AUGUSTE, SA FAMILLE ET SES AMIS

 

II. — AUGUSTE DANS SA MAISON.

 

 

Je ne puis m'empêcher de louer l'exemple qu'a donné Auguste, exemple qu'on aurait dû proposer aux souverains de préférence à bien d'autres, quand je le vois essayant de ramener chez les citoyens ta simplicité des vieilles mœurs romaines, habitant une maison modeste, se contentant du nécessaire, faisant de grandes dépenses pour les monuments publics, de petites pour les choses privées. Il y a certainement dans ce côté de la vie d'Auguste une sagesse réelle, quelle que soit la cause de sa conduite, qu'il ait été guidé par l'instinct politique, par ses goûts ou par le calcul. Pour moi, j'aime mieux croire que ce fut sa volonté, car la sagesse voulue est plus honorable que la prudence instinctive. C'était donc le chef de l'État qui voulait ramener le peuple qu'il gouvernait à une certaine simplicité, la jugeant propre à maintenir, dans les mœurs romaines, l'esprit d'obéissance, à maintenir aussi une certaine grandeur relative du peuple romain qui ajoutait à l'éclat de sa servitude.

Suétone nous apprend quel était le genre de vie d'Auguste et nous donne quelques détails sur sa maison : Elle n'était remarquable ni par sa grandeur ni par sa décoration ; les portiques étaient petite, les matériaux étaient la pierre commune d'Albe ; les chambres n'étaient ornées ni de marbres ni de beau ; dallages. Pendant plus de quarante ans il occupa la même pièce, été comme hiver. Quand il voulait travailler sans témoins et n'être pas interrompu, il avait une retraite dans un pavillon très élevé, qu'il appelait sa ville de Syracuse, ou bien il se retirait dans les faubourgs, chez quelqu'un de ses affranchis. Quand il était malade, il demeurait chez Mécène. Il n'aimait pas les habitations vastes et somptueuses : il fit raser une maison que sa petite-fille Julie avait fait construire avec trop de luxe. La sienne, quoique petite, était embellie, non de statues et de tableaux, mais de xystes, de bosquets et de curiosités, telles que des ossements de monstres gigantesques trouvés à Caprée, et dos armes d'anciens héros.

Les tables et les lits, qui existent encore, montrent combien il était économe dans le choix de son mobilier, que dédaigneraient la plupart des particuliers. Il ne couchait que sur un lit bas et très simplement recouvert. Ses vêtements étaient presque tous faits b. la maison par sa femme, sa sœur et ses petites-filles. Il se servait d'une chaussure un peu haute, pour paraître plus grand qu'il n'était. Il mangeait très peu et des choses communes, du pain de seconde qualité, des petits poissons, du fromage, du lait, des figues fraîches. Il écrivait dans une lettre : Il n'est point de juif qui jeûne plus rigoureusement le jour du sabbat que je n'ai jeûné aujourd'hui ; et ailleurs : J'ai mangé dans ma litière une once de pain et quelques raisins secs, ou bien : J'ai mangé du pain et des dattes dans ma voiture. Il prenait pour se rafraîchir du pain trempé dans de l'eau, un morceau de pastèque, une tige de laitue, ou un fruit acide.

Il avait des taches sur le corps, semées sur la poitrine et sur le ventre comme les sept étoiles de l'Ourse. Des sortes de dartres le forçaient à se frotter souvent et à abuser du strigile. Il avait la hanche, la cuisse et la jambe gauches assez faibles ; il boitait même quelquefois. De temps en temps il avait un doigt tellement engourdi et glacé, qu'il fallait l'envelopper d'un morceau de corne pour écrire. Il se plaignait tantôt de la vessie, tantôt d'obstructions au foie. Il avait des infirmités annuelles et périodiques. Dans l'hiver, il portait quatre tuniques sous une grosse toge. Il soutenait sa santé fragile par beaucoup de soins. Il renonça au cheval et à l'exercice des armes aussitôt après les guerres civiles, et se contenta de jouer à la paume et au ballon ; bientôt il ne fit plus que se promener en litière ou à pied.

On voit clairement cette maison modeste, mais il ne faut pas exagérer la simplicité de l'architecture à cette Moque. C'est une simplicité qui est un peu celle des maisons grecques. Il est certain que les maisons de Pompéi auraient paru infiniment simples aux contemporains d'Auguste, et pour nous, n'est-il pas vrai ? ces maisons sont un charme, une ivresse ; il nous semble qu'on y mènerait la vie la plus poétique du monde, avec ces colonnes, ces peinturés, ces statues, ces fontaines d'eaux jaillissantes, ce soleil qui inonde les portiques. Il y a dans cette vie antique, révélée par un municipe de province bien chétif auprès de Rome, tout un rêve de bonheur poétique dont s'accommoderaient lei modernes, même amis du luxé.

