LES PHÉNICIENS ET l'ODYSSÉE

LIVRE QUATRIÈME. — LES NAVIGATIONS PHÉNICIENNES.

CHAPITRE IV. — RYTHMES ET NOMBRES.

 

 

Pour remplir leur cale de vivres et de vins ou pour se défaire de leur camelote, nos Phéniciens sont restés toute une année à Syria. Ils remettaient de semaine en semaine leur départ : en vrais Sémites, ces Sidoniens comptent par semaine et ils ont appris aux indigènes grecs à compter ainsi. Toutes les fois, du moins, que les Phéniciens apparaissent dans les poèmes homériques ou dans les souvenirs et les légendes de la Grèce primitive, c'est toujours la semaine qui est le nombre courant, et six à sept, la locution habituelle :

ξμαρ μν μς πλομεν νκτας τε κα μαρ,

λλ τε δ βδομον μαρ π Ζες θκε Κρονων[1].

poursuit Eumée, racontant son enlèvement par les Phéniciens : Six jours, nous naviguons, jour et nuit, mais quand Zeus Kronion nous envoya le septième jour.... Ulysse, de même, raconte qu'il voulait aller en Égypte : il avait rassemblé une flotte de neuf vaisseaux et de nombreux compagnons ; avant de partir, il avait consacré toute une semaine à des sacrifices et à des festins ; le septième jour il s'était embarqué[2], puis il reste sept ans en Égypte et c'est la huitième année qu'un Phénicien l'a emmené[3].

C'est une semaine encore qu'Ulysse et ses compagnons passent en festins dans l'île du Soleil, et nous avons ici la même formule que plus haut[4].

C'est une semaine que dure la navigation d'Ulysse vers le pays des Lestrygons[5].

Ménélas est resté sept ans dans les mers de Chypre, de Phénicie, d'Égypte et il est rentré la huitième année[6], et pendant les sept ans que voyage Ménélas, Égisthe règne en paix ; mais la huitième année, Oreste vient venger son père[7].

Nous savons déjà comment Ulysse reste sept ans chez Kalypso (dans le détroit aux sept stades, près des Sept-Frères, etc.)[8].

Ce nombre sept ne revient pas aussi souvent et en des formules qui paraissent aussi rituelles, par un simple caprice du poète ou pour la commodité du vers : πέντε donnerait les mêmes syllabes que έπτά. Mais il semble qu'auprès du système décimal, qui est d'un usage courant, un système hebdomal ou duodécimal est employé, et ces systèmes alternent ou se marient en bien des passages. Ménélas et Ulysse restent sept ans en Égypte ; mais c'est dix ans qu'ils restent au siège de Troie, et dix ans qu'Ulysse met à rentrer chez lui. Dans l'île du Soleil, aux sept troupeaux de cinquante bœufs, les compagnons d'Ulysse font six jours la fête et partent le septième, puis Ulysse navigue neuf jours et, le dixième, arrive chez Kalypso, où il reste sept ans et d'où il met dix-sept jours à revenir. Maron d'Ismaros donne à Ulysse sept talents et douze amphores qui tiennent chacune vingt mesures. Ulysse conte ailleurs les merveilleux présents d'amitié faits par lui, dit-il, à un hôte : sept talents, douze manteaux, douze tapis, douze voiles, douze chitons, douze phares et des femmes. Télémaque charge comme provisions douze outres de vin et vingt mesures de farine[9].... On voit l'alternance constante de ces deux systèmes. Je sais bien que cette même alternance se retrouve encore dans notre vie populaire : nos ménagères comptent les œufs et les mouchoirs par douzaines, tout en les payant en monnaie décimale ; nous serions fort embarrassés d'expliquer l'origine de cette contradiction. Mais, dans l'Odyssée, certains faits doivent nous mettre en éveil. Il semble que le système par cinq et par dix soit vraiment le système grec, puisque άριθμέω, compter, a pour synonyme, πεμπάζουμαι, mettre par cinq[10].

