LES PHÉNICIENS ET l'ODYSSÉE

LIVRE CINQUIÈME. — NAUSIKAA.

CHAPITRE III. — LES PHÉACIENS.

 

 

Les Phéaciens sont un peuple étranger et un peuple de marins. Ils sont venus par mer s'établir sur une côte barbare : Autrefois, ils habitaient dans Hypérie aux vastes plaines, près des Kyklopes insolents qui les tracassaient étant les plus forts. Le divin Nausithoos leur fit changer de pays ; il les installa dans Schérie. construisit le rempart, traça les rues, fit les temples des dieux et partagea les terres[1]. Alkinoos est fils de ce Nausithoos. Les Phéaciens continuent de vivre de la mer. Ils ont quelques olivettes et quelques jardins : sous la montagne qui les enserre, chacun a reçu un coin de champ. Mais leur richesse vient de la mer : ce n'est pas un peuple d'agriculteurs, ni de pâtres, mais de caravaniers et d'industriels. A la différence des Albanais, leurs voisins, qui n'ont jamais pensé qu'aux armes, ils n'ont aucun souci de l'arc ni du carquois. Voiles, rames et vaisseaux pour traverser la mer écumante, voilà ce qui fait leur joie[2].

Nous savons que leur agora n'est pas un marché aux herbes, aux fruits. aux légumes ni aux bœufs. Ce n'est pas Apollon ou Hermès qui y préside, niais Poséidon : on n'y voit que rames, voiles et. agrès. Les hommes naviguent ; ce sont d'illustres matelots, de fameux rameurs. Les femmes filent et tissent : autant les Phéaciens sont supérieurs aux autres hommes dans l'art de mener un croiseur, autant leurs femmes le sont aux autres femmes dans l'art du tissage et de la filature[3].

Hommes et femmes empruntent leurs noms aux choses de la mer. Nausikaa, Nauteus, Prumneus, Naubolidès, Nausithoos, Pontonoos, etc. C'est un peuple de caravaniers, de passeurs, πομπήες. Le métier que les Néléides font sur les routes de terre, les Phéaciens le font sur les sentiers marins. Ils vivent de ce passage, πομπή. Ils mènent et ramènent les étrangers, et leur flotte suffit à toutes les demandes :

μες δ, ς τ προς περ, ποτρυνμεθα πομπν.

οδ γρ οδ τις λλος, τις κ μ δμαθ κηται,

νθδ δυρμενος δηρν μνει ενεκα πομπς[4].

Ils sont les intermédiaires entre le monde achéen et les contrées mystérieuses du Couchant, entre l'humanité mangeuse de pain et la sauvagerie des Kyklopes ou Lestrygons anthropophages, qui habitent de l'autre côté du canal adriatique. En suivant les côtes déjà barbares de la Thesprotie et de l'Épire, on peut encore arriver jusqu'à leur île. Mais au delà, plus de navigation côtière ! La grande mer s'ouvre, et l'on entre en pleine barbarie. Pour atteindre la terre mystérieuse, qui par les claires journées apparaît sur l'autre rive du détroit, il faut affronter la Mer Sauvage, la mer nébuleuse, le grand abîme où le Bora fait rage : confiants dans leurs croiseurs rapides, les Phéaciens franchissent ce grand abîme, avec la permission de Poséidon[5].

Toute exagération légendaire mise à part, ce passage du canal d'Otrante a toujours été périlleux. Les vents y sont très variables, disent les Instructions, et voici ce que racontent les voyageurs :

Le sixième [de Mars] au matin, on porta nos provisions à la felouque et nous nous embarquâmes sur les neuf heures du matin. Nous passâmes à quinze milles de Corfou devant la Madone de Cassope, lieu fort en vénération particulièrement aux Grecs. En continuant notre route, nous abordâmes à une isle du Fanau, et le lendemain nous reprismes la haute mer pour traverser le canal et prendre terre dans la Pouille. Une grande tempête qui s'éleva sur le midi nous fit courir risque de périr, et sans l'adresse de nos mariniers nous eussions eu de la peine à nous sauver sur une des isles du Fanau, mais déserte. Nous remerciâmes Dieu cependant de ce qu'il nous avoit retirés du danger où nous étions. Comme il étoit entré beaucoup d'eau dans notre felouque, nous la tirâmes à terre et chacun se fut reposer de la fatigue que l'on avoit eue. Le temps qui continua d'être toujours mauvais nous obligea de demeurer dans cette petite isle près de trois semaines. Le fâcheux pour nous, c'est que toutes nos provisions se consommèrent en peu de jours ; aussi nous nous vîmes forcés de manger des herbes que nous faisions bouillir avec l'eau d'une petite fontaine qui par bonheur se trouva eu ce lieu.

Le vingt-troisième, le temps devenu beau, le vent favorable et la faim nous fit faire force de rames et de voiles pour gagner les terres de la Pouille. Après avoir vogué toute la nuit, le matin du vingt-quatrième, nous rencontrâmes plus de vingt calques de percheurs.... On voit d'espace en espace sur cette coste [italienne] qui est belle et fertile, d'assez grosses tours sur lesquelles il y a quelques pièces de canon avec dix ou douze hommes pour les garder et pour avertir en cas qu'ils vissent que des bâtiments turcs voulussent aborder.

Nous crûmes descendre auprès de la tour de Saint-Jean ; mais nous fûmes surpris de voir plus de quarante hommes avec des fusils qui nous crièrent de nous retirer sinon qu'ils alloient tirer sur nous. Il fallut donc reprendre la mer, et environ après trois heures nous abordâmes à une autre tour dont les gardiens plus traitables nous apportèrent des provisions pour de l'argent. Nous y demeurâmes ainsi deux jours à nous y bien nourrir et à nous fournir de provisions pour continuer notre voyage. Le vingt-sixième nous arrivâmes à Gallipoli.... Le vingt-septième nous allâmes mouiller devant une tour, où il y a un fort bon port ; nous y passâmes la nuit. Le vingt-huitième [et le vingt-neuvième], le vent toujours favorable nous fit ranger en peu de temps les côtes de l'Apouille[6].

Les Phéaciens ont le monopole de ce passage et ils le défendent jalousement. comme les thalassocrates de tous les temps ont défendu leurs monopoles. Les Carthaginois coulent tout navire étranger qui, pour surprendre le chemin de l'étain et de l'argent, navigue sur les côtes sardes ou espagnoles, et ils racontent à leurs clients mille légendes horrifiques sur les dangers de l'Océan[7]. C'est par ces deux moyens, contes effrayants et coulages impitoyables, que les Portugais et les Espagnols défendront leur monopole des Eldorados d'Amérique ou d'Afrique. A Venise comme à Cadix, les routes commerciales sont des secrets d'État et l'on réprime violemment l'espionnage étranger. Les Phéaciens ne se comportent pas autrement. Les monstres de la mer Occidentale, qui font si grand peur aux marines achéennes, Charybde, Skylla, Kyklopes, Kirkè et Lestrygons sont de leur invention : Marche en silence, dit Athèna à Ulysse ; ne regarde personne dans la ville ; n'interroge personne. Ces gens-ci ne tolèrent pas toujours l'étranger et leur accueil n'est pas amical à tous ceux qui viennent du dehors[8].

Cette défiance de l'étranger, grâce auquel pourtant on s'enrichit, fut jusqu'à nos jours commune à toutes les villes maritimes. Athèna, mot pour mot, eût adressé les mêmes conseils aux marchands français ou flamands visitant la Venise du XVIe siècle.... Ayant le monopole du passage, les Phéaciens en tirent d'énormes bénéfices. La richesse de leurs palais, leurs mobiliers éclatants d'or, d'émail et d'argent, la beauté de leurs bibelots et de leurs œuvres d'art, excitent l'admiration et l'envie des Achéens. Ulysse chez Alkinoos ouvre les grands yeux d'un pêcheur islandais subitement transporté jadis dans les palais de Venise, ou d'un sardinier breton invité aujourd'hui chez un armateur de Liverpool, chez un des rois du coton ou du blé. C'est le même luxe, le même confort, le même nombre de domestiques ou d'esclaves. Au XVIIe siècle, les vaisseaux corsaires restent si longtemps dehors que leurs propriétaires gagnent surtout à la longue par les esclaves qu'ils reçoivent. Don Antonio Paulo, un des principaux propriétaires de Livourne (c'est alors le grand port des corsaires), avoit au moins quatre cents esclaves, qui travailloient tous les jours dans la ville et dont chacun lui paioit tant par semaine[9]. Les Phéaciens font la course, comme tous les navigateurs du temps : leur roi a cinquante femmes esclaves pour moudre le grain, filer et tisser la toile et fabriquer des othones brillants[10]. Avant la découverte des palais mycéniens, les philologues rangeaient encore parmi les invraisemblances fantaisistes la description de ce palais d'Alkinoos :

On peut se demander, disaient-ils avec Riemann[11], si la légende des Phéaciens, telle qu'elle est chez Homère, se rapporte à Corcyre ou à un autre pays réellement existant. Mais ce qui, croyons-nous, ne peut faire l'objet d'un doute, c'est le caractère merveilleux et légendaire de cette description, et dès lors il nous parait absolument chimérique de vouloir retrouver une exactitude géographique dans les détails. Les Phéaciens sont un peuple tout à fait extraordinaire. Ils habitent loin des hommes, au bout du monde, au milieu de la mer. Ils n'ont aucune relation avec les autres peuples et sont à l'abri de toute incursion ennemie parce que les dieux ont pour eux une amitié toute particulière. Le palais d'Alcinous, dont l'intérieur brille comme le soleil et la lune et où tout est en or, en argent ou en cuivre, a tout l'air d'un palais des Mille et Une Nuits. La façon dont les Phéaciens naviguent a quelque chose de magique et de surnaturel. Leurs vaisseaux n'ont ni timonier ni gouvernail. Ce sont presque des êtres animés qui connaissent tous les pays.... Voilà des détails que personne ne songe à prendre à la lettre. Pourquoi veut-on que la description topographique du pays ait une exactitude scientifique que n'a point le reste du récit ?

Pour les vaisseaux des Phéaciens nous avons fait justice de ces prétendues chimères. Pour le palais d'Alkinoos, les archéologues ont reconnu la possibilité et la réalité de cette décoration métallique et émaillée, de ces applications d'or, d'argent et de kyanos[12]. Mais les philologues, avant même les fouilles de Tirynthe, de Mycènes ou de Knossos, eussent pu connaître un texte historique qui leur eût fourni un commentaire littéral à tous les mots de la description odysséenne. Aux temps hellénistiques, les Sabéens, à l'extrémité sud-orientale du monde connu, tiennent le détroit de la Mer Rouge et le bénéfice de tout le commerce entre l'Europe et l'Asie. Il n'est pas au monde de peuple plus riche, dit le Périple d'Agatharchidès : ce sont eux qui ont fait de la Syrie des Ptolémées une terre de l'or et qui fournissent à l'industrie phénicienne des marchés très avantageux. Leur luxe se prodigue non seulement dans les merveilles de leurs vases ciselés et la variété de leurs coupes,

[Cf. le vers odysséen :

κα ο γ τδ λεισον μν περικαλλς πσσω,

χρσεον[13]...]

mais encore dans la grandeur de leurs couches et de leurs trépieds aux pieds d'argent ; il dépasse toute mesure dans leurs mobiliers les plus communs : c'est d'une magnificence royale. On dit que leurs maisons contiennent en grand nombre des colonnes dorées ou d'argent aux chapiteaux d'argent. Les plafonds et les portes sont ornés d'incrustations d'or et de mosaïque. L'ensemble est d'une décoration somptueuse, L'or, l'argent, l'ivoire et les pierres les plus précieuses couvrent les murs[14].

