TITUS ET SA DYNASTIE

 

INTRODUCTION. — TROIS AVENTURIERS.

 

 

I. — GALBA.

Si les peuples épris de l'unité politique veulent savoir à quels périls est exposée une capitale qui concentre sans mesure la vitalité d'un pays, si les nations épuisées par leurs armées permanentes veulent comprendre le danger des grands commandements, l'histoire de Rome leur offre cette leçon. La leçon est courte, mais éclatante. Trois empereurs en moins de dix-huit mois sont jetés successivement sur le trône et successivement emportés. Sans titres au pouvoir suprême, sans racines dans l'État, sans projet d'affranchissement pour leur patrie, sans conviction à défendre, sans excuse devant la mort, ils ont été le jouet des événements autant que de leur propre ambition. Semblables à l'écume qui signale la crête des vagues furieuses et s'affaisse aussitôt, ils ont été les représentants éphémères de l'anarchie des provinces et de la démagogie militaire. Se confiant à ces forces déchaînées quand ils pouvaient rester au rivage, préférant les aventures à leur devoir de citoyen, corrupteurs des soldats ou lâches devant eux, ils sont devenus justement responsables de tous les excès qu'ils ont provoqués ou qu'ils n'ont pas empêchés. Tacite a résumé avec sa sobriété terrible les maux causés par cette série de convulsions. J'essaie, dit-il, de peindre une époque fertile en catastrophes, ensanglantée par les combats, déchirée par les séditions, cruelle même pendant la paix ; quatre souverains périssant par le glaive ; trois guerres civiles, et en même temps des guerres étrangères plus nombreuses ; des succès en Orient, des défaites en Occident, l'Illyrie troublée, la Gaule chancelante, la Bretagne conquise et aussitôt perdue, les nations des Sarmates et des Suèves levées centre nous, les Daces s'illustrant par leurs revers et les nôtres, les Parthes prêts à s'armer pour un faux Néron ; en Italie, des désastres inouïs ou renouvelés après un intervalle de plusieurs siècles ; les villes du littoral si riche de la Campanie englouties ou écrasées ; Rome dévastée par les incendies, les temples les plus vénérables consumés, le Capitole lui-même brûlé par la main des citoyens ; les choses saintes profanées, l'adultère dans les plus grandes familles ; la mer couverte d'exilés, les îles souillées par le meurtre des bannis, des forfaits plus atroces dans l'enceinte de Rome, la noblesse, l'opulence, les honneurs obtenus ou refusés devenant autant de crimes, la vertu étant une cause certaine de mort ; le salaire des délateurs aussi exorbitant que leur scélératesse, les sacerdoces, les consulats, le gouvernement des provinces, les dignités de cotir, le pouvoir, emportés par eux comme des dépouilles ; les esclaves armés contre leurs maîtres par la haine et la terreur, les affranchis contre leurs patrons ; enfin ceux mêmes qui n'avaient pas d'ennemis accablés par leurs amis.

Nous nous proposons, non de refaire une telle histoire, mais d'instruire le procès des aventuriers qui se sont arraché la pourpre les uns aux autres, et de tracer leur portrait. Chacun d'eux a profité du soulèvement d'une puissance différente. Galba représente le soulèvement des provinces, Othon celui des prétoriens, Vitellius celui des légions : tous les trois ont été broyés dans le choc de ces masses aveugles, qui croyaient se personnifier dans un chef et qui étaient poussées vers Rome par une attraction irrésistible.

Caligula, les affranchis de Claude, Néron, avaient épuisé les richesses et la patience des provinces ; mais ils axaient surtout énervé Rome en usant tous les ressorts d'une trop vaste centralisation. Les provinces sentaient l'affaiblissement de la capitale, elles s'indignaient de sa soumission, elles la voyaient abdiquer ; elles-mêmes voulaient se produire sur la scène, délivrer le monde d'un despote insensé, prouver leur énergie en disposant à leur tour de l'empire.