Le chiffre sept et la numération par six apparaissent au contraire toutes les fois qu'apparaissent les Phéniciens, toutes les fois aussi que dans le contexte nous trouvons un mot, une légende, une théorie qui semblent d'origine phénicienne. C'est avec les Phéniciens qu'Eumée navigue six jours et perd sa nourrice le septième ; car, au septième jour envoyé par Zeus, elle tomba dans la cale comme une mouette marine, ώς έναλίη κήξ (retenons ce dernier mot ; nous allons le retrouver accouplé encore au chiffre sept). C'est chez les Phéniciens ou dans leurs parages que Ménélas demeure sept ans. C'est dans les lies légendaires pour les Grecs, réelles pour les Sémites, de Kalypso-Ispania et de Néaira Phaéthousa, qu'Ulysse passe sept années ou connaît les sept troupeaux du Soleil. De même, si nous nous reportons au doublet gréco-sémitique de la Ville Ardue. Αΐπεις-Θουρία, que nous a fourni l'Iliade, nous avons dans cette région messénienne les sept villes qu'Agamemnon promet de donner à Achille avec sept Lesbiennes et vingt Troyennes, dix talents et sept chaudrons, vingt casseroles et douze chevaux[11] : quelques vers plus haut, il était question des sept bataillons de Cent-Gardes, venus de cette même région, et de ce même pays Philoctète a amené sept bateaux de cinquante guerriers. Ces sept villes maritimes reportent forcément le souvenir à telle vieille amphictyonie maritime de l'antiquité préhellénique, aux sept villes groupées autour du sanctuaire de Kalaurie et du culte de Poséidon[12]. La Grèce historique discutait le nom des titulaires de cette amphictyonie, car certains ports, aux temps helléniques, avaient disparu ou perdu toute clientèle, qui jadis avaient fait un grand commerce. Mais on savait toujours que ces titulaires étaient au nombre de sept, et je montrerais sans peine que tels de ces mouillages semblent avoir des noms sémitiques (Marathon, Brasiai, etc.)[13]. Si l'on veut d'autres exemples, est-ce un hasard que dans l'Iliade le bouclier d'Ajax, fait de sept peaux de bœuf, soit l'œuvre du béotien Tychios, qui habite le pays de Kadmos et de Thèbes aux sept portes[14] ? est-ce un hasard que la légende homérique d'Héraklès fasse naitre le héros à sept mois et lui fasse attaquer Ilion avec une flottille de six barques[15] ? est-ce un hasard encore que le cratère d'argent, œuvre des Sidoniens habiles, contienne six mesures[16] ? Dans la légende de Charybde et Skylla, est-ce toujours un hasard que cette même alternance des deux numérations ? Skylla, monstre horrible, a douze pieds, six cous, et se tapit dans une caverne si haute qu'avec vingt mains et vingt pieds un mortel ne saurait l'atteindre[17]. Or Skylla (nous l'avons déjà vu et nous le verrons mieux encore) est sortie de la même onomastique phénicienne que Kalypso. D'ailleurs si l'ou n'admet pas l'usage de la semaine, il est des légendes de l'Odyssée qui sont impossibles à comprendre. De même, en effet, que la légende rhodienne conne les sept Héliades, fils du Soleil, de même l'Odyssée nous parle des sept troupeaux de bœufs et des sept troupeaux de brebis, de cinquante têtes chacun (dans le Lévitique, cinquante est aussi le nombre rituel. le nombre parfait, 7 * 7 = 49), que dans l'île du Soleil gardent les deux nymphes Phaéthousa et Lanipétie, tilles d'Hélios et de la divine Néaira[18].

Dans cette île du Soleil, les compagnons d'Ulysse font leurs sept jours de bombance. Les sept troupes de bœufs représentent les jours (le même mot sémitique bakar et boker, signifie bœuf et matin), et les sept troupes de brebis, les nuits : par la suite nous verrons toute cette légende du Soleil et de sa femme Néaira rentrer dans la série des doublets Kalypso-Ispania et Kirkè-Aiaiè. Dion Cassius, à propos des Juifs et de leur sabbat, nous dit que la semaine n'a été introduite à Rome que de son temps, ou peu s'en faut, et que les anciens Grecs ne l'ont jamais connue[19]. Les Grecs en effet, aux temps historiques, ne divisaient pas leurs mois en semaines, mais en décades. Si aux temps homériques il en est autrement, c'est que la civilisation homérique est un mélange de coutumes indigènes et de modes exotiques. Le phénomène n'a rien de surprenant. Au XVIIe et XVIIIe siècles, les marins occidentaux, de chrétienté latine, imposèrent aux insulaires levantins, de chrétienté orthodoxe, leurs fêtes et leur calendrier avec leurs marchandises : aux Îles, ils importèrent des Jésuites et des fêtes, (les Capucins et des dévotions, en même temps que des tissus et des armes. Grâce aux Francs, les insulaires orthodoxes de l'Archipel connurent donc le calendrier latin, et ils durent l'adopter pour leurs relations commerciales avec les marins catholiques, ce qui ne les empêchait pas de garder pour leur vie quotidienne et de suivre pour leurs relations entre eux le calendrier orthodoxe.... Dans les poèmes homériques nous avons de même deux calendriers en présence, deux systèmes de mensuration du temps et de numération des marchandises.