La maison d'Auguste, qu'il n'avait pas faites, qu'il avait achetée, avait certainement ces caractères. Dites-vous bien que c'était une maison contemporaine de l'introduction de l'art grec en Italie, comportant la grâce et la poésie que les Grecs faisaient pénétrer partout avec eux. Ce n'était pas encore le temps où abondaient les bois précieux, le porphyre, l'albâtre, les marqueteries de l'Orient, les meubles somptueux, etc. Mais ce qu'il y avait de plus charmant, c'était le cadre dans lequel était placée cette demeure, c'était sa situation sur le  Palatin, qui lui donnait une beauté de plus, la beauté pittoresque. De là il jouissait d'une des plus belles vues de Rome. Le Palatin est situé au milieu du cercle des sept collines : de la place qu'occupait la maison d'Auguste, de l'extrémité du Palatin qui regardait le grand cirque, on voyait le Capitole, le mont Aventin avec ses jardins, ses temples, la plaine avec les magnifiques monuments que les Romains y avaient élevés le long de la voie Appia jusqu'à dix-neuf milles de distance, et enfin les collines des bords du Tibre.

Cette situation, si favorable au plaisir des yeux, avait tenté, dès l'origine, les premiers personnages de Rome ; il y avait même des traditions sur le nom du Palatin. On disait que le vieil Évandre avait, pour la première fois, établi là sa demeure, et que c'était son fils Pallas qui avait donné son nom à la colline. Cinq des rois de Rome habitèrent le Palatin. Les souvenirs de la royauté s'attachaient si bien à cette colline, que lorsque le meilleur des citoyens, Valerius Publicola, voulut y bâtir une maison, les murmures du peuple le forcèrent à la démolir. Pendant les premiers siècles de la république, il y eut donc comme un mauvais renom attaché à cette partie de la ville. Vouloir l'habiter, c'était pour les grands personnages de la république donner prise au soupçon d'ambitionner la royauté. Il fallut que l'exemple vint des chefs démocratiques, que lé soupçon ne pouvait atteindre parce qu'ils étaient les organes des passions populaires. Contre le gré du sénat, les Gracques bâtirent sur le Palatin ; les mauvais souvenirs furent conjurés, dès que le drapeau populaire y fut planté. Des parvenus et des enrichis vinrent à leur tour y construire leurs maisons. Ce fut le cas de Scaurus, dont la maison était vantée dans l'antiquité comme un type de richesse et d'élégance ; ce fut le cas de Cicéron, de l'orateur Hortensius son rival, de Publius Clodius qui, en cela peut-être, voulait imiter les Gracques, mais qui fut le plus fâcheux des voisins pour Cicéron. Vous savez que la bataille a été longue entre eux, que Cicéron fut exilé, que Clodius brûla sa maison, et que le grand orateur fut en butte, de la part de ce dangereux voisin, à des vexations journalières.

La maison qu'Auguste habitait était celle de l'orateur Hortensius. Il avait demeuré d'abord dans la région du Palatin, dans un lieu qu'on appelait Têtes de bœufs, sans doute parce que la frise de quelque édifice voisin était ornée de bucranes. C'était la maison de l'orateur Calvus, maison petite, mal située, car les Octavii étaient pauvres.

Auguste acheta donc la maison de l'orateur Hortensius. C'est cette maison, qui n'avait pas été faite pour l'empereur, dont l'empereur se contenta ; mais j'ajoute de nouveau que ce qui avait pu suffire à un orateur illustre, ayant la goût des belles choses, riche, comptant des peuples pour clients, comblé de présents, qui avait fait venir des artistes grecs pour décorer de moulures et de sculptures les parties essentielles de sa maison, que ce qui avait pu, dis-je, suffire à un ami de l'art grec tel qu'Hortensius, pouvait parfaitement convenir à l'empereur Auguste, avec ses goûts et ses calculs de simplicité.

A côté se trouvaient des jardins dont l'étendue n'était point très considérable, mais suffisante pour y construire des édifices. Auguste en construisit. Un temple occupait le centre des constructions ; autour du temple se développaient de grands portiques sur quatre côtés ; à ces portiques étaient jointes des salles qui composaient une bibliothèque.

Le temple était consacré à Apollon, à un Apollon particulier qu'Auguste avait nommé Palatin.