La Gaule eut l'honneur de porter les premiers coups. Les Gaulois étaient déjà des gens d'initiative, prompts à la parole, plus prompts à saisir l'épée, impatients, généreux et dupes, amoureux des nouveautés, destinés à faire des révolutions dont ils ne profitent pas, à défendre l'indépendance des autres tout en restant asservis et à donner une liberté qu'ils ne gardent pas pour eux-mêmes. C'était le surnom de libérateur (Vindex) qu'avait pris Caïus Julius, descendant d'une famille souveraine du midi de la Gaule, procurateur impérial, qui mit sur pied cent mille combattants, leur faisant jurer de ne rien prétendre pour eux-mêmes. Il rédigea de belles proclamations, qui suffirent pour que Néron se laissât tomber du trône, souleva l'Espagne, fraya le chemin à Galba, attira sur son pays les légions du Rhin et les Espagnols affamés, se tua de sa propre main ; mais il avait eu la gloire de faire un empereur ! La Gaule, qui avait servi de piédestal à Jules César, offrait à l'univers une compensation en renversant le dernier membre de la famille de César ; toutefois elle ne détruisait point le césarisme ; elle s'attribuait même la mission de le faire refleurir.

Galba, que le message de Vindex avait compromis bien plus que tenté, avait traversé, à force de précautions, quatre règnes qui décimèrent l'aristocratie. Petit-fils d'un préteur qui avait écrit l'histoire sans talent, fils d'un consul qui était petit, peu éloquent et bossu, il tenait une fortune considérable de sa mère, Livia Ocellina. Il appartenait à la famille Sulpicia, qui avait joué un rôle secondaire dans l'histoire, mais qui y avait toujours joué un rôle et était devenue illustre par son étendue et sa perpétuité. Il était parent par sa mère de l'impératrice Livie, qu'il courtisa assidûment et qui lui légua plusieurs millions. Tibère contesta le testament, ou plutôt ne l'exécuta jamais, et Galba fut récompensé de son silence par la préture. Caligula lui donna un commandement sur le Rhin, Claude le proconsulat d'Afrique, Néron, après sept ans passés dans la retraite, le gouvernement de la Tarragonaise. Partout il s'était montré magistrat intègre, administrateur exact, général sévère. Ses biens. accrus par la parcimonie et par les proscriptions qui avaient moissonné ses proches, lui rendaient la vertu plus facile, mais l'exposaient à un danger croissant. Aussi pendant les huit dernières années de Néron n'eut-il qu'un soin, ce fut de faire le mort en Espagne. La vieillesse du reste, en lui faisant sentir son poids, le condamnait peu à peu à l'inaction. Il atteignit ainsi l'âge de soixante-treize ans.

La lettre de Vindex l'aurait donc à peine ému, si d'autres lettres arrivées de Rome ne l'avaient averti que Néron, convoitant ses richesses, avait expédié des soldats pour le tuer. Ses amis le pressèrent de choisir, entre deux périls, le plus éloigné : fidèle, il était sûr de périr ; l'ambition était son seul salut. Il se prononça, accepta le titre d'imperator, organisa autour de lui une apparence de gouvernement, fit appel aux armes, laissa se soulever l'Espagne et les Lusitaniens, que gouvernait Othon, et déclara qu'il serait le lieutenant du sénat et du peuple romain. Le vieillard qu'entraînaient ainsi les provinces avait auprès de lui une seule légion et deux escadrons de cavalerie : ce n'est pas avec de telles forces qu'on marche à la conquête de Rome et de l'univers. Aussi, lorsque Galba sut la mort de Vindex et la dispersion de son armée, fut-il sur le point de s'arracher la vie ; mais aussitôt il apprit que Néron s'était frappé lui-même, et que l'Italie affranchie l'appelait de tous ses vœux. Plein de confiance, il prit le titre de césar et se mit en marche.

