AUGUSTE, SA FAMILLE ET SES AMIS

 

III. — LIVIE ET LES JEUNES CÉSARS.

 

 

Auguste maître de lui, maître des autres, vivait en apparence dans une grande sécurité, au-dessus de tous les remords, à l'abri de toutes les épreuves, dans cette tranquillité d'âme qui est le milieu entre l'égoïsme et l'absence d'inquiétude. Il semble donc qu'un bonheur parfait ait récompensé une vie qui n'avait été exempte ni d'audace ni de crime.

Mais, messieurs, il y a des expiations ; il y en a dans tous les temps, dans toutes les situations, et, quoique la rémunération du bien et du mal ne soit pas toujours apparente aux- yeux de l'observateur, il y a, dans l'histoire comme dans la vie humaine, un châtiment à côté des fautes commises : cela est évident pour Auguste. Si vous passez en revue les personnages qui ont vécu dans son intimité, qui ont composé sa famille, qui ont été pour lui un espoir ou une crainte, vous verrez qu'il y avait dans sa vie de grandes douleurs, adoucies par l'égoïsme, mais très sensibles, qu'il y avait dans la maison impériale des fléaux qui ont été l'expiation de ce pouvoir qu'Auguste avait conquis d'une façon violente à la fois et détournée.

Livie et les deux Julie, sa femme, sa fille unique et sa petite-fille, ont été pour lui des fléaux. Les deux premières méritent surtout d'être étudiées. Ce sont deux types historiques, je pouffais dire deux prototypes, qui résument à l'avance la plupart des femmes et des filles des empereurs futurs, ambitieuses ou débauchées, scélérates ou éhontées. Nous avons leurs portraits, qui empiètent l'histoire. Je commencerai par l'impératrice Livie, qui fut, selon Tacite, une marâtre funeste à la famille d'Auguste et à l'État.

Auguste avait eu trois femmes. Dans sa jeunesse, il avait 'épousé une personne de la famille Claudia, à peine nubile, qu'il répudia encore vierge pour épouser une autre Romaine parente de Pompée, Scribonia, dont il eut la fameuse Julie. Il répudia Scribonia à son tour pour cause d'adultère, et surtout parce qu'il avait le projet d'épouser Livie. Livie, sa troisième femme, lui avait inspiré une passion folle. Elle était mariée à Tiberius Claudius Nero et enceinte de six mois lorsque Octave envoya à Tiberius Nero l'ordre de répudier sa femme. Les historiens disent que Tiberius en eut une douleur profonde, mais qu'il dut obéir, ne pouvant s'opposer à la volonté du triumvir. Tacite ajoute qu'on ne sait pas si Livie se prêta ou ne se prêta pas à ce divorce, incertum an invitam. Au bout de trois mois, quand Livie fut accouchée, on envoya l'enfant à son père. Voilà comment Livie devint le personnage le plus considérable de l'empire avec Auguste, et, dans ma pensée, avant Auguste.

Livie avait des qualités. On n'inspire pas de la passion à un homme comme Octave et à un grand seigneur romain comme Tiberius Claudius sans mériter de l'inspirer. Nous savons par des monuments qu'elle était belle ; elle n'était pas seulement belle, mais très intelligente, d'un esprit cultivé ; elle aimait les lettres, la poésie, les  arts ; elle l'a Prouvé par les monuments qu'elle a fait élever, et, quand elle se fut, sur la fin de sa vie, retirée à la campagne, par tous les objets d'art dont elle s'est entourée. Elle avait de l'esprit, du sang-froid ; c'était une personne supérieure dans la force du terme.

Elle avait, ne lui mesurons pas ce mérite, car nous n'aurons pas longtemps à la louer, elle avait de l'honnêteté. Les historiens anciens en ont quelquefois douté, et Dion lui-même, qui a fait l'éloge des empereurs, parait se poser une question quand il parle de l'honnêteté de Livie, disant qu'elle a assez caché sa vie pour qu'on n'ait rien pu prouver. Je ne crois pas qu'il faille s'arrêter à ce doute. Il faut laisser à Livie cette chasteté, qui n'est pas en contradiction avec son caractère et qui le complète. Il y avait en effet chez elle des visées tellement hautes, que les émotions subalternes, comme la satisfaction de passions éphémères, ne pouvaient compter pour elle. La froideur, la domination sur les sens, étaient des nécessités pour une femme qui voulait être grande comme l'a été Livie. Elle avait su, à peine entrée dans la maison d'Octave, effacer le scandale de son mariage et s'entourer de dehors imposants. Elle avait une vie simple, digne, et tâchait de rappeler les anciennes matrones ; elle filait elle-même la laine des vêtements d'Auguste, elle affectait une haine profonde pour le luxe qui, avait envahi la maison des dames romaines, elle était chaste sans exagération. C'était une matrone bien composée, avec une simplicité qui était le comble de l'art et qui pouvait faire croire à la réalité de tous les sentiments qu'elle affectait. On en eut la preuve, un jour. Sur son passage, des hommes se montrèrent tout nus. Était-ce pour l'insulter, ou par mégarde. L'histoire ne le dit pas. C'était grave ; c'était un crime de lèse-majesté. Livie défendit qu'on poursuivit ces audacieux, en disant : Pour une femme chaste, ces hommes ne sont rien de plus que des statues. Le mot est digne d'une Virginie ou d'une Cornélie.

