AUGUSTE, SA FAMILLE ET SES AMIS

 

I. — AUGUSTE ET SON SIÈCLE.

 

 

A la fin de la république romaine, un jeune homme, qui s'appelait Octave, débuta dans l'histoire comme Néron finit. Pendant les guerres civiles, épreuve redoutable pour la jeunesse, il montra une résolution et une férocité précoces. Il avait une absence complète de scrupules et de moralité, ce qui est commode dans toutes les positions politiques, et surtout dans les temps où les partis se combattent les armes à la main. Pour couvrir sa conduite d'une apparence de justice, il donnait pour prétexte la vengeance à tirer des meurtriers de César ; ce n'était qu'un manteau sous lequel se cachaient ses propres rancunes ; les crimes qu'il ordonnait n'avaient d'autre but que de déblayer le chemin devant lui. Il avait du reste autant de disposition à verser le sang, que de plaisir à le voir couler. Ces jeux du Cirque, dont les Étrusques avaient transmis l'usage aux Romains, avaient développé chez eux un fonds de cruauté qui n'a jamais disparu, et que les combats des gladiateurs entretenaient sans cesse. Octave prenait plaisir à assister aux supplices qu'il ordonnait ; il a fait combattre un fils contre son père ; il a, dit-ton, arraché lui-même les yeux à un malheureux qu'il croyait armé contre lui. Je n'ai pas besoin de vous rappeler les noms de ses victimes ; des villes entières comme Pérouse, furent en quelque sorte dépeuplées ; son tuteur même me fut pas épargné, et Cicéron, son premier protecteur, fut abandonné, pour ne pas dire tué, par lui.

De plus, il était débauché ; il portait si loin ses honteux ravages, que ses amis n'essayaient plus de le justifier. Ils ne trouvaient d'autre excuse à sa conduite que le dessein de pénétrer les secrets des familles puissantes et de se créer des intelligences même chez ses ennemis.

N'ayant d'autre guide que son ambition, il a trahi successivement tous les partis : le sénat d'abord, pour se faire nommer tribun du peuple, puis le peuple, pour se faire nommer propréteur par le sénat, enfin le sénat, de nouveau, quand il se fut assuré le déplorable appui des vétérans de César.

L'histoire nous a conservé fidèlement l'attitude féroce du triumvir Octave. Vous vous rappelez également cette mort des principaux amis de Caton, qui saluèrent Antoine du nom de général, et n'eurent que des railleries sanglantes pour Octave le bourreau. C'était le nom que Mécène, son meilleur ami, devait lui jeter un jour à la face.

Voilà sa jeunesse. Tout à coup s'opère un changement à vue.

Le sang a coulé à flots. Les autres triumvirs sont morts, la puissance est conquise : un nouvel homme surgit. La chrysalide rompt son enveloppe ; il en sort un papillon. Auguste apparat devant la postérité dans toute sa splendeur ; éblouie de tant d'éclat, la postérité l'absout.

J'avoue, messieurs, que c'est un embarras pour les esprits qui veulent étudier la marche des choses humaines sans se soumettre aux préjugés réprouvés par la morale que de se prononcer sur ce changement subit. Car, il n'y a pas à le nier, Auguste est proclamé un des bienfaiteurs de l'humanité. Son nom a été consacré comme un symbole de clémence. Cet homme, dont les mains étaient couvertes de sang, est devenu le type de la générosité. Corneille en a fait le héros d'une de ses tragédies, et le plus grand éloge que l'on puisse adresser à un souverain vivant ou mort, c'est d'essayer de le comparer à Auguste. Au delà de cette louange, il n'y a plus rien. Il faut croire que Néron a été bien maladroit de commencer par la vertu et de finir par le crime. Il suffisait de renverser l'ordre chronologique de ces deux parties de sa vie pour que Néron devînt aussi un bienfaiteur de l'humanité.

A toutes les époques, les hommes ont e u un penchant vers la bassesse, et l'histoire elle-même est pleine d'accommodements avec ceux qui ont pris la peine de la duper. Quand un procès a été jugé par tant de voix et par tant de siècles, on ose à peine en essayer la révision. Mais enfin, le fond de ce jugement, quel est-il ? C'est que le bien fait par Auguste a fait oublier le mal fait par Octave ; c'est que bienfaits de la fin de sa vie ont effacé les crimes du commencement ; en un mot, c'est la grande doctrine politique, prodiguée sans cesse : que la fin justifie les moyens. Cet empire conquis per fas et nefas deviendra sacré, auguste, voulu par les dieux, par cela seul qu'après beaucoup de mal on fera beaucoup de bien.

Il est difficile de soumettre, même devant les témoignages innombrables qui ont fixé l'opinion publique sur Auguste. Pour ma part, je ne me soumets point, je m'indigne, au contraire, et, avant d'entrer dans ce siècle, où je vanterai successivement ce qui mérite d'être vanté, j'éprouve le besoin de faire une protestation de conscience. Je crains, lorsque je viendrai à vous parler de tous les beaux monuments construits à Rome à, cette époque, de paraître faire un éloge sans réserve d'Auguste ; aussi vais-je vous demander la permission de m'expliquer préalablement sur ce personnage si mesuré vers la fin de sa vie, si scélérat à ses débuts.

A quoi tient cette popularité d'Auguste ? De son vivant, à son habile politique, et, aussitôt après sa mort, à une espèce, de cri public qui s'éleva dans Rome ; car le lendemain même le sénat voulut appeler sœculum Augusti l'espace de temps pendant lequel Auguste avait régné. Les successeurs d'Auguste le rendirent encore plus cher à la mémoire du peuple, les uns par leur respect, les autres par leurs crimes. Les chrétiens contribuèrent aussi à former cette auréole ; le Christ était né sous Auguste, et ce grand empire fondé par ses mains était nécessaire au christianisme, pour convertir le monde. Les barbares, à leur tour, admirèrent en le renversant l'empire romain ; les empereurs des temps byzantins et du moyen âge, Charlemagne et les empereurs d'Allemagne, cherchèrent un. modèle dans Auguste. La renaissance reprit l'éloge de celui que Virgile avait rendu immortel, et plus tard les sujets de Louis XIV chantèrent ses louanges à l'envi. En un mot, il semble que l'humanité entière, par la bouche de ses plus grands génies, se soit entendue pour faire d'Auguste le type de ce qu'il y a ici-bas de plus parfait, en fait de domination, de clémence et de modération. Il a suffi qu'Auguste ait pardonné à Cinna, fait contesté, pour devenir le plus clément des hommes, lui qui avait versé tant de sang.