Le nom de césar, qui a aujourd'hui un sens général et dont l'humanité a fait en quelque sorte un nom commun, était dans ce temps-là un nom propre : il n'avait appartenu qu'à la famille des Jules et à ses héritiers soit par le sang, soit par l'adoption. Galba, en prenant ce titre, renouait violemment la tradition, et déclarait au monde qu'il voulait continuer la politique, c'est-à-dire la tyrannie des césars. C'était une faute qui allait porter des fruits immédiats : d'abord elle le force de partir pour Rome, non point en libérateur devant lequel s'ouvrent les portes des villes et les bras des populations, mais en despote qui revêt le costume militaire, assiège les cités, rançonne les peuples, fait assassiner les magistrats qui hésitent à le proclamer. Galba quitte la toge pour la cuirasse et porte suspendu à son cou le poignard, signe du droit de vie et de mort qu'il usurpe. Ensuite cette faute a pour contrecoup l'usurpation d'autres chefs d'armée que l'exemple de Galba justifie. Eux aussi veulent être proclamés empereurs, eux aussi veulent prendre le nom de césar. Nymphidius Sabinus, préfet des prétoriens, Fonteius Capito, qui commandait en Germanie, Clodius -acer, qui gouvernait l'Afrique, n'avaient pas plus que Sulpicius Galba le droit d'attenter à la liberté de Rome, débarrassée de Néron ; ils étaient aussi tentés par l'occasion, parce qu'ils sentaient entre leurs mains la force. Les provinces l'emportaient cette fois sur les armées : les cohortes prétoriennes et les légions n'étaient point préparées à se déchaîner, elles laissèrent succomber Sabinus, Capito et Macer. L'ère des révoltes et de l'anarchie militaire n'en était pas moins ouverte par Galba. Le secret de l'empire était dévoilé ; on savait désormais qu'on pouvait faire des empereurs ailleurs qu'à Rome, et que les frontières insurgées pouvaient imposer des maîtres à l'univers plus sûrement que les votes du sénat. Le césarisme, tombé dans la personne de Néron, allait renaître et se répandre dans toutes les parties de l'empire, de même qu'un cancer opéré sur un membre renaît sur d'autres, étend ses racines et empoisonne le corps tout entier.

La marche de Galba vers l'Italie fut donc lente et ensanglantée. Il était infirme et se faisait porter en litière. Il infligeait de grosses amendes à toutes les villes qui ne se déclaraient pas assez vite pour lui, en faisait abattre les murailles, mettre à mort les commandants et les procurateurs avec leurs femmes et leurs enfants. Il dispersa et décima, grâce à sa cavalerie, les soldats de marine que Néron avait appelés d'Ostie, et qui venaient au-devant de lui pour obtenir le maintien de leurs nouveaux privilèges. Enfin les Romains, qui restèrent dans l'attente pendant plusieurs semaines, eurent le temps de passer de l'espoir à la tristesse et de regretter leur entraînement des premiers jours vers Galba. On racontait de lui des traits d'avarice et de cruauté ; on rappelait le soldat qu'il avait condamné jadis à mourir de faim en Afrique, parce qu'il avait vendu sa ration ; on citait le changeur auquel il avait fait couper les mains en Espagne, le tuteur infidèle qu'il avait fait mettre eu croix, bien qu'il fût citoyen romain ; enfin il n'avait pas encore atteint les portes de Rome, et déjà en pleine paix il avait versé des flots de sang. Le sénat avait appris avec joie que Galba se déclarait son lieutenant, les chevaliers respiraient, les honnêtes citoyens se promenaient dans les rues portant ce fameux bonnet d'affranchi qui est devenu dans les temps modernes le bonnet de la liberté ; mais la multitude pleurait Néron, mais les prétoriens étaient mécontents, inquiets, ils n'étaient contenus que par les magnifiques promesses des amis de Galba, qui ne devaient point être ratifiées, et par les récompenses qu'ils faisaient briller à leurs yeux. Ce fut donc avec une véritable anxiété que la population de Rome se porta sur la route au-devant de son nouveau maître. Depuis sept ans, on ne l'avait point vu ; la vieillesse n'avait pu que l'affaiblir, le séjour parmi les barbares n'avait pu qu'altérer son humeur ; ses traits mêmes seraient-ils reconnaissables ? Les esprits étaient partagés entre la curiosité, la crainte et le dédain. Voici le spectacle qui s'offrit aux regards.