[Cf. les vers odysséens où le poète décrit le seuil d'airain, les murailles d'airain, la frise d'émail, la porte d'argent et l'anneau d'or, les statues d'or, etc. : VII, 85-102.]

Les Sabéens doivent leurs richesses au transit du commerce oriental. Assis au bord du grand abime de l'Océan Indien, ils détiennent grâce aux moussons le marché des parfums, des épices, des denrées précieuses de l'Extrême-Orient. Aux temps homériques, les Phéaciens peuvent détenir pareillement le marché du cuivre, de l'ambre, de l'étain, de toutes les matières précieuses fournies alors par l'Extrême-Couchant. Les Phéaciens ne s'occupent donc que d'échanges et de commerce. De leur état économique, nous pouvons induire le site de leur ville. Ce ne sera pas au milieu des champs cultivés, à portée d'une plaine fertile ou sur des coteaux verdoyants, un bourg de riches propriétaires, une ville de terriens. Sur un promontoire dominant la mer ou sur un îlot parasitaire, ce n'est qu'un entrepôt commercial. Dans ces mêmes parages de la Mer Ionienne, veut-on le modèle récent de ce que fut jadis la Ville d'Alkinoos ? Prenez la Parga des Vénitiens sur la côte albanaise.

Parga était une ville de navigateurs : Les Parguinotes exportoient les produits des Albanois et se livroient à la navigation. Leurs barques n'étoient pas toujours très pacifiques. Elles étoient souvent montées par des brigands, qui attendoient l'occasion de dépouiller quelque bâtiment marchand mal armé, qu'ils couloient à fond après avoir massacré l'équipage pour cacher leurs crimes. Ils se retiroient avec leurs rapines qu'ils partageoient avec ceux qui auroient dû les prévenir et s'y opposer ; ces écumeurs payoient ainsi l'impunité dont ils jouissoient[15]. Le port de Parga est aujourd'hui délaissé. Mais il avait jadis quelque importance pour les petites marines à voile. Nos Instructions nautiques le décrivent encore et nos cartes marines en donnent le plan, dans un carton de cette même feuille n° 3052, qui nous a fourni déjà le plan des ports phéaciens. Ce sont des mouillages de même nature et de même forme : au-devant de la haute montagne côtière, un ilot rocheux, soudé par un isthme bas, divise une baie de sable en deux petits ports ; la citadelle occupe le sommet de l'ilot ; les maisons couvrent la pente vers la terre :

Le territoire de Parga n'a pas plus de deux lieues de tour et environ une demi-lieue d'enfoncement dans les terres. Il se termine par une chaine de montagnes élevées, coupée par une quantité de collines couvertes d'arbres propres pour la construction et le chauffage. La côte en cet endroit forme un demi-cercle d'à peu près une lieue et demie d'étendue. Cette plage est divisée [en deux ports] par une roche élevée qui termine une langue de terre s'avançant un peu dans la mer. Cette roche, qui ressemble à un cône, est couverte de maisons bâties sur sa pente, commençant à une hauteur suffisante pour être à l'abri des coups de mer. Ces habitations semblent naître les unes des autres. Les rues sont étroites et escarpées. Sur le sommet de la roche, est bâtie une église de la Vierge : le clocher porte un fanal destiné à diriger les navigateurs pendant les ténèbres. Cet amas de maisons est environné, du côté de terre, d'une forte enceinte de murailles, sur laquelle est dressée une batterie de canons. C'est ce qu'on nomme la forteresse, et la situation locale ne demande et ne permet pas des ouvrages plus considérables. Du côté de la mer, les habitants sont défendus par la forme de leur rocher taillé à pic et où on ne peut aborder.

Le mouillage ne peut recevoir que des barques et des bâtiments de médiocre portée ou qui tirent peu d'eau. Le fond est sablonneux, de bonne tenue.... Deux torrents, qui prennent naissance dans l'intérieur des montagnes de l'Albanie et vont se décharger à la mer. Leur eau, qui est d'une excellente qualité, sert pour la provision des navigateurs et l'alimentation des Parguinotes. Elle arrose aussi plusieurs jardins potagers où l'on cultive beaucoup de citronniers et d'orangers. Au milieu de ces jardins, est bâtie la maison de campagne de l'un des primats.... Le petit terrain du Parguinote est très fertile : il produit du blé, du vin, de l'huile et des liqueurs ; cependant ces deux derniers [articles suffisent] seuls à la consommation ; pour les deux autres, on s'adresse aux voisins. Le territoire entièrement cultivé ne peut avoir de pâturages ni, par conséquent, nourrir des troupeaux. Les Parguinotes n'ont que quelques bœufs employés au labourage et ils tirent le bétail de leurs voisins, avec qui les primats du pays entretiennent des relations et des intelligences. Le bois ne manque pas ; ils vont le couper dans les forêts de l'Albanie les moins éloignées. Leurs besoins satisfaits, ils peuvent en porter aux insulaires voisins. La population est d'environ quatre mille biles. Elle habite en grande partie sur le rocher. A droite, sur la pente du rivage où tient ce rocher, est bâtie une espèce de village habité par le reste de la population[16].

Sur place, j'ai vérifié moi-même tous les détails de cette description (28-16 avril 1901). J'ai voulu n'y pas changer un mot. Notre auteur, en la faisant, ne songeait sûrement pas à la Ville d'Alkinoos. Pourtant ses moindres mots nous fournissent un commentaire à tous les Mots du texte odysséen. Ville de navigateurs, station des marines étrangères, Parga est venue se bâtir à l'écart du pays albanais, dans un cercle de hautes montagnes qui la couvrent tout autour. Son promontoire insulaire est fait d'une roche abrupte qu'un isthme bas rattache à la terre — les cartes marines ont ici la même erreur que pour la ville des Phéaciens ; elles indiquent par de fortes hachures une ligne de coteaux qui uniraient la citadelle de Parga aux talus des monts albanais, mais qui n'existent pas : l'isthme est plat ; sur la copie que j'en donne ici, j'ai corrigé cette erreur de la carte marine —. Le promontoire pointe entre les deux ports. Telle que notre Ville d'Alkinoos, la roche de Parga présente à la mer une façade accore, couronnée des remparts de la citadelle, et à la terre une pente assez raide dont la ville en terrasses a recouvert le flanc. Durant des siècles, cette ville, indépendante des terriens et sujette seulement des thalassocrates, a connu la prospérité. Elle avait une renommée de richesse parmi les montagnards voisins. Elle devait se défendre contre eux et c'est contre eux d'abord qu'elle avait dressé ses seuls ouvrages de défense, sa muraille en travers de l'isthme : tel notre mur de bois des Phéaciens.... Abandonnée des thalassocrates, Parga tomba sous le joug des terriens. Ce fut la ruine de sa fortune. Elle ne fut plus que l'embarcadère ou le débarcadère des caïques indigènes. Son rocher devint une forteresse terrienne, que les Turcs ceignirent d'un rempart au-dessus de la mer. La Ville d'Alkinoos ne fut plus qu'un château Saint-Ange.... Entre Parga et la Ville d'Alkinoos, notez pourtant quelque différence. Les deux ports de Parga, mal couverts et semés d'écueils, sont intenables par les rafales qui brusquement tombent du Nord :

Le port de Parga, disent les Instructions, est divisé en deux baies par la saillie de la côte sur laquelle se trouve la citadelle. La baie de l'Ouest, la plus grande — comme l'un de nos ports phéaciens, elle pourrait s'appeler le Port San Spiridione : un couvent de Saint-Spiridion couvre son extrême promontoire , demi-circulaire, bordée dans le fond par une plage de sable, avec trois encâblures de largeur ou de profondeur, est ouverte au Sud. L'autre baie — comme l'autre port des Phéaciens, elle est sous la protection de Saint-Nicolas, dont une chapelle occupe un des îlots — dans le S.-E. de la citadelle est considérée comme le port de Parga. Elle est abritée par une chaîne d'îlots et de rochers. Ces deux baies ne peuvent recevoir que de petits navires et les caboteurs mouillent ordinairement dans celle de l'Est. Pendant les beaux temps d'été, les navires trouveront un mouillage temporaire à trois encâblures de la citadelle [et les barques font le va-et-vient entre la marine et les navires mouillés au large][17]. Le fond est sablonneux, de bonne tenue (ajoutent les voyageurs) ; mais il s'y rencontre des quartiers de roches, qui dans les gros temps hachent les câbles et mettent les bâtiments en danger. Ils sont exposés entièrement aux coups de vent d'Ouest, de N.-O. et du S.-O. Sur la gauche en entrant, est un môle que les Parguinotes fabriquèrent eux-mêmes pour la sûreté de leurs barques[18].

Grâce à ses beaux ports, la Ville d'Alkinoos put être la capitale d'un royaume de marins, une résidence de thalassocrates. Les mouillages incertains de Parga ne lui ont jamais permis d'être qu'une station, un entrepôt, un point d'appui des marines étrangères. Mais, cette différence mise à part, les deux sites sont pareils et notez encore que Parga et la Ville d'Alkinoos sont à la même distance des fleuves voisins. En suivant la côte albanaise, comme en suivant la côte corfiote, on rencontre aussi, dans le Nord et dans le Sud de la ville, à dix ou douze kilomètres environ, l'embouchure d'un fleuve. Les modernes nomment ces fleuves albanais Gourla et Paramvthia. Ces fleuves sont aussi les déversoirs d'une fertile plaine intérieure et leurs affluents descendent de vallées populeuses, où les indigènes ont leurs grands bourgs de Margariti, Paramythia, Mazarakia, etc. A travers les monts de Souli, les gorges supérieures de ces fleuves et de leurs affluents tracent une route commode vers les grandes villes ou sanctuaires du haut pays, Dodone et Jannina. Un emporion indigène trouverait donc grand avantage à s'établir au voisinage des deltas. Tout près des fleuves, deux mouillages surtout se présentent qui, pour une marine indigène, deviendraient la Marseille ou la Smyrne de cette plaine albanaise. Port San Giovanni, admirablement fermé par deux promontoires, entouré de hautes collines, est couvert de tous les vents : on peut approcher de ses bords à la distance d'une encablure environ : en dedans de la pointe Ouest du port, s'élève par des fonds de 22 mètres une remarquable source d'eau douce et l'on peut faire encore de l'excellente eau douce sur le rivage Est du port[19]. A trois milles dans le Sud de San Giovanni, se trouve l'entrée du port de Phanari. L'entrée, qui a moins de 1 encablure ½ de largeur, est ouverte au S.-O. Le port, qui s'enfonce vers le Nord, est de forme circulaire avec un diamètre de quatre ou cinq encablures. Une grande partie est envasée. Une plage de sable le borde. Les bateaux du pays hivernent ici, en mouillant sur le rivage N.-E. et en se halant à toucher les roches. Mais l'emporion des étrangers, Parga, ne s'est installée ni à Port Phanari ni à San Giovanni, où pourtant elle eût trouvé des promontoires et des langues de terre faciles à occuper et faciles à défendre. Le fleuve était trop proche.