Avant de repasser ensemble l'histoire de l'art, voyons d'abord, messieurs, jusqu'à quel point Auguste avait le droit de donner son nom à son siècle. Avant d'examiner s'il a été l'initiateur du progrès des arts et de la perfection des lettres dans le siècle qui a précédé et suivi la naissance du Christ, résumons sa cause, discutons ses titres à l'admiration de la postérité. Jetons un rapide coup d'œil sur les quatre faces que, semblable à certains Janus antiques, nous présente la personnalité d'Auguste. On peut, en effet, le considérer sous quatre points de vue : comme homme privé, comme homme public, comme administrateur, et enfin comme protecteur des arts et des lettres.

Auguste, devenu empereur, nous apparat t-il, comme homme privé, avec cette figure surhumaine des grands hommes de l'antiquité ? Est-ce un Périclès ? un Alexandre ? un de ces hommes qui portent sur le front le respect et l'amour de l'humanité ? Voit-on briller en lui la. grandeur d'âme, l'amour de la liberté ou le noble dévouement à la. patrie ? Est-ce un de ces caractères que noue appelons par excellence antiques ? Non. Il est facile de connaître sa vie ; nous n'avons sur ce point qu'à consulter ses propres concitoyens. Même sur le trône, il est resté le plus habile des égoïstes, un hypocrite qui n'a jamais songé qu'à lui. Du jour où son ambition a été comblée, où il eut atteint tout ce qu'un homme peut rêver, trouvant devant lui le monde entier courbé comme une forêt de roseaux, il n'a plus eu qu'à pratiquer la modération et à se donner cette espèce de satisfaction qu'on appelle la tranquillité d'âme. Mais il n'en reste pas moins l'homme composé, l'homme maître de lui, qui, devant conduire les hommes, se conduit lui-même avec précaution. Lorsqu'il pardonne à Cinna, il ne fait que céder aux prières de Livie, aux instances d'une femme douée d'une rare astuce et capable de grandeur d'âme. Ce qui permet de juger à quel point, dans la vie privée, il était défiant de lui-même, c'est que, lorsqu'il avait à communiquer quelque idée importante à Livie, qui était pour lui comme un vrai conseil d'État, il écrivait d'abord. Il écrivait à l'avance ce qu'il avait à dire, afin que sa pensée ne l'entraînât pas au delà de ce qu'il voulait. Il est donc resté dans la vie privée ce qu'il était dans le sénat, affectant le désintéressement, faignant de vouloir abandonner la puissance au montent même où il y tenait le plus. Toute sa vie se résume dans ces mots qu'il prononça le jour de sa mort : La farce a-t-elle été bien jouée ? Applaudissez ! Il meurt en comédien.

L'art, encouragé par l'éclat des récompenses contraint par le pouvoir absolu lui-même, pourra venir à son tour consacrer cette figure d'Auguste et en faire un des modèles de la sculpture romaine ; mais, quoi qu'il fasse, il ne pourra jamais donner à cette physionomie le caractère de grandeur, de franchise, l'empreinte où se trahit l'âme d'un homme vraiment grand, qui n'a rien à cacher et qui force l'humanité à s'incliner non devant lui, mais devant sa bonté ou son génie. Ne cherchons pas cela dans Auguste. Il sera un type dans l'art ; parce qu'un artiste l'aura immortalisé, mais dans la réalité de l'histoire il ne sera jamais qu'un comédien. Il l'a dit lui-même, et le mot est resté à l'histoire et à la postérité.

Si l'on veut se faire une idée exacte d'Auguste, il faut consulter, moins les écrivains qui l'ont flatté, que les artistes qui l'ont embelli aussi, mais qui l'ont copié. Il faut bien distinguer dans la sculpture du siècle d'Auguste, la double influence de l'art grec et de l'art étrusco-romain. L'art grec, en représentant les souverains, les rapproche d'un type idéal, héroïque ou divin. L'art romain les veut ressemblants, précis, expressifs comme la nature. L'art grec, dans les statues impériales, crée et dispose en maître les proportions, les attitudes, les. attributs, les vêtements, en un mot tout ce qui n'est pas le visage. L'art romain, accoutumé à mouler en cire le visage des ancêtres et à les garder dans l'atrium, exige que le masque soit exact et pousse la vérité jusqu'à la dureté. De là une conciliation assez étrange qui seule peut expliquer la plupart des statues des empereurs. Leur corps est conventionnel, leurs traits sont individuels ; l'idéal d'Auguste n'a pas échappé à cette loi commune. On sait qu'il était petit, d'une santé délicate, un peu contrefait, boitant parfois, les jambes entourées de quatre épaisseurs de laine : ses statues le représentent grand, de proportions magnifiques, avec un geste héroïque ; mais sa tête a un tel caractère de personnalité, qu'on ne peut douter que les artistes n'aient obéi à la tyrannie des habitudes romaines en traduisant fidèlement lei beautés et les défauts de l'original.

L'image d'Auguste la plus authentique à nos yeux est certainement la statue trouvée il y a quatre ans à Prima-Porta, à sept milles de Rome, dans la villa de Livie. Livie, qui s'était instituée prêtresse d'Auguste, après sa mort, avait fait exécuter évidemment par le plus habile artiste de l'époque une statue, aussi ressemblante que, belle.

L'ensemble, en effet, est admirable ; la pose est d'un dieu qui règne et qui commande. La cuirasse est couverte d'ornements en relief qui valent des camées. Mais la tête attire toute l'attention, parce que c'est là qu'on sent l'énergie réelle du personnage, la vérité historique et les manifestations involontaires d'une âme accoutumée à se masquer.

Ce qui frappe d'abord, c'est la saillie des os maxillaires ; ils ont un accent poussé jusqu'à la dureté. La mâchoire peint la contraction et la ténacité. Le front exprime la volonté persévérante et calme, l'habitude des idées personnelles encore plus que des idées élevées. Les yeux sont mornes ; au lieu d'exprimer, ils repoussent ; ils n'ont ni cette douceur, ni ce voile de sérénité que la sculpture antique excellait à trouver. La bouche est ferme, serrée, inflexible. Que de secrets elle a su garder ! Que d'astuce elle recèle ! Quelle prudence et quelle réserve ! C'est mieux que la bouche de Machiavel, c'est la bouche de l'homme qui écrivait à l'avance ce qu'il voulait dire à Livie, son conseil et sa complice, de peur que dans l'abandon d'un entretien intime il ne dît trop ou trop peu. Ses cheveux sont courts et descendent jusqu'à la nuque, ce qui était un signe de race chez les Jules. Le cou... mais déjà l'art grec reprend ses droits, car le cou est d'une belle proportion, tandis que nous savons par d'innombrables monnaies qu'il était d'une longueur démesurée.