Un vieillard de taille moyenne, d'une grande maigreur, complètement chauve, les mains et les pieds tordus par la goutte au point de ne pouvoir ni écrire ni marcher, était porté dans une litière. Les années l'avaient marqué de leur empreinte la plus énergique, et une excroissance monstrueuse au flanc droit était contenue à grand'peine par des bandages. Les traits annonçaient un caractère sévère jusqu'à la cruauté, économe jusqu'à l'avarice, et l'estomac triste d'un gros mangeur, mais non d'un gourmand. Le nez, busqué au milieu de sa courbe[1], plutôt crochu qu'aquilin, ce que les Latins rendaient par le mot aduncus (en forme de croc) ; les lèvres saillantes, bordées par des arêtes vives, comme sur un buste de métal ; le menton proéminent et raide, les joues creuses et desséchées ; les yeux caves, d'un bleu terni, encadrés par des sourcils sous lesquels l'os perçait et faisait sentir son tranchant ; le front bas, contracté, plein de rides, n'offrant plus qu'une boîte osseuse ; les oreilles grandes, écartées ; le cou décharné comme le cou d'une tortue, plein de galons et de peaux. Cette tête sèche, rigide, qu'on eût dite sculptée dans un bois noueux, rappelait les vieux montagnards de la Sabine contemporains de Caton, vivant d'épargne, buvant leur piquette, connaissant les lois et surtout les procès, entendus en affaires, âpres au gain. Tout ce qu'exprimait le visage était correct, honnête, étroit, tenace sans attrait, sans élévation, sans générosité, tout était resserré par la vieillesse et pour ainsi dire appauvri.

Les peuples asservis sont comme les valets : ils lisent avec une intuition merveilleuse dans l'âme de leur maître, et savent du premier coup ce qu'ils doivent espérer ou craindre. Galba déplut donc aux Romains ; ses qualités les choquaient autant que ses défauts, ils y voyaient plus de menaces que de promesses.

Un tableau rapide peut retracer ce qu'a fait Galba et quel est l'état des esprits après un essai de règne qui a duré la moitié d'une année. Le sénat, d'abord enchanté de la déférence du nouvel empereur, s'était refroidi. Il se voyait avec chagrin sans rôle et sans influence, parce que des favoris s'étaient emparés de Galba. Ce vieillard, dont la volonté était déchue, abandonnait le gouvernement à trois créatures qui étaient plus que des ministres. Icélus, son affranchi et son ancien mignon, Titus Vinius, son lieutenant quand il gouvernait la Tarragonaise, Cornélius Laco, son ancien assesseur, qu'il avait fait chef des prétoriens, étaient les véritables maîtres de l'Empire. Ils soulageaient du fardeau des affaires une âme indécise, indifférente ou fatiguée, abusaient de sa confiance, trompaient sa vigilance, détournaient ses bonnes intentions. Ils. formaient un véritable triumvirat, comme les césariens sous Claude : seulement on les appelait les pédagogues, parce qu'ils régentaient en effet ce grand enfant de soixante-treize ans. Malhonnêtes, avides de jouissances, pressés par le temps, affamés d'or et sans lendemain, ils vendaient, volaient, dilapidaient, faisaient marche des honneurs et des grâces. C'était une curée sans pudeur que Galba ignorait et qu'il couvrait de son intégrité. Les exactions, les confiscations, les meurtres, avaient recommencé. Les sénateurs et les chevaliers étaient rançonnés sans justice, condamnés sans procès, exécutés sans témoins, c'est-à-dire assassinés. Les chevaliers, plus riches que les sénateurs et par conséquent plus frappés, étaient en outre indignés d'un affront qui rejaillissait sur l'ordre tout entier. Icélus, l'esclave à peine échappé des fers, Icélus l'infime, prétendait au rang de chevalier, avait reçu le nom de Martianus et portait l'anneau d'or.