Pourquoi avait-il préféré Apollon aux autres dieux ? C'était le dieu de la poésie, des arts, des muses ; mais cette dévotion datait de plus loin. Dans sa jeunesse, au milieu des débauches sanglantes du triumvirat, il avait donné une fête qui avait scandalisé les Romains et rappelé ce qu'avait fait Alcibiade dans ses nuits de débauche à Athènes. Il avait eu l'idée, avec onze de ses amis, comme lui conspirateurs ou fauteurs de guerres civiles, de célébrer un banquet secret, le banquet des douze dieux. On avait vu arriver les douze amis — et quand je dis amis, je ne définis pas le sexe, les douze dieux comprenant les déesses — costumés en divinités. C'était un sacrilège d'autant plus blessant pour les Romains, qu'une des grandes solennités de Rome était la fête des Lits, Lectisternium. Aux jours de victoire ou de suprême danger, on préparait un festin, on allait chercher au Capitole les statues des douze grands dieux et déesses, on les transportait avec pompe, et on les mettait sur un lit où on -leur offrait un festin.

Auguste, cet homme qui devait être plus tard si sobre, qui, dans sa vieillesse, en vint à vivre de dattes et de figues, avait trouvé plaisant de parodier dans une orgie ce banquet des douze dieux. Soit que sa beauté, soit que des raisons de famille l'y poussassent, il avait pris le costume d'Apollon, et, entre Latone et Diane, il avait siégé comme dieu de la lumière. Cette licence avait été connue dès le lendemain, le scandale avait été grand, et il nous est resté des monuments incontestables de l'irritation publique. Marc-Antoine d'abord, qui, dans ce temps-là n'était pas encore le complice d'Octave, n'avait pas manqué de divulguer un secret qu'il avait su des premiers. Il avait fait contre ce sacrilège des vers que Suétone nous a conservés. Les vers ne sont pas très bons, car on peut être b. la fois méchant triumvir et méchant poète. Mais tandis qu'Antoine faisait de la poésie, le peuple en faisait de son côté, qui n'était pas moins éloquente. Les convois de blé avaient manqué à Ostie, et l'on écrivit sur les murs : Il n'est pas étonnant que les citoyens meurent de faim, les dieux ont mangé tout le grain. On ajoutait que le plus glouton de tous les dieux, c'était Apollon Bourreau. Il est remarquable que de très bonne heure le peuple ait donné à Octave ce nom, qu'à la fin de sa vie Mécène devait lui jeter à la face, un jour qu'au tribunal criminel le vieil empereur condamnait imperturbablement à mort tous les accusés. Le peuple avait donc gravé sur les murs : Apollo Tortor. Il y avait là une espèce de jeu de mots qui tient à la topographie de Rome.

En effet, de même que dans beaucoup de villes il y avait la rue des Bonnetiers, des Selliers, il existait à Rome une rue où l'on vendait des cuirs, des lanières, des verges, des instruments de supplice. Les marchands de ce genre de produits y étaient groupés et nombreux ; souvenez-vous qu'en effet la guerre civile avait rendu ces instruments d'un usage très fréquent. D'ailleurs, les grandes maisons de Rome contenaient des prisons particulières pour les esclaves, et les maîtres y rassemblaient toutes les variétés d'instruments de torture. Dans cette rue on vendait donc des fouets, des faisceaux, des haches de licteurs, et Dieu sait combien les licteurs se multiplièrent et furent employés pendant les proscriptions d'Octave et d'Antoine ! Comme ce quartier avait un petit temple consacré à Apollon, le dieu avait été surnommé le Bourreau.

Octave ayant pris le costume et les attributs d'Apollon, le peuple l'avait immédiatement assimilé au dernier des Apollons de Rome, à l'Apollon Tortor.

Plus tard, après la bataille d'Actium, qui décida du sort de l'empire romain et le mit aux pieds d'Octave, nous savons qu'il consacra sa victoire à Apollon Actiacus.

Que ce soit pour ces raisons ou pour des raisons que nous ignorons, Octave avait un culte particulier pour Apollon. A côté de la maison qu'il avait achetée et sur les terrains libres, il fit donc élever le temple d'Apollon Palatin, et l'entoura de portiques qui devaient précéder une bibliothèque. Je cherche à vous faire comprendre, par quelque plan analogue que nous aurions sous les yeux, l'aspect du temple d'Apollon Palatin et de son noble encadrement. Figurez-vous le Palais-Royal avec ses quatre rangs d'arcades changées en portiques que supportent des colonnes avec des chapiteaux au lieu d'arcs en plein -cintre ; songez que les colonnes ont l'avantage d'être moins lourdes, plus élégantes, de laisser passer le soleil et la lumière, et de donner quelque chose de plus monumental. Au lieu des boutiques qui sont dans le Palais-Royal, supposez des constructions plus spacieuses, et vous aurez des salles comme ces boutiques sous les arcades, salles destinées à contenir les manuscrits, les papyrus, les collections d'objets précieux, notamment de pierres gravées. Au milieu du Palais-Royal, supposez un temple, un parallélogramme avec son péristyle, et vous aurez le temple d'Apollon Palatin, détaché des quatre portiques particuliers qui l'entourent et qui forment les quatre côtés de la bibliothèque. Là se réunissaient les citoyens lettrés, les travailleurs et les oisifs de l'intelligence, qui venaient, soit pour écouter des lectures, soit pour entendre les poètes réciter leurs vers, soit pour chercher des matériaux dans les salles de la bibliothèque, soit pour se délasser ensemble par la conversation. Il y avait ; en outre, dans l'espace à ciel ouvert qui séparait le temple des portiques de la bibliothèque un colosse de bronze représentant Apollon. Ce n'était pas celui du sanctuaire, mais un colosse isolé qui, au dire d'un commentateur d'Horace, aurait reproduit les traits d'Auguste.