Le bas du visage mérite une attention particulière : il exprime la débauche, il a quelque chose de matériel, il n'est pas exempt d'une certaine bassesse. On comprend que Livie jugeât prudent de fermer les yeux sur ses infidélités, qu'elle y prêtât même les mains quelquefois et qu'aucune Romaine ne fût à l'abri des outrages de l'empereur : car il suffisait.qu'un esclave se présentât avec la litière impériale devant la porte du plus grand personnage de Rome pour qu'il se crût obligé par le seul souvenir du triumvir Octave de laisser sa femme monter dans cette litière et se rendre au palais.

L'ensemble du visage exprime bien tout ce que les contemporains ont décrit : la cruauté et l'hypocrisie, la passion et la ruse, la concentration et une fougue mal contenue qui s'échappait parfois en éclats terribles de colère ; c'est le maître du monde qui s'étudie à être le maître de lui-même et qui n'y réussit pas toujours.

La férocité native de celui qui ordonnait les proscriptions a laissé son empreinte éternelle : voilà bien l'Auguste qui un jour, en pleine paix, siégeant au tribunal de justice criminelle, s'oubliait ou plutôt se retrouvait, accumulait les arrêts de mort et s'échauffait comme le tigre quand il a flairé le sang. C'est alors que Mécène confondu dans la foule ne put retenir son indignation et lui jeta ses tablettes sur les quelles il venait d'écrire ces mots : Lève-toi enfin, bourreau ! Ah ! messieurs, quelle révélation ! quel trait de lumière que ne pourront jamais faire disparaître ni la poésie ni les flatteurs ! Lève-toi enfin, bourreau, car nous te connaissons, nous pénétrons ton masque, nous ne sommes dupes ni de ta facile clémence envers Cinna, ni des vers magnifiques de Corneille, ni des lieux communs dont se repaît la postérité, ni de tes vertus funestes, ni de ta réputation usurpée, ni de cette immense et poétique fiction que les écrivains les plus éloquents de ton siècle asservi ont construite autour de toi ! Mécène, le confident de toute ta vie, t'a trahi par ces quatre mots, et l'artiste de prédilection à qui Livie avait commandé ton image t'a trahi également, en !aimant percer ton âme à travers tes traits.

J'arrive à l'homme public. C'est un grand procès que chaque génération a jugé à son tour, mais qu'il est impossible de juger en faveur d'Auguste, quand on tient à la main une balance dont les deux plateaux n'admettent que la justice et la vérité.

On dit qu'Auguste, dans sa vie publique, dans ses relations avec l'État, a été un bienfaiteur. Cependant, quand on fouille les événements jour par jour, on s'aperçoit qu'il a été bien coupable envers sa patrie, qu'il a manqué à tous ses serments, qu'il a trahi les plus nobles intérêts qui lui étaient confiés et surtout la liberté et la dignité du peuple romain. Personne ne le conteste, repend-on ; mais il ne l'a fait que pour sauver la société, qui allait se décomposant. En fondant l'empire, il a conservé à l'État romain la vie qui allait lui échapper ; il a établi, en posant le principe de l'hérédité, la seule base stable sur laquelle on pût appuyer un gouvernement. L'immense puissance des Romains déchirés par les factions a été préservée par lui ; il a été le sauveur non-seulement de Rome, mais du monde entier.

l'avoue que je ne suis nullement convaincu. Il a sauvé Rome, dit-on ; mais Rome était-elle donc si menacée au moment où les consuls venaient de lui soumettre toutes les provinces de l'Europe et de l'extrême Orient ? Depuis quand appelle-t-on le salut un système qui établit le pouvoir d'un seul, qui annihile le peuple et le fait dépendre d'une volonté unique ? Eh ! cette prospérité qu'il a, dit-on, prolongée de quatre siècles, n'a pas. même consolé deux générations ! A peine a-telle duré un seul règne, car le lendemain de la mort d'Auguste commence une série de tyrans éphémères et d'usurpateurs qui se renversent les uns les autres. C'est d'abord Tibère, Caligula, Néron ; puis, après quelques batailles perdues ou gagnées, nous voyons apparaître et passer des ombres, Galba, Othon, Vitellius ; Vespasien et Titus interrompent cette longue suite de désordres, mais ils ont pour successeur un monstre, Domitien. Après les empereurs incapables qui compromettent les finances et les destinées du peuple romain, on voit quelques bons princes, comme les Antonins, mais bientôt un Commode, un Caracalla, un Hélagabale. En un mot, l'histoire de l'empire n'est qu'une succession de chutes honteuses, interrompues par de vains efforts pour se relever.

Pendant ce temps, l'administration romaine, la discipline des armées, l'intégrité des provinces, sont à chaque instant compromises et près de périr. Par conséquent, que vaut ce beau principe d'hérédité, quand l'élection se fait par les armées, et souvent dépend des barbares ? Tout général, en Gaule, en Bretagne, en Syrie, en Afrique, est candidat à l'empire ; les guerres civiles ne cessent plus. Est-ce un principe que celui de la force des armes prenant la place du droit des citoyens et substituant son choix à celui du peuple ? Est-ce un mode de gouvernement durable que cette succession violente de tyrans, qui se donnent l'assaut-tour à tour et ne cherchent, dans les batailles et les massacres, qu'un chemin vers le trône ?

L'hérédité, cette chimère et ce bienfait d'Auguste, n'a pas même subsisté pour ses enfants et pour ses petits-enfants. Ils sont tous morts avant de lui succéder, et l'homme qui l'a remplacé est celui-là même dont il se défiait le plus, Tibère, qui ne lui était rien par le sang, qu'il détestait et qui n'était que le fils du premier mari de Livie.

Je le répète, messieurs, ce n'est pas un principe de gouvernement qu'Auguste avait introduit par la force ; et si l'on pouvait remonter à travers les siècles pour évoquer quelques-uns des membres de la famille des Scipion, des Marcellus, des Caton, si l'on supposait que ces grands esprits se fussent trouvés à la place d'Auguste au lendemain des guerres civiles, alors que le sang avait coulé sur toutes les parties du monde et qu'une sorte de lassitude avait engourdi la fièvre qui s'était emparée du peuple romain, on se demande s'ils eussent tenu la même conduite qu'Auguste. Est-ce qu'à ce moment un esprit désintéressé, amoureux de la chose publique et de la grandeur de Rome, ne pouvait pas se dire qu'il était possible de rétablir la paix dans cette république qui avait besoin de se recueillir, non pas en la mettant soue la main d'un maitre, mais en usant seulement d'un pouvoir de courte durée ?

