On dit souvent que le despotisme est la punition des peuples qui abdiquent, renoncent à leurs devoirs et se complaisent dans un sommeil politique et administratif. Mais quel est le châtiment de ceux qui ont été les instruments de cette punition, et qui sont arrivés à la domination au mépris des lois, de la justice et parfois dé l'humanité ? Même pour ces grandes sérénités consacrées en quelque sorte par l'assentiment de l'histoire et par les complaisances de la postérité, le châtiment exista toujours. Pour ce qui regarde Auguste, je vous ai montré que c'est dans sa maison, dans l'intérieur de sa famille, qu'il faut chercher le châtiment que l'histoire ne met pas au grand jour. Je vous ai tracé le portrait de celle qui fut à la fois la femme, la complice et la confidente d'Auguste : Livie, cette amie apparente, avait été son fléau secret, le fléau de sa famille, le fléau go ses descendants jusqu'au dernier degré, et, comme le dit énergiquement Tacite, la marâtre de la chose publique. C'est l'expiation d'une politique tortueuse, compliquée, hypocrite. Il y eut une autre expiation aussi nécessaire, que l'histoire ne nous refusera pas. Je vous ai dit, messieurs, que dans sa jeunesse aussi bien que dans son âge en. Auguste avait été un débauché sans scrupules, que les débauches du triumvir avaient été compliquées de sang, et que celles de l'empereur n'avaient pas été moins odieuses, favorisées qu'elles étaient par la complicité de Livie et par le prestige du pouvoir absolu ; il suffisait d'une litière envoyée à la première des matrones romaines pour la forcer de venir au Palatin, et de se livrer comme la dernière des esclaves. Vous ai-je raconté l'histoire d'Apollodore, qui avait été le précepteur d'Auguste, et qui, voyant une jeune femme désespérée d'être mandée ainsi au palais, entra dans la litière à sa place, et montra à l'empereur que des conspirateurs pouvaient faire ce qu'il avait fait, usant du même stratagème pour s'introduire auprès de lui ? Ce fut toute la morale qu'Auguste tira de cette aventure. Mais la grande leçon devait lui être donnée par sa fille unique, par son propre sang, par la belle Julie. Lorsque Auguste, arrivé au déclin de sa vie, parle de ses chagrins trop publics, il prend un vers d'Homère, et, se l'appliquant, il dit : De deux choses l'une : ou bien j'aurais dû vivre sans épouse, ou bien mourir sans enfants. Ce mot, messieurs, est une révélation : il n'est que trop justifié par les faits. Auguste avait eu deux femmes avant Livie : une jeune fille de la famille Claudia, qu'il avait répudiée avant qu'elle fût nubile, puis Scribonia, dont il avait eu Julie. Mais à peine Scribonia fut-elle relevée de ses couches, qu'il la répudia pour crime d'adultère. Le crime était-il vrai ? Je le crois, car Octave n'avait pas besoin de prétexte pour répudier Scribonia, le divorce étant passé dans les mœurs romaines ; seulement, il faut ajouter qu'immédiatement après avoir répudié Scribonia il épousa Livie, pour laquelle il avait conçu une passion effrénée. Il est donc possible que les accusations contre Scribonia fussent d'autant plus violentes, que son désir d'épouser Livie était plus grand. Julie était née l'an 715 de Rome. Dès sa naissance, cette jeune fille destinée à avoir beaucoup d'amants se trouva, par les combinaisons politiques de son père, destinée à plusieurs maris successivement. A l'âge de deux ans, on la fiança à un fils du triumvir Antoine, qui avait dix ans et qui s'appelait Antyllus. Vous reconnaissez déjà l'influence de Livie et cette politique adroite qui enchaînait Antoine par des alliances jusqu'à ce qu'on pût le combattre et le renverser. L'histoire cite ensuite — ce doit être une raillerie d'Antoine — des fiançailles avec Cotison, roi de Gètes ; d'autres, à quatorze ans, avec Marcellus, neveu d'Auguste, adopté par l'empereur et destiné à lui succéder. Marcellus meurt, la main de Julie était libre de nouveau.
