le rencontrons dans la vie idéale que nous prêtons au passé. En réalité, le suicide était l'action la plus simple chez les Romains et la plus fréquente sous l'empire. Mépriser la mort était la leçon de tous les jours, se la donner une solution prévue, expirer en souriant une marque de bonne éducation. Des centaines de sénateurs, des milliers de chevaliers, s'étaient ouvert les veines au premier ordre des Césars : sur un signe, les gladiateurs s'entre-tuaient dans l'amphithéâtre, les esclaves se précipitaient dans la piscine des murènes, les sages eux-mêmes hâtaient leur fin pour échapper au régime impérial, et l'apparition d'un centurion au seuil de leur demeure suffisait pour provoquer l'effort suprême de l'affranchissement. Non seulement les stoïciens bravaient le trépas avec sérénité, non seulement des femmes et de jeunes filles voulaient périr avec leurs époux et leurs pères, mais les épicuriens eux-mêmes savaient trancher leur vie avec autant d'insouciance que s'ils coupaient sur sa tige une rose de Pæstum. Je n'en citerai qu'un exemple sous chacun des trois derniers règnes. Sous Claude, le riche Valerius Asiaticus se tue pour céder à Messaline la villa magnifique qui avait appartenu à Lucullus : au moment de se frapper, il reconnaît que la flamme du bûcher peut nuire à ses beaux arbres ; il fait démolir la pile de bois, la reconstruit plus loin, et, quand ces précautions sont bien prises, il meurt. Sous Néron, Pétrone, le plus dissolu et le plus licencieux personnage de la cour, quitte la vie comme il convient au grand maître des plaisirs. Il rassemble ses amis les plus chers, les femmes les plus belles, s'entoure de parfums et de fleurs, prend un bain, s'ouvre les veines, les referme, disserte spirituellement, se met à table, dort, se fait saigner et panser à quatre à cinq reprises, jusqu'à ce qu'un affaiblissement doux le conduise au repos éternel. Sous Othon enfin, l'infâme Tigellinus succombe écrasé par l'indignation publique. Il appelle ses concubines et ses compagnons de débauche, il veut présider à une dernière et gigantesque orgie avant de prendre un rasoir pour se couper la gorge. Othon n'a clone aucun mérite à imiter d'innombrables exemples ; il a été élevé dans l'idée du suicide ; il se conforme à la mode de son temps ; il n'est pas plus un héros que les raffinés d'honneur du XVIe siècle, qui dégainaient pour un mot et s'enferraient pour un regard.

Ses partisans, qui l'ont laissé succomber, ont composé une légende qui leur servait d'excuse. Ils ont fait de lui un Decius s'immolant pour la patrie. Othon, disaient-ils, pouvait continuer la guerre. Quelques milliers de prétoriens l'entouraient encore. Les fuyards se seraient ralliés. Des renforts seraient venus de Mésie et d'Illyrie. Il a repoussé tous les plans, répétant qu'il valait mieux qu'un seul mourût pour tous que tous pour un seul. Dans sa prévoyante sollicitude, il n'a différé son trépas que pour protéger les sénateurs, les secrétaires, les affranchis qui l'avaient accompagné à Brixellum, qu'il renvoyait à Rome, et que les soldats voulaient poursuivre comme traîtres. C'est pour cela qu'il a consenti à vivre une nuit de plus, quand le poignard était déjà choisi et posé sous son oreiller. Ce n'est qu'à l'aurore du second jour qui a suivi la défaite que le sacrifice a été consommé. Il serait facile de récuser des témoins qui avaient abandonné leur maître les uns après les autres au lieu de l'emmener de force avec eux, ou qui étaient restés spectateurs de son martyre, quand il suffisait d'arracher de ses mains l'arme qu'il était prêt à se laisser arracher. Un instant de réflexion suffit pour montrer qu'Othon était perdu, que les deux armées du Rhin allaient tout rallier par l'effet moral de la victoire, que les légions d'Illyrie seraient arrivées trop tard ou se seraient laissé entraîner contre les prétoriens exécrés et battus, que l'Italie restait impassible, qu'Othon n'avait ni un général capable de se faire obéir ni un soldat capable de supporter une campagne, qu'il était plus inexpérimenté que personne, qu'il s'était abandonné lui-même, qu'il ne comptait plus sur sa cause, qui était mauvaise, ridicule, et qu'il avait le premier trahie. Les fanfaronnades de ses gardes ne lui font point illusion : quelques-uns se tueront sur son bûcher, ils le jurent ; pas un ne lui montre le salut. Tout se borne à des protestations. En vain il attend une nuit, puis un jour, puis une nuit encore. Comme le joueur aux abois, il compte sur quelque retour imprévu et immérité de la fortune ; mais la fortune n'aime ni les lâches ni les vaincus. Déjà paraissent sur les hauteurs voisines les éclaireurs de Valens et de Cécina ; déjà l'on entend, quand la brise souffle de ce côté, les trompettes des vitelliens triomphants. La mort s'approche, pleine de honte et d'insulte ; la fuite ne la rendrait pas moins certaine, puisque l'univers appartient à Vitellius, elle la rendrait seulement plus cruelle. Il est temps de saisir le poignard libérateur.