C'est que la vallée fluviale, voie du commerce, est aussi le chemin de guerre descendu soudain par les bandes de pillards indigènes : il faut se tenir à l'écart de ces crues. Sur une côte barbare, nous savons que les thalassocrates, qui naviguent seulement pour le commerce et qui ne sont ni des colons ni des conquérants, tiennent toujours leurs stations à quelque distance des fleuves côtiers. Sur la côte albanaise, la comparaison des stations vénitiennes et des anciennes colonies helléniques pourrait nous bien montrer cette loi : les Vénitiens ont installé leurs factoreries commerciales de Prévéza, Réniassa, Parga, Gomenitza, Bucintro à l'écart des fleuves ; les Hellènes avaient fondé leurs colonies agricoles d'Ambrakie, de Pandosia, de Buthroton, etc., au milieu des plaines ou au bord des deltas fluviaux. Sur la côte asiatique, nous avons déjà rencontré la vieille Phasèlis qui, toute semblable à la Ville d'Alkinoos, est venue s'asseoir entre deux ports clos, dans une presqu'ile avançante faite d'un ilot rocheux et d'un isthme de sable : au pied des hauts Monts Solymes qui la couvrent de toutes parts, Phasèlis est à l'écart des routes et passages conduisant vers l'hinterland lycien ou pisidien, à l'écart des petits fleuves qui plus au Nord débouchent de chaque côté d'Adalia, la ville postérieure, la station des Hellènes commerçants et colonisateurs. Sur nos côtes de Provence, un texte de Strabon nous montre mieux encore la même différence essentielle entre colonies helléniques et comptoirs phéniciens. Cette côte ligure nous est déjà familière par l'étude que nous avons faite d'un vieux comptoir préhellénique, Monaco, le Melkart du Repos devenu l'Héraklès Monoikos des Grecs. Reprenez encore ce site de Monaco et son gîte par rapport au fleuve voisin. Perché sur une roche parasitaire, le site est de tous points comparable à notre Ville d'Alkinoos ; ce n'est qu'un îlot montagneux baigné de tous côtés par la mer et rattaché seulement à la montagne côtière par un isthme bas. Ce comptoir phénicien, étroitement couvert par les monts, s'est écarté du fleuve voisin, le Var, qui débouche à quatre ou cinq lieues d'ici. Les Hellènes choisiront d'autres sites : dans le delta même du Var, sur les roches qui le bordent à l'Est et à l'Ouest, les Marseillais installeront ensuite leurs colonies de Nice et d'Antibes. C'est que les Hellènes ne veulent plus seulement commercer avec les indigènes ; ils veulent occuper et coloniser le pays, posséder la plaine. Mais les pillards ligures inquiètent sans repos ces villes helléniques. C'est une lutte perpétuelle que Nice et Antibes ont à soutenir. Il faut la vaillance et l'endurance de l'hoplite grec pour se maintenir en ces postes de combat.

Les gens de Marseille, dit Strabon[20], s'adonnèrent d'abord à la seule navigation et se tournèrent tout entiers vers la mer. Puis leurs forces s'étant accrues, ils voulurent soumettre les plaines côtières du voisinage et c'est alors qu'ils construisirent leurs villes d'Agde, de Taurœntion, d'Olbia, d'Antibes et de Nice. C'étaient en réalité des forteresses contre les indigènes, Agde contre les Barbares du Rhône, Antibes, Nice et les autres contre les Ligures des Alpes. Les forêts voisines fournissaient en abondance le bois des constructions navales, mais aussi le matériel des constructions et des machines militaires, propres à assurer la résistance contre les Barbares.

Nos Phéaciens habitent loin du fleuve, parce qu'ils entendent bien ne pas vivre .sur ce pied de guerre. Ce sont des marins et non des soldats. Comme le peuple anglais répugne aujourd'hui au service obligatoire, à la conscription et à la caserne, qui forment nos armées contemporaines, le peuple d'Alkinoos répugne aux exercices violents qui forment l'hoplite grec. Le pugilat et la lutte ne leur sont pas familiers[21].

Ils courent. Ils canotent. Ils dansent. Ils chantent. Ils jouent au tennis. Ils changent de linge. Ils aiment la table, le bain et l'amour. Ils ne se soucient pas de risquer dans de sanglantes bagarres leurs beaux habits et leur tendre peau. Ils sont gens de sport, mais non gens de guerre.... Le site et la position de leur ville correspondent à leurs mœurs et à leur genre de vie. Dans la description odysséenne, tout se tient. Il faut fermer les yeux sur la réalité pour ne voir en tout cela qu'inventions poétiques, fantaisies et invraisemblances. L'examen topologique nous montre, au contraire, la logique interne de cette description et sa vérité profonde. Et la topologie nous montrerait encore comment et pourquoi cette Ville d'Alkinoos ne peut avoir qu'un gite, suivant l'expression des marins, qu'une orientation et qu'une position. Car, a priori, elle ne peut pas être sur la mer du détroit comme certains le voudraient ; elle ne peut être que sur la Mer Sauvage où nous l'avons découverte.

 

Sur le pourtour d'une île, nous savons comment les villes et les emporia se déplacent et, les uns les autres, se remplacent suivant les variations des courants commerciaux. A Rhodes, à Kos, à Samos, à Thèra, à Salamine, dans la plupart des îles grecques, nous connaissons de vieux ports ou des villes vieilles qui tournent le dos aux terres helléniques pour ouvrir leurs mouillages vers le Sud et vers l'Extrême-Levant. Le jour où les Hellènes, maîtres de ces îles, disposent librement de la terre et de la mer, ils abandonnent ces vieilles capitales : les villes ou ports helléniques se transportent sur les côtes insulaires de l'Ouest ou du Nord, en face de la Grèce et des terres grecques. La capitale classique de Corfou fut de même fondée ou transportée par les Hellènes sur la mer du détroit, en face des terres et des mers grecques, pour le besoin du commerce et de la colonisation helléniques.

Étudiez en effet le site de la ville grecque de Korkyre. Assise au bord du détroit, sur la presqu'île qui sépare la baie de Kastradais et la lagune de Kallichiopoulo, elle occupe, à peu de chose près, le site de la Corfou moderne. Ces deux villes correspondent au même état de civilisation et aux mêmes besoins de trafic. Hellènes et Vénitiens voulaient tenir le détroit, grand chemin de leur commerce, et ils voulaient tenir les plaines de l'île, grand champ de leur colonisation. Depuis les temps helléniques jusqu'à nos jours, la capitale de l'île est donc restée en cet endroit parce que les maîtres du port et de la mer étaient en même temps les propriétaires des champs et des cultures. Mais là possession de cette acropole implique la domination du pays et la soumission des indigènes. Visible de tous les points de la plaine et de tous les pics de la montagne, la ville ne saurait échapper longtemps aux convoitises des indigènes. Elle ne peut rester aux mains de l'étranger que si le fondateur ou l'occupant, grec, romain, angevin, vénitien, français. anglais, etc., dispose d'une puissance reconnue, d'une force toujours prête : Venise entretient à Corfou neuf régiments d'Italiens et deux régiments d'Esclavons, sans parler de l'artillerie et du génie[22].

Et ce n'est pas contre les insulaires seulement qu'il faut se tenir en garde. Les incursions des sauvages de l'Épire sont sans cesse à redouter. Le détroit n'offre qu'un médiocre obstacle aux convoitises et fantaisies albanaises. Un coup de vent amène les barques des pillards. La possession tranquille de Corfou ne dure pas sans l'occupation ou la surveillance des mouillages de la côte en face. Rhodes, dans l'antiquité grecque, est obligée d'occuper les ports de la Pérée karienne, sur l'autre rive de son détroit, pour surveiller et pour maintenir les pirates kariens. Korkyre occupe de même une bande de la Pérée épirote et y entretient une forteresse[23]. Dès que la surveillance se relâche ou dès que les forteresses cessent d'appartenir aux Korkyréens, les Amantes franchissent le canal, descendent dans l'île, ravagent les moissons, coupent les vignes et les oliviers. et rançonnent les bourgs. Même avec la plus étroite surveillance, il suffit encore d'une nuit obscure et d'une flottille de barques pour jeter à la côte de l'île une bande d'Épirotes qui razzient le pays plat, dévalisent les paysans et forcent même la ville à se racheter[24].... Maîtres de Corfou, les Vénitiens après les Hellènes occupent tous les mouillages du détroit sur la côte albanaise, de Butrinto à Prévéza, et dans ces postes, il y avoit toujours de garde, sous le canon du fort, une galiote ou tout au moins un brigantin pour tenir en respect les Albanais ; le gouverneur avoit de plus une barque à ses ordres[25] pour prévenir la garnison de Corfou à la première alerte. Malgré ces précautions, il est impossible de compter les incursions des Albanais ou des Turcs sur la Corfou vénitienne.

Les Phéaciens, qui ne se soucient ni de l'arc ni des carquois et qui n'ont ni hoplites ni chevaux, ne sont pas gens à défendre leurs murs tout à la fois contre les Insulaires et contre les Épirotes. Leur ville n'ira donc pas se poster sous l'œil des uns et des autres dans les plaines de Ille. Ils ne sont pas Grecs, d'ailleurs, et leur navigation ne se fait pas dans le détroit. Ils n'iront donc pas installer leur port en face des terres helléniques ni sur le bord du canal. Comme les vieux ports de Rhodes, de Kos, de Salamine, etc., le port préhellénique de Korkyre doit tourner le dos au port hellénique, et c'est bien dans ce rapport de dos à dos que se présente la baie phéacienne de Liapadais et les mouillages grecs de Corfou. A priori, nous pouvions dire que si les Hellènes s'installent près des uns, c'est dans l'autre qu'avant les Hellènes, les étrangers avaient leur établissement. Pour prendre encore un exemple tout récent dans cette mer Ionienne, comparez les villes helléniques et les établissements vénitiens sur le pourtour de Képhalonie.

Képhalonie, comme Corfou, est au bord d'un détroit : sa façade orientale borde le canal d'Ithaque et Leucade. Ce canal fut sillonné, de tout temps, par les barques d'Ulysse et, de Télémaque et par les galères helléniques et romaines. comme aujourd'hui par les petits vapeurs de Patras. De tout temps, les indigènes ont donc eu des relâches sur la façade orientale de Képhalonie. Les petits vapeurs de Patras ressuscitent deux bourgs, dans la double rade de Phiscardo, au Nord-Ouest, et dans la baie de Pilaros, au centre. Les navires anciens avaient fait la fortune de Samè ou Samos dans la baie toute voisine de Pilaros : au milieu du détroit, Samè était l'étape qui coupait en deux moitiés égales la montée ou la descente de ce couloir dangereux : Képhalonie, pour les Anciens, était l'île de Samos ou Samè ; les marins la connaissaient sous ce nom.... Képhalonie est aujourd'hui l'île d'Argostoli. Le détroit, peuplé de pirates (l'Odyssée nous montre déjà comment les indigènes peuvent installer une guette et une croisière dans l'île d'Astéris, qui barre ce canal), est délaissé des marins étrangers. L'influence étrangère, vénitienne, a, durant les siècles derniers, transporté la capitale de l'ile sur la façade opposée au détroit, sur la côte occidentale qui borde la Mer Sauvage. Argostoli, dans un grand golfe, occupe le flanc d'un long promontoire qu'il serait facile de défendre contre les insulaires, à condition toutefois que les défenseurs fussent en nombre et bien armés. Car l'isthme est assez large et les plaines de l'île, avec les villages indigènes, sont toutes proches. Argostoli ne peut convenir à une station étrangère que si les thalassocrates, en nombre et en force, peuvent imposer leur loi aux insulaires. Mais cette même façade occidentale de Képhalonie sur la Mer Sauvage offre, en un autre golfe, l'un de ces promontoires avancés qu'un isthme bas entre deux ports rattache à peine à la grande terre et qui ressemble à la Ville d'Alkinoos ou à la Parga des Vénitiens. C'est le promontoire qui porte actuellement encore la forteresse vénitienne d'Asso. Voici comment les Instructions nautiques décrivent ces parages de Képhalonie sur la Mer Sauvage :

A quatre milles dans l'E. q. N.-E. du cap Kakata, se trouve le fort d'Asso. La côte, entre ces deux points, forme le golfe de Myrto, profond d'environ trois milles, avec des rivages accores et découpés, garnis de baies de sable par intervalles. Il n'y a pas de mouillage dans ce golfe, et un bâtiment sous voiles évitera de se laisser affaler sur la côte, car le vent accalmit fréquemment sous la haute terre et une forte houle de N.-0. porte à terre. Le port d'Asso est formé par un promontoire élevé, à double pic, couronné par les ruines d'une grande forteresse vénitienne et relié à la grande terre par un étroit isthme de sable. Le port, ouvert au Nord, a deux encablures de largeur, trois encablures de profondeur, et offre des commodités pendant les mois d'été aux petits caboteurs qui viennent y charger les produits du pays, qui est bien cultivé. Pendant l'hiver, il est peu fréquenté, car il est ouvert aux vents de Nord, qui y amènent une grosse mer. La partie extérieure du port, avec des fonds de 22 à 51 mètres, est abritée des vents du S.-O. par le promontoire. La forteresse, passablement conservée, est de grande étendue, élevée de 135 mètres et protégée de tous côtés par des falaises escarpées ; un fossé creusé à travers l'isthme, et actuellement comblé, la défendait jadis du côté de la terre. Le village d'Asso, situé dans l'Est du fort, avec une population d'environ 1500 habitants, possède une douane et un office sanitaire, et fait un commerce considérable en raisins de Corinthe, raisins, vin et huile. On peut s'y procurer quelques provisions et de l'eau douce.