Voilà le beau côté : il y a la : revers. Tacite dit que c'était une épouse. pleine de facilité, une épouse commode, uxor facilis ; elle fermait les yeux sur les passions et les infidélités de son mari. Elle fit plus : elle se prêta soit à satisfaire la passion que lui inspiraient d'autres femmes, soit à la faire naître.

Ce qu'elle avait surtout de commun avec son mari, c'était l'ambition et la politique. Tacite a dit en deux mots (artibus mariti) ce que l'on ne peut guère traduire que par le nom de Machiavel ; elle était dissimulée, politique bien plus qu'Octave, elle avait tout le machiavélisme d'Auguste ; et je crois qu'avec le caractère que lui reconnaît l'histoire, et dont ses images témoignent aussi, elle a dû avoir sur Octave une puissance plus grande qu'on ne le raconte. Dans cette transformation merveilleuse du caractère violent, emporté, sanguinaire du jeune Octave, qui devient maître de lui, capable de douceur, de modération et d'une habile hypocrisie, il y a l'influence d'une femme.

Vous savez ce que peut la femme sur celui dont elle partage l'existence pendant de longues années : or Livie a, pendant quarante-neuf ans, vécu de la vie d'Auguste. Certainement elle a eu une grande action sur tout ce qui l'entourait et, avant tout, sur son mari. Rappelez-vous, si vous voulez pénétrer ce caractère, qu'elle est la mère de Tibère, qui est resté pour le monde un modèle achevé d'hypocrisie profonde et astucieuse, et que Caligula, qui était son arrière-petit-fils, qui ne l'aimait pas, mais qui devait un jour la lober publiquement après sa mort, avait coutume de l'appeler Ulysse en cotillon, voulant dire qu'elle avait la ruse et toute la perfidie d'Ulysse.

Les images qui nous restent dans les musées répondent-elles aux descriptions des anciens ? Quelle était sa figure et cette beauté tant vantée ? En général, on trouve sur les traits du visage comme une empreinte de l'âme, surtout quand il s'agit d'une âme fortement trempée. Malheureusement, si nous avons un certain nombre de monuments antiques qui représentent Livie, il n'y en a pas beaucoup qui nous inspirent une entière confiance.

La plus belle image qui existe d'elle, nous l'avons à Paris, au Louvre : c'est la statue qui se trouve aujourd'hui dans la salle basse qu'on appelle, je crois, la salle des Empereurs, et qui était jadis dans une autre partie du musée. Cette statue, avant les guerres de l'Empire, se trouvait dans la villa Pinciana. Elle a été une des rançons données au premier consul, et elle est restée à la France. C'est la statue' restaurée en Cérès. Les épis qu'elle tient à la main sont d'un sculpteur moderne, et elle a sur la tête une couronne de fleurs.

Une autre statue, qui a moins d'intérêt parce qu'elle a été faite pour une province, c'est la statue trouvée à Otricoli. Dans la curie municipale, il y avait un certain nombre de statues qui se faisaient pendant et représentaient la famille Impériale. Ainsi, l'on a trouvé en face d'Auguste une femme costumée en prêtresse ; c'est Livie, prêtresse d'Auguste. Dans les niches plus éloignées étaient deux statues de jeunes gens ; dans l'une, on a reconnu Caligula, dans celle qui est en face on a voulu voir Marcellus. Nous dirons tout à l'heure ce qu'il faut en croire. Mais cette statue de Livie a moins d'intérêt que celle du Louvre, car Livie n'a été prêtresse qu'après la mort d'Auguste.

Les monnaies ne représentent pas souvent Livie. Celles sur lesquelles se trouve son effigie sont des monnaies frappées sous Tibère, dont elle partageait la toute-puissance, associée à l'empire jusqu'au point d'importuner son fils. Des monnaies frappées sous Tibère représentent la prêtresse Livie avec l'inscription : Diva Augusta. Elle avait dû prendre ce nom, parce qu'Auguste lui avait laissé par testament la plus grande partie de sa fortune. Un semblable testament, d'après la loi romaine, constituait l'adoption, et, en devenant la fille d'Auguste, Livie prenait son nom. Mais elle ne put le prendre qu'après le testament qui institua l'adoption, et par conséquent après la mort de l'empereur. D'ailleurs, sur la médaille est inscrite l'époque à laquelle elle a été frappée : on voit qu'elle date de Tibère, de la vingt-quatrième année de son tribunat. Tibère avait été seize fois tribun sous Auguste et huit fois quand il était lui-même empereur. Livie avait donc soixante-seize ans, et si vous regardez la médaille, vous voyez une jeune femme de vingt-cinq ans.

Quant aux camées, ils sont plutôt de la vieillesse de Livie, car elle porte la couronne de prêtresse, et cependant ses traits sont ceux de la jeunesse. C'est que les artistes grecs qui travaillaient à Rome ne représentaient pas volontiers les infirmités du corps et ces marques de décadence que les années impriment sur le visage ; ils avaient une façon d'idéaliser leurs modèles qui consistait à les rajeunir. Il y a cependant un camée qui laisse voir Livie déjà âgée. Un double menton y trahit la maturité. La têt£ est couronnée de laurier, ce qui veut dire que Livie est prêtresse d'Auguste, la couronne de laurier étant le symbole du pontificat. C'est là par conséquent, une représentation faite encore après la mort d'Auguste.