La Grèce historique, n'ayant plus le contact aussi fréquent des Sémites, s'affranchit de la semaine, en même temps que de la dépendance commerciale où Tyr et Sidon l'avaient tenue. Elle compta par cinq et par dix ; mais dans ses légendes populaires elle gardait le souvenir dune période préhellénique, où le nombre sept jouait un rôle rituel. Si l'Hellade connut les dix orateurs attiques, la Grèce primitive avait eu les sept sages, dont deux tout au moins, pensaient les Grecs, avaient été les élèves des Phéniciens : Phérécyde, né dans notre île de Syra, et Thalès. fils d'un Milésien de race phénicienne. Pareillement, si la Grèce primitive avait connu les sept îles de la Méditerranée, l'Hellade historique connut les dix îles du monde. Ptolémée, dit Eustathe, veut trouver dix grandes îles au monde, Taprobane, Bretagne, Chersonèse Dorée, Ibernie. Péloponnèse. Sicile, Sardaigne, Corse, Crète et Chypre. Il a voulu faire la décade, et il a dû compter deux presqu'îles[20]. Ce n'est pas autrement que nous avons vu Hérodote substituer dans les mesures de la Libye le nombre dix au nombre sept des Sémites, et le même Hérodote substituer cinq jours de marche aux sept jours qu'il faut pour traverser l'Asie Mineure, et le même Hérodote encore substituer cinq bouches seulement aux sept embouchures du Nil : Le Nil, dit Strabon, a sept bouches, du moins sept bouches importantes, car il en a un plus grand nombre, mais secondaires[21]. — Si Hérodote appelle le Nil aux cinq bouches, dit Eustathe, c'est que deux de ses bouches ne sont pas naturelles, mais creusées de main d'hommes[22]. Le Nil n'a jamais eu cinq bouches ni sept bouches : Les Grecs, dit G. Maspero, reconnaissaient sept embouchures du Nil, à côté desquelles les autres n'étaient que de fausses bouches (duodecim enim reperiuntur superque quatuor quæ falsa ora appellant[23]). Il n'y avait en réalité que trois percées maîtresses, la Canopique, la Pélusiaque et la Sébennytique[24].

La Grèce primitive avait eu aussi les sept merveilles du monde et dans la terre de Kadmos, les sept portes de Thèbes et les sept héros qui marchèrent contre elles. Les poètes gardèrent l'habitude de diviser la vie humaine en semaines d'années, de considérer comme l'apogée la fin de la septième semaine, la cinquantaine (7 x 7 = 49), et de régler toute l'éducation et toute la conduite des hommes suivant ce rythme de sept ans : pourtant, dit Aristote, il est visible que ce système ne cadre pas du tout avec la réalité[25].... A Athènes. on ne donnait un nom aux enfants que le huitième jour. Ce n'est pas autrement que les choses se passent dans tous les récits de naissance des Mille et une Nuits ; les enfants y sont toujours circoncis et dénommés le huitième jour : Toute femme, dit le Lévitique, qui accouchera d'un mâle, sera impure durant sept jours et, le huitième, elle circoncira son fils. Les Athéniens, qui avaient oublié le motif rituel de cet usage, inventèrent une raison d'expérience et de pratique : pendant la première semaine, disaient-ils, les enfants ont trop chance de mourir ; il est inutile de leur donner un nom avant d'are sûr qu'ils vivront[26]. L'esprit grec apparaît mieux encore dans une autre interprétation du même nombre sept. A Samothrace, dans l'une de ces Îles Hautes au nom sémitique, Σάμος, Σάμη, les Grecs eurent des mystères qu'ils croyaient d'importation phénicienne ; le nombre sept y était rituel : c'est que Zeus étant né, s'était mis à rire et pendant sept jours il avait ri avant de se reposer. Quelle aimable différence ! l'âpre dieu des Sémites se met au travail le premier jour et se repose le septième ; le charmant dieu des Grecs continence la vie par des éclats de rire. par une semaine de gaîté. C'est Théodore de Samothrace qui nous donne cette explication : il devait être documenté sur les mystères et sur les dogmes de sa patrie[27].