Cette forteresse, au temps des Vénitiens maîtres de File, protégeait sans doute le double mouillage du bas. Mais elle devait surtout fournir aux paysans voisins un refuge contre les descentes des Barbaresques : Les Vénitiens, dit Grasset Saint-Sauveur, bâtirent cette forteresse en 1595. Dans ses fortifications, on a été obligé de suivre l'irrégularité du terrain ; aussi tout y est inégal, de travers et défectueux. Malgré toutes ces imperfections, cette forteresse est plus que suffisante pour l'objet qui a déterminé à la bâtir. Elle ne doit servir que de retraite aux habitants des rives de la mer, en cas de quelque incursion de corsaires dans l'île. Au pied de la montagne d'Axo, on trouve un petit port qui peut contenir au plus trois ou quatre galères. L'intérieur de la forteresse n'offre rien qui puisse le moins possible dédommager de la fatigue du voyage. Elle renferme la cathédrale grecque, petite église modestement décorée. Le seul édifice public est la maison qu'habitait le provéditeur[26].

La vénitienne Axos sur la Mer Sauvage et l'hellénique Samè sur le détroit sont dans le même rapport de sites et de gîtes que la Korkyre des Hellènes et la Ville d'Alkinoos, et depuis longtemps, dans une autre île bordière d'un autre détroit, à Rhodes, nous avons étudié ce même rapport entre la Lindos de Kadmos et la- Rhodes des Grecs. Là encore, les navigateurs étrangers avaient choisi un promontoire avancé de la Mer Sauvage, une roche entre deux baies pour fonder leur ville et leurs sanctuaires de Lindos ; les Hellènes, au contraire. transportèrent leur capitale sur le détroit, dans la plaine qui borde l'entrée du canal.

Entre la vieille Lindos et la ville des Phéaciens, il ne semble pas qu'il y ait seulement ressemblance de situation ; il y a parité de date. Car Lindos fut fondée, dit-on, par le commerce phénicien et nous voyons par la toponymie des Phéaciens que des Sémites ont aussi dû l'inventer : Korkyra Scheria semble de même origine et de même époque que les doublets des îles voisines Paxos-Plateia, Samè-Képhallènia, etc., ou des autres îles grecques, Kasos-Achnè, Rhèneia-Keladoussa, etc. Si l'on prend bien garde au texte odysséen lui-même, on y peut relever, semble-t-il, certains indices de cette origine levantine.

Par quelques détails de leur costume et de leurs mœurs, les Phéaciens semblent se distinguer des Achéens et se rapprocher des nations de l'Extrême-Levant : Les Égyptiens, dit Hérodote, portent des vêtements de lin qu'ils veulent toujours fraîchement lavés ; ils y attachent le plus grand soin, car ils vont jusqu'à préférer la propreté à l'élégance[27]. On croirait entendre Nausikaa : Mes frères veulent toujours des vêtements fraîchement lavés[28]. L'épithète νεόπλυτος ne se trouve qu'en ce passage des poèmes homériques : l'épithète équivalente εύπλυνής, bien lavé, ne se rencontre aussi qu'appliqué aux phares, dont les Phéaciens font présent à Ulysse[29]. Autre détail. Le roi et la reine des Phéaciens, Alkinoos et Arétè sont frère et sœur, en même temps que mari et femme[30]. Ils sont nés des mêmes parents qui leur ont donné le jour. Ces mots ne peuvent prêter à amphibologie. Parents, τοκήες, ne se rencontre dans les poèmes homériques qu'au pluriel pour désigner les deux auteurs de vie, les père et mère[31]. Ce mot ne peut avoir et n'a jamais eu d'autre sens : il désigne celui qui a engendré et celle qui a enfanté. Alkinoos et Arétè, fils et fille des mêmes parents, sont donc frère et sœur et pourtant ils sont mari et femme. Voilà qui scandalisa plus tard la morale grecque : on ne put admettre que le Poète, source de toute sagesse et de toute vertu, eût écrit une pareille énormité. Car les Hellènes, en général, ont sur les mariages entre frère et sœur les mêmes idées que nous. Que les Dieux, Zeus et Hèra par exemple, aient commis de pareilles unions, la tradition l'admet et la nécessité le légitime : la première famille divine, comme la première famille humaine, semblait n'avoir pas pu se reproduire autrement. Mais que parmi les hommes, parmi les personnages de l'épopée, de telles mœurs abominables aient pu fleurir et que le Poète les ait notées sans un mot de blâme, sans un étonnement, voilà qui pour la conscience grecque est inadmissible. Les scholiastes se hâtent donc, par une note, d'expliquer à leur façon, c'est-à-dire à contresens, le texte odysséen : parents, disent-ils, est ici pour grands-parents, τό γάρ τοκήων δηλοΐ καί τό προγόνων[32]. La morale grecque serait sauvée, en effet, si Alkinoos et Arétè, descendante des mêmes ancêtres, étaient seulement oncle et nièce ou cousin et cousine. Aussi la note des scholiastes est aussitôt accueillie par les éditeurs. Mais elle ne suffit pas encore. Comme le texte homérique est mis dans toutes les mains, expliqué dans toutes les écoles, il ne faut pas que les jeunes esprits puissent être induits à des idées fausses ou à des pensées malhonnêtes. Une main pieuse intercale dans le texte primitif treize vers, qui sont une évidente interpolation. Voyez plutôt le passage :

Athéna, sous la figure d'une vierge à la cruche, conduit Ulysse au palais et lui donne quelques conseils : Entre dans le palais. Ne crains rien. Avec un peu d'audace, on mène il bien toutes les affaires. C'est la reine que tu vas rencontrer d'abord dans le palais. Elle s'appelle Arètè de son nom. Elle est fille des mêmes parents qui ont engendré Alkinoos.... Elle a une grande influence sur ses enfants, sur Alkinoos lui-même et sur le peuple, qui la considère un peu comme une divinité et qui dans les rues la salue de ses acclamations. C'est que vraiment elle ne manque ni d'un esprit de sagesse ni de bonnes intentions : elle apaise les querelles. Si jamais elle te prend en affection, tu peux être sûr de revoir tes amis et ton palais dans la terre de ta patrie[33].

Ce petit discours est très clair, très bien ordonné et fort utile à entendre pour le héros qu'il renseigne. De plus, il est complet : rien n'y manque et il n'a besoin d'aucun commentaire. J'en ai pourtant retranché les treize vers qui, dans notre texte actuel, vont du vers 56 au vers 69. C'est là que la piété de l'interpolateur s'est donné carrière :

Elle est fille des mêmes parents qui ont engendré Alkinoos. [Car Poséidon engendra d'abord Nausithoos, de Périboia, la plus belle des femmes et la fille aînée du vaillant Eurymédon, qui régnait sur les Géants et qui se perdit, lui et son peuple. Donc Poséidon, uni à Périboia, engendra Nausithoos qui régna sur les Phéaciens. Nausithoos engendra Rhéxènor et Alkinoos. Le premier mourut jeune en ne laissant qu'une fille, Arétè, dont Alkinoos fit sa femme et il l'honora plus qu'épouse au monde n'est honorée de son maria.] Elle a une grande influence, etc....

On sent combien ce bavardage est inutile et comment cette généalogie n'intervient que pour légitimer le contre-sens de parents = ancêtres, τοκήων = προγόνων. Les noms de Rhéxènor et de Périboia ne reparaîtront plus dans le poème, sauf en un vers qui, étant aussi une interpolation, se retranche sans difficulté (v. 146 du même chant). Que l'on relise le texte restitué et que l'on dise si du vers 56 au vers 69 il est besoin de la moindre addition.

ρτη δ νομ στν πνυμον, κ δ τοκων

τν ατν ο περ τκον λκνοον βασιλα. v. 55.

κενη [γάρ] περ κρι τετμητα τε κα στιν, etc. v. 69.

La traduction parents = ancêtres, τοκήων = προγόνων, n'est pas seulement un contresens verbal : ce me semble en outre un contresens historique. Si les Hellènes n'admettent pas le mariage entre frère et sœur, il y a des peuples qui le pratiquent, et de préférence à tout autre. Le poème odysséen lui-même nous donne un autre exemple de ces unions scandaleuses : le roi Aiolos a six fils et six filles, qu'il a mariés deux à deux et qui vivent tous dans son palais.

το κα δδεκα παδες ν μεγροις γεγασιν,

ξ μν θυγατρες, ξ δ υἱέες βοντες·

νθ γε θυγατρας πρεν υἱάσιν εναι κοτις[34].

Ce texte ne peut soulever le moindre doute : le roi Aiolos a donné ses six filles pour épouses à ses six fils. Les Pharaons égyptiens en usent ainsi :

À la cour d'Égypte, dit G. Maspero[35], la famille royale était très nombreuse. Les femmes se recrutaient chez les hauts seigneurs de la cour et chez les grands seigneurs féodaux. Mais on rencontrait aussi parmi elles beaucoup d'étrangères, filles ou sœurs des petits roitelets libyques, nubiens ou asiatiques. Elles venaient aux bras de Pharaon comme otages et garantissaient la fidélité de leur peuple. Toutes ne jouissaient pas d'un traitement identique ni d'une considération pareille, et leur condition première réglait leur état dans le harem, à moins que le caprice amoureux du maître n'en décidât autrement. La plupart demeuraient simples concubines leur vie durant. D'autres s'élevaient au rang d'épouses royales. Une au moins recevait le titre et les privilèges de grande épouse ou de reine....

Chez Alkinoos, Arétè est la grande daine, la maîtresse, δέσποινα.

... C'était rarement une étrangère, presque toujours une princesse née dans la pourpre, une fille de Râ, autant que possible une sœur du Pharaon ; héritant au même degré et dans des proportions égales la chair et le sang du soleil, elle avait plus que personne au inonde qualité pour partager la couche et le trône de son frère. Elle possédait sa maison particulière, son train de serviteurs et d'employés. Tandis qu'on séquestrait à peu près les femmes secondaires dans le palais, elle entrait ou sortait librement, se montrait en public avec ou sans son mari....

[δειδέχαται μύθοισιν ότε στείχησ' άνά άστυ.]