Le peuple vivait dans la tristesse. L'empereur était parcimonieux, il donnait peu de jeux, il ne faisait pas de distributions. Gagner son pain par le travail était une dure nouveauté, ou, si les journées se consumaient dans l'oisiveté, elles paraissaient longues, sans plaisirs, partagées entre la misère et l'ennui. Après les fêtes perpétuelles de Néron, il était cruel de ne plus passer sa vie dans les cirques et les amphithéâtres, qu'on ne quittait alors que pour aller recevoir d'abondants congiaires. Le peuple méprisait cet avare, qui lui avait servi jadis, au lieu de chasses ruineuses, un éléphant dansant sûr la corde, ou qui donnait cinq deniers de gratification à l'admirable Canus. A la représentation des atellanes, qui ne coûtait rien puisque les jeunes Romains prenaient la place des acteurs, le peuple se vengeait en se tournant vers Galba pour répéter en chœur ce vers :

Le vilain revient, hélas ! de sa campagne.

Les amis de Néron (ils étaient nombreux) étaient exaspérés. Galba les poursuivait et les forçait de rendre gorge. Néron, pendant les dernières années de son règne, avait distribué environ 800 millions à ses flatteurs, à ses affranchis, aux chanteurs, aux histrions, aux baladins. Galba avait institué un tribunal, composé de trente chevaliers, qui faisait rapporter les sommes reçues, et, quand ces sommes avaient été dépensées, mettait en vente les biens, les maisons, les meubles des détenteurs. La moitié de Rome était à l'encan, l'autre moitié achetait à bas prix ; les rues étaient pleines d'objets offerts à la criée, de gens sans asiles, de femmes en larmes. Les ennemis de Néron de leur côté n'étaient pas plus satisfaits. Ils avaient réclamé en vain le supplice de Tigellinus et d'Halotus, l'un préfet du prétoire, l'autre eunuque favori sous Néron. Galba, ne voulant point ouvrir l'ère des représailles, retenu d'ailleurs par les supplications des pédagogues exposés bientôt aux mêmes retours de la fortune, avait refusé. Il avait gourmandé dans un discours ceux qui réclamaient la tête de Tigellinus et couvert Halotus de l'autorité impériale en le faisant partir comme procurateur.

Les courtisans eux-mêmes étaient mécontents. Où étaient le luxe, la munificence, la représentation, dignes d'un empereur ? Une vie chiche, des mœurs étroites, une sobriété bourgeoise, l'affectation de la pauvreté, convenaient mieux à un obscur plébéien qu'au maître de l'univers. Les femmes et les jeunes gens n'étaient pas moins irrités : plus de plaisirs, plus de présents, plus de fêtes, plus d'influence. Tout est glacé par un vieillard morose, économe, qui n'aime point les femmes, — qui aime tout le contraire, s'il est vrai qu'il aime encore quelque chose.

Que dire des légions ? Étonnées, puis soumises, bientôt déçues, elles ne cachaient point leur indignation. Elles n'avaient reçu ni récompense ni don de joyeux avènement, selon l'usage consacré par les césars. Condamnées à garder éternellement les frontières, elles n'obtenaient même pas les largesses propres à adoucir leur exil et à récompenser leur fidélité. L'armée du Rhin envoyait déjà des émissaires aux prétoriens de Rome. L'empereur élu en Espagne nous déplaît, disait-elle, nommez-en un autre, nous acceptons d'avance votre choix. Et comme ce choix se faisait attendre, elle se préparait à proclamer Vitellius : le jour des calendes de janvier, elle avait déjà refusé l'obéissance, et n'avait voulu prêter serment qu'au sénat.