En 732, elle avait à peine dix-sept ans, Auguste la donne à Agrippa, déjà
marié à sa nièce Marcella, fille d'Octavie, et qui avait des enfants. Auguste
le força à répudier Marcella afin d'épouser sa fille Julie et d'être son
successeur désigné à l'empire. Agrippa mourut après onze ans de mariage ;
même politique d'Auguste : il fait répudier à Tibère sa femme Agrippine,
qu'il aimait. Tibère devient à son tour le mari de Julie. Selon les idées
modernes, il y aurait là comme une série d'incestes, outre le scandale
d'unions ainsi faites et défaites. La réflexion n'est pas de moi, mais de Julie fut élevée sévèrement. Auguste tint à ce qu'elle eût l'enseignement étendu qu'on donne d'ordinaire aux hommes et, en même temps, les vertus de la femme. Il voulut qu'elle apprît à filer le laine. Livie lui donnait le bon exemple. Même quand elle fut plus grande, Auguste la surveillait de loin et se faisait donner des rapports exacts sur tout ce qui l'entourait. Ainsi, un été, afin de la soustraire au mauvais air de Rome, aussi dangereux à cette époque qu'aujourd'hui, on avait envoyé Julie prendre les bains de mer de Baia. Auguste apprit qu'un jeune patricien de bonnes mœurs et d'un caractère sérieux, de qui l'on ne pouvait se défier, s'était approché d'elle sur le rivage pour la saluer. Immédiatement il écrivit à ce jeune homme pour lui faire les reproches les plus vifs, disant que cette simple démarche était une inconvenance, qu'il avait manqué à ce qu'il devait à elle et à l'empereur. Ce fait montre avec quelle vigilance Auguste gardait sa fille. La culture des arts s'ajoutait à la forte éducation qu'il lui faisait donner. Mais il y avait une chose qu'il oubliait et qu'un autre que moi saurait bien mieux vous dire, car il se fait en ce moment au Collège de France un cours qui a un très grand et très légitime succès, celui de M. Legouvé, sur les pères et les enfants. Or, M. Legouvé vous rappellera, messieurs, en termes chaleureux et éloquents, ce qu'Auguste oubliait : c'est que les meilleures leçons des parents ne sont rien auprès des exemples qu'ils donnent. Auguste était sévère pour Julie, mais il lui donnait l'exemple de la plus tranquille et inaltérable immoralité. C'est pourquoi tant de soins furent inutiles. A peine émancipée par le fait de son mariage, parce qu'étant fille de l'empereur elle avait le pied sur la gorge de son mari, Julie ne connaît plus de frein et se lance dans une des vies les plus dévergondées dont l'empire romain puisse donner l'exemple. A peine est-elle mariée à Agrippa, déjà Rome peut nommer son amant préféré, Sempronius Gracchus, un des beaux noms de Rome. C'était un triste emploi de ses loisirs pour un héritier des Sempronius, mais il n'était pas seul. Bientôt se groupe autour de Julie une foule de jeunes patriciens uniquement amoureux du plaisir, ne recherchant que le scandale, ne respectant ni la patrie ni l'honneur. Pour comble de misère, ils sont en quelque sorte excusables. Qu'ont-ils à faire ? Rien. Tous les généraux sont des princes de la famille impériale, les fonctions publiques sont toutes dans les mains de l'empereur ou des siens, de sorte qu'exclus de la vie des camps, de la vie politique, de la tribune et des assemblées, ces descendants des grands hommes de la république se jettent avec une passion effrénée dans les plaisirs, inutiles à eux-mêmes, inutiles à leur pays, bons uniquement à former le cortège de Julie. La faute n'appartient pas seulement à cette génération, mais à la couardise de leurs pères et surtout au despotisme d'Auguste, qui tarit dans sa fleur l'énergie civique, le travail généreux, le patriotisme. Julie était débauchée, non p avec mesure, mais plutôt avec un certain calcul, car il faut remarquer que c'était une personne d'infiniment d'esprit. Elle avait de la légèreté dans les idées, mais avec de l'orgueil. Sa vanité n'était pas seulement une vanité extérieure empruntée à sa beauté, se manifestant par une grande affectation de coquetterie dans la toilette : c'était un orgueil profond, convaincu, et, en quelque sorte, de race. A peine son père monté sur le trône, elle se sent au-dessus de toutes les femmes, elle pousse à l'extrême l'estime de son sang, dont la source est proclamée divine et chantée par les poètes contemporains. Ce sentiment aristocratique, elle le garde au sein des excès auxquels elle va se livrer, et au milieu desquels elle conserve une telle fierté, une tenue si hautaine, que pendant. bien des années elle en impose non à la cour, qui voit tout, mais à son père Auguste. Il parait certain, en effet, que