Le protocole reconnaît solennellement en elle la suivante de l'Horus vivant, l'associée au Seigneur du Vautour et de l'Ureus, la très douce, la très louable, celle qui voit son Horus ou l'Horus et le Sit face à face. Son union avec le roi-dieu la fait déesse,

[οΐ μέν 'ρα θεόν ώς εΐσοφόωντες]

et lui impose l'obligation d'accomplir pour lui toutes les fonctions dont les déesses s'acquittent à côté des dieux.... Elle marche derrière l'époux dans les processions, donne audience avec lui,

[...καί άνδράσι νείκεα λύει]

gouverne pour lui pendant qu'il guerroie au dehors ou qu'il parcourt son royaume[36].... Le rôle des princesses grandit singulièrement depuis la XIIe dynastie. On distingue au moins autant de reines que de rois parmi les personnages qui président aux destinées de l'Égypte. Les fils conservent la prépondérance sur les filles, quand les uns et les autres naissent de l'union d'un frère et d'une sœur utérins et consanguins à la fois et se trouvent par conséquent de conditions égales. Les fils en revanche perdent la prépondérance dès qu'il leur manque le moindre quartier de noblesse du côté maternel et ils s'éloignent d'autant plus du trône que leur mère tenait de moins près à la lignée de Râ. Toutes leurs sœurs, issues de ces mariages qui nous semblent incestueux, prennent le pas sur eux et l'aînée devient le Pharaon légitime[37].

Le Pharaon n'est donc roi absolument légitime que si, fils d'un frère et d'une sœur, il est encore l'époux de sa propre sœur. Aménothès avait épousé Ahhotpou, sa sœur de père et de mère ; la fille qui naquit de cette union Ahmasi, fut donnée en mariage à l'un de ses frères. Thouthmosis, qui n'était que le fils d'une concubine. C'était donc Ahmasi qui, reine de plein exercice, aurait pu réclamer le pouvoir suprême ; mais elle le laissa à son mari et se contenta du second rang[38].

Il semble bien que, chez les peuples levantins qui sont soumis à l'influence égyptienne, la mode de ces unions entre frère et sœur, comme tant d'autres modes d'Égypte, s'implante dans les familles royales. A lire sans parti-pris certaines pages de l'Écriture, il semble que ces unions ne paraissent ni incestueuses ni mêmes étranges dans le harem de David : Amnon, l'aîné des fils de David et d'Akhinoam, celui que son âge semblait désigner comme l'héritier de la couronne devint éperdument amoureux d'une de ses sœurs qui était fort belle. Tamar, fille de David et de Maaka. Au lieu de la demander en mariage, il feignit d'être malade, insista pour être soigné par elle, et quand il la tint seule dans sa chambre, il la viola malgré ses larmes. Le crime consommé, il fut saisi de dégoût et de haine ; il la repoussa et, comme elle le suppliait de lui rendre l'honneur en l'épousant, il la fit chasser avec opprobre par ses valets. Elle alla crier vengeance chez Absalon, son frère de mère. David s'indigna. Mais il aimait son premier né et ne put se résigner à le punir. Absalon dissimula sa colère : mais au bout de deux ans il tua Amnon.... On remarquera que Tamar demande à Amnon de l'épouser et que l'unique reproche adressé au fils du roi est, après avoir violé sa sœur, de n'en avoir pas fait sa femme[39]. Le texte des Écritures dit très clairement que ces unions entre frère et sœur sont possibles et légitimes. Quand Amnon fait les premières avances à sa sœur, Tamar refuse par ces mots : Non : les choses ne se passent pas ainsi en Israël. Mais parle au roi : il ne me refusera pas à toi[40]. Tamar veut être épousée régulièrement, au grand jour, par son frère, et elle ne prévoit aucune objection de leur père commun. Au reste, la poésie amoureuse des Hébreux comme des Égyptiens donne aux mots de frère et de sœur la signification d'amant et de maîtresse. Dans la langue et dans les mœurs des ports phéniciens, l'influence égyptienne si profonde avait eu sans doute les mêmes résultats. Et c'est pourquoi, dans notre périple odysséen, il faut nous en tenir au sens strict et unique de parents, τοκήων : père et mère : Arétè et Alkinoos sont frère et sœur, et leur royauté n'en parait que plus divine....

Il faudrait n'attacher qu'une minime importance à ces particularités des coutumes et des mœurs phéaciennes, et l'on n'en tirerait légitimement aucun indice certain, si le texte odysséen lui-même ne nous faisait connaître l'origine de ce peuple navigateur : Ils habitaient jadis dans Hypérie aux larges campagnes. près des Kyklopes arrogants qui les tracassaient[41].

Les Anciens ignoraient déjà le site d'Hypérie et ils promenaient les Kyklopes de Sicile en Italie et de Lycie en Morée. La suite du poème odysséen va nous conduire dans le pays des Kyklopes. Nous verrons alors que les noms authentiquement grecs de Kykl-ope-l'Œil Rond, Κύκλ-ωψ, et d'Hypérie-la Haute, Ύπερείη, ne sont que la traduction de noms étrangers bien connus. Avec ces noms grecs et ces noms étrangers, nous allons reconstituer encore une chaîne des doublets gréco-sémitiques. L'équivalent sémitique de œil, ώψ, étant oin, et celui de cercle, κύκλος, étant otr'a, le vrai nom de la Kyklopie, du Pays des Yeux Ronds est Oin-otr'a, dont les Grecs ont fait Οίνωτρία et les Latins Oinotria. De même l'équivalent de la Haute, Ύπερείη, est Kum'a. Et nous arrivons à cette traduction parfaitement claire : Les Phéaciens habitaient jadis Kumè de Campanie, près des Oinotriens, et c'étaient des Leukadiens ou Leukaniens, car le nom Φαίκες ou Φαίηκες, Phéaciens, qui n'a aucun sens en grec, n'est aussi que la transcription d'un nom sémitique : la racine sémitique b. e. y signifie être blanc et exprime les qualités de blancheur et d'éclat ; sa vraie traduction grecque serait λευκαίνω. Et la transcription de Beakim, en Φαίκες est tout à fait légitime. Nous savons que le ב sémitique n'est pas l'équivalent exact du β grec, mais que les Hellènes le rendent par un π, un φ, ou par une lettre double μπ ou μφ. Quant aux deux autres consonnes, ה est ε ou αι, ק est κ.... Les Phéaciens sont des navigateurs venus de l'Occident qui, jadis établis à Kumè de Campanie, puis chassés par les montagnards oinotriens, transportèrent leur ville sur la côte corfiote.

Je ne légitime pas ici, de point en point et lettre par lettre, les transcriptions ou traductions de ces noms propres. Ulysse va nous mener au pays des Kyklopes. C'est alors, sur les lieux, que nous discuterons la toponymie grecque et préhellénique de cette Italie napolitaine. Pour le moment, je réclame du lecteur un crédit provisoire. Je lui demande d'admettre que nos Phéaciens, venus de Kumè au long des côtes italiennes, ont abordé l'île de Corfou par le Nord-Ouest. Du dernier cap italien S. Maria di Leuca, ils ont traversé le canal Adriatique, atteint l'île de Fano, puis longé l'île de Samotraki. Saluant ensuite le Karavi, le Bateau de pierre, ils ont enfin côtoyé le rivage occidental de Corfou, en atterrissant près du cap Kephali, comme disent les modernes : Phalakron, disaient les Anciens, la Tête Chauve. C'est la route la plus directe et la plus ordinaire des navires à voiles : Partis de Brindisi, dit Strabon, les navires ont dix-sept cents stades jusqu'au promontoire de Kassiopè. Les navires partis de Tarente ont à peu près la même distance jusqu'à un autre cap corfiote dans le Sud-Est de Kassiopè[42].

Venus de l'Ouest, c'est à la côte occidentale de l'île que ces marins primitifs devaient fixer leur établissement. Nous connaissons la règle générale de ces ports insulaires, tournés vers la partie de l'horizon qui leur amène les flottes et leur trafic. En ceci, la Korkyra préhellénique ressemble encore aux autres îles levantines avec leurs capitales antérieures aux Hellènes. Il faut encore et toujours revenir à l'exemple de Rhodes. Située sur le détroit qui ouvre les mers grecques aux bateaux levantins, Rhodes est la porte hellénique du Levant : sur le détroit qui ouvre l'Occident, Korkyre est vraiment la porte ou la sortie occidentale des mers helléniques. Les deux îles symétriquement placées se font pendant aux extrémités du monde grec. A Rhodes, depuis les Hellènes jusqu'à nos jours, le grand port est installé sur le bord même du détroit, dans la plaine de pour le besoin du trafic insulaire et du transit maritime. Mais ce grand port ne remonte, nous le savons, qu'au cinquième siècle avant notre ère. Le premier emporion n'était pas là. Tournant le dos au détroit, Lindos regardait la mer du Sud-Est qui lui avait amené les flottes de Danaos et de Kadmos. Éloignée de la plaine, Lindos s'appuyait à une haute montagne qui la couvre tout autour, et sa baie offrait un double port aux flancs d'une acropole péninsulaire. Comparez maintenant l'histoire et la topographie de Korkyre. Depuis l'antiquité classique jusqu'à nos jours, les bateaux n'ont fréquenté que la rive orientale de Corfou, la côte de la plaine et du détroit. Les périples et les géographes n'ont connu que les stations de cette côte. Nul, parmi les Anciens. ne mentionne les mouillages et le bourg de notre baie de Liapadais. Au XVIIIe siècle, Bellin dit encore : L'isle a dix ou onze lieues de longueur : on y compte environ quarante mille âmes. Il n'y a que deux villes, savoir Cassopo, qui est le Cassiopè des Anciens, et Corfou, qui est la capitale. On assure qu'il y a une centaine de villages dans l'isle.... Il y a quelques autres ports dans l'isle, propres pour de médiocres bâtiments. Mais ils ne me sont pas connus et d'ailleurs ils ne sont pas fréquentés, si ce n'est par de petits bâtiments qui y vont pour le peu de commerce qui s'y fait[43]. Mais avant la capitale grecque, Corfou avait eu comme Rhodes une Lindos tournant le dos à la plaine et au détroit, s'appuyant à la montagne qui la couvre des indigènes, et ouvrant ses deux ports aux arrivages des étrangers, aux flottes de l'Italie ou de l'Afrique, de Kumè, d'Utique ou de Carthage : c'est notre Ville d'Alkinoos.

Comme Rhodes encore, Korkyre est sans doute une île grecque, mais un peu à l'écart, aux extrémités du monde grec. Les Hellènes fréquentent ou possèdent ces deux îles. Mais souvent aussi ce sont des étrangers, des peuples de la mer qui les occupent : Rhodes durant trois ou quatre siècles demeure la possession des pirates latins qui s'intitulent chevaliers de Rhodes ; Corfou reste pendant six cents ans une terre vénitienne.... Les marines grecques connaissent le chemin et les mouillages de ces deux îles. Mais, actuellement encore, Rhodes et Corfou sont en dehors du bourdonnement des barques helléniques. Une multitude de cargo-boats indigènes, de voiliers ou de petits vapeurs, rattachent par mille réseaux les autres îles Ioniennes à la côte du Péloponnèse et au port de Patras : Corfou n'a qu'une ou deux lignes de grands bateaux, de bateaux étrangers, entre elle et la terre hellénique. Ces relations actuelles nous expliquent les relations d'autrefois.

Aux temps homériques, la terre des Phéaciens est à l'écart des terres achéennes : Ithaque fait partie du monde achéen, Ulysse est un héros de l'armée achéenne ; Alkinoos est un étranger. La Phéacie est pourtant en rapports avec la Patras de ce temps, je veux dire avec la Pylos de Nestor. Car Pylos est alors le grand port achéen sur la mer occidentale. Les barques pyliennes et les bateaux phéaciens font la navette de l'une à l'autre : Ithaque, à mi-chemin, est leur étape médiane, leur reposoir et leur bazar commun. Les marines achéennes connaissent donc la Phéacie. Mais cette île écartée n'apparaît à la foule achéenne que dans la brume du lointain. On sent bien, à lire le texte de l'Odyssée, que les relations sont parfois empreintes de défiance : les étrangers ne trouvent pas en Phéacie un accueil toujours cordial. Il est impossible cependant de rien comprendre à ce texte odysséen si l'on ne suppose que des rapports prolongés ou des périples écrits donnèrent aux marines achéennes une connaissance minutieuse et très exacte des parages phéaciens.