Les traditions géographiques, surtout, et les légendes maritimes gardèrent fidèlement ce nombre sept : sept grandes îles, fleuve des Sept-Bouches ou des Sept-Gués, détroit de sept ou de septante stades, confédérations de sept ports, nous avons eu de nombreux exemples déjà, et pour ces villes confédérées, en particulier, le choix était aussi difficile qu'entre les sept patries d'Homère[28]. C'est un tribut de sept garçons et de sept filles que, durant neuf ans, Minos exige des Athéniens, et Thésée est le premier des sept. Ce même Thésée, dans sa cinquantième année (7 * 7 = 49), enlève la petite Hellène qui n'a que sept ans encore[29]. Ce sont les plus vieux auteurs. Hellanikos surtout, qui nous ont transmis ces légendes. Les polygraphes des siècles postérieurs nous en ont conservé de similaires. Dans l'Hellade historique, êtres et choses de la mer suivent encore le rythme sept. L'Euripe se reposait tous les sept du mois. Dans l'île d'Andros, une fontaine merveilleuse donnait du vin à certains intervalles de sept jours, statis diebus septenis[30]. C'est par semaines qu'il faut mesurer la gestation des poissons. car les uns portent plus de trente jours, les autres moins, mais tous un nombre entier de semaines[31]. Parmi les oiseaux marins, les alcyons nichaient, couvaient et élevaient leurs petits, pendant les deux semaines de calme que Zeus avait établies pour eux au milieu de la mauvaise saison. C'étaient les jours alcyoniens, sept jours avant et sept jours après le solstice d'hiver : Zeus récompensait ainsi la fidélité du héros Keyx, Κήυξ, et de sa femme Alkyonè, Άλκυώνη, qu'il avait métamorphosés en alcyons[32].

Cette légende nous ramène à nos vers odysséens et au récit d'Eumée : le septième jour, la nurse phénicienne tombe à fond de cale comme une kex marine[33].

Κήξ, καύαξ, καύηξ, κάϜαξ, κήυξ, ce nom keyx ou kex varie souvent d'orthographe autour des trois consonnes fondamentales, k u x, κ-υ-ξ. La seconde de ces consonnes parait avoir été à l'origine un digamma que l'on rendit ensuite par un υ ou un β, — car on a aussi κάβαξ, — ou que simplement l'on supprima. Or il existe de singulières ressemblances entre les noms d'oiseaux dans la langue homérique et en hébreu[34]. Nous avons déjà le doublet goup-oionos, γύψ-οίωνός. Mais il en est beaucoup d'autres. Le nom grec de l'aigle, ætos ou aietos, est la transcription exacte de ait : nous savons comment le ע initial tombe souvent dans les transcriptions grecques (en arabe, la racine a un aïn, non un gaïn) et commuent le lm est ordinairement rendu par un T. Le mot homérique anopaia, άνοπαΐα, est un άπαξ λεγόμενον qui ne se rencontre qu'une fois dans l'Odyssée[35].

Les Grecs postérieurs semblent ne plus connaître ni même comprendre ce mot qui désigne sûrement un oiseau, mais lequel ? C'est un oiseau, disent les uns, semblable à l'orfraie[36]. — D'autres traduisent άνά όπήν et écrivent άν' όπαΐα, par la fenêtre. — D'autres encore disent : άνοπαΐα c'est άόρατος (α - οπ), διά τό ώς όρνις ταχέως όρμήσαι[37].... Le Lévitique et le Deutéronome, parmi les oiseaux d'eau impurs, citent anap'a, χαράδριος, traduisent les Septante : pluvier. La transcription en άνοπαΐα est rigoureusement exacte, α = א, ν = נ, π = פ, αι = ה.... Un autre άπαξ λεγόμενον de l'Odyssée, σκώπες, embarrasse tout autant les naturalistes et commentateurs anciens. Pour le poète odysséen, les skopes sont des oiseaux à la large envergure, τανυσίπτεροι, qui peuplent les arbres de Kalypso[38]