Ce fait n'est rapporté que par un obscur commentateur, Acron ; par conséquent il y a lieu d'en douter. Je trouve qu'il était encore trop tôt. Qu'au temps de Néron, quand les esprits sont rompus à la servitude, on érige le colosse de Néron assimilé au dieu Soleil, que ce colosse soit doré du haut en bas, qu'il ait 110 pieds de hauteur, cela me paraît naturel ; mais du temps d'Auguste, agir ainsi eût été prématuré ; au moment où il faisait acte de sollicitude envers les hommes intelligents de Rome, il était difficile qu'il s'assimilât à un dieu, surtout sous cet aspect du colosse, qui est la forme la plus majestueuse. La statue avait 15 mètres de hauteur, et les anciens disent que c'était un bronze fondu en Étrurie ; on admirait également la beauté de la forme et la perfection du travail. En un mot, il semblerait, d'après ce témoignage, qu'au siècle d'Auguste l'art étrusque avait encore des fabriques, qu'il pratiquait toujours l'art de fondre qui lui était propre aussi bien qu'a l'art grec, et qu'il était capable d'exécuter un colosse de 15 mètres.

Tel était l'ensemble du monument. Le temple, au milieu ; un grand espace vide, des bosquets, des fleurs, des fontaines ; dans un angle, un piédestal et une statue colossale à ciel ouvert ; autour de cet espace vides quatre rangs de portiques formant une enceinte continue. Ces portiques n'étaient que la devanture d'une série de salles contiguës les unes aux autres, ayant leurs portes et leurs débouchés sur les portiques, servant pour l'usage des bibliothécaires et du public.

Les colonnes des portiques étaient magnifiques. C'étaient des colonnes de marbre africain, beau marbre, veiné avec des taches rouges, violettes, noires, dune richesse extrême, dont on voit encore à Rome des spécimens, et il est certain que, dans les églises de Rome, plus d'un revêtement a été fait avec ces colonnes du Palatin. Entre chaque colonne de marbre africain, il y avait une statue. Ces statues avaient été apportées de Grèce par Auguste, mais nous ne savons pas où il les avait prises. Elles représentaient les cinquante Danaïdes ; la cinquante et unième statue était leur père, Danaüs. On les avait placées entre chaque colonne. Pourquoi, messieurs ? N'y avait-il pas là une intention symbolique ? Ces Danaïdes s'efforçant de remplir incessamment leur tonneau qui se vide toujours, n'est-ce pas le symbole de la science qui cherche à se rassasier et n'atteint jamais son but ? N'est-ce pas le symbole de notre mémoire, qui va sans cesse puiser dans les bibliothèques, et qui laisse échapper ce qu'elle y puise ?

Enfin cette disposition dé portiques entourant un temple est empruntée aux constructions de Metellus Macédonius ; elle avait frappé les esprits, car elle a été reproduite pour le temple de Trajan. Ce temple, dont on a découvert de magnifiques fragments l'hiver dernier à Rome, était entouré aussi de portiques sur trois côtés, et le seul côté qui fût ouvert donnait sur la Basilique et sur la place de la colonne Trajane.

La bibliothèque était publique. Aussi ne manquera-t-il pas de gens pour s'écrier : voilà une chose libérale, et pour me dire : voilà les bienfaits du pouvoir d'un seul ! Il a fallu Auguste pour qu'il y eût une bibliothèque à Rome ; ce splendide monument ouvert à tous les amis de l'art grec et de, l'art latin rachetait bien des choses et faisait pâlir de dépit vos républicains romains. Mais rappelez-vous, messieurs, que je vous ai promis de démontrer que tout ce qui a été fait sous l'empire a pu être plus grand, plus majestueux, fait avec des matériaux plus coûteux que sous la république, mais que le type en existait toujours dans les monuments de la république. Il en est ainsi pour la bibliothèque Palatine : elle n'est point une invention propre à Auguste. Il n'a pas fallu l'action du pouvoir absolu pour obtenir ce bienfait d'une bibliothèque publique à Rome ; on en avait eu déjà et par l'initiative de particuliers qui étaient riches, et, par le dévouement de particuliers qui aimaient les lettres.