Admettez, messieurs, qu'Auguste eût accepté, comme il l'a fait, la dictature ou bien un pouvoir plus pacifique, le tribunat du peuple, qui le rendait inviolable, ou le consulat, qui lui donnait le commandement des armées ; admettez même qu'il réunit tous les pouvoirs en un seul, auquel vous donnerez, comme les anciens Romains, le nom de dictature : ne pouvait-il pas, s'il l'eût voulu, relever la république, la rendre plus forte, plus respectée, plus unie que jamais ? Était-ce un rôle si difficile ? Aurait-il eu autre chose à faire que ce qu'il a fait pour établir l'empire ? C'eût été absolument le même effort ; seulement il ne gardait le pouvoir que pour dix ans et il le remettait ensuite aux mains du sénat, non pas avec cette hypocrisie dont il a donné l'exemple, mais avec une volonté sérieuse, ferme, inébranlable de s'en dessaisir, et en accompagnant ce grand acte de désintéressement d'un de ces discours comme il savait les faire, pour rassurer le peuple sur la sincérité de son abdication. On avait déjà vu Sylla déposant le pouvoir et César assassiné pour avoir tendu la main vers la couronne royale. Si Auguste, remettant le pouvoir à son tour, faisant réélire en sa présence un successeur qui en aurait fait élire un autre, avait préparé ainsi une série continue de chefs que la république eût choisis, je crois qu'il aurait joué un grand rôle et fondé quelque chose de plus durable que ce qu'il a établi. Ce rôle eût convenu à une âme généreuse. C'était peut-être hardi, mais je suis convaincu que si Auguste l'avait tenté il aurait prolongé la république, non pas pour quatre siècles, mais pour dix siècles. Je suis persuadé que cette grande unité du monde pouvait trouver en elle-même des éléments de durée ; que le sénat romain, qu'on avait vicié sous César, pouvait être épuré ; que l'ordre des chevaliers, qu'on pouvait étendre, comme l'a fait du reste Auguste, aurait pu offrir à toutes les ambitions une large place et fournir des administrateurs excellents, et qu'enfin le peuple, admis dans les comices à des élections sérieuses et non plus forcé de voter pour des candidats présentés et imposés, aurait pu exercer librement son droit, tout en faisant une large part aux peuples latins et aux provinces, qui réclamaient contre les violences et les exactions des proconsuls et des propréteurs.

Il y avait là de grandes choses à faire, un noble rôle à jouer, non point en vue d'un intérêt personnel, mais au profit de la chose publique ; on y eût arrivé à l'aide de ce sentiment vivace et rude qu'on appelait par excellence le sentiment romain. Loin d'être un objet de soupçon, comme il l'a été pour les empereurs, le christianisme eût été un auxiliaire pour la république, et serait venu répandre parmi les citoyens pauvres et sans espoir ce principe de charité, d'amour, de douceur et d'obéissance que l'ancien peuple romain n'a jamais connu.

Il est, je l'avoue, bien difficile, à distance, de trancher un pareil problème ; mais, à coup sûr, celui qui eût essayé de le résoudre dans le sens que nous indiquons, lors même qu'il eût succombé à la tâche, mériterait le nom de grand. Quant à Auguste ; il ne mérite pas ce nom, puisqu'il a fait précisément le contraire. Il n'a jamais pensé qu'a lui et il a épuisé à son profit les forces vives de l'État. — Ce sénat, où il y avait tant de beaux noms, tant de traditions, tant de généraux et de politiques, il l'a annulé, il en a fait le complice de ses comédies, il en a fait un flatteur sans respect, un complaisant sans pudeur, il lui a imposé le huis dos ; car c'est à partir d'Auguste que les actes du sénat cessèrent d'être publiés. — Les légistes romains, qui deviennent une classe dévouée à l'empereur ; vont servir à faire des procès iniques, à justifier les illégalités, à faire condamner tous ceux qu'on veut atteindre ; ils vont créer ces complications de droit qui rendront la procédure hérissée de périls pour les citoyens. — L'armée, qui était la force du pays, qui se composait de laboureurs, de citoyens prenant les armes pour défendre le sol de la patrie, va devenir la soldatesque de l'empereur. Les vétérans de César sont rappelés ; ils sont distribués, avec ceux d'Auguste, dans vingt-huit colonies, et se constituent pour ainsi dire à l'état de menace perpétuelle au service du maître. — Les fonctions publiques se multiplient à l'infini et forment, entre les mains de l'empereur, comme un réseau de liens qui s'étendent, au profit de sa puissance, sur toutes les parties de l'empire. Le peuple se ressentira de cette pernicieuse influence. Au lieu de l'élever, tous les efforts de l'empereur tendront à l'avilir. Comme le maître, le peuple sera, lui aussi, forcé de jouer la comédie et de venir dans les comices voter avec une apparence de liberté ; il ne-sera plus qu'un peuple détaché de ses devoirs, attendant son bien-être de l'empereur seul, uniquement préoccupé des jeux qu'on lui prépare, et s'inquiétant surtout de savoir si les blés arrivent de la Sicile ou de l'Afrique.

Eh bien ! tout cela est effacé, oublié, pardonné. Tous ces grands intérêts politiques, vous voyez les esprits les plus graves les mettre de côté et dire : c'était nécessaire ! il fallait créer la grandeur romaine ! Et l'on vous fait apparaître Auguste administrateur.

On vous dit : il fallait que tous ces éléments dissemblables fussent fondus, il fallait briser et refaire ce moule devenu trop petit pour contenir le monde, il fallait que les formes républicaines disparussent, il fallait sacrifier tous les partis politiques pour créer cette administration qui a été le modèle de l'humanité, et dont nous cherchons à nous rapprocher comme d'un idéal. L'administration romaine de l'empire est devenue en effet une espèce d'idéal vers lequel se tournent toujours les yeux.