pendant longtemps Auguste ne sut point quelle était la conduite de sa fille ; il avait vu seulement une coquetterie folle et des symptômes qu'il était impossible à un père vivant régulièrement avec sa fille de ne pas surprendre. L'histoire nous à conservé quelques petites scènes de famille qui ôtent toute illusion sur ce sujet. Un jour, Julie se présente devant son père avec un costume d'une beauté, d'une richesse et d'un luxe presque blessants, blessants surtout pour Auguste, qui voulait que dans sa maison ii y eût de la gravité et une simplicité propre à rappeler les mœurs de la république. Auguste fronça le sourcil et fit des reproches violents à sa fille. Le lendemain, elle revint avec un costume simple, digne d'une matrone, d'une mère de famille. Auguste lui en fit des compliments ; elle lui répondit avec une finesse et une hypocrisie qui sentent la fille d'Auguste : Hier, j'étais costumée pour plaire à mon mari ; aujourd'hui, pour plaire à mon père. Une autre fois, deux loges avaient été réservées, au théâtre, pour la famille impériale : dans l'une était Livie ; dans l'autre, Julie. Livie, personne austère, de mœurs irréprochables, qui nourrissait une ambition trop vaste pour la compromettre par des plaisirs inutiles, Livie était entourée d'hommes âgés ; sa tribune avait un aspect de gravité et tout à fait bon air. Au contraire, Julie avait une tribune remplie de jeunes fous, aux vêtements éclatants, les doigts chargés d'anneaux et de pierres précieuses, attirant les regards et provoquant le scandale par leurs rires. Auguste fut plus scandalisé que personne ; il écrivit quelques mots sur ses tablettes et fit porter ces tablettes à sa fille. Il lui reprochait de n'avoir autour d'elle que des hommes trop jeunes. Elle lui répondit avec une sorte d'enjouement : Soyez tranquille, ils vieilliront avec moi. Son père ne lui ménageait pas les réprimandes, et il lui faisait sentir souvent qu'il voulait plus de gravité, et, parfois, mettait le doigt sur la plaie. Un jour, il lui dit : Ma chère fille, que préférez-vous : être chauve, ou porter des cheveux blancs ? Elle lui répondit : Je ne sais où tend cette question, mais je ne voudrais pas être chauve. Alors, dit Auguste, pourquoi donc vous faites-vous arracher les cheveux par vos esclaves ? et il lui montra sur sa robe un cheveu blanc qu'on y avait laissé en l'épilant. Julie avait les cheveux noirs, et, comme il arrive aux chevelures de cette nuance, il s'y glissait des fils d'argent. Croire qu'il y avait entre le père et la fille beaucoup
d'affection, ce serait se mettre en contradiction avec les témoignages
historiques, car il semble que Julie avait pour son père, tout en étant très
orgueilleuse d'être sa fille, du dédain et même une nuance de mépris. Ce
mépris était-il pour sa conduite politique, ou pour sa conduite extérieure,
pour cette tenue générale qui, aux yeux du vulgaire, constitue la dignité ?
Auguste était très simple, et cela choquait Julie. Un jour, un ami de son
père, peut-être Agrippa lui-même, lui disait : Pourquoi
ne suivez-vous pas l'exemple de votre père ? Voyez comme il se garde, de
froisser les autres hommes, Gemme il évite de blesser leur amour-propre par
de trop beaux costumes et de trop riches parures, comme il prend à tâche de ne
pas leur faire sentir qu'il est le maître de l'empire ! Alors Julie
répondit : Mon père ne sait ce que c'est que de
conserver sa dignité ; quant à moi, je sais et je n'oublierai jamais que je
suis la fille de l'empereur. Cet orgueil de race, dont elle était possédée et qui était un des traits saillants de son caractère, lui inspirait du dédain et même une sévérité plus vive pour cette hypocrisie qu'affectait son père et qui le faisait tomber à genoux devant le peuple, en le suppliant de ne pas l'appeler dictateur, alors qu'il était, en réalité, bien plus qu'un dictateur. Elle poussait cet orgueil jusqu'aux dernières limites ; il était effréné comme ses passions ; elle l'a prouvé par un mot effrayant à redire. Cependant il faut aller jusqu'au bout : ce qu'a dit une personne de famille impériale, pourquoi n'oserais-je pas vous le répéter ? Elle avait cinq enfants d'Agrippa, trois fils que je vous ai nommés et dont je vous ai raconte les courtes destinées, et deux filles, Julie et Agrippine. Ces cinq enfants ressemblaient d'une manière frappante à leur père ; cela étonnait tout le monde, surtout les familiers de Julie, qui se gênaient peu avec elle, et qui demandaient un jour comment il se faisait qu'avec la vie qu'elle menait ses cinq enfants fussent des portraits véritables