Les prétoriens enfin étaient autant d'ennemis pour Galba. Lorsque l'empereur était arrivé avec son escorte d'Espagnols, de Gaulois et de légions recueillies sur la route, il n'avait pas besoin des prétoriens. Ils avaient laissé tomber Néron, ils avaient conspiré avec Nymphidius ; ils étaient donc à la fois suspects et inutiles. Un homme énergique eût profité de l'occasion pour les dissoudre et délivrer Rome de cette plaie ; le vieil empereur les maintint en les irritant. Il licencia la cohorte des Germains, dont le dévouement aux césars était éprouvé, ne ratifia aucune des promesses que ses amis avaient faites en son nom aux prétoriens, renvoya les soldats ou les centurions qui s'étaient le plus compromis, sans se concilier ceux qu'il laissait dans le camp, resserra la discipline, repoussa les réclamations, dénia toute largesse, ajoutant cette belle parole, digne d'un autre temps, mais qu'il fallait être prêt à soutenir par la force : J'enrôle mes soldats, je ne les achète point.

Or, quand les discours sont sans effet, ils ne servent qu'à compromettre ; quand les intentions ne sont point appuyées par des actes, elles ne sèment que le mépris. Cette sévérité des anciens âges était détruite par des faiblesses séniles ; cette honnêteté d'habitude était effacée par les violences et les vices des conseillers de l'empereur. Rien n'était moins politique que d'annoncer une rigueur qui n'avait ni application ni suite, et de réprimer au dehors des excès qu'on tolérait dans le palais. Les vertus même de Galba, stériles et surannées, le rendaient odieux au peuple romain.

C'était la conséquence fatale d'une première faute. Si Galba voulait réformer les mœurs, rétablir la discipline dans les armées, la probité dans l'administration, la légalité dans le gouvernement, l'amour du travail chez les citoyens, il fallait faire appel aux souvenirs les plus purs de l'ancienne Rome, se présenter comme un dictateur temporaire, restaurer le règne des lois, et rester un magistrat républicain : dès lors tout avait sa raison d'être, la sévérité n'avait rien d'inapplicable, la rudesse devenait une nécessité, la parcimonie une force, la simplicité un titre de respect. En se proclamant empereur, Galba éveillait un ordre d'idées opposé, enflammait les appétits et se forgeait de tout autres engagements. Du moment que l'imprudent vieillard réclamait l'héritage formidable des césars, du moment qu'il se glissait dans cette famille ensanglantée, où tout était gigantesque, la grandeur comme le crime, les goûts comme les vices, l'audace pour le mal comme l'orgueil du bien, du moment qu'il renouait la tradition du césarisme, il fallait être logique et en accepter les devoirs. Le devoir d'un césar, c'était d'énerver le peuple, de l'amuser et de le corrompre pour mieux l'asservir. Le bien-être, la paresse, la débauche, étaient les ressorts du gouvernement impérial ; les distributions de vivres, les loteries, les jeux et les fêtes en étaient les bienfaits ; la terreur pour les honnêtes gens, la curée pour les flatteurs, l'or pour la soldatesque, en étaient l'idéal. Le devoir d'un césar était d'être un acteur toujours en scène, de ne jamais laisser refroidir son public, de le repaître, de le bafouer au besoin, de l'égayer par ses ridicules, de le réjouir par ses monstruosités, de lui donner tout en spectacle, même des attentats et des supplices. Le devoir d'un césar était de sacrifier les provinces à la capitale, les légions aux prétoriens, les classes nobles, laborieuses ou intelligentes à une canaille fainéante, car le césarisme n'est autre chose que la révolution en permanence, le despotisme de la Multitude incarné dans un tyran. Méconnaître ce principe était d'un fou ; y manquer, c'était prononcer sa propre déchéance.