L'étude de la Télémakheia nous avait déjà conduits à cette demande : comment le poète a-t-il pu décrire si exactement, si minutieusement, les sites, routes et mouillages de Pylos ? Et nous n'avions trouvé qu'une réponse : c'est qu'à la cour des Néléides, dans les villes d'Asie Mineure, des poèmes ou des périples se transmettaient, qui rendaient familiers aux oreilles de tous, les sites, les routes, les cultes et les parages de l'ancienne ville des aïeux. L'étude de la Phéacie conduit à une pareille demande : comment le poète a-t-il possédé une connaissance si précise du pays phéacien ? Les philologues répondent : J'admettrais volontiers que des marins d'Ionie, étant allés à Corfou, ont pu rapporter chez eux le souvenir d'une île lointaine, très riante, très fertile, peuplée d'excellents marins, et que ces contes de matelots, transformés par l'imagination populaire, ont pu devenir une légende merveilleuse[44]. Légendes merveilleuses, contes populaires, imagination, fantaisie, il y en a dans l'Odyssée, mais beaucoup moins qu'on ne suppose. L'Odyssée est une œuvre d'art grecque. Or, en une œuvre grecque, quelle qu'elle soit, faire la part prépondérante à l'imagination et à la fantaisie ; voir en une œuvre grecque autre chose que la fidèle peinture, la copie d'un modèle déterminé ; mettre sur le même pied la raison hellénique et la fantaisie arabe, les voyages d'Ulysse et les voyages de Sinbad ; c'est, je le répète, méconnaître de parti pris les caractères fondamentaux de l'hellénisme. Voyez comment les Grecs eux-mêmes jugent l'œuvre d'Homère : Tous ses mythes, nous dit Strabon, ne sont que de véridiques histoires à peine embellies, car un défilé de vains miracles sans réalité ni vérité n'est pas homérique[45]. L'Odyssée n'est pas une tératologie ; comme toutes les œuvres grecques, ce n'est qu'une peinture poétique de réalités authentiquement vraies[46]. Quelle valeur prennent tous ces mots de Strabon après notre étude de la Phéacie ! Dans nos Instructions nautiques et sur nos cartes marines, nous avons trouvé le commentaire littéral et les plans topographiques de notre prétendu conte odysséen. Sans la carte marine et sans les Instructions, il était impossible, — et l'exemple des commentateurs anciens ou modernes est là pour nous avertir, — de discerner sous la légère broderie poétique la trame réelle de toute cette histoire : on ne voyait que le conte parce que l'on ignorait la réalité. Mais vous prenez les cartes et descriptions de nos marins et, tout aussitôt, vous retrouvez la trame du poème ; sous la broderie, apparaît un tissu compact, serré, de faits géographiques rigoureusement exacts et minutieusement notés. Quand vous avez, par le détail, vu comment chaque épithète du poème correspond à une particularité du site, comment chaque aspect de côtes et de montagnes, chaque disposition de promontoires ou de ports, et les distances réciproques des fleuves et des villes, et les alentours des sources et fontaines, bref toutes les descriptions, sont conformes à la réalité tangible, à la vérité scientifique et expérimentale : il ne vous est plus possible de penser encore à des souvenirs de matelots. Vous ne pouvez plus songer, je crois, qu'à un journal de navigateur, à un périple. En mettant bout à bout les descriptions odysséennes de la Phéacie, vous reconstitueriez une page de nos Instructions nautiques. Et cette page, la voici dans ses grandes lignes :

L'ile des Phéaciens est élevée ; ses montagnes boisées apparaissent de loin ; elle présente à la mer sauvage une côte abrupte avec des falaises droites et des écueils dangereux[47]. Mais elle a quelques mouillages. On rencontre d'abord une petite anse couverte du vent avec une plage de graviers, des fourrés de joncs et des pentes d'olivettes. Il faut prendre garde aux cailloux coupants. De la mer, on voit les cascades d'un fleuve qui tombe sur la plage par une série de bassins où les femmes viennent laver.

Puis on rencontre la ville des Phéaciens. Elle est loin du fleuve, niais une route plate à travers la plaine de l'intérieur y peut conduire aussi. Dans un cercle de hautes montagnes qui la couvrent tout autour, la ville est sur un promontoire entre deux bons ports dont l'entrée resserrée est un peu difficile[48] : le palais et les jardins du roi, faciles à distinguer, sont en haut ; le marché est en bas avec une église de Poséidon et une source où l'on peut faire de l'eau ; il y a de l'eau aussi dans le fond du grand port, à côté de la route, où est un autre jardin royal et le bois sacré d'Athèna[49]. Les Phéaciens sont des passeurs qui gagnent leur vie à franchir l'abîme de la mer Occidentale, d'où ils viennent. Car ils sont venus du pays des Yeux Bonds, où ils habitaient Hauteville. Les Barbares de ce pays les forcèrent à s'enfuir. Leur ville très riche regorge d'or et de choses précieuses.... Après la ville, les falaises et les écueils continuent. Un rocher ressemble à un navire en marche[50], les indigènes disent que c'est un bateau que la colère divine a changé en pierre....

Ainsi restitué, ce fragment de périple porte, je crois, sa marque d'origine. Décrivant successivement le fleuve, la ville et le Bateau de pierre, il commence la revue de la côte par le Sud et la finit par le Nord : il trahit ainsi une navigation et une marine allant du Sud-Est au Nord-Ouest, des terres achéennes aux mers italiennes, de Pylos au canal Adriatique. Le poète a respecté l'ordre du périple comme il en respectait les mots. Les épisodes de son récit ne sont que les vues de côte successives qu'un navire achéen aurait au long de ces rivages corfiotes. L'histoire commence au fleuve, se poursuit aux lavoirs et sur la route qui mène à la ville, et finit, pour le principal, à la Ville, à l'agora et au palais d'Alkinoos. Un dernier incident vient recoudre la dernière vue de côte : une fois Ulysse rapatrié, le navire phéacien revient pour que Poséidon le change en pierre. Et nous retrouvons ici le procédé que nous avions signalé déjà dans l'épisode de Kalypso. Le poète n'invente rien. Mais il arrange et dispose. Il ne fait que mettre en œuvre les données de son périple ; mais il les travaille à la mode hellénique, soit par la vie anthropomorphique qu'il prèle aux objets inanimés, soit par l'ordre rationnel et la disposition esthétique qu'il introduit entre les divers éléments. D'une série de vues, il fait un tableau. Ce tableau est encore une exacte copie (le la nature. Mais il est « composé » : il a des parties dans l'ombre et d'autres en pleine lumière, des personnages de fond et des personnages de premier plan. Ce tableau est complet : le poète ne néglige aucune des données que lui fournissait le périple. Mais pour faire entrer toutes les données dans son cadre, il a dû les grouper, c'est-à-dire les subordonner et les rattacher les unes aux autres, resserrer les unes, développer les autres, et toutes les unir. Nous avions déjà quelques exemples de sa manière : il avait donné à l'île de Kalypso les forêts, les vignes et les sources des côtes mauritanienne ou espagnole ; autour du personnage principal que lui avait fourni l'Île de la Cachette, il avait groupé en épisodes ou en qualités secondaires les autres particularités du Détroit. Ce n'est pas autrement qu'ici il fait assister les Phéaciens, réunis sur le port, à la pétrification du croiseur qui revient d'Ithaque. Ce bateau pétrifié n'est pas une invention. Il existe. Et le périple en parlait comme le poète, et le périple le situait au bout de la terre phéacienne. comme le poète le met au bout de son histoire phéacienne. Mais le périple ne disait pas que du port phéacien on aperçût le Rocher du Bateau : entre la baie de Liapadais tournée vers le Sud et ce rocher du Karavi sur la côte septentrionale, le Saint-Ange et l'Arakli interposent leur gigantesque écran ; du haut seulement de leur montagne côtière, les Phéaciens pourraient apercevoir le Bateau, comme les garnisons vénitiennes du Saint-Ange l'apercevaient, à l'horizon lointain.... Mais le poète a fait rentrer le Croiseur de Pierre dans sou tableau par un artifice très simple, commun à toutes les œuvres d'art, et l'on ne voit pas au reste comment il eût pu faire autrement. Probablement le périple spécifiait même que, de la ville, ce rocher est invisible. Voyez avec quelle fidélité le périple dépeint tout le reste du pays ; il est invraisemblable que sciemment il eût, pour le site du Karavi, commis ce léger oubli. Et ici encore, comme dans tout le reste, le poète n'a fait que rendre ce que le périple lui donnait, en inventant seulement des personnages ou des incidents pour animer cette matière inerte. Si, dans le dernier détail du Bateau. le poème semble quelque peu inexact, ce n'est pas, je crois, qu'il fût moins bien renseigné par le périple moins explicite.

Mais, à sa mode, le poète introduit un incident merveilleux et moral tout ensemble. Poséidon pétrifie d'abord le Bateau. puis il encercle et couvre la ville d'une haute montagne. Donc, à l'en croire, avant que le Bateau fût pétrifié, jadis, la ville était découverte et pouvait au loin surveiller toute l'étendue des mers. La margelle de l'Arakli n'a surgi qu'après le passage d'Ulysse : aux temps antérieurs, on pouvait de la ville apercevoir la place où le Bateau fut pétrifié ; le peuple d'Alkinoos peut donc assister à cette pétrification. M. G. Fougères, à qui je dois cette dernière remarque, veut bien dans une lettre me signaler encore ceci :

La colère de Poséidon contre les Phéaciens et les manifestations de cette colère sont bien conformes aux plus vieilles et aux plus chères conceptions des Grecs. Les Phéaciens ne sont pas des marins ordinaires, qui se contentent de trafiquer dans les rades. les golfes et les mers dont le dieu permet l'accès aux bateaux des humains. Leur spécialité, leur gloire, &est d'avoir dompté l'Adriatique et, par un service de messageries extra-rapides, supprimé ce grand abîme de mer. Leur orgueil, — et les dieux ne voient jamais d'un œil favorable les humains orgueilleux, — est donc fait de deux sacrilèges. La rapidité surhumaine de leurs croiseurs est une bravade à Poséidon, dont elle écourte en quelque façon l'empire : le dieu la punit en immobilisant à jamais l'un de ces croiseurs trop rapides. En outre la suppression d'un grand abîme de nier est encore un outrage aux dieux. Chaque fois que l'homme se vante de forcer ou de changer la nature, il outrepasse ses droits : c'est une violation de l'ordre divin ; les dieux empêchent Xerxès de couper l'Athos, et Néron d'ouvrir l'isthme de Corinthe. Poséidon rappelle aux Phéaciens cette notion de limite, en leur imposant sur le dos même l'infranchissable margelle de l'Arakli.

Toute cette légende est donc bien grecque de conception et d'esprit. Les éléments à coup sûr étaient dans le périple. Mais la façon dont le poète les a mis en œuvre est significative : ce n'est toujours que la disposition logique et morale, tout ensemble, des réalités. Il faut que la pétrification ait lieu sous les regards mêmes des Phéaciens, afin que hi leçon soit efficace et que ce peuple en soit moralisé. Or le périple disait sans doute que le Bateau n'est pas éloigné de la ville ; mais il ajoutait qu'une haute montagne actuellement l'en sépare. Il faut en conséquence que cette montagne ne surgisse qu'après la pétrification du Bateau.