d'Agrippa. Je ne prends jamais de passagers, répondit-elle, que quand le chargement est complet. Cela fait frémir, n'est-ce pas ? et il y a quelque chose d'horrible dans cet orgueil de race s'associant à la dépravation la plus profonde, et introduisant le calcul dans la débauche. Mais vous allez voir dans la conduite de Julie un acte plus grave encore que ces paroles, qui sera une expiation pour son père et une cause de ruine pour sa jeune famille. Julie trouva que le scandale de la vie qu'elle menait ne suffisait pas. Elle se mit à courir les rues, comme le fera plus tard Messaline, et une nuit, entourée de son cortège de jeunes débauchés, elle monta dans la tribune aux harangues, dans ces rostres qui avaient été pendant cinq siècles le sanctuaire de la république, de la liberté, et qui ne servaient plus guère qu'à de tristes cérémonies au temps d'Auguste. Cependant la tribune avait servi la veille même à l'empereur. Il y avait promulgué lui-même, de sa bouche, devant le peuple assemblé, des lois sur l'adultère. Auguste s'était fait décerner par le peuple, qui n'avait rien à lui refuser, le titre de maitre des mœurs, magister morum. Il sentait ce que ce titre imposait de devoirs, non pas à lui, car il ne changea pas ses mœurs, mais aux autres. Son premier soin fut donc de rédiger une loi sévère contre l'adultère, et il en fit lui-même la promulgation. Ce fut la nuit suivante que Julie trouva piquant de venir au Forum avec un certain nombre de débauchés, de narguer les lois de son père, de souiller les souvenirs les plus vénérables de la république, et de se livrer à ses amants dans la tribune aux harangues. Ce n'est pas tout, elle avait apporté avec elle des couronnes, et cette circonstance nous fournit peut-être, sur une des particularités du Forum, une explication que l'histoire n'a pas pu nous donner. Il y avait auprès de la tribune une statue qui représentait Marsyas. Nous avons cherché, et l'histoire ne nous a point appris pourquoi Marsyas était près de la tribune. L'exemple de Julie permet de soupçonner qu'au moment de parler l'orateur, quand il avait une couronne sur la tête, que ce fût une couronne gagnée au siège d'une ville ou dans les combats pour avoir sauvé la vie d'un citoyen, que ce fût la couronne triomphale, l'orateur, dis-je, la suspendait au bras de Marsyas ou la posait sur la tète de la statue. Julie avait aussi ses couronnes. savez-vous ce qu'elle faisait ? Autant de fois elle s'abandonnait dans les bras d'un nouvel amant, autant de fois elle allait poser une couronne sur Marsyas. J'ai besoin de faire ressortir du récit de ces infamies la moralité qu'il contient, et cette moralité est profonde. Il y a quelque chose de providentiel dans cette conduite de Julie. Remarquez bien que cette tribune profanée, c'est celle qu'Auguste a rendue muette. Par une expiation terrible, c'est là dans cette tribune, où furent clouées la langue et la main de Cicéron, comme pour dire au peuple romain : le patriotisme est mort avec l'éloquence, c'est là que la fille de l'empereur, la fille chérie d'Auguste, vient se prostituer et déshonorer son père à la face de la république, vengée devant la postérité. Les ruines de la pudeur sont le digne complément des ruines de la liberté. Il est difficile de pousser plus loin l'étude de la vie scandaleuse de Julie. Cependant les accusations portées contre elle ne se sont pas arrêtées à ces horreurs. On a dit que Julie avait conseillé à un de ses amants de tuer Auguste. Je ne le crois pas. Je ne suis pas indulgent pour Julie, et je vous traduis sincèrement ses déportements. C'était une femme hautaine, mais non ambitieuse à ce point. Elle avait une sorte de mépris pour son père ; mais qu'elle fût scélérate, qu'elle eût un désir aussi farouche du pouvoir, rien dans sa vie ne permet de le dire. Sous cette accusation vous pouvez sentir une haine secrète : c'est vraisemblablement une calomnie de Livie, que l'histoire a enregistrée, car Livie veille dans l'ombre : tout ce que fait Julie, elle le tient caché, parce qu'il n'est pas temps encore de le révéler à l'empereur. Quand l'heure viendra, tout sera démasqué, et la calomnie aura son rôle. Il est donc possible que ce soit Livie qui, à cette époque, ait fait répandre par ses fidèles le bruit que Julie avait songé à tuer son père et conseillé à quelqu'un de ses amants de conspirer contre Auguste. Il serait intéressant d'avoir une image exacte de cette personne qu'on réputait pour sa beauté et qui a été un avant-coureur de toutes les licences de l'empire romain. J'ai cherché sur les