Mais la statue qui est au Louvre mérite toute notre attention. C'est un grand monument, plus beau que les autres, mieux conservé, sauf les attributs de Cérès, qui ont été restaurés. La coiffure est jolie. Les cheveux présentent ces ondulations qui sont particulières à ces magnifiques chevelures noires à reflets bleuâtres des femmes italiennes ; des fleurs forment une couronne épaisse. Il y a, dans le visage, un embonpoint agréable, aimable, que le sculpteur n'a pas dissimulé ; les traits en sont beaux, le cou a ces deux belles lignes qu'on appelle le collier de Vénus. Tout annonce une personne qui a pu inspirer de grandes passions. Le front est net, limpide, lisse ; il a quelque chose d'inattaquable, comme la pureté matérielle de l'acier bien poli ; il semble que ni le ressentiment ni la colère ne sauraient y marquer leur empreinte, qu'une passion ne saurait s'y creuser, ni une idée s'y trahir ; c'est ce qu'on appelle un front d'airain dans le bon sens du mot, un front prêt 'à tout et surtout à ne pas rougir. Les yeux sont en peu saillants ; ils n'ont pas ce large encadrement de l'orbite des yeux ;grecs, et comme les artistes grecs sont portés à idéaliser leurs modèles, je suppose que Livie av.ait les yeux un peu plus saillants que ceux de la statue. Néanmoins, ce sont de beaux yeux, qui ont de l'harmonie, du caractère, de la puissance et même une assez grande tranquillité. Autant que la sculpture laisse émaner quelque chose du marbre silencieux, on devine un regard qui. devait pénétrer facilement celui des 'autres et ne pas se laisser pénétrer lui-même.

Le nez est aquilin, légèrement relevé au milieu de sa courbe, mais il a un autre caractère : les narines en sont pincées, comme si elles allaient rentrer dans le visage. L'habitude de se maîtriser, de se retirer sur soi-même, se trahit dans le jeu des cartilages qui forment l'extrémité du nez. En effet, si dans le visage humain la partie supérieure du nez est immobile, la partie inférieure, au contraire, se contracte sous l'influence des passions ; il y a une très grande expression.de colère, de sensualité ou de compression morale dans les narines. Le nez de Livie accuse une véritable méchanceté ; il a une expression opposée à l'expression du reste du visage, qui a de la grâce et du calme. Mais si vous arrivez à la bouche, alors la vérité se révèle. C'est une bouche jolie, exagérée dans sa petitesse ; on se demande si la vérité pouvait en sortir. Dans les commissures de cette bouche si petite, sur ces lèvres minces, il n'y a pas place pour l'expression d'un sentiment, pour le sourire, et soyez bien convaincus que ce n'est pas à plaisir qu'un sculpteur du temps d'Auguste s'est plu à faire cette bouche si différente de ces nobles bouches grecques bien ouvertes, qui présentent cette ligne célèbre qu'on appelait, du temps de David, l'arc d'Apollon, et qui était de tradition dans la sculpture de, cette époque. Dans cette bouche, on voit plus que de la méchanceté, et si, dans le visage de Livie, un trait exprime la scélératesse, c'est celui-là

Aussi, messieurs, prenez l'ensemble de la physionomie ; elle est à la fois sereine et impitoyable ; vous sentez dans cette figure quelque chose qui vous serre le cœur et vous charme tout à la fois, parce qu'elle réunit ces deux caractères extrêmes, la hauteur d'intelligence et la scélératesse.

Le charme principal de Livie, charme que la sculpture ne peut rendre et qu'on se figure aisément d'après le type romain d'aujourd'hui, c'était l'éclat du teint, la douceur de la peau, une fleur d'épiderme tendue sur un visage plein, avec un coloris discret incapable de trahir les mouvements du cœur. Le charme de la statue, c'est la beauté des draperies, l'élégance, l'expression de cette vertu qu'on appelle la vertu des matrones. Tout cela a été bien traduit par le sculpteur, si toutefois ce ne sont pas là des caractères impersonnels.

Un autre trait qui frappe, c'est une ressemblance singulière avec un oiseau de proie, non pas avec l'aigle, mais, grâce à la petitesse de la bouche et du nez, à la forme de l'œil et de l'arcade sourcilière, avec la chouette. Et ce n'est pas une satire que je veux faire. Ne croyez pas que ce soit là un type de laideur comme chez les races du Nord. Il n'en est pas de même des races orientales ; j'ai vu, en Orient, des femmes offrir cette ressemblance de la manière la plus frappante ; Lavater, les rencontrant dans la rue, se serait arrêté devant elles. Cependant elles, étaient très belles. Je me rappelle, à Athènes, deux jeunes filles, deux sœurs, fort jeunes, qui étaient charmantes, et qui avaient cette petitesse de la bouche et du nez que l'on remarque dans la statue de Livie ; elles rappelaient la chouette.