En ce premier épisode de l'Odysseia, tout semble donc nous inviter à l'hypothèse d'un périple, dont le poète tira la matière de ses exactes et précises descriptions. La Télémakheia nous avait ramenés du public et des villes d'Ionie au peuple et à la ville de Pylos. Derrière l'Odyssée ionienne ou éolienne, elle nous avait fait entrevoir l'existence antérieure soit de poèmes et de documents péloponnésiens, qu'auraient apportés à la côte d'Asie les émigrés de la Pylos néléenne, soit de rhapsodies populaires que, dans les villes asiatiques, auraient composées sur la Pylos néléenne des auteurs à qui les sites et les alentours pyliens avaient été familiers : c'est par des poèmes ou des écrits pyliens, nous sembla-t-il en lin de compte, que l'auteur de la Télémakheia avait été renseigné si exactement. Nous pouvons soupçonner maintenant que de pareilles sources pyliennes renseignèrent aussi le poète de l'Odysseia sur les côtes de la Phéacie et sur le peuple d'Alkinoos.

 

Nous reviendrons longuement, quand nous aurons fini les aventures odysséennes, à ce problème des origines, patrie et composition de l'Odyssée. Mais à la fin de ce premier volume, au terme de cette longue première étape, nous pouvons apercevoir déjà le chemin parcouru et le terme final. Voici que des côtes asiatiques, où vraisemblablement le poème a reçu sa rédaction définitive. nous sommes revenus par la Télémakheia au port de Pylos, où peut-être le poème a pris naissance et corps. Le début de l'Odysseia nous conduit maintenant du port de Pylos à la côte corfiote. Il semble que, par étapes, les lieux d'origine probable, pour notre poème ou pour ses sources, s'éloignent de la Grèce levantine et se rapprochent peu à peu de cette mer Occidentale, où l'identification Kalypso-Ispania nous avait si brusquement transportés. D'Homère le Smyrniote à Kalypso l'Espagnole, nous avons déjà les intermédiaires de Nestor le Moraïte et d'Alkinoos le Corfiote. Et voici que nous apercevons vaguement une nouvelle escale dans cette Hypérie des Kyklopes. dans cette Kumè de Campanie, où la tradition hellénique voyait une si vieille fondation des thalassocrates. C'est vers Kumè maintenant que la suite de l'Odysseia et la méthode des Plus Homériques vont nous conduire. C'est à Kumè que nous allons trouver la vérification dernière de tous nos calculs phéaciens : quelque vraisemblable en effet que puisse nous paraître l'identification de la Ville et du pays phéaciens avec notre côte corfiote de la Mer Sauvage. nous n'aurons une complète certitude que si réellement les fondateurs de cette Parga primitive sont venus des mers occidentales, à travers le canal Adriatique, et s'ils se sont fixés au bord de ce canal pour faire le métier de passeurs et vivre de ce passage.

Mais cette certitude va nous être fournie par l'Odysseia elle-même, si nous l'expliquons à la mode des Plus Homériques. Dans le pays de Kumè nous trouverons les monstres et les géants, les nymphes et les rois, qui tour à tour accueillirent ou traquèrent notre héros. Or les Anciens reportaient à l'an 1019 avant Jésus-Christ la première fondation de Kumè. Les modernes ont rejeté cette date : elle est, disent-ils, beaucoup trop vieille pour l'établissement d'une colonie grecque, où qu'elle soit et quelle qu'elle soit[51]. L'Odyssée nous donne l'explication de cette date. La liante Ville fut réellement fondée en 1049, — au XIe siècle. dirons-nous moins précisément, — non par des Hellènes, mais par d'autres peuples de la mer, qui lui imposèrent son nom sémitique de Kumè et que les sauvages indigènes chassèrent ensuite, comme aux temps historiques ils chassèrent les Hellènes de cette Haute Ville campanienne. Notre poème odysséen est postérieur de deux générations à cette fuite des premiers Kuméens, qui elle-même ne dut pas survenir aussitôt après la fondation de la ville. En comptant donc cent cinquante ou deux cents ans entre la première fondation de Kumè et la rédaction de l'Odyssée. nous faisons, je crois, un calcul assez probable et nous retombons sur une date approximative, à laquelle nous étions arrivés déjà par un autre calcul ; car l'étude des marines odysséennes nous avait amenés à cette conclusion que, semblables aux vaisseaux égyptiens de la dix-huitième dynastie. les galères achéennes étaient toutes différentes des vaisseaux de Sennachérib.

Mais nous retombons aussi sur la date que nous donnait Hérodote : Hésiode et Homère sont mes aînés de quatre cents ans, pas plus. C'est au plus tôt vers 850 avant Jésus-Christ qu'il faudrait, je crois, placer la composition (je ne dis pas la rédaction dernière) de l'Odyssée. La Méditerranée que le poème nous fait connaître est au plus tôt la Méditerranée de l'an mil avant Jésus-Christ. Antérieurement à ce premier millénaire, les fouilles de Crète et les documents de Knossos suppléeront-ils aux documents grecs, qui ne vont pas jusque-là, et aux documents levantins d'Égypte ou d'Assyrie qui se taisent encore là-dessus ? Quand Knossos nous aura livré des documents lisibles, il est possible que nous découvrions une Méditerranée antérieure, toute différente de notre monde homérique[52] ; il est possible aussi que. à plusieurs siècles de distance, cette Méditerranée de Minos, pour lui donner un nom, ressemble étrangement à notre Méditerranée d'Ulysse.

Je ne cache pas que, dès maintenant, j'incline plutôt vers la seconde de ces hypothèses. La Méditerranée phénicienne de l'an mille m'apparaît comme la fin de thalassocraties levantines qui ont duré plusieurs siècles : l'Odyssée marque le début des thalassocraties grecques d'Europe ou d'Asie. Durant de nombreuses générations avant l'Odyssée, je crois que les flottes d'Égypte et de Syrie ont exploité les marchés helléniques, comme les flottes sidoniennes les exploitent encore aux temps odysséens. Pour la Crète en particulier, je crois que nous pourrions répéter le calcul que nous avons fait déjà si souvent pour les autres îles et qui constitue, en somme, toute notre théorie : calcul topologique et calcul toponymique.

Calcul topologique. La Crète à travers les siècles a toujours eu deux capitales possibles. Aux temps hellénistiques et romains, quand la Crête regarde vers t'Égypte et vers la Cyrénaïque, elle a sa capitale dans la plaine de la Messara, sur la mer du Sud : c'est Gortyne avec ses deux ports de Matala et de Lében. Aux temps vénitiens et turcs, quand la Crète regarde vers l'Archipel et vers l'Europe, sa capitale se transporte à Candie, sur la mer du Nord. Or la tradition nous dit que la première capitale de la Crète préhellénique fut à Gortyne et que là vinrent débarquer Europè et son frère Kadmos. Plus tard, lorsque Minos fonda sa thalassocratie égéenne, il transporta aussi sa capitale dans les environs de Candie, à Knossos, où, sur l'Archipel, il avait son grand port de Hérakleion. Comme à Rhodes, comme à Samos, Kos, Thèra, Salamine, et comme à Korkyre. il semble donc que la première capitale de la Crète ait tourné le dos aux mers et terres helléniques et qu'elle ait tendu ses deux ports vers les convois étrangers, vers les arrivages d'Égypte ou de Libye.

Calcul toponymique. Les relations primitives des îles avec le Levant étant ainsi prouvées, c'est par des doublets toponymiques que nous avons découvert la nation et la race de ces premiers navigateurs. Les doublets gréco-sémitiques nous montrent que ces navigateurs parlaient une langue sémitique. Or ces doublets peuvent, je crois, se retrouver en Crète et surtout dans la légende de Minos. J'ai dit que Ida-Diktè me semblait l'un de ces doublets et que les Daktyles-Idaiens sont bien les fils de Daktylos et d'Ida, parce qu'ils sont ces génies du doigt ou de la main, daktulos en grec, ida dans les langues sémitiques. J'établirai quelque jour que l'histoire de Minos, comme les aventures d'Ulysse, nous serait peut-être entièrement expliquée par une chaîne de semblables doublets : le nom même de Knossos me parait venu de langues sémitiques.... Mais il convient d'attendre la fin des fouilles entreprises à Knossos et la publication complète des résultats. Pour le moment, faute de documents écrits et déchiffrés. l'histoire des origines grecques s'arrête aux poèmes homériques, au premier millénaire avant Jésus-Christ, au temps, dont parle Thucydide, où les Phéniciens mêlés aux Kariens occupaient la plupart des îles.

Rendant compte tout récemment des fouilles de M. Evans, M. Salomon Reinach terminait son étude de la Crète avant l'Histoire[53] par ces mots :

En somme, les fouilles de M. Evans sont, dans l'histoire de l'archéologie, un événement capital ; elles nous révèlent une civilisation encore plus riche et plus avancée que celle dont les découvertes de Schliemann nous avaient instruits ; elles portent le coup de grâce à toutes les théories qui attribuent aux Phéniciens une part prépondérante dans les très vieilles civilisations de l'Archipel ; mais peut-on dire qu'elles résolvent définitivement le problème des origines mycéniennes ? J'ai déjà dit que je demande la permission d'en douter.

Quelques pages plus haut, M. Salomon Reinach disait :

M. Milchhœfer signalait déjà les influences crétoises sur l'art archaïque de l'Italie : Plusieurs traditions mentionnent des relations anciennes entre le Péloponnèse et la Crète d'une part, la grande Grèce et la Sicile de l'autre. Le Crétois Aristoklès exécuta une offrande pour Évagoras de Zancle. Dédale, selon la légende, est venu à Cumes, d'où sa réputation s'est étendue sur une grande partie de l'Italie ; les villes siciliennes de Minoa et d'Engyon passaient pour avoir été fondées par les Crétois ; Athénée et Strabon vont jusqu'à dire que tout le peuple des Iapyges est originaire de Crète. Les rapports entre la Crète et l'Italie méridionale, attestés par les écrivains anciens, ont encore été mis en lumière par M. Ettore Pais en 1892 et en 1894. Ce savant a fait observer que la Crète possédait une rivière du nom de Messapios (à rapprocher des Messapiens de l'Italie méridionale) ; que Phalante, le héros national des Messapiens, avait été sauvé dans le golfe de Crissa par un dauphin, comme les Crétois y avaient été guidés par Apollon Pythien sous la forme du même animal ; que Iapyx, éponyme des Iapygiens, était, suivant un historien, fils de Dédale et d'une femme crétoise. En 1896, M. Patroni cita, à l'appui de la même opinion, des arguments archéologiques qui confirment d'une manière éclatante les vues de M. Milchhœfer. line série de vases archaïques découverts en territoire messapien présentent des analogies tout à fait frappantes avec les céramiques mycéniennes, alors que les vases italiens sont chronologiquement très postérieurs. Il semble donc bien que le style mycénien a été introduit dans l'Italie méridionale par les Crétois et qu'il y a survécu, comme en Illyrie, à Chypre, sur la côte d'Asie, dans la Russie méridionale et sans doute ailleurs encore, à la révolution industrielle produite dans la Grèce propre par l'invasion des barbares doriens. Nous possédons des inscriptions messapiennes que nous ne comprenons pas ; qui sait si l'on n'y découvrira pas un jour une langue apparentée à celle de l'inscription inintelligible de Præsos et de ces inscriptions indéchiffrables de Crète, dont le premier spécimen, comme nous l'avons dit, a été signalé en 1881 par M. Stillman ?

L'Italie méridionale fait face à notre Phéacie. Elle est sur l'un des bords de ce Canal d'Otrante, dont la Ville d'Alkinoos occupe l'autre rive. Les Phéaciens, si réellement ils sont venus de Kumè, ont dû la longer, la connaître et, si vraiment ils ont laissé sur notre rive orientale du détroit des noms sémitiques de la forme Kerkyra et Schéria, il serait étrange, invraisemblable, que sur la rive occidentale, d'où ils venaient et où les ramenait chaque jour leur métier de passeurs, ils n'aient laissé aucun pareil souvenir.