Ainsi, l'on avait vu Lucullus se faire construire, dans son immense palais, une bibliothèque. Il l'avait copiée sur les bibliothèques de la Grèce ; je ne dis pas sur celle d'Alexandrie, qui était un monde, mais probablement sur celles d'Athènes, de Séleucie, de Pergame, et de toutes les cités où avaient été élevés ces sanctuaires du travail et de la pensée. On nous parle souvent, dans nos classes, des festins de Lucullus, de la cuisine de Lucullus ; c'est prendre l'histoire par ses petits côtés ; il faut voir aussi tes beaux côtés de la vie des grands seigneurs de la république. Voici ce qu'a fait Lucullus : il a fait construire une bibliothèque exactement semblable à celles de la Grèce, avec des portiques. Et ces portiques avaient une raison d'être c'est que dans les climats ardents, où le soleil et Hombre sont également nécessaires, les portiques sur quatre côtés, offrent l'ombre du côté du nord quand la saison est chaude, le soleil bienfaisant du côté du sud quand la saison est froide, tandis que les portiques intermédiaires de l'ouest et de l'est servent pour les saisons douteuses et pour les personnes qui redoutent les températures extrêmes. Les bibliothèques, dans l'antiquité, ne ressemblent pas aux bibliothèques dans les temps modernes. Ce n'est point une énorme agglomération de bâtiments, où s'accumulent les volumes, et une salle unique pour la lecture, où la première loi c'est le respect du voisin et le silence. Grâce h leurs dispositions étendues, grâce à la multiplicité de leurs subdivisions, les bibliothèques antiques étaient en partie exposées à l'air, en partie fermées.

Il y avait des salles où se retiraient ceux qui voulaient travailler ; il y avait des portiques où s'établissaient au soleil ceux qui voulaient faire des lectures amusantes et qui ne craignaient point d'être distraits ; il y avait des portiques pour causer. C'est là que se réunissaient les philosophes et les beaux esprits ; c'est là qu'on venait, au temps d'Auguste, parler à l'oreille, échanger de sourdes colères, de trop véridiques médisances ; on ne l'aurait pu au temps de Tibère, parce que chaque colonne aurait recélé un délateur.

Lucullus avait construit une bibliothèque, non pas pour lui seul, non pour quelques amis, mais sa bibliothèque était publique, tout le monde pouvait y entrer, les citoyens romains aussi bien que les citoyens du monde entier et les Grecs surtout, les Grecs alors si écoutés, si séduisants, et autour desquels on venait.se grouper sous les portiques de Lucullus. Un autre Romain, le premier protecteur de Virgile, Asinius Pollion, avait fait, à son tour, construire une bibliothèque plus grande encore, et quel beau nom il lui avait donné ! Elle s'appelait l'Atrium ( nous dirions le sanctuaire) de la Liberté, comme pour dire qu'il n'y a de liberté possible que là où la pensée se recueille et s'élève au-dessus des faiblesses des hommes.

Enfin celle d'Auguste est la troisième. Ce sera la plus riche, elle contiendra les monuments les plus précieux, les plus nombreux, elle sera peut-être aménagée avec plus d'ordre et de méthode, parce que, venant après les deux autres, elle a profité de l'expérience acquise, parce qu'Auguste peut tout, parce qu'on l'a revêtue des dépouilles du monde. Il y avait, pour orner les salles, des bustes de tous les grands hommes, soit de la Grèce, soit de Rome, usage qui remontait Grecs, aux bibliothèques de Séleucie, de Pergame et d'Alexandrie. Il y avait, comme ameublement, les armoires et les boîtes (scrinia), où l'on déposait les manuscrits. Ces armoires faisaient partie de la décoration, parce qu'elles étaient de matières précieuses, de marqueterie, de bois des pays lointains ajustés selon les nuances, les couleurs, de façon à former des dessins. Vous pouvez vous former une idée de ce genre de décoration par la bibliothèque du Vatican, renfermée dans une série d'armoires, trop bien closes pour ceux qui veulent étudier, mais couvertes d'arabesques, s'élevant un peu plus haut que la tête humaine, mais pas au delà et contenant chacune un petit nombre de livres. Il y a là une donnée antique. On a, dans les manuscrits des Ve, VIe et VIIe siècles, des peintures qui représentent des armoires avec des manuscrits, et c'est ainsi que nous pouvons nous faire une idée des bibliothèques des anciens.