Livie a été, dès les premiers jours de son mariage avec Auguste, possédée d'une ambition effrénée. Elle n'a point eu de vanité, elle n'a point eu le goût de l'ostentation et du luxe, elle a toute sa vie, poursuivi un seul but, le pouvoir de son mari qu'elle inspirait, et le pouvoir de son fils Tibère, qu'elle espérait maîtriser comme elle avait guidé secrètement Auguste. Mais ce qu'elle a aimé, dans son mari comme dans son fils, ce qu'elle a voulu garder au prix du sang et du poison, ç'a été la toute-puissance pour elle-même.

C'est en 716 que Livie a épousé Octave. — De 716 à 725, époque à laquelle les partis de Sextus Pompée et d'Antoine furent abattus, s'étend un espace de neuf ans. Pendant ces neuf années, messieurs, soyez persuadés que Livie, par sa prudence, ses bons conseils, sa modération apparente, sa connaissance des hommes, a exercé une action considérable sur son mari, dont la passion pour elle a été sans bornes ; car jusqu'à son dernier jour Auguste a été aveuglé sur Livie (cela est remarquable pour un homme si déliant), jusqu'au dernier jour elle a eu sur lui un pouvoir absolu. Je suis convaincu que pendant ces neuf années s'est opérée la transformation du triumvir, qui auparavant ne connaissait qu'un procédé politique, tout tuer, même son tuteur, même Cicéron, même ses amis, du moment qu'ils étaient un obstacle pour son ambition. Livie comprit que pour arriver à confisquer les forces de la république au profit d'un seul il fallait des moyens plus durables, et qu'il valait mieux s'assurer le cœur du peuple après avoir supprimé les âmes viriles qui avaient osé défendre la liberté. Remarquez combien on sent, dans les dernières guerres du triumvir, l'influence de Livie. C'est Livie qui fait des présents b, Antoine, lorsque Antoine, maître de l'Orient, accable d'humiliations Octave qui n'est pas prêt, et lorsque Sextus tient la mer. Qu'est-ce que lui conseille alors Livie ? La ruse, la temporisation, le silence. Elle fait épouser à Antoine la sœur d'Octave : il la chasse une première fois, on la lui renvoie avec des présents, avec de l'argent et des troupes, c'est-à-dire avec ce qu'il y a de plus précieux pour lui, de plus dangereux pour Octave. Pourquoi ? Parce qu'on n'est pas prêt, parce qu'il faut tromper un adversaire qu'on ne peut encore vaincre. Julie, fille d'Octave, est fiancée, à deux ans, au fils d'Antoine, Antyllus, qui en a dix. Tout devient diplomatie, réserve, piège, jusqu'au jour où les esprits des Romains sont excités contre Antoine et les forces d'Octave capables de vaincre. C'est Livie qui soumet au frein ce jeune triumvir féroce et impétueux, qui lui conseille la politique expectante et la patience. Ce n'est pas elle qui a épousé le machiavélisme d'Auguste, comme le veut Tacite, c'est lui qui a épousé le machiavélisme de Livie, et qui insensiblement a été façonné par elle, de manière à devenir le maître de Rome et du monde.

Mais, messieurs, si vous voulez aller jusqu'à la fin de la carrière d'Auguste, vous verrez que de temps en temps il échappe à cette domination, que son vrai caractère reparaît quand Livie n'est pas là et que ses passions le surprennent à l'improviste ; le lendemain il y a une correction, un tempérament, un retour de prudence, parce que la femme ramène le mari dans la ligne de conduite qui lui a donné le pouvoir et qui peut le lui conserver. On sent que l'âme de l'empereur est une étoffe rude que double, retient, assouplit une étoffe plus douce mais plus forte encore, l'âme de Livie. L'association de ce couple terrible a fondé l'éternelle servitude du peuple romain.

Aussi semble-t-il qu'il faille s'incliner et s'écrier : Heureux Auguste ! il a le monde dans sa main, il a un foyer chaste, une femme qui est le meilleur des conseillers et lui suggère une politique admirable, qui l'aide à déjouer les conspirations, qui l'avertit de la valeur des hommes, qui écarte ceux qui sont dangereux, lui indique ceux qu'il doit choisir et qui peuvent lui être utiles. Enfin, cette vieille légende romaine de Numa consultant la nymphe Égérie est devenue une réalité. Égérie, c'est Livie, et il semble que l'empereur ait ici-bas le bonheur le plus parfait auquel un souverain absolu puisse prétendre, la tranquillité au dehors et au dedans, la paix dans l'empire et dans sa maison.

Eh bien, messieurs, c'est là qu'il faut chercher le contrepoids moral, et qu'il fait découvrir le châtiment, non le châtiment dans la personne de Livie, puisque jusqu'au dernier jour Octave et Auguste, confondus en un seul, seront éblouis par Livie et aveuglés sur ses défauts et sur ses crimes. Le châtiment, ce seront les crimes. que Livie va commettre les uns après les autres pour briser tous les appuis d'Auguste, pour supprimer ce qu'il a de plus cher, sa race et l'hérédité dynastique, jusqu'à ce qu'elle arrive à son but ; quand l'empereur deviendra un obstacle, elle fera disparaître l'empereur lui-même, quelques jours ou quelques mois avant l'heure marquée par la nature.