Il est vrai qu'au point de vue de l'administration de belles choses ont été faites sous Auguste. Le monde entier se plaignait ; la conquête avait entraîné bien des souffrances, et le sénat n'était pas toujours parvenu à satisfaire aux réclamations des peuples conquis. Cependant, il est bien difficile de juger à, distance ces fils imperceptibles de l'administration. Vous voyez même chez nous, quand nous voulons embrasser d'un seul coup d'œil tout ce qui se passe dans l'administration, avec quelle difficulté nous nous rendons compte des nombreux rouages qui la composent. Que sera-ce à une distance si considérable, et quand nous voulons remonter aux derniers temps de la république ? Il semble pourtant que dans l'art de régir les peuples cette république romaine n'était pas aussi incapable qu'on veut bien le dire ; que ce sénat, qui avait conquis tant de royaumes, qui les avait soumis à sa domination, qui avait rendu tant de peuples tributaires des Romains, que ce sénat, dis-je, qui avait reculé le nom romain jusqu'aux dernières limites du- monde connu, avait bien une force administrative en lui ; que cet ordre des chevaliers avait bien quelque science et quelque talent des affaires, et qu'en définitive toutes les provinces, tous les pays que, pendant trois siècles, Rome avait tenus sous sa domination, n'avaient pas été si mal administrés. Qu'il y ait eu des abus, que des proconsuls avides de richesses, ayant le goût de l'illégalité, que des Verrès par exemple, aient parfois violé de la manière la plus flagrante les règles de cette administration, je n'en disconviens pas ; mais c'était l'exception, et il n'est pas possible d'admettre qu'un peuple aussi petit en nombre que le peuple romain ait pu s'emparer du monde connu et le maintenir en sa puissance sans posséder des qualités administratives essentielles. D'ailleurs, soyez-en persuadés, s'il n'y avait pas eu déjà un cadre qui constituât l'administration, Auguste n'aurait rien fait. Je veux bien reconnaître en lui le régulateur, l'homme d'ordre qui a su établir une unité merveilleuse, mais je n'oublie pas non, plus que rien n'a été possible qu'après la république, qui avait tout fondé, tout développé, et que la toute-puissance concentrée dans les mains d'un seul homme ne saurait expliquer cette grandeur.

Qu'Auguste ait développé singulièrement,  par son habileté, ce que j'appelle l'oreiller politique, ce sentiment doux, facile, aimable, qui dispense les citoyens du souci de leurs affaires, qui, aux jours de crise et de danger, où il faut montrer qu'on a du cœur, les dispense de l'énergie nécessaire pour résister ; qu'il leur ait dit : vivez tranquilles, voilà du grain, voilà des jeux, la paix est assurée, le temple de Janus est fermé ; tout cela est fort bien, c'est le sommeil sous le mancenillier. Mais vous savez aussi que Rome et les provinces ont vu s'élever des fortunes scandaleuses, surtout parmi les amis du prince. Nous en trouvons le témoignage même chez les admirateurs d'Auguste ; dans ses Satires, Horace y fait allusion d'une façon transparente.

Étendre ainsi sur un empire un réseau de fonctionnaires dévoués, couler tout dans un même moule, faire tout aboutir à une seule main, est-ce une condition de grandeur durable ? C'est à quoi répondront les siècles suivants et la décadence immédiate de ce colosse factice qu'on appelle l'empire. Je n'ai peut-être pas, messieurs, dans ces matières délicates une autorité suffisante à vos yeux. Aussi me rangerai-je derrière un esprit éminent qui vivait sous la monarchie et qui a jugé admirablement les Romains. Écoutez Montesquieu ; c'est lui qui nous fournira sur ce point notre conclusion :

Auguste, rusé tyran, conduisit les Romains à la servitude. Il n'est pas impossible que les choses qui le déshonorèrent le plus aient été celles qui le servirent le mieux. S'il avait montré d'abord une grande âme, tout le monde se serait défié de lui. Il établit l'ordre, c'est-à-dire une servitude durable, car dans un État libre où l'on veut usurper la souveraineté, on appelle règle tout ce qui peut fonder l'autorité sans bornes, et l'on nomme trouble, dissension, mauvais gouvernement, tout ce qui peut main. tenir l'honnête liberté des sujets.

J'arrive au quatrième point de vue : Auguste protecteur des lettres et des arts.

Ici, messieurs, il fait grande figure ; ici, il s'est ménagé un singulier avantage, car remarquez bien que ce sont les poètes, les littérateurs et les artistes qui ont contribué plus que personne, j'oserai dire qui ont contribué seuls, à créer pour la postérité ce personnage fantastique d'Auguste, à imaginer cette chimère de l'autorité absolue et divinisée, devant laquelle dix-huit siècles se sont agenouillés.

C'est parce qu'Auguste a protégé les lettres et les arts qu'autour de lui s'est élevé un concert de voix éloquentes et poétiques, et que des mains habiles l'ont reproduit à, l'aide du marbre et du bronze comme un type de la beauté ; c'est par ce cortège d'hommes de génie, de talent et d'esprit, qu'il a imposé à la suite des 'siècles la Mémoire de son nom ; car les œuvres qu'il. n'a pas inspirées, mais où il a su prendre place, ont acquis l'immortalité.

Sans se dérober à ce qui paraît juste, il faut cependant regarder en arrière et sa montrer équitable entiers le temps qui a précédé. Je ne veux pas refuser mes éloges à Auguste protecteur des arts et des lettres, mais à condition qu'on rende aussi justice aux époques antérieures. Il ne faut pas méconnaître tout ce qu'il y avait de grandeur, d'originalité, de conception hardie dans l'art des derniers siècles de la république. Il ne faut pas oublier comment le sentiment étrusque avait su se plier à l'art latin, et comment l'art grec lui-même avait dû, bien que s'introduisant en vainqueur, subir cette influence secrète de grandeur que Rome possédait. Il faut se rappeler que tous les types d'architecture avaient été trouvés sous la république. Sous l'empire, on a pu les développer, leur donner de l'emphase, employer des matériaux plus beaux, chercher des dimensions propres à en imposer davantage à l'imagination et aux sens ; mais l'invention, la grandeur, enfin tout  ce qui était vraiment romain, remonte aux derniers siècles de la république.

Auguste avait-il le goût des lettres ? Oui, il l'avait, comme tous les Romains de cette époque. Parmi ses contemporains, il n'y avait plus de jeune Romain qui n'eût la passion des lettres grecques, qui n'eût des précepteurs choisis parmi les plus lettrés des peuples conquis, qui ne fût allé à Athènes et en Asie Mineure, enfin qui ne fût élevé avec un soin dont on ne peut même se faire une idée aujourd'hui.