Dans les armoires, il y avait de petite rayons, non pas séparés par un assez large espace comme les nôtres, mais, au contraire, très rapprochés, parce que les manuscrits roulés étaient posés à plat entre chaque rayon ; au bord du manuscrit était attaché un fil de soie ou de métal, et une étiquette qui descendait au-dessous du rayon portait le nom de l'ouvrage. Par conséquent, dans une armoire, on pouvait mettre quatre ou cinq fois plus de manuscrits que nous ne pouvons mettre de volumes. Ces armoires étaient faites avec des bois de qualités voulues. Nous n'avons pas beaucoup à craindre aujourd'hui que les livres soient mangés des vers. Nos livres sont faits de papier préparé le plus souvent avec du chlore qui le ronge, mais écarte les insectes. Chez les anciens, les manuscrits étaient sur parchemin, matière animale plus susceptible d'être attaquée par les vers. On construisait donc les armoires des bibliothèques avec des bois incorruptibles, du cèdre, du cyprès, dont l'odeur et l'amertume éloignaient les insectes.

On ne se servait pas seulement d'armoires pour renfermer les manuscrits, mais aussi de boites, et vous avez vu dans les peintures de Pompéi, et à côté des statues antiques qui représentent un orateur ou un poète, l'image exacte d'un écrin contenant des manuscrits. C'est une boîte complètement ronde avec un couvercle. Ce couvercle. a une patte qui s'adapte dans une serrure, et l'on peut enfermer dans cette boîte ronde quinze ou vingt manuscrits, selon ses dimensions.

J'arrive au temple d'Apollon, un des plus magnifiques qu'on ait faits sous Auguste.

Le temple était de marbre blanc. En avant du temple, il y avait un autel. Auguste avait trouvé ingénieux de consacrer le souvenir des hécatombes qu'on venait offrir aux dieux les jours de fête, en mettant aux quatre angles de l'autel quatre statues de vaches du célèbre sculpteur Myron, admirables de réalité de beauté même. C'étaient combe des animaux toujours prêts pour le sacrifice.

Le fronton était surmonté d'une dalle plate, comme vous la voyez sur les monuments  romains figurés sur les médailles, et sur laquelle était un quadrige.

Quand on avait monté les degrés du temple, on avait devant soi les portes. Elles étaient d'ivoire travaillé, faites de morceaux rapportés et ajustés avec l'art exquis des anciens Grecs, et sur lesquels on avait sculpté des bas-reliefs, qui, divisés en panneaux et en compartiments, représentaient : sur un des battants, l'histoire d'Apollon et de Diane vengeant leur mère Latone sur les enfants de Niobé ; sur l'autre battant, la défaite des Gaulois chassés du mont Parnasse. Les Gaulois avaient voulu piller le temple de Delphes, Apollon était venu au secours de son temple et les avait frappés de la foudre sur le Parnasse. On les avait représentés en déroute, se précipitant de rocher en rochers tombant sur leurs armes et s'entre-tuant dans leur vertige.

Ces portes, évidemment enlevées à la Grèce, rappellent un peu celles du Baptistère de Florence, bien que je n'ose les leur comparer ni pour le style ni pour la forme.

Quand on entrait dans le temple on apercevait la statue d'Apollon dans le fond, à sa droite Latone, à sa gauche Diane.

Mais, messieurs, de qui étaient ces statues ? Étaient-elles l'œuvre d'artistes romains contemporains d'Auguste, ou d'artistes grecs venus à Rome par ses ordres et capables de faire encore d'aussi grands travaux ? Non, on employait ces artistes à multiplier les statues d'Auguste et de sa famille. La statue d'Apollon était de Scopas, la statue de Diane était de Timothée, un autre sculpteur athénien qui avait travaillé avec lui au Mausolée, et la statue de Latone était de Praxitèle, le rival de Scopas, qui représentait dans l'art athénien le côté délicat, efféminé, voluptueux, tandis que Scopas représentait la fougue, la passion, la violence des mouvements.

Cet Apollon de l'intérieur du temple s'appelait l'Apollon Musagète (qui conduit les Muses). Nous n'avons pas cette statue ; mais, du temps d'Auguste même, on a dû la copier pour la répéter dans les sanctuaires privés, et l'on faisait sa cour à Auguste en copiant ce beau marbre de Scopas. Il y a en effet au Vatican, un marbre conforme aux descriptions que nous ont laissées les anciens de l'Apollon Musagète. C'est un Apollon à la chevelure abondante, couvert d'une grande tunique qui lui tombe jusqu'aux pieds, et qui est comme agitée par le vent ou par un souffle intérieur ; elle est si ample, qu'elle ressemble à un vêtement de femme. La poitrine est soutenue par une large ceinture semblable à celle que portent les acteurs dans les peintures de Pompéi.