Neuf obstacles ferment à Tibère le chemin du trône. Livie ne les a pas tous supprimés, la fatalité a aussi travaillé pour elle ; mais il y en a six pour lesquels elle a aidé la fatalité. Livie n'entra que sur le tard dans la voie des crimes domestiques. Pendant les premières années de son mariage, elle pouvait espérer des enfants d'Auguste. Celui-ci ne devint maître du monde qu'à l'âge de trente-cinq ans ; plusieurs années furent nécessairement employées à pacifier les esprits, à affermir l'avenir, à discipliner le sénat. Tout cela suffisait à remplir les rêves de Livie, et la préoccupation de lia succession d'Auguste ne s'imposa pas à son esprit. Mais le jour où Auguste commence à vieillir, elle qui se sent toujours jeune et capable d'aller jusqu'à la fin du siècle se demande ce qu'elle deviendra quand un des héritiers légitimes de son mari, quand un prince d'un sang qui n'est pas le sien montera sur le trône ; elle s'aperçoit que l'instrument sur lequel elle s'appuie lui fera défaut, elle frémit, elle en cherche un autre, et cet autre ce sera Tibère, le fils de son premier lit.

Je vous ai dit que neuf obstacles séparaient Tibère et Livie du trône. Il y avait d'abord deux têtes qu'Auguste chérissait, qui lui tenaient de bien près et qui étaient l'objet de tous ses soins. C'était sa sœur Octavie et le fils de sa sœur, le jeune Marcellus.

Octavie avait épousé Marcellus, descendant du vainqueur de Syracuse, un des plus beaux noms de Rome. Elle en avait eu plusieurs enfants, un fils qui portait le même nom que son père, et deux filles. Après la mort de Marcellus, elle épousa Antoine, dont elle eut deux filles. Comme elle n'avait qu'un enfant mâle, il était désigné pour être le successeur d'Auguste.

Octavié était une personne d'un caractère doux, charmant, qui a été toute sa vie le jouet des événements politiques. Mariée à Antoine, qui n'était pas un personnage fort recommandable et qui était un détestable mari elle supporta ses insultes sans se plaindre, en faisant ses efforts pour rapprocher les dent rivaux. Elle apparaît comme l'ange de la conciliation entre les beaux-frères, allant de l'un l'autre, portant le rameau d'olivier d'Occident en Orient, et d'Orient en Occident.

Nous voudrions avoir une image d'Octavie, dont la douce personnalité repose les yeux, comme la vue d'une oasis dans le désert, au milieu de ces figures d'hommes et de femmes sanguinaires. Malheureusement cela est difficile. Octavie ne s'est pas prêtée à être représentée par l'art. Quand elle était jeune, son frère n'était pas arrivé à la toute-puissance. Dans les dernières années de sa vie, qui fut courte, elle ressentit une douleur profonde de la perte de son fils Marcellus, et ne voulut donner accès ni aux poètes, ni aux artistes. Sa mort coïncide, non avec la fini mais avec le commencement du règne d'Auguste, et c'est à la fin de ce règne que se multiplient les images de tous les membres de la famille impériale, pour Reine et pour les municipalités. La seule médaille d'Octavie que l'on ait, et qu'on ne croit même pas authentique, est une médaille d'argent qui est au musée de Vienne, et qui a été publiée par Eckhel, conservateur de ce musée, mais avec toutes sortes de réserves.

D'un côté de cette médaille on voit deux têtes affrontées, une tête de femme avec un petit croissant, une tête d'homme avec l'étoile des Iulii. C'est Octavie et son frère Octave. Sur le revers, il y a une seule tête, celle de Tibère, et l'on se demande ce qu'Octavie a eu de commun avec Tibère.

On peut répondre que cette monnaie a peut-être été frappée sous ce prince, afin de le rattacher plus étroitement à la famille d'Auguste.

Dans la collection de M. Louis Fould, qui a été vendue il y a quelques années, on admirait un très beau buste de basalte vert qui est maintenant au Louvre. Ce buste, on a toujours voulu que ce fût celui d'Octavie. La coiffure est, il est vrai, celle du temps d'Auguste, mais rien ne prouve que ce soit la représentation de cette princesse. Et cependant il y a dans ce buste je ne sais quel charme qui me persuade et me séduit. C'est que cette tête, quoique de basalte, c'est-à-dire sculptée dans une matière ingrate qui résiste au ciseau de l'artiste et qu'il faut travailler à la molette, comme le diamant, a une telle expression de douceur et de bonté, qu'elle répond à ce que l'histoire nous dit d'Octavie. De beaux yeux respirent une douceur que les années ne feront pas disparaître. La bouche comme le regard ont quelque chose d'aimable, de dévoué, qui trahit une personne toujours prête à se sacrifier pour les autres ; on y sent cette bonté que j'appellerai la bonté italienne, pleine d'abandon, de grâce irréfléchie, d'insouciance de soi et d'attrait vers les autres.

Je voudrais que le buste du Louvre fût un portrait authentique d'Octavie, parce que c'est bien là physionomie que, d'après l'histoire, on prête à cette sœur d'Octave, si peu semblable, si opposée à son frère.

Auguste avait donc pour héritier présomptif Marcellus. Marcellus avait été fait pontife avant l'âge, tribun avant l'âge : son oncle le préparait ainsi à l'exercice du pouvoir suprême qui l'attendait.