Auguste non-seulement aimait sérieusement les lettres, mais il les cultivait. Il a fait des vers ; il en a fait de fort licencieux. Ce sont les seuls qui nous soient restés. C'est Martial qui nous les a transmis, et personne n'oserait les traduire. Il a fait un essai de tragédie d'Ajax. C'était une œuvre assez médiocre, à ce qu'il paraît, puisqu'un jour il y passa l'éponge. A ce sujet, il dit à ses flatteurs : Ajax n'existe plus, mon éponge l'a tué. Il a fait un poème sur la Sicile, il a composé des discours, il a écrit des lettres, les unes injurieuses, qu'il adressait à Antoine avant d'être son complice, les autres flatteuses, qu'il adressait à Cicéron avant de le laisser assassiner.

Ce qu'il y a de plus élevé dans ses œuvres, ce sont ses discours politiques, qui malheureusement n'ont pu être conservés, et ce fameux testament, qui est un récit de toute sa vie et des actes les plus importants de son règne. C'est là seulement qu'on peut juger de la simplicité et de la hauteur de son style. Quand on est placé dans certaines sphères et qu'on parle de haut, le style prend tout naturellement l'empreinte de la situation où l'on se trouve.

Quant aux arts, il les aimait comme les grands seigneurs de la république. Il ne les pratiquait pas, mais, comme les personnages du temps, il se procurait par tous les moyens les chefs-d'œuvre de la Grèce. Il attira les artistes grecs et provoqua, sinon une école, du moins Une singulière production d'œuvres d'art.

Tous ces poètes, qui chantaient autour de lui, chantaient nécessairement ses louanges. Horace, l'ancien républicain, le vieux camarade de Brutus, n'hésite pas à joindre ses accents à ceux de tant d'autres flatteurs et à, écrire ce vers qui va le déshonorer à nos yeux, et dans lequel, pour se faire pardonner par Auguste d'avoir combattu près de Brutus, il s'accuse d'avoir jeté son bouclier. C'était la plus honteuse, mais la plus délicate flatterie. Virgile, ce jeune propriétaire des environs de Mantoue, dépossédé par les vétérans d'Octave, témoigne sa reconnaissance à celui qui lui rend son bien, après l'en avoir dépouillé. Que dire d'Ovide, le triste amant de Julie ? En somme, ces grands esprits, qui auraient pu soutenir et répandre les idées généreuses et relever le peuple en lui rappelant sa grandeur et ses bittes passées, n'ont été que de complaisants adulateurs. Ce poème épique, où Virgile raconte l'histoire de la Rome royale afin de faire remonter la famille d'Auguste à Énée et à Vénus, n'est plus qu'une inspiration par ordre et une flatterie à l'adresse de l'empereur.

Cependant, dans le patronage des lettres et des arts, Auguste se montra avisé ; ce qui a servi à sa réputation et à sa gloire presque autant que les vers qui chantaient ses louanges, c'est le choix qu'il a fait de ses amis. Il n'est point allé prendre les anciens -conspirateurs, les fauteurs des guerres civiles, ou les amants de Julie, pour leur confier cette mission si délicate qui consiste à caresser les esprits, à les attirer, à les séduire, à les charmer. Non ; il a pris, par exemple, Mécène, qui est resté un type ; car on dit aujourd'hui un Mécène tout comme on dit, depuis Molière, un Amphitryon C'est un terme général. C'est par Mécène qu'arrivaient les bienfaits aux poètes indigents et les inspirations aux poètes reconnaissants. Auguste avait également choisi pour le seconder un homme plein d'énergie, bon à la guerre comme à la paix, et dont l'activité se faisait sentir dans tout l'empire, Agrippa, son gendre. Celui-ci avait la direction des travaux publics,  et il a fait exécuter un grand nombre d'œuvres considérables, tant à Rome que dans les provinces. C'était un homme honorable, qui a mérité d'universels regrets. Des choix aussi habiles ennoblissaient la servitude imposée aux esprits.

Il est plus difficile de suivre et d'indiquer l'influence d'Auguste sur les architectes célèbres ou sur les sculpteurs du temps, parce que nous n'en connaissons pour ainsi dire aucun, Vitruve excepté. Leur nom n'a pas eu de retentissement et n'est pas arrivé jusqu'à nous. C'est vous dire que leur vie est inconnue, et que nous' ne savons rien de l'action qu'a pu exercer sur leurs inspirations personnelles le pouvoir d'Auguste ou de ses ministres. Mais nous pouvons signaler du moins les 'tendances générales de chaque branche de l'art.

L'architecture va devenir magnifique. Ce ne sera plus cette architecture de la république si appropriée à, l'esprit de Rome. Tout va prendre des proportions immenses, devenir emphatique, grec par la forme, impérial par les prétentions et le caractère. Les villes vont se transformer. Auguste se vantera d'avoir reçu Rome de briques et de l'avoir laissée de marbre. C'est vrai. Auguste et Agrippa ont fait d'innombrables constructions à Rome, trop peut-être, car souvent, quand nous cherchons sur des emplacements bien connus la trace des monuments de la république, nous ne la trouvons pas. Soit que ces monuments fussent devenus insuffisants par leur exiguïté, ou que les matériaux aient paru peu dignes de l'époque impériale, soit qu'ils évoquassent un souvenir importun, on a supprimé généralement sous Auguste les constructions de la république pour bâtir des édifices plus beaux, plus riches, plus étendus, mais portant tous l'empreinte de la griffe impériale. Tout ce qui datait de la république était condamné à disparaître ; le temple de Vesta, qui est encore à Rome, a été refait sous l'empire. Presque tous ces nouveaux monuments auront pour but de rappeler les victoires de l'empereur, la grandeur de César, ou les bienfaits du souverain pendant la paix. Ils porteront le nom des divers membres de sa famille, de sa femme, de sa fille, de son gendre. La dynastie entière pourra se classer d'après ces édifices. Il y aura les portiques d'Octavie, les bains de Livie, le Panthéon d'Agrippa, le théâtre de Marcellus, la basilique de César, le forum d'Auguste, etc. Partout dominera le caractère personnel. D'un autre côté, le public trouvera aussi sa part de jouissances. Il aura des abris pour la pluie, des basiliques pour parler de ses affaires privées et commerciales, mais non pas de la politique ! Il aura de beaux forums, il en aura cinq ; il aura d'autant plus de forums qu'ils pourront moins servir à la liberté. On y causera, on s'y promènera ; mais s'assembler et délibérer des affaires publiques, rarement. Il y aura des bains et des théâtres en abondance. Et quand il s'agira de voter, le Champ de Mars étant malsain et humide, des abris seront ménagés où l'on ira voter en suivant des barrières, comme nous en voyons de nos jours à l'entrée des théâtres. Voter pour qui ? Qu'importe ? on sera à l'abri, c'est l'essentiel.