Il y avait encore, à droite et à gauche des trois divinités, le chœur des Muses leur formant comme un cortège éternel.

Dans l'intérieur du temple se voyait aussi un monument célèbre qui était plutôt le chef-d'œuvre d'un artisan que d'un artiste : c'était un grand candélabre de bronze affectant la forme d'un pommier ; au lieu de fruits, il portait, suspendues dans ses branches, autant de lampes, et quand on allumait ces lampes, qui avaient la forme de pommes, il semblait porter des fruits lumineux. Ce candélabre était d'origine grecque ; Auguste l'avait pris dans le temple de Cymé, en Asie Mineure, où Alexandre l'avait consacré à Apollon. Enfin, on voyait encore, dans les frontons du temple, des statues très anciennes, œuvres d'artistes grecs nommés Bupalus et Anthermus, qui remontaient au siècle de Pisistrate. Auguste avait enlevé à l'île de Scio ces produits des écoles primitives.

Pour terminer cette nomenclature, ajoutons qu'auprès des manuscrits de la bibliothèque il y avait un dépôt de pierres gravées. Le jeune Marcellus, 'neveu d'Auguste, avait eu la passion des camées et des pierres gravées, il en avait fait une collection, et comme il mourut jeune, on réunit cette collection à la bibliothèque Palatine, et la salle où elle fut exposée s'appela Dactyliothèque, nom grec, chose grecque, souvenir grec.

Ainsi, messieurs, voilà l'habitation d'Auguste sur le Palatin. La maison, qui est modeste, mais qui avait de belles proportions, qui avait suffi à Hortensius et qui suffit à l'empereur, est contiguë au temple d'Apollon et aux salles de la bibliothèque.

Il y avait, entre la maison et l'édifice public, une communication analogue à celle qui existait au Louvre, lorsque les souverains l'habitaient, entre leur demeure privée et les parties de ce monument consacrées à des usages publies. C'est ainsi qu'il y avait dans le Louvre des collections précieuses, et des séances de l'Académie de sculpture et de peinture. L'empereur, quand il fut devenu vieux, n'aimait pas à descendre le Palatin. Quand il devait convoquer le sénat, il le convoquait dans le sanctuaire d'Apollon. En sortant de sa maison, se trouvait en face du péristyle du temple et n'avait que quelques pas à faire pour présider aux réunions du sénat.

Quel est aujourd'hui l'état du sol ? Quels renseignements pouvons-nous y trouver ?

Vous savez que l'emplacement antique est occupé aujourd'hui par la villa Mills, transformée en couvent de la Visitation. Lorsque vous êtes auprès de l'arc de Titus, si vous regardez i vos pieds, vers une petite ruelle qui mène entre deux murs au couvent des Capucins et à celui de la Visitation, vous apercevez un dallage antique formé de blocs de forme polygonale admirablement ajustés. On ne distingue que trois mètres de longueur. Bientôt ce dallage disparaît sous les terres qui ont été rapportées dans les temps modernes. Si vous jetez un coup d'œil dans les jardins voisins, vous voyez que M. Rosa, qui fouille les jardins Farnèse pour l'empereur Napoléon III, a fait, dans l'intérieur, reparaître un dallage polygonal. C'est le même chemin qui se continue, et ce chemin dallé n'est autre chose que la route qui menait, dans l'antiquité, à la bibliothèque Palatine, au temple d'Apollon et à la maison d'Auguste. Mais tout à coup ce dallage passe sous les murs du cloître, et l'on est arrêté. Ce cloître, c'est le couvent de la Visitation, jadis la villa Mills.

C'est en 1857 que les religieuses de la Visitation ont acheté le terrain et s'y sont établies : l'on peut dire que jamais nom n'a été mieux mérité que celui de ce couvent. Je vous ai raconté l'année dernière, messieurs, quel siège pacifique ces pauvres religieuses avaient à supporter ; comment M. Rosa, d'un côté, avait grande envie de faire des fouilles dans la direction de la maison d'Auguste ; comment, du côté opposé, dans un jardin qui était jadis le jardin des Irlandais et que le pape avait acheté, le chevalier Guidi, ancien agent du marquis Campana et agent du pape Pie IX, voudrait entamer le couvent et avait commencé des souterrains, espérant passer sous le mur mitoyen afin de fouiller secrètement à vingt pieds sous le sol du monastère. On attaque ainsi les religieuses du côté du nord et du sud. C'est le seul point sur lequel s'accordent, l'Empire et la Papauté. Sur le versant qui regarde la vallée du Cirque sont les débris d'un escalier par lequel on montait au Palatin dans les derniers temps de l'empire romain. Malheureusement, il y a aujourd'hui un mur à pic et un jardinier qui ne veut pas se laisser corrompre. On ne peut entrer. Un jour j'ai sonné à la porte de la façade principale, quoique sur la porte fût inscrit le mot clausum. J'ai jeter un coup d'œil dans le premier préau. J'ai vu un espace cultivé, des artichauts, des brocoli, mais de ruines point, le terrain avait été complètement égalisé pour le besoin de la culture.

On voudrait déplacer les religieuses dont la présence rend les recherches impossibles ; on leur persuade que le lieu n'est pas sain, qu'elles ont les fièvres ; tout le monde s'inquiète de leur santé, le pape, Napoléon III, les antiquaires romains ; on espère les transporter ailleurs. Enfin, on s'occupe singulièrement de la maison d'Auguste : cela peut toucher beaucoup certaines personnes ; j'avoue, pour moi, que la maison elle-même m'intéresse peu. Ce ne sera pas autre chose qu'une maison de Pompéi. Qu'Auguste y ait dormi, vécu, question de fétichisme. Ce qui sera intéressant, ce sera le temple d'Apollon Palatin, ce seront les portiques de la bibliothèque.

Il n'y a pas très longtemps, du reste, que la villa est fermée ; elle a été visitée et décrite, et quand on l'a visitée et décrite, il y avait peu de ruines. C'est en 1777 qu'on a fait des fouilles ; on a trouvé trois chambres qui devaient appartenir au rez-de-chaussée, et n'offraient rien de particulier, excepté pour les cœurs qui palpitent au seul souvenir d'Auguste ; mais pour l'art, il n'y a point d'illusion. J'ai oublié de vous dire que la maison d'Auguste avait brûlé l'an 756 de Rome. Auguste avait soixante-trois ans. L'incendie ne fut pas considérable, car dans une maison antique il n'y a pas beaucoup à brûler ; il y a les étages supérieurs, mais les portiques, les cours, offrent des espaces à ciel ouvert qui arrêtent la flamme. Je n'ai pas besoin de vous apprendre, messieurs, que ce fut une douleur immense, universelle, et, comme on savait qu'Auguste avait la fortune de tous dans sa main, chacun lui offrit sa fortune privée. Les corps constitués, les sénateurs, les chevaliers, les centurions, les décurions, vinrent supplier Auguste d'accepter leurs biens pour rebâtir sa maison. Auguste comprit très bien, lui qui était bon comédien, qu'on jouait la comédie avec lui, il ne prit h chacun qu'un  denier d'argent, il refit sa maison, un peu plus, élégante qu'elle n'était auparavant, parce qu'il était souverain pontife, et qu'il convenait h un souverain pontife, disait-il, d'être bien logé, mais il ne consentit à l'embellir qu'à titre de souverain pontife. Ce n'est pas sur l'emplacement de la maison d'Auguste proprement dite que des fouilles offriront de l'intérêt, soit au point de vue historique, soit au point de vue artistique ; c'est sur le terrain qui se trouve en avant de cet emplacement, parce que c'est là qu'était le temple d'Apollon Palatin, avec ses magnifiques colonnes de marbre africain, et l'admirable décoration que nous avons décrite.

Je ne doute pas que les excavateurs du moyen âge n'aient enlevé presque tout. Mais les renseignements topographiques subsisteront, et nous avons quelque espoir de connaître les dispositions du temple d'Apollon Palatin, de même que nous connaissons si bien, par les fouilles de M. Rosa, les constructions du palais des Flaviens.

Ainsi, messieurs, cette maison d'Auguste, dont j'ai voulu vous faire comprendre la magnificence pour tout ce qui était public et livré aux citoyens, la simplicité élégante, grecque, de bon goût, pour la partie réservée à l'empereur, nous allons voir maintenant ce qu'elle cachait. Nous verrons comment on vivait dans cette maison qui a été l'objet de tant de curiosité ; quel était l'intérieur de cet homme qu'on représente comme le plus heureux- des souverains, le plus inattaquable des sages et des modérés. En d'autres termes, je tâcherai de vous montrer les principales figures qui entouraient Auguste, les membres de sa famille, soit par le sang, soit par les alliances ; nous essayerons de retrouver les traces de cette vie intime, soit à l'aide de l'histoire, soit à l'aide des monuments, contrôlant l'histoire par les monuments, et, quand elle garde le silence, suppléant à ce silence par ce que nous enseignent les monuments. Vous reconnaîtrez qu'il y a une moralité, même dans ce grand jeu de la destinée qu'on appelle l'histoire. Vous verrez que l'art de tromper les hommes a ses compensations, que la conscience ne se voile pas d'une fausse sérénité, et que les attentats contre la patrie trouvent leur expiation, du vivant blême du coupable. Nous pénétrerons dans les châtiments secrets de cet homme que la postérité dupée exalte au rang des dieux.