Galba ressemblait donc, après quelques mois de règne, à un exilé dans la solitude du palais. Séquestré par ses trois pédagogues autant que par son âge, étranger à l'empire et à tous ses sujets, sans amis, sans prestige, il avait laissé échapper jusqu'au pouvoir, que des mains avides avaient saisi pour en faire trafic. Il était si vieux qu'on aurait pris patience : sa mort prochaine ouvrait aux espérances l'espace, aux esprits l'inconnu ; mais Galba commit une imprudence suprême. Il crut se fortifier en se choisissant un successeur, et il désigna Piso Frugi Licinianus. Or Pison était un jeune homme ; il appartenait aux familles de Rome les plus honorées, aux Crassus et aux Scribonius ; il était cité pour sa vertu, son mérite, la rigidité de ses mœurs. Les courtisans ne purent se faire à cette perspective. Quoi ! après la vieillesse morose de Galba, faudra-t-il subir le règne entier d'un homme de bien ? L'empire, qui était une perpétuelle débauche, va-t-il se transformer en un perpétuel ennui ? Faudra-t-il se résigner à une servitude sans plaisirs, sans fêtes, sans spectacles, sans prodigalités, sans orgies ? Ce fut le coup de grâce pour Galba. Il poussa la démence jusqu'à présenter son successeur aux prétoriens sans promettre aucune distribution d'argent : il était perdu. Le jour de l'adoption de Pison, la conjuration était ourdie ; six jours après, la révolution était faite, mais quelle révolution ! Une secousse suffit pour renverser un trône sans appui et précipiter sur le coup mortel le vieillard et l'adolescent qui jouaient innocemment les rôles de césars. Un affranchi et deux bas officiers transférèrent l'empire. L'affranchi s'appelait Onomaste : il appartenait à Othon, ancien gouverneur de Lusitanie, qui avait voulu se faire adopter par Galba. Déçu dans cet espoir, Othon laissa faire son affranchi, plus résolu et plus capable que lui. Le coup d'État ne coûta que 200.000 fr. ; Othon ne les avait pas, il les tira d'un esclave de Galba, à qui il fit obtenir une charge d'intendant. Avec cette somme, Onomaste acheta deux officiers subalternes, Barbius Proculus et Véturius, ainsi que vingt-trois soldats prétoriens : il n'en fallut pas davantage pour disposer du sort de l'univers.

C'était le 15 janvier. Galba offrait un sacrifice sur le Palatin : Othon, en zélé courtisan, y assistait. Soudain Onomaste paraît et fait un signe à son maître. Celui-ci dit à l'empereur qu'il veut acheter une vieille maison et que les architectes l'attendent pour son expertise. Il s'éloigne, passe sous la maison de Tibère par le corridor souterrain qui débouchait sur le Vélabre, en face du Capitole, il descend au Forum, et trouve autour du milliaire d'or les vingt-trois prétoriens, qui le proclament césar, tirent leurs épées et l'entraînent vers le camp. Terrifié par leur petit nombre, Othon ne peut cacher son trouble, ses jambes défaillantes se refusent à le porter. Les soldats le jettent dans une litière de femme, le chargent sur leurs épaules, et reprennent leur course, poussant des clameurs qui font retentir les rues populeuses de l'Esquilin. Les passants se rangent étonnés, quelques prétoriens errants se joignent à leurs camarades ; le flot grossit ; on arrive au camp construit par Séjan, refuge et citadelle de la tyrannie. Là, quelques paroles et une promesse d'argent suffisent pour décider une armée qui déteste Galba : elle salue le nouveau césar, l'établit au prétoire, c'est-à-dire au quartier-général, et se serre en tumulte autour de lui.

Pendant ce temps, Galba continuait à fatiguer les dieux de ses prières pour un empire qui déjà ne lui appartenait plus. Bientôt la nouvelle se répand : la foule se précipite sur le Palatin, elle dénonce les conjurés, elle réclame leur mort grands cris, elle assiège la maison d'Auguste, elle y porte la confusion. La garde s'y replie ; on délibère ; Galba n'a pas renvoyé encore toutes les légions qui sont accourues des frontières pour le conduire à Rome ; il compte sur elles, leur expédie des officiers sûrs et attend, les portes closes. Les légions d'Illyrie campent sur le forum d'Agrippa : elles reçoivent à coups de javelots le messager de l'empereur. Les détachements venus de Germanie campent sous les portiques qu'on appelait l'Atrium de la liberté, ils refusent de marcher. Quant aux soldats de la flotte, que Galba a fait décimer, ils saisissent leurs armes et courent se joindre aux partisans d'Othon.