médailles. Il y a des monnaies romaines qui représentent Julie, fille d'Auguste ; malheureusement rien ne nous permet d'y saisir avec quelque certitude la ressemblance. Ainsi, l'an 727 de Rome, Julie avait alors vingt-deux ans, le triumvir monétaire, C. Marius Trogus, fit frapper une monnaie de bronze à l'occasion de l'adoption des deux fils aînés de Julie, Caïus et Lucius César. Cette monnaie est très petite, elle porte trois têtes ; au milieu est celle de Julie, à droite et à gauche sont celles de ses enfants. Mais vous devinez que ces trois têtes sont d'une telle dimension qu'on peut à peine en reconnaître les traits, et que, par conséquent, le graveur a plutôt cherché ce qu'on appelle une commémoration qu'une imitation. Il a représenté les personnages sans avoir ni la place ni la possibilité de donner un véritable portrait dans une si faible réduction. Je sais bien une monnaie où Livie et Julie sont le sujet principal. C'est une monnaie frappée par la ville de Smyrne, avec des inscriptions grecques. Elle représente de chaque côté une tète de femme. Ce qui fait différer ces têtes, c'est l'inscription ; qui nous apprend que Julie est identifiée avec Vénus et Livie identifiée avec Junon. Cela est parfaitement clair, et il semble que nous soyons sûrs d'avoir leurs portraits ; mais, si l'on regarde les deux têtes, on s'aperçoit qu'elles sont exactement semblables et qu'elles ne ressemblent pas plus à Livie, que nous connaissons, qu'elles ne doivent ressembler à Julie. Il est évident que Smyrne, voulant frapper une monnaie commémorative, a délicatement comparé deux personnes de la famille impériale à deux déesses, et que la noblesse de cette idée a fait négliger la ressemblance ; la flatterie était dans l'inscription. Il reste donc, mais il est regrettable que ce monument ne puisse être confirmé avec certitude par les médailles, la fameuse statue de Julie, qui est au Louvre. La statue est restaurée en Cérès, avec des épis à la main ; mais elle n'a rien de cette déesse ; c'est un type individuel. Dire que c'est Julie, c'est une hypothèse, les médailles ne pouvant aider à constater l'identité du type. Cependant c'est le nom qui lui a toujours été donné, qui est accepté, et je crois que la principale raison, c'est qu'il n'y a pas d'autre personne de la famille d'Auguste à qui l'on puisse attribuer cette statue. On connaît Livie, Agrippine, les principales femmes du temps de Tibère, de Caligula et de Claude, et cette figure, si charmante, si jeune, à l'ajustement si coquet, ne se rapporte à aucune d'elles ; on a donc été conduit à penser que ce ne pouvait être que Julie. Je crois bien, pour ma part, que c'est elle. En effet, elle a un air vain et provoquant, fier et délicat à la fois. Sa bouche est extrêmement fine, serrée, prête à railler comme à sourire. C'est la bouche d'une coquette spirituelle, toujours sous les armes. Julie avait les cheveux noirs, vous le devinez par l'anecdote d'Auguste que je vous ai citée tout à l'heure. Le menton est un peu fort, ce qui, pour nous, est une preuve que la statue est la représentation d'un type individuel, car ce menton ne ressemble en rien à ce que l'art grec a enfanté ; il est plus plein, plus empâté que le haut de la figure ne le comporte ; il y a quelque chose de matériel, de sensuel, et qui n'est point éloigné, si l'on y regarde avec attention, du type d'Auguste. Vous vous rappelez que, cherchant à démêler le caractère d'Auguste dans les traits de son visage, je vous ai signalé son menton comme empreint de sensualité et de volupté, et contrastant avec sa figure si grave, si maîtresse d'elle-même. Dans le bas de la figure de Julie on trouve aussi quelque chose d'épais, qui indique la matière dominant l'âme. La statue est couverte d'un manteau admirablement drapé, avec de petites franges sur la bordure. L'un des bras est rapproché de la taille de manière à ramener, avec une élégante symétrie, les plis contre le corps ; l'autre est relevé vers le menton, geste qui, dans la statuaire grecque, exprime tout à la fois l'abandon, la grâce et la coquetterie. Par son profil, par l'ajustement de la coiffure, les proportions du nez, du front, de l'arcade sourcilière, cette statue suggère une comparaison assez singulière. C'est tout à fait le type, l'arrangement, la coiffure des femmes célèbres par leur beauté au temps du Directoire et du Consulat. Julie, par le type, est de la famille de Mme Tallien, de Mme Récamier et de toutes les beautés de ce temps, et ce ne sont pas les Français seulement que cette analogie frappe, un Allemand a fait la même remarque. M. Adolphe Stahr a publié, en 1854, un ouvrage sur la sculpture, intitulé Torso. Il dit en parlant de la statue de Julie qu'elle a une expression d'amabilité et de grâce, qui sont par excellence choses françaises. Nous n'avons aucune envie de donner droit de cité à une