Or l'onomastique de cette côte italienne présente quelques particularités remarquables. D'abord elle semble aimer les terminaisons en entum ou ant : Tar-entum, disent les Latins ; Tar-anta, disent les Grecs ; Ver-entum, Uz-entum, etc. Sur le pourtour de la Méditerranée, un autre pays possède des noms de forme similaire : c'est la Karie avec ses Œno-anda, Alab-anda, etc. La ressemblance ne me semble pas accidentelle ni lointaine : si l'Italie a sa ville insulaire de Tar-entum ou Tar-anta, la Karie a son île de Tar-anda. Le sens de ces mots nous échappe. Quelques-uns pourtant semblent explicables et la karienne Labr-anda avec son culte de Zeus à la Hache semble bien être la Ville de la Hache : labr-us, disent les Anciens, est un mot lydien ou karien pour désigner la hache.

Autre particularité : l'Italie méridionale a toute une collection de vocables pour désigner la seule péninsule, que nous appelons aujourd'hui Pouille et qui, chez les Anciens, était la Messapia, la Iapygia, la Calabria, le Salentin, etc. : Strabon essaie vainement de discerner ces différents vocables et de donner à chacun un domaine séparé. Il semble bien pourtant qu'ils durent à l'origine être appliqués par différents peuples à des régions différentes et qu'ils sont d'origine diverse. Parmi ces noms, il en est que nous retrouvons ailleurs : Messapios se retrouve en Crète, en Béotie, en Laconie, en Locride ; Iapyge se retrouve sur ces mêmes côtes italiennes. Il faut prendre garde à ce dernier nom.

L'Italie méridionale a un Promontoire Iapygien, Άκραι Ίαπυγία, et les Trois Caps des Iapyges, Άκραι Τρεΐς Ίαπύγων. Le Promontoire lapygien est notre cap Santa Maria di Leuca : dans l'antiquité, il abritait déjà le petit mouillage de la Ville Blanche, Leuka ; en ce point, avait débarqué le Crétois Iapyge qui venait de Sicile. Depuis le Détroit de Sicile jusqu'au Canal d'Otrante, depuis le promontoire de la Pierre Blanche, Leukopetra, jusqu'à la Ville Blanche, Leuka, la côte méridionale de l'Italie présente partout la même vue de falaises blanches, dont l'éclatante blancheur est encore plus frappante pour qui vient de quitter les côtes noires de la Sicile, la lave toute noire de l'Etna et les noirs promontoires de Catane à Naxos. Les Instructions nautiques, décrivant ces parages siciliens, nous disent : Le cap Schiso, bas et noir, a été formé par le plus ancien et le plus grand torrent de lave connu.... Trizza est entièrement construite en lave, dont la couleur noire, contrastant avec la couleur blanche des linteaux et montants de porte, produit un singulier effet[54], etc. La côte italienne, au contraire, commence à cette Pierre Blanche, que les modernes nomment Cap dell' Armi et dont les rochers sont remarquables par leur blancheur[55]. La racine hébraïque i. p. g., signifie éclater, resplendir, luire, et l'Écriture a des noms de lieu de la forme lapig'a, mur. Je crois que les caps Iapygiens des Anciens ne sont que les caps Blancs des Modernes : il faut penser à une forme participiale iapoug'a, semblable à celle que nous avons déjà rencontrées, lebon'a, par exemple.

Entre le Détroit de Sicile et le Canal d'Otrante, les premiers thalassocrates avaient trois de ces caps blancs. Le premier se nommait la Pierre Blanche : les Hellènes traduisirent par Leukopetra ; l'original sémitique était sans doute quelque Skoula Iapoug'a[56]. Le second se nommait les Trois Caps Blancs : les Hellènes traduisirent la moitié de l'original sémitique et transcrivirent simplement l'autre moitié ; ils dirent les Trois Caps des Iapyges, Τρεΐς Άκραι Ίαπύγων. Le troisième enfin devait être la Pointe Blanche ; les Hellènes traduisirent et transcrivirent encore par moitié en Pointe Iapygienne, Άκραι Ίαπυγία ; mais, outre la traduction, ils nous ont conservé une bonne transcription du début de ce vocable composé, car l'équivalent exact de leur akra nous serait fourni par l'autre nom propre de ce même pays, Messapia. L'Écriture en effet nous fournit des noms communs ou des noms de lieu misep'a ou masep'a, que les Septante transcrivent en Μάσσηφα ou Μασφά et traduisent en σκόπιά : c'est l'exact équivalent de notre guette, du latin specula, du grec σκόπελος, de l'italien viglia. P. Lucas nous montrait plus haut tout ce rivage italien bordé de guetteurs et de tours. Nos Instructions nautiques décrivent encore les tours innombrables qui surveillaient au siècle dernier les moindres mouillages et signalaient toute menace de descente barbaresque. Notre-Dante Blanche, Santa Maria di Leuca, était à l'origine la Guette Blanche, Messap'a Iapoug'a : la Iapygie, dit Strabon, que les Hellènes nomment aussi Messapia.

Nous aurons longuement à revenir sur les doublets gréco-sémitiques qui longent cette côte italienne ; l'Odysseia va nous y ramener avec ses récits de Charybde et de Skylla. Il est seulement un texte de Strabon que je veux recueillir aujourd'hui : La pointe que l'on nomme Promontoire lapygien est séparée des monts Kérauniens par un détroit de sept cents stades et du cap Lakinien par un golfe de sept cents stades aussi. La petite ville voisine, Leuka, a une source d'eau fétide : chassés des Champs Phlégréens de Campanie par Héraklès, les Géants nommés Leuternes s'enfuirent jusqu'ici et disparurent sous terre : la source est alimentée de leur sanie et la contrée voisine garde leur nom de Leuternie[57]. Voilà, je pense, entre notre Hypérie des Kyklopes et notre Schérie des Phéaciens, une étape retrouvée : ces Leuternes échappés de la Phlégrée campanienne ne sont, je crois, que nos Phéaciens enfuis de Campanie, mais qui jadis habitaient Kumè la Phlégréenne, dans le Pays des Yeux, Kumè près des Monts de Terre Blanche. Une tradition, rapportée par le Pseudo-Aristote (Mirabil., 95), nous dit que ce pays de Kumè était jadis au pouvoir des Blancs[58] : Leukade ou Leuterne est, peut-être, la meilleure traduction grecque de Phaiak.

Je suis donc tout disposé à croire, comme M. Salomon Reinach, que cette Italie méridionale vit débarquer et s'installer des navigateurs venus de Crète et même de plus loin, — au temps où la Crète, comme les autres îles, avait une population de Phéniciens et de Kariens mélangés[59]. Quand les admirables découvertes des Schliemann et des Evans, quand les travaux, non moins féconds malgré leurs lacunes, de l'École archéologique (car, si j'en combats les conclusions, je suis le premier à en admirer les efforts et certains résultats), auront porté tous leurs fruits ; quand une fouille plus heureuse encore, sur quelque point de la Crète, de la Syrie ou de l'Égypte, aura fourni aux archéologues un criterium indiscutable et à leurs théories une chronologie certaine : je ne doute pas que les idées des Heuzey, des Helbig et des Pottier ne s'imposent à la science et que l'on ne remette les fossiles mycéniens ou égéens dans cette couche de la Méditerranée phénicienne, dont j'essaye de reconnaître les sédiments et de retrouver les gisements principaux.

 

FIN DU TOME PREMIER

 

 

 



[1] Odyssée, VI, 4-10.

[2] Odyssée, VI, 270-272.

[3] Odyssée, VII, 108-110.

[4] Odyssée, VIII, 31-33.

[5] Odyssée, VII, 34-35.

[6] P. Lucas, VII, p. 332-333.

[7] Strabon, XVII, 802.

[8] Odyssée, VII, 30-34.

[9] Robert, Voyages, p. 265.

[10] Odyssée, VII, 103-107.

[11] O. Riemann, op. laud., p. 9.

[12] Cf. Helbig, l'Épopée, p. 125-128.

[13] Odyssée, VIII, 430-431.

[14] Geog. Græc. Min., I, p. 190-191.

[15] Grasset Saint-Sauveur, Voyage dans les îles Vénitiennes, II, p. 247.

[16] Grasset Saint-Sauveur, Voyage, etc., p, 238-245.

[17] Instructions nautiques, n° 691, p. 11.

[18] Grasset Saint-Sauveur, op. laud., II, p. 240.

[19] Instructions nautiques, n° 691, p. 12.

[20] Strabon, IV. p. 180.

[21] Odyssée, VIII, 246.

[22] Grasset Saint-Sauveur, II, p. 100 et suiv.

[23] Thucydide, III, 85.

[24] Thucydide, loc. cit. ; Plut., Pyrrhus.

[25] Grasset Saint-Sauveur, II, p. 239.

[26] Instructions nautiques, n° 691, p. 59 ; Grasset Saint-Sauveur, loc. cit.

[27] Hérodote, II, 37.

[28] Odyssée, VI, 64-63.

[29] Odyssée, VIII, 392 et 425 ; XIII, 67.

[30] Odyssée, VII, 54-55.

[31] Odyssée, VI, 50-51.

[32] Cf. Ebeling, Lex. Hom., s. v.

[33] Odyssée, VII, v. 47-65 et 69-77.

[34] Odyssée, X, 5-7.

[35] G. Maspero, Hist. Anc., I, p. 52.

[36] G. Maspero, Hist. Anc., I, p. 270-272.

[37] G. Maspero, Hist. Anc., II, p. 77.

[38] G. Maspero, Hist. anc., II, p. 104.

[39] G. Maspero, Hist. anc., II, p. 754-755.

[40] Samuel, II, 15, 15.

[41] Odyssée, VI, 4-6.

[42] Strabon, VII, 524.

[43] Bellin, Descript., p. 146 et 155.

[44] O. Riemann, op. laud., p. 10.

[45] Strabon, I, 19 ; III, 149.

[46] Strabon, I, 22.

[47] On pourrait avec des passages textuels de périples antiques reconstituer le texte même de ce vieux document. Prenez, par exemple, tel passage du Stadiasme de la Grande Mer (Geog. Græci Min., M. Didot, I, p. 427 et suiv.), § 46.

[48] Cf. § 93 du Stadiasme.

[49] Cf. §§ 30 et 51 du Stadiasme de la Grande Mer.

[50] Cf. § 19 du Stadiasme.

[51] Cf. Helbig, l'Épopée, p. 553. Je n'insiste pas sur cette discussion à laquelle je reviendrai longuement.

[52] Cf. Le Mirage Oriental, p. 53 : Aujourd'hui nous n'hésiterions pas à nous exprimer avec plus de confiance : c'est pour le moins au début du XXXe siècle avant notre ère que doit remonter en Égypte l'influence du monde septentrional. La civilisation mycénienne (1700-1100 av. J.-C.) n'est qu'un épisode local de la civilisation égéenne. Celle-ci est bien antérieure sur les rives mêmes de la Méditerranée à l'éclat de Tirynthe et de Mycènes, puisqu'elle comprend la plus ancienne bourgade troyenne, qui ne peut guère être plus récente que la période entre 5000 et 2500 av. J.-C.

[53] L'Anthropologie, janvier-février 1902.

[54] Instructions nautiques, n° 731, p. 251-252.

[55] Instructions nautiques, n° 731, p. 113.

[56] Je répète que, dans mon second volume, je légitimerai longuement ces diverses transcriptions.

[57] Strabon, VI, 281.

[58] Cf. J. Beloch, Campanien, p. 161.

[59] Thucydide, I, 8.