Quant au mot emphatique qu'on prête à Othon, il est possible qu'il l'ait prononcé ; mais il nous touche peu. Ce n'est qu'un mot vide de sens, contraire à la vérité, dérisoire dans la situation de celui qui le prononçait. Mieux vaut qu'un seul meure pour tous que tous pour un seul. Eh quoi ! tous ceux qui voulaient mourir pour un empereur de rencontre n'étaient-ils pas déjà morts ? Qui donc s'offrait encore ? Ce beau dévouement à l'humanité éclate bien tard, lorsque les cadavres sont entassés jusqu'à hauteur d'homme dans les plaines de Bédriac et pourrissent pour charmer l'odorat de Vitellius. Un mourant, quand il est prince, réussit trop souvent à duper la postérité par une habile mise en scène ; la postérité n'a pas d'excuse lorsqu'elle est la dupe d'une parole pompeuse ou d'un mensonge. Othon a cependant attendri les historiens, il s'est fait pardonner sa vie à cause de sa mort. L'adolescent souillé, le débauché infâme, le corrupteur de Néron, le marchand de Poppée, le complaisant de Galba, l'assassin de Pison, devient une figure sympathique, séduisante, glorieuse. Il a acheté les prétoriens, inauguré une ère de discorde politique et d'anarchie militaire, attiré sur l'Italie les légions qui devaient défendre les frontières, appris aux barbares le chemin de Rome, fait couler des torrents de sang, à l'abri lui-même, loin de la bataille... Qu'importe ? il s'est donné un bon coup et a fait un bon mot : l'humanité l'absout, Plutarque le fait grand.

Nous ne souscrirons pas à cet arrêt puéril : l'histoire peut consacrer les faits, elle ne consacre point les jugements fragiles des hommes. Toutes les causes peuvent être instruites de nouveau par chaque génération ; tous les actes peuvent être appréciés par chaque individu. Nous pouvons admirer le talent, mais discuter le témoignage de Tacite ou de Plutarque, croire aux événements qu'ils racontent, mais nier les conséquences qu'ils en tirent, être charmés de l'éloquence avec laquelle ils exposent leur opinion, mais nous former une opinion exactement opposée. Il ne faut pas confondre les historiens et l'histoire. Ce que nous demandons aux historiens, c'est la vérité ; ce que nous cherchons dans l'histoire, c'est la morale : or, si la vérité se tire uniquement des témoins, la morale se tire uniquement de nos consciences.

Aussi toute conscience honnête se réjouira-t-elle d'assister à l'agonie d'un César éhonté qui expie ses vices et sa courte aventure. Cette mort, que les indifférents trouvent douce, les juges attentifs l'estiment atroce : ce n'est plus une délivrance, c'est un châtiment. Que d'autres passent légèrement sur les deux jours qu'Othon a traînés à Brixellum ! Ces jours ont été pour lui si pleins d'angoisses qu'ils ont valu des siècles. D'abord l'attente pendant la bataille où son sort se joue, les nouvelles contradictoires, les espérances déçues, la terreur, la défaite certaine qu'un messager atteste en se perçant le cœur ; puis l'arrivée des blessés, les gémissements, les vains projets, le cercle où la pensée tourne sans issue, la main de la nécessité s'appesantissant sur une tête mûre pour le supplice. Fataliste comme la plupart des Romains de la décadence, Othon s'est résolu à la mort ; mais il ne se résout ni à l'abandon ni à ces fausses trahisons qui sont les pires, parce qu'elles se cachent sous les dehors de la pitié. En vain sa chambre reste ouverte tout le jour. Les soldats entrent, sortent, lui parlent, le contemplent en silence ; aucun ne vient à son secours, aucun ne fait mine de l'emporter de force sur ses épaules pour retourner au combat. Ils n'ont que trop de respect pour le projet qu'il annonce ; découragés, les plus fidèles se bornent à promettre qu'ils se frapperont en même temps que lui. Les prétoriens entourent encore leur idole, mornes, semblables aux prêtres égyptiens qui voient expirer leur bœuf Apis et se préoccupent d'en trouver un autre. Les heures chassent les heures sans que leur cerveau enfante rien de viril, d'imprévu, d'énergique. La nuit succède mie seconde fois au jour. Othon tend l'oreille vers l'inconnu ; il ne sonde que le néant. Cet immense univers, dont il avait cru s'emparer, le regarde tomber sans s'émouvoir et sans même lui offrir un refuge ; écrasé par les suites de son premier attentat, acculé par sa lâcheté même, délaissé par ses amis, gardé plutôt que consolé par ses mercenaires qu'il méprise, il faut que le coupable soit châtié, qu'il s'exécute de ses propres mains et que lui-même soit son bourreau. Voilà le drame vrai ! voilà l'enseignement ! voilà le doigt de la Providence ! Je voudrais que tout ambitieux qui agite des desseins funestes à sa patrie fût amené devant cette porte ouverte, contemplât longuement ce spectacle et en gardât dans son cœur l'admirable moralité.

 

 

 



[1] Poppée est représentée seule sur une monnaie de Périnthe, de très petite dimension : sa tête est gracieuse, sans caractère individuel, conforme à l'idéal grec. Elle figure avec Néron sur les monnaies de Smyrne, d'Ancyre, d'Éphèse, de Pessinonte, d'Alexandrie.