femme aussi perverse que Julie ; cependant, cette observation n'est pas sans
vérité. C'est qu'à l'époque du Directoire il y eut un courant dans l'art et,
par suite, dans la mode, qui poussait à l'imitation de l'antiquité. Tous les
costumes du Directoire cherchent à reproduire les costumes grecs ; seulement,
on connaissait mal C'est un principe pour nous en histoire, n'est-il pas vrai, messieurs ? que nous n'admettons pas, — malheureusement, à mesure que nous avancerons dans l'étude de l'époque impériale, j'aurai trop souvent l'occasion de vous prouver que nous avons raison, — nous n'admettons pas qu'il y ait crime sans qu'il y ait punition. Aussi sera-ce un sujet d'étonnement pour nous que pendant vingt ans, — car cette vie de débordement de Julie a duré vingt ans, — Auguste n'en ait rien su. Comment ce maître tout-puissant qui pénétrait les consciences, qui interrogeait les visages, qui surveillait tout ce qui se passait autour de lui, comment cet œil qui, ne se fiait qu'à lui seul pour tout voir et pour tout prévoir, comment cette police si bien faite qui fouillait au sein des autres familles, qui déjouait la conspiration, qui prévenait même les mauvaises pensées, qui commandait aux intentions, comment ce prétendu magister morum, ce maître des mœurs, entouré de courtisans si zélés, comment Auguste n'a-t-il rien su de la conduite de sa fille ? Comment pendant vingt ans n'a-t-il pas deviné les crimes qui le déshonoraient aux yeux du monde ? Dion fait à ce sujet une réflexion assez naïve ; il dit : Quoique les princes ne s'étudient guère à cacher leur conduite à leur famille, ils sont cependant les derniers à connaître la conduite de leurs parents. Cette satire involontaire a du vrai. C'est qu'en effet, auprès d'un prince qu'on craint et que l'on flatte, souvent la plus habile des flatteries, c'est le silence. Ne rien dire de ce qui peut être pénible, cacher ce qui blesse le prince, n'expose à aucun danger. J'en vois d'autres raisons pour ce qui regarde Auguste. Il y avait autour de lui, toujours en éveil, des ambitions qui avaient intérêt à tout lui cacher, même l'honnête Agrippa, dont nous ferons l'éloge quand son tour sera venu. Ce grand général savait tous les débordements de sa femme. Il ne pouvait rein ignorer, et l'on ne se gênait pas avec lui ! Agrippa frémissait en secret, mais il n'aurait jamais osé se plaindre, dénoncer Julie, car c'eût été amener une répudiation et par conséquent perdre l'empire. Il ne pouvait succéder que par Julie, à titre de gendre d'Auguste ; pendant dix ans il souffrit, attendant l'empire, et il mourut sans l'obtenir. Agrippa mort, Auguste fait passer Julie dans les bras de Tibère. Ce n'est pas Tibère qui se plaindra. Tibère a une ambition plus violente encore, et d'ailleurs Livie est là Livie, la prudente, qui a supporté de la part d'Auguste bien d'autres injures et qui sait par conséquent supporter la honte de Julie. Livie maintient Tibère, Tibère qui exècre Julie, et qui le lui prouvera bien quand il deviendra le maître du monde. De sorte qu'il y a une conspiration générale du silence dans la famille impériale, parce que ceux qui auraient dû éclairer l'empereur ont successivement devant les yeux cet appât suprême : l'empire. J'ajouterais même que si quelquefois il arrivait jusqu'à Auguste un symptôme fâcheux qui pût l'alarmer, Livie était la première à détourner le nuage, à tout expliquer, à endormir la vigilance d'Auguste et à excuser cette chère Julie, qui était sa belle-fille. Maïs tout d'un coup les rôles vont changer. Agrippa est mort, Mécène est mort, Marcellus est mort, Octavie vit dans la retraite, sans ambition, et ne voulant.pas se mêler aux intrigues du palais. Par conséquent les amis, les conseillers, les héritiers présomptifs d'Augusta ont disparu ; il n'y a plus entre Tibère et le trône que quatre obstacles. Le premier, c'est Julie la mère, qui, si dépravée qu'elle soit, est une femme intelligente, pénétrante, spirituelle, propre à déjouer Livie. Les 'autres obstacles sont ses trois fils, Caïus et Lucius César, Agrippa Posthumus, tous les trois successivement désignés pour succéder à Auguste. Livie estime que la première précaution pour atteindre d'une façon sûre ces trois enfants, c'est d'écarter Julie, et le jour où cette pensée lui vient, le