Mais ce jeune homme tomba malade brusquement. Son médecin était le médecin de Livie ; il s'appelait Musa. Comment fut-il soigné ? Très bien, évidemment, mais il mourut sans cause apparente, sans qu'on pût expliquer quelle maladie l'avait emporté. Il avait vingt et un ans. La statue que l'on croit le représenter montre un jeune homme très fort, très bien constitué, mais il mourut.

De tous les côtés, dans Rome, on répandit le bruit qu'il avait été empoisonné, et les écrivains qui ont voulu louer la famille impériale, Dion entre autres, ont trouvé d'assez singulières raisons pour écarter cette accusation de la personne de Livie : Cette année-là, dit-il, il y eut beaucoup de maladies à Rome, et l'année suivante surtout fut extrêmement malsaine. Mais il est resté chez les autres historiens la conviction que Marcellus était mort violemment. Or qui avait intérêt à le perdre ? Une seule personne, celle qui voulait ouvrir les voies à Tibère. Marcellus mort, Octavie eut une douleur dont la poésie nous a gardé le souvenir ; elle ne voulut donner accès auprès d'elle ni aux sculpteurs, qui prétendaient représenter les traits de son fils, ni aux lettrés, ni aux poètes, qui proposaient des consolations à son deuil. Elle se renferma dans la solitude la plus profonde et mourut dix ans après Marcellus.

Qui ne connaît la légende que l'art et surtout les vers de Virgile ont immortalisée ? C'est un des traits les plus sympathiques du règne d'Auguste que cette scène où Virgile est représenté lisant ses vers dans la maison du Palatin, en présence de l'empereur et de sa sœur, Octavie s'évanouissant tout à coup sur les genoux d'Auguste, celui-ci versant des larmes de regret et payant au poète pour chacun de ses vers une somme qui équivaut à deux mille francs de notre monnaie.

C'est là en effet, un des épisodes les plus touchants du règne d'Auguste ; mais j'ai bien peur qu'il ne soit pas vrai. Il est un écrivain qui, plus que personne, a fait l'éloge d'Octavie et de Marcellus. C'est celui qui fut plus tard le précepteur de Néron. Sénèque nous a laissé le récit le plus détaillé de la douleur d'Octavie ; il nous décrit ses démarches, il nous apprend qu'elle s'est enfermée dans un isolement absolu. Or Sénèque ne dit cependant rien de cette scène. Il ne fait même pas allusion à la lecture de Virgile.

A quelle époque cette lecture a-t-elle été racontée ? Elle l'a été pour la première fois l'an 304, par un certain commentateur qui s'appelait Donatius. Ce Donatius, commentant Virgile, raconte cette légende trois siècles après la mort de Marcellus, pour la première fois. Et comment Donatius avance-t-il ce fait ? Dans ses notes, en employant la forme incertaine : On dit. Plus tard, sous le règne d'Honorius, se présente un autre commentateur de Virgile, Servius. Quoique plus éloigné encore, il change la forme incertaine de la légende en affirmation. Il dit : il est certain que Virgile a lu ces vers. Comment pouvait-il savoir à l'époque d'Honorius ce qu'on ne savait pas un siècle avant ?

Cette tradition a donc aussi peu de valeur que colle de Bélisaire aveuglé par l'ordre de Justinien et mendiant aux portes de Constantinople. Mais quelle que soit son authenticité, elle vivra, parce que la poésie et l'art s'en sont emparés, et ce n'est pas nous qui la répudierons, car elle a fourni le motif d'une des plus belles compositions de M. Ingres.

Je ne trouve qu'un seul monument iconographique qu'on rapporte à Marcellus : c'est une des statues découvertes dans cette basilique d'Otricoli, dont je vous ai parlé à propos de Livie. La tête est forte, carrée, trapue, dans les épaules ; la statue est bien posée du reste, la bulle d'or pend sur la poitrine. On est convenu de reconnaître dans cette statue l'image de Marcellus, mais cela me paraît difficile. D'abord, les statues de la basilique d'Otricoli paraissent d'une date postérieure à la mort d'Auguste puisque Livie n'a été prêtresse qu'après cette mort. Ce serait donc sous Tibère qu'aurait été fondée cette basilique, alors que Marcellus était mort depuis longtemps, et que bien d'autres personnages de la famille d'Auguste avaient disparu après lui. D'ailleurs pourquoi cette bulle d'or ? Marcellus étant mort à vingt et un ans, c'est avec les attributs de cet âge qu'on l'aurait représenté et non vêtu de la robe prétexte et portant la bulle, insigne des enfants. J'ajouterai que la tête a une expression de concentration et de dureté surprenante. Le front surtout offre un grand travail de muscles ; il est contracté et deux grosses bosses surmontent les sourcils. Tout cela exprime l'effort et fait penser aux bustes de Caracalla. Ce n'est point la physionomie qu'on suppose à Marcellus, ce beau lis qui s'incline sur sa tige. Si cette statue était bien celle du jeune prince, j'aurais peine à croire que ce prince eût été destiné à ramener l'âge d'or sur la terre. Dans ce cas, voyez ces pauvres Romains où ils en sont déjà réduits : à n'adorer comme de bons princes que ceux qui meurent avant l'âge ! Marcellus meurt : ah ! il aurait fait le bonheur du monde ! Après lui, Caïus César meurt à vingt-trois ans : quel grand homme ! Puis Lucius César meurt à vingt ans : quand les Romains en parlent, c'est avec l'expression de la douleur la plus profonde. Il en sera ainsi de tous, ainsi de Drusus, frère de Tibère, ainsi de Germanicus, qui, du moins, mérite réellement ces regrets. Britannicus lui-même est resté dans l'histoire comme le type des princes destinés aux délices du monde, quand ils seront ses maîtres. Les peuples asservis ressemblent aux femmes romanesques qui se consolent de la réalité par des soupirs et par des rêves.