Rome entière est en émoi : les citoyens remplissent les places publiques et les rues ; tous questionnent, tous attendent, personne n'agit. Les bruits les plus contradictoires circulent : Othon est tué, Othon triomphe : il fuit en exil, il marche sur Rome. Enfin un soldat se présente au sénat avec une épée teinte de sang ; il déclare qu'il vient de tuer l'usurpateur. Dès lors les cœurs des sénateurs et des chevaliers s'échauffent ; leur enthousiasme devient d'autant plus violent qu'il est plus tardif. Ils montent à leur tour au Palatin, enfoncent les portes, vont se jeter aux pieds de Galba, le félicitent avec effusion. Leur joie hâte la perte du vieillard, qui consent à se montrer au peuple, revêt une cuirasse et se fait porter au Forum. Une multitude immense couvrait la place et tous les abords ; agitée à la fois et suspendue, ondoyante et compacte, elle s'écartait avec peine devant l'empereur ; on n'entendait qu'un murmure continu et dans l'air planait cette vague stupeur qui précède l'orage. Les porteurs étaient poussés d'un côté, refoulés de l'autre ; la litière impériale ressemblait à une barque abandonnée par son pilote et devenue le jouet des flots.

Tout à coup on entend le galop d'une troupe de cavaliers ; ils descendent des hauteurs de l'Esquilin ; ils viennent du camp ; ils cherchent Galba et crient à la foule de se ranger. On se précipite, on s'abrite sous les portiques, on escalade les clôtures et les piédestaux ; les grilles des temples sont forcées et les péristyles envahis ; les terrasses des maisons se hérissent de têtes. Le Forum s'est transformé en arène, les citoyens en spectateurs ; indifférents au sort de Galba, cent mille Romains assistent au drame qui va se dénouer, comme s'il s'agissait d'un gladiateur pris dans les filets d'un rétiaire. En voulant fuir, les serviteurs de Galba avaient renversé la litière au fond de laquelle se débattait leur maître impotent. Les émissaires d'Othon poussent leurs chevaux sur lui, épuisent leurs traits, puis, mettant pied à terre, l'achèvent à coups d'épée. Le corps fut abandonné auprès du lac Curtius, et le Forum redevint désert. Plus tard un simple soldat qui revenait de la provision heurta du pied le cadavre, jeta son fardeau, coupa la tète, et, ne pouvant la prendre par les cheveux puisqu'elle était chauve, lui passa le pouce dans la bouche pour la porter à Othon.

Ainsi finit, comme une courte apparition, ce vieillard médiocre, dont les intentions valaient mieux que l'intelligence, sans vices plutôt que vertueux, mis en évidence par sa richesse, digne de commander tant qu'il n'a pas régné, indolent dès qu'il fut sur le trône, dupe de ses amis, respectant le bien d'autrui, économe du sien, avare du bien de l'État, ce qui est le plus grand éloge qu'on puisse faire d'un empereur. Écrasé par la grandeur d'un rôle qu'il n'avait pas compris, il a disparu aussitôt dans le gouffre creusé par ses prédécesseurs. Son règne compte à peine dans l'histoire.

 

 

 



[1] Consultez les monnaies frappées sous Galba, qui offrent une identité incroyable de type, les pierres gravées, notamment celles du cabinet des médailles de Paris, qui sont d'accord avec les monnaies, enfin le buste du Louvre, qui, par la conformité qu'il présente avec les monuments gravés, montre combien les artistes contemporains avaient facilement saisi des traits accusés, osseux, où l'expression mémo était un résultat de la construction ; ils ont seulement inventé et ajouté des cheveux ras, par convenance officielle.