Ces oiseaux n'existent plus, disait Pline, neque ipsæ jam aves nascuntur[39]. Aristote rangeait les skopes parmi les oiseaux que l'on ne voit qu'un jour par an ; il pensait aussi qu'ils ne mangeaient pas, étant immortels[40]. A côté de l'anap'a, les listes du Lévitique et du Deutéronome portent un oiseau impur que les Septante traduisent par λάρος, semble-t-il, la mouette : c'est skhap. La transcription en skopes, σκώπες, souffrirait à première vue quelque difficulté : le ה est d'ordinaire rendu en grec par un χ ou supprimé. Mais le χ dans l'alphabet grec est d'invention récente et l'on trouverait plus d'un exemple du κ rendant le ה : la ville de Charra, le Trou, est tantôt Κάρρα ou Κάρραι, tantôt Χαρρά ; la ville de Jéricho, devient dans Strabon, Ίερίκους, etc. La transcription de skhap en σκώψ fut sans doute influencée par une étymologie populaire qui rapprocha ce mot étranger des racines grecques σκέπτομαι (cf. κλώψ et κλέπτειν) ou σκώπτω, ainsi que ne manquent pas de le faire encore les philologues modernes.

Keux ou kex ou kavax rentre dans la même catégorie de noms exotiques. Car c'est aussi un άπαξ λεγόμενον odysséen, qui ne se rencontre que dans notre vers de l'Odyssée, en plein récit de navigation phénicienne, et que, seuls, quelques poètes ont ensuite conservé. Les commentateurs expliquent difficilement ce mot : C'est une mouette, disent les uns. — Non, disent les autres ; Homère connaît la mouette sous les noms de λάρος ou άΐθυια : c'est plutôt le goéland, κέπφος. D'autres tiennent pour l'alouette de mer[41].... Le Lévitique et le Deutéronome citent le koux parmi les oiseaux d'eau impurs ; les diverses transcriptions grecques καύαξ, κάβαξ, κήυξ, s'appliquent également bien, κ = כ, υ et β = ו, ξ = ס. Les Septante traduisent par corbeau de nuit, νυκτικόραξ, ce qui semble un lointain à-peu-près ; car le koux figure dans l'énumération des oiseaux de mer, auprès de nis, l'épervier marin. Or si la légende mégarienne nous a, par un doublet, révélé le vrai sens de Nisos-l'Épervier, une autre légende grecque nous donne aussi pour koux un doublet gréco-sémitique.

Keyx, ami et parent d'Héraklès, était un roi des Maliens. Il habitait sur la mer d'Eubée, près des Thermopyles, un lieu qui s'appelait la Roche, Τράχις. et qui plus tard fut nommée la Ville d'Héraklès, Ήρακλεία. Keyx et sa femme Alkyonè, soit par la bienveillance, soit par la colère des dieux, furent changés en une paire d'alcyons, qui nichent en sept jours : hæ ares nidum, ova, pullos, in mari septem diebus faciunt hiberno tempore[42]. La Roche de Keyx me semble le pendant exact de la Pierre de Nisos : Keyx, Κήυξ, est la transcription du mot sémitique koux, dont Alkyonè est la traduction grecque. Mais si, pour la Pierre de l'Épervier mégarienne, nous avons les deux mots de l'original phénicien, skoula et nis, il semble que, pour la Roche de l'Alcyon, nous n'ayons ici que le second des deux termes sémitiques, koux, l'autre ayant été traduit et non transcrit en grec, τράχις. Par la suite, nous retrouverons sans peine ce premier mot de l'original phénicien. Nous le connaissons déjà : c'est Sour, la Roche, qui nous a donné Tyros ou Syros et Syria : Sour Koux ou Kouss (étant donnée l'équivalence du ξ et des σσ) est devenu sur les côtes de Sicile la ville de Syra-koussa, Συράκουσσαι, fondée, disait la légende