Il reste donc sept obstacles devant l'ambition de Livie. Les deux plus redoutables sont Agrippa et Mécène, Agrippa surtout, qui aurait succédé à l'empire comme gendre d'Auguste, esprit clairvoyant, main ferme, général consommé. Mais la fatalité servit bien Livie. Agrippa mourut avant Auguste, et Livie n'eut plus à se défier d'un homme énergique, capable de veiller sur toute sa famille et de la protéger. Quant à Mécène, le négociateur fin et pénétrant, le conseiller habile et le courtisan sincère d'Auguste, son ami dévoué et vigilant, autant que le permettait un indolent égoïsme, il est à craindre plus que personne. La fatalité est là Mécène meurt après Agrippa, et ces deux hommes considérables laissent la voie libre à l'ambition de Livie. Alors les coups vont être frappés presque sans répit. Voici d'abord la fille, d'Auguste, Julie, la trop fameuse Julie, dont nous retracerons bientôt la vie scandaleuse, mais qui était une mère, qui aurait défendu ses enfants avec la fureur d'une lionne, Julie, femme d'une grande fierté, d'une intelligence vive et d'une rare audace, qui écrasa Livie de ses mépris. Quand l'heure fut venue, Livie, qui avait fermé les yeux sur les débordements de Julie, jugea opportun de lever le voile, montra à Auguste ce qu'il était censé ignorer, et suscita dans son âme une de ces colères qu'elle se gardait de dompter. L'empereur, dans l'indignation de sa majesté offensée, exila sa fille et envoya au sénat la liste de ses amants, avec un mémoire à l'appui, lu solennellement par le questeur. Julie une fois déportée, ses enfants, quoique adoptés par l'empereur, se trouvèrent sans défense.

Le premier atteint est Lucius César. A peine dans sa vingt et unième année, il va à Marseille et tombe malade très légèrement. On ne sait quel est son mal, il meurt. Son frère, Caïus César, a fait une première expédition, il a livré quelques combats heureux aux Parthes, il a senti le fer de l'ennemi, il a été blessé, mais sa blessure est insignifiante, une pointe de flèche l'a effleuré, il est soigné avec beaucoup d'attention, il tombe en langueur, et il meurt. Personne n'entend qu'une écorchure faite par une flèche qui n'était pas empoisonnée pût produire la mort, mais il meurt. On s'aperçoit trop tard qu'il avait pour compagnon un homme qui était l'âme damnée de Livie, Lollius, et que Lollius avait présidé à tous les soins qu'on lui avait donnés.

Le troisième fils de Julie est adopté à son tour. Celui-là est à Rome sous les yeux d'Auguste, qui le garde avec un soin particulier, parce qu'il est le dernier espoir de sa race. Mais un jour Auguste découvre, ou plutôt on lui fait découvrir que ce petit-fils, qui s'appelait Agrippa Posthumus, a un naturel dur et farouche. Agrippa aime la pêche à la ligne ; ses camarades, ses petits flatteurs, l'ont surnommé Neptune ; il va souvent à Ostie et se promène en barque. On voit là quelque chose de terrible ! Auguste se sent si bien prévenu contre son petit-fils, qu'il le déporte. Il avait été désigné pour l'empire, doté richement, il avait des revenus considérables ; on casse l'adoption, on confisque tous ses biens, on les donne à la caisse militaire, on le transporte à Sorrente, et bientôt, comme l'on s'aperçoit que Sorrente est trop riant, on l'envoie plus loin dans une île presque déserte, voisine de la Corse, dans l'île Planaria.

Les monuments ne nous font point connaître Agrippa, car on ne peut citer qu'une médaille frappée dans la province, sur laquelle on voit une tête qui rappelle Julie, et trois petites têtes, dont on distingue à peine les traits, qui sont celles de ses fils, Lucius et. Caïus César, et Agrippa Posthume, qu'on nommait ainsi parce qu'il était né après la mort de son père. Quant aux deux bustes charmants qu'on montre au Vatican à côté de celui d'Auguste enfant, et où l'on reconnaît Caïus et Lucius César, ce n'est qu'une supposition, car il n'y a pas de preuves.

Agrippa est écarté, mais cela ne suffit pas, parce qu'Auguste peut mourir à l'improviste ; l'armée et le sénat peuvent aller chercher Agrippa à Planaria, qui n'est pas assez loin, et alors malheur à Tibère !