masque est jeté, Julie est perdue en une heure, par un éclair. Ce fut l'an 752 de Rome. Livie, tout d'un coup, va trouver Auguste, et là sans pitié, lui révèle toute la conduite de Julie. Elle savait comment il fallait s'y prendre pour exciter la fureur d'Auguste. Cet homme modéré conçut une colère effroyable que rien ne put contenir. Un terrible drame domestique éclata sur le Palatin. Des esclaves furent mis à la torture ; des lettres furent trouvées, des cassettes fouillées. Auguste prit un plaisir farouche à recueillir lui-même ce que nous appelons, dans un procès scandaleux, les pièces de conviction. Il y eut une affranchie de Julie, Phœbé, qui fut tellement poussée à bout par le désespoir ou par la colère d'Auguste, qu'elle se pendit à une poutre et Auguste s'écria dans sa fureur : Plût au ciel que je fusse le père de Phœbé ! Il ne voulut rien moins que mettre à mort Julie ; il rédigea lui-même un mémoire détaillé, où il exposait toutes les infamies commises par sa fille. Ce mémoire fait, il le fit porter au sénat rassemblé par un questeur chargé de le lire publiquement, ne craignant pas, dans l'aveuglement de sa colère, de détruire le prestige de sa famille et son honneur de souverain ! Si Auguste s'est laissé emporter à cette fureur, messieurs, soyez-en sûrs, c'est que le frein qui, toute sa vie, l'avait contenu, lui a moqué ; c'est que Livie l'a laissé à ses emportements. Comme toujours, elle est restée au second plan ; elle croyait avoir perdu Julie, et en effet elle l'avait bien perdue. Le repentir, pour Auguste, ne fut pas tardif. Le lendemain ou le surlendemain, il s'aperçut de l'immense effet produit dans tout l'empire. Il s'aperçut de la folie insigne qu'il avait commise, et alors, messieurs, il eut un cri qui est encore une révélation sur sa vie privée : Ah ! si Mécène et Agrippa eussent vécu ! s'écria-t-il. C'est qu'en effet la mort de ces bons conseillers l'avait laissé en quelque sorte sans défense, abandonné aux instigations et aux terribles ruses de Livie. Le sang-froid lui revint peu à peu ; il s'enferma dans sa maison, ne voulut voir personne et parvint à recomposer son esprit et son visage. Mais Auguste de sang-froid n'était pas plus tendre qu'Auguste en colère : Julie s'en aperçut, et non seulement Julie, mais tous ses amants. Il y en avait un qui était le petit-fils du triumvir Antoine. Il s'appelait Jules Antoine ; jusque-là on l'avait épargné, élégant, fastueux, méprisé probablement. Celui-là on lui fit de telles menaces de la part de l'empereur, qu'il prit son épée et se donna la mort. D'autres, qui n'eurent pas le même courage, furent transportés ; on les envoya dans les fies. Le poète Ovide, amant de la seconde Julie, devait être exilé plus loin encore, aux bords du Pont-Euxin, où il écrivit à loisir ses Tristes, et je ne sais si certain vers d'Ovide ne fait pas allusion à quelque grief secret de l'empereur, qui aggravait singulièrement le crime d'avoir été l'amant de sa petite-fille ; car il dit qu'il a été puni moins pour ce qu'il a fait que pour ce qu'il a vu. On a supposé qu'Ovide avait découvert que Julie était la maîtresse de son père. Rien n'autorise une pareille supposition. Il n'est pas besoin' d'imaginer à plaisir des incestes ; Ovide avait pu sans cela voir assez de choses honteuses, pour que le mot qu'il a laissé échapper, soit. justifié. Julie elle-même fut reléguée dans une île qui était située
sur les côtes de A peine Julie fut-elle punie, qu'on se prit à la regretter. Elle manquait probablement aux distractions et aux spectacles de Rome. La populace était friande de scandale. Chaque fois qu'Auguste se montrait en public, soit dans les comices, soit dans les promenades, on lui redemandait sa fille. Il était intraitable, et disait qu'on verrait plutôt le feu couler sur le Tibre que Julie revenir à Rome. Alors on imagina de construire sur le Tibre un radeau sur lequel on entassa des matières inflammables et d'y mettre le feu, et le peuple criait : Le Tibre roule des flots de feu, rendez-nous Julie ! Tibère lui-même, le prudent Tibère, demanda la grâce de sa femme, vous verrez tout à l'heure ce qu'il en pensait ; mais Auguste fut inflexible, il répondit aux Romains qu'ils méritaient d'avoir tous des filles et des femmes telles que Julie. La seule faveur qu'il lui accorda, ce fut un changement de résidence. Il la fit transporter de l'île de Pandataria à Rhégium, d'où elle pouvait contempler les navires et les barques à la voile couleur de safran qui traversaient le détroit de Messine. Mais là, elle eut à subir un châtiment