Quoi qu'il en soit, l'architecture du temps d'Auguste, tout imprégnée d'art grec, a été fort belle. Elle a été surtout admirablement propice aux jouissances des citoyens C'est ainsi que s'est formé cet oreiller dont je vous parlais tout à l'heure, oreiller où l'on n'a plus de soucis, mais où, en même temps, on perd le sentiment des devoirs politiques.

Quant aux fontaines érigées ou réparées sous le règne d'Auguste, elles sont innombrables ; Rome va être inondée. Le chiffre s'élève à plus de sept cents. C'est une avalanche de cascades, d'aqueducs, de jets d'eau, de bassins. Il y aura de l'eau pour tous les besoins de la vie. Ces eaux animeront le paysage, répandront partout la fraîcheur, et seront agréables au peuple romain. Je m'en réjouis : Rome profite des bienfaits d'Auguste, elle fait bien ; mais Rome, pendant de longs siècles, s'était passée de toute cette eau ; il est vrai qu'alors elle ne serait point passée de la liberté.

Administrer la ville est le grand souci ; il se manifeste partout. Du reste, comme le disait Aristote, qui a quelque chose de la pénétration de Machiavel quand il parle du pouvoir absolu, et l'on commençait à le connaître du temps d'Alexandre : Il faut qu'un usurpateur (les Grecs étaient impolis, ils se servaient du mot tyran) administre sa ville comme si c'était sa propriété. C'est ce qui s'est vu à Rome du temps d'Auguste. Tout est transformé. Ce Champ de Mars qui, à l'époque républicaine, était un vaste champ de gymnastique où la jeunesse, simple et vigoureuse, se livrait à, tous les exercices du corps pour aller ensuite, trempée de sueur, se jeter dans les eaux du Tibre ; cette immense plaine qui était en quelque sorte l'école de la force, du courage, de l'héroïsme romain, Auguste, qui avait cependant besoin de soldats, mais qui préférait faire garder les frontières et se faire garder lui-même par des vétérans, Auguste trouvait le Champ de Mars trop grand, et il mettait ses soins à l'encombrer d'une multitude de constructions. La partie que borde le Tibre, la vaste place qui représentait tant de siècles de labeurs se couvre de monuments agréables. Il y a des marchés où les vendeurs sont à couvert, il y a des promenades plantées d'arbres, il y a des bains, il y a l'immense mausolée de la famille impériale, avec ses jardins ; en un mot, on pourvoit aux jouissances des citoyens, mais sous ce prétexte on envahit cette place consacrée jadis à la vie publique et à la liberté.

Nous admirerons donc l'architecture d'Auguste dans ses détails, mais nous n'oublierons pas que, dans son ensemble, cet éclat extérieur cache des pièges tendus aux citoyens.

Quant à la sculpture, c'est autre chose. La sculpture, on peut l'appeler,. par excellence, l'art impérial. Partout, dans les monuments de cette époque, c'est le sentiment grec qui domine. Auguste avait la passion de l'ancienne sculpture grecque. Il aimait les artistes de Scio, ceux de l'école de Samos, les anciens artistes ioniens ; il a fait enlever de Grèce, et placer sur le Palatin, mais non dans sa propre maison, des ouvrages sortis de leurs mains. Quant aux artistes qui vivent près de lui, à, en juger par les nombreux monuments qui nous restent de cette époque, ils -ont dû passer une partie de leur vie à représenter à l'envi les traits des différents membres de la famille impériale. Ce qu'on retrouve à Rome et dans les villas voisines indique qu'il y a eu une production considérable de ces statues et de ces bustes. Dans les marbres qui représentent Auguste, si on les examine avec un peu d'attention, on reconnaît la main d'artistes consommés dans l'art d'imiter la nature ; mais on remarque en même temps qu'ils ont cherché à donner à ces portraits une expression grandiose. C'est là un trait particulier du génie grec ; les Grecs n'ont jamais pu se défendre d'imprimer un certain caractère d'idéal à la face des tyrans, même les plus exécrables.

L'art devient donc en même temps décoratif et personnel. Mais Auguste ne voudra pas que ses traits seuils soient reproduits par 'le ciseau ; il sera généreux. Il choisira avec discernement un certain nombre de Romains illustres parmi les morts, dont il fera faire des statues pour orner son Forum, et il rédigera lui-même les inscriptions, afin de leur rendre justice comme il l'entend.

Quant aux personnages qui ont leur tombeau sur la voie Appia, quant aux statues et aux bustes qu'on trouve sur ces tombeaux le long des voies romaines et qui sont des portraits de morts, ils sont d'un ordre secondaire. Il est évident que les artistes qui travaillaient pour des personnages subalternes, tels que des affranchis ou des femmes inconnues, n'étaient pas les mêmes que ceux qui faisaient des statues pour les personnages de la cour.

La peinture prendra, elle aussi, le caractère de l'époque. Ce ne sera plus la grande peinture grecque, créatrice, héroïque, inspirée, représentant les dieux ou les scènes de l'épopée. Ce sera surtout une peinture décorative, et vous savez à quel degré de perfection elle était arrivée par les fresques de Pompéi, qui vous révèlent ce qu'elle devait être dans la capitale du monde.

Enfin, les arts subsidiaires, qui s'accommodent généralement au goût des souverains, fleuriront sous Auguste. L'art de graver des camées, des pierres, des sceaux où seront représentés, soit l'effigie du souverain, soit le symbole qu'il préfère ou le signe sous lequel il est né, sera porté très-loin par les artistes grecs, parmi lesquels figurent Solon et Dioscoride, les graveurs favoris d'Auguste.

Pour les médailles, on y remarque surtout une parfaite entente de l'indication du sujet. Il y a lit un talent incroyable, non moins grand que dans l'art de graver les camées.

Auguste, en arrivant au pouvoir, a trouvé tous les éléments de cette grandeur dont on voudrait faire remonter l'initiative à lui seul. Il n'a fait que continuer ce qu'avaient fait ses prédécesseurs. Il a dépouillé la Grèce de ses chefs-d'œuvre, il a fait venir des artistes grecs, et toute sa gloire a consisté dans l'organisation de ce patronage qui a fait donner à son époque le nom de siècle d'Auguste.