Aussi l'histoire n'a-t-elle pas craint d'insinuer que le dernier forfait de Livie a été d'empoisonner son mari lui-même. Il semble invraisemblable qu'une femme se résolve à cette extrémité après cinquante ans de mariage. Mais considérez attentivement, messieurs, la déduction des faits. Auguste avait eu un de ces retours que les cœurs là plus fermes ont dans leurs derniers jours. Il avait soixante-seize ans, if voyait tous ses amis disparaître l'un après l'autre ; il, avait transporté ou laissé tuer ses enfants et ses petits-enfants. Dans cette solitude, un jour de tristesse, il fait venir un sénateur qu'il jugeait digne de sa confiance, Fabius Maximus, descendant de la grande famille Fabienne ; il lui commande d'équiper secrètement une galère et il s'embarque. Il part avec lui en secret, sans prévenir Livie. Vous n'avez pas oublié qu'il avait peur de Livie, et j'en ai cité un trait caractéristique : quand il devait causer avec elle de choses graves, il écrivait d'avance ce qu'il voulait dire, et cette précaution lui paraissait une des nécessités de sa vie privée. Mais dans ses derniers jours, tome sent que tout l'abandonne, il éprouve un secret désir de voir son petit-fils ; il se cache de Livie et se rend dans l'île Planaria avec Fabius Maximus ; il se fait amener Agrippa, il le prend dans ses bras et pleure. Voila des larmes auxquelles je crois plus qu'a celles que Virgile lui a fait verser sur Marcellus ; c'est son dernier espoir, ce petit-fils qu'il a si injustement traité. Il revient et recommande à Fabius de garder la plus grand secret. Mais Fabius sait que l'empereur n'était pas le seul maître, que Livie avait des armes terribles ; et il dit tout à Livie. Un jour après il avait cessé de vivre ; et l'on entendit Livie s'accuser de sa mort. Mais le lendemain Auguste mourait à son tour. L'histoire raconte qu'il aimait à cueillir des figues dans son jardin, et que Livie, ce jour-là, lui en présenta et qu'elle en mangea avec lui ; celles qu'elle lui présenta étaient empoisonnées, celles qu'elle mangea ne l'étaient pas.

Auguste mourut quelques mois plus tôt que ne le voulait la nature, mais il mourut en temps opportun pour les projets de Livie. Elle cacha sa mort, elle fit monter un centurion sur une galère ; cette galère fit force de rames, et le dernier acte qui devait donner la toute-puissance à Tibère s'accomplit. Agrippa Posthume fut tué : alors seulement la mort d'Auguste fut publiée et sa succession ouverte. Il n'y avait plus qu'un successeur, adopté par Auguste, maître des légions et du Sénat : c'était Tibère.

Messieurs, telle est cette femme, en apparence le bon génie d'Auguste, en réalité une marâtre pour la famille impériale et un fléau pour la chose publique, car elle a fait disparaître des princes qui auraient pu faire le bien et qui avaient, en tout cas, des instincts préférables à ceux de Tibère. Vous me demanderez quelle fut la fin de Livie. Elle partage d'abord l'empire avec Tibère et le sénat lui décerne des honneurs tels, qu'elle excite la jalousie de son fils. Tibère va à Caprée pour échapper à cette domination ; quand il se sent le plus fort, il témoigne à sa mère tous les mépris qu'elle mérite, il défend au sénat de l'honorer, la renvoie dans sa villa, et pendant trois ans elle ne voit pas une seule fois ce fils à qui elle a tout immolé, même son mari. Elle meurt sans influence, délaissée, pleine de dépit, sinon de remords. Et après sa mort, il semble qu'elle soit pour le monde un objet d'horreur. Son cadavre se décompose. On attend en vain que l'empereur manifeste sa volonté. L'empereur ne répond pas, et c'est quand le corps tombe en putréfaction, qu'il donne l'ordre de le brûler. Il n'est pas même venu voir sa mère à son lit de mort. Elle a fait un testament, son testament n'est pas ouvert, il reste une lettre morte, dit Tacite, et il ne fut exécuté que sous Caligula. Il y avait un usage dans la famille impériale : c'était de consacrer les souverains morts, consécration qui les rangeait parmi les dieux ; Tibère refusa cette gloire à Livie. Tous les honneurs que voulut lui rendre le sénat, Tibère s'y opposa, de façon que la mémoire de Livie fut avilie par celui même qui avait profité de tous ses crimes.

Livie n'est donc pas seulement l'explication du caractère et du règne d'Auguste, elle est son bourreau. Les crimes qu'il avait commis étant jeune, elle les retourne contre lui. C'est Livie qui fait tuer un à un ceux qui dont appelés à lui succéder, et qui commet autant de forfaits pour détruire la famille d'Auguste, qu'il en avait commis lui-même pour préparer sa grandeur.

L'empereur Claude a fait diviniser Livie, en l'appelant diva Augusta. Claude, qui était faible de tête, avait cru honorer ainsi la famille impériale. Certes, le nom d'Augusta est bien mérité, car Auguste sans  Livie serait resté le triumvir Octave. C'est qu'en effet elle a été l'inspiration politique d'Auguste, elle a régné avec lui et derrière lui, après l'avoir transformé. Elle a brisé l'instrument quand il est devenu inutile. elle a supprimé sa race pour lui substituer Tibère. Elle fait pressentir, par l'audace de ses crimes, l'époque qui va suivre. Elle est le précurseur des passions égoïstes, effrénées, qui vont déterminer l'histoire de l'empire romain, et, en même temps, il faut qu'elle reste pour la postérité la personnification du châtiment attaché aux flancs d'Auguste.