plus dur que ceux qu'Auguste lui avait imposés : ce fut d'assister de loin la destruction de sa famille, ce fut de savoir ses fils empoisonnés l'un après l'autre, à vingt et un, à vingt-trois ans, sans qu'elle pût les défendre, sans qu'elle pût tenter ce que tente la bête fauve, pour le salut de ses petits. L'achèvement du châtiment, ce fut l'avènement de Tibère. A peine maître du pouvoir, il jeta le masque, donna carrière à son ressentiment contre Julie ; il fit rechercher Sempronius, son premier amant, et le fit mettre à mort parce qu'il l'avait un jour dépeint, dans une lettre à sa maîtresse, sous des couleurs trop vraies ; il fit enfermer Julie dans une prison, lui retira les subsides que lui envoyait Auguste, si bien qu'elle mourut, à cinquante-deux ans, de misère, d'abandon et de faim. Est-ce tout, messieurs ? Non ! Elle avait appris encore que sa fille Julie avait marché sur ses traces, et qu'on l'avait transportée aussi loin de Rome, dans un endroit désert. Voilà messieurs, l'histoire de Julie. Ainsi se complète la biographie des femmes qui entouraient Auguste, et qu'Auguste désignait par une expression énergique ses trois plaies, ou pour employer l'expression latine, ses trois cancers. Ces trois cancers, c'était sa femme Scribonia, sa fille Julie, et la seconde Julie, sa petite-fille. Ce fut là une autre partie de l'expiation d'Auguste, de celui qui avait porté à la morale et à la famille tant d'atteintes, que ses amis ne l'excusaient qu'en disant qu'il avait agi par politique, afin de se ménager des intelligences chez ses ennemis ou chez ses sujets. Vous voyez comment cette société romaine, recomposée, selon certaines théories, par la toute-puissance d'Auguste, se décompose au contraire. Dans la famille impériale s'installe l'adultère, avec une audace de scandale qui ne s'était jamais rencontrée depuis que Rome était fondée. Il faut donc chercher là l'explication de ce mot qui traduit si bien le droit de pouvoir tout sur les autres et de ne pouvoir rien sur soi-même, ce mot dont les Romains se servaient pour désigner la licence et le déchaînement des passions, le mot impotentia, impuissance morale, impuissance de refréner ses goûts, son ambition, ses appétits, sa scélératesse. Eh bien ! la famille impériale vous donne l'exemple le plus effrayant de cette impotentia : Scribonia répudiée peur adultère ; Livie livrée à une ambition qui ne recule pas devant les crimes, et enfin Julie. Oui, Auguste, a trouvé sa punition, et sous la forme la plus cruelle pour un souverain. Il a été sanguinaire pendant une grande partie de sa vie, même alors qu'il était modéré par Livie ; plus d'une fois il a frappé et fait frapper : il a été puni par les morts prématurées qui ont moissonné sa famille ; jusqu'à ce que Tibère, qui ne lui est rien, et qu'il a en profonde aversion, puisse prendre sa place.. Il a été cauteleux, habile, plein d'une hypocrisie qui en fait un des types les plus complets du machiavélisme, et il est puni parce qu'il a à côté de lui Livie, plus forte que lui, qui l'arrête et le déchaîne ; qui le fait sévir ou pardonner comme lui plaît, qui, jusqu'au dernier jour, réussit à lui tenir les yeux fermés sur ses crimes, Livie, une Égérie compliquée d'une Locuste. Enfin, Auguste a donné à sa famille l'exemple de l'immoralité, et il est puni par son sang même, qui le déshonore dans la première et la seconde génération, par sa fille et par sa petite-fille, qu'il appelle ses cancers. Vous voyez, donc, messieurs, qu'il ne faut ifs tants de recherches, qu'il n'y a pas tant de difficultés à vaincre, même aux époques les plus troublées et les plus insolentes, pour trouver le châtiment, pour constater l'existence. de cette. grande loi humaine qu'il est bon de chercher dans tous les temps et qu'on appelle la pénalité. Il est possible que des motifs de complaisance et l'éclat extérieur cachent le châtiment derrière la grandeur, que la flatterie des contemporains égare les siècles qui répètent avec indifférence ces flatteries, que la peur ou la bassesse fassent parfois taire l'histoire. Oui, sans doute, on peut trouver jusque dans la postérité des apologistes complaisants, des avocats des causes véreuses et perdues, des légistes subtils qui aiment à réhabiliter ce qui doit être éternellement condamné. Mais soyez bien convaincus, avec toutes les consciences
honnêtes, que toujours pour le crime il y ale châtiment ; et, si vous ne le
trouvez pas dans les conclusions des historiens, demandez à l'archéologie de
vous ouvrir les portes et les fenêtres des palais : elle vous fera voir |