Entendons-nous toutefois, messieurs, sur ce qu'on est convenu d'appeler un grand siècle. J'avoue que je me sens toujours blessé quand, dans les arts comme dans les lettres, la moralité est absente. J'aime à trouver qu'une chose belle est en même temps juste. Je voudrais qu'il n'y eût de grand, de respecté par l'unanimité des esprits, que ce qui est honnête. Je ne puis donc admettre une conciliation parfaite entre la perfection dans les œuvres de l'esprit ou de l'art, et les préoccupations basses de servilité, d'intérêt, de flatterie, auxquelles s'ajoute le sacrifice de la liberté, qui me parait en toutes choses la nécessaire inspiration du génie.

Quand je compare les siècles qui ont eu un nom dans l'histoire, je serais effrayé si j'étais forcé de reconnaître que telle époque basse a été plus grande et plus féconde dans les lettres et dans les arts que telle autre époque où les hommes ont su honorer la justice, aimer la patrie et défendre la liberté. Certains esprits ont le penchant contraire : on devine pour quel motif. J'ai cherché, messieurs, à résoudre ce problème délicat ; j'aurais voulu vous apporter quelque chose d'absolu : j'apporte du moins des propositions consolantes sur lesquelles je voudrais éveiller vos propres réflexions.

Considérez, par exemple, les siècles de Périclès et d'Alexandre, ces deux siècles où l'esprit humain, ayant besoin de se résumer, prend un homme comme type des autres : qu'y trouvez-vous ? A l'époque de Périclès, nous avons toutes ces joies, toutes. ces sérénités supérieures qui élèvent l'homme au-dessus de lui-même : l'amour du grand et du beau dans la politique, le respect de la liberté, la vérité, brillent de toutes parts. A l'époque d'Alexandre, il y a aussi une véritable grandeur. Alexandre représente, non pas le despotisme, quoiqu'il se soit emparé de la Grèce, mais la force d'expansion du génie grec. C'est ce qu'il va porter jusqu'au fond de l'Asie, jusque sur les bords de l'Indus. Cette vie si rapide et si courte n'a pas eu le temps de créer la servitude ; sous le règne d'Alexandre, les artistes gardent une sorte d'indépendance. Il y a encore des inspirations fortes, de grandes choses créées, quoique déjà le caractère des artistes fléchisse un peu en inclinant vers le souverain.

Avant Auguste, que trouvons-nous ? L'époque étrusque, qui, il est vrai, est peu connue, mais qui est une époque de liberté. Les peuples étrusques formaient une fédération. C'est une civilisation à part, qui a son caractère propre, qu'on ne confond avec aucune autre, qui ne relève que de soi, et qui, par conséquent, est créatrice. Les peuples étrusques n'ont créé que dans une certaine mesure, mais enfin ils ont créé.

A cette époque de la république qu'ont illustrée les Scipion et les Caton, l'art a eu un grand essor. L'empire, dans tout ce qu'il a fait de grand et de beau, n'a fait que développer, en acceptant ses principes, tout ce qu'avait inventé l'art de la république.

Que représente Auguste dans les arts ? La création ? Non, mais l'imitation. Sous lui, on imite. On fait venir l'art grec tel qu'il est, déjà amoindri ; les chefs-d'œuvre de la Grèce inondent Rome par l'ordre de l'empereur. Tout ce qui se fait à Rome, c'est de l'imitation. Horace imite les poètes grecs dans ses odes et ses élucubrations anacréontiques ; dans ses Églogues, ses Géorgiques, son Énéide, Virgile imite les plus célèbres poètes grecs. Les contemporains d'Auguste sont surtout des imitateurs, la plupart des artistes de la même époque ont passé leur vie à copier les chefs-d'œuvre de la Grèce.

Si vous passez à la Renaissance italienne, oh celle-là, elle a été créatrice. Elle est dans son ensemble une des plus belles créations du génie humain. Mais où s'est faite cette création ? Est-ce sous Léon X, à Rome ? Non, c'est dans les républiques de Pise, de Florence, de Sienne, de Venise, de Gênes. Là fut le berceau de la Renaissance, et non pas à Rome, où elle n'a été qu'une importation. Si Léon X a su s'emparer de Raphael, de Michel-Ange, de Bramante, qui sont les derniers coryphées de la Renaissance, ç'a été une appropriation faite au profit de Rome qui, étant la capitale de la chrétienté, s'efforçait d'être la capitale des arts ; mais la vraie origine de la Renaissance doit être recherchée dans les républiques de la haute Italie. Là seulement il y eut création féconde, et de là tous les artistes sont partis pour décorer Rome.

Tel est donc le germe que je voudrais déposer dans vos esprits : la liberté fait créer, le despotisme fait imiter. Vous développerez, messieurs, par vos méditations ce principe et vous en conclurez qu'il doit y avoir une morale, dans l'art et dans la littérature.

Je sais bien qu'on ne peut empêcher les poètes et les littérateurs d'être sensibles aux caresses, aux encouragements, aux récompenses. On ne peut pas les rendre insensibles aux commandes du souverain. Par conséquent, quand un souverain le veut énergiquement et qu'il dispose de moyens puissants, il peut encourager, échauffer, épuiser un artiste, ou plutôt une menue monnaie d'artistes. Mais quelle que soit la force d'une volonté, il y a quelque chose qu'elle ne pourra jamais produire : c'est la création originale des poètes, des artistes, comme nous la voyons sous Périclès, à Athènes, et b. l'époque de la Renaissance, dans ces républiques libres du XVe siècle. Les Étrusques même ont eu leur développement original ; ils sont créateurs. Les Romains de la république l'ont été aussi, beaucoup plus qu'on ne le croit généralement : je vous l'ai montré, messieurs, depuis deux ans.

Ces époques de la liberté vraie sont les époques de la création vraie. C'est alors qu'apparaissent les types, les formes qu'on imitera plus tard. C'est alors que les idées se manifestent. On ne fera ensuite que des amplifications de rhétorique, des reproductions plus ou moins exactes, pour satisfaire tel ou tel souverain ; mais c'est à ces sources généreuses et pures qu'il faudra demander l'inspiration et les modèles.

Les temps de servilité, où un seul homme commande à un pays, peuvent être des époques brillantes, éclatantes, relativement fécondes, qui s'imposent à l'humanité, qu'on lui fait goûter et admirer ; mais elles ne  sont brillantes que par l'extérieur, par la forme, par le don d'imiter. Elles n'inventent pas et sont incapables de rien créer. Il peut y surgir, par hasard, un génie qui lance un jet, mais c'est l'exception.

Nous ne saurions trop le répéter, messieurs, les grandes époques pour les arts et les lettres sont et doivent être de grandes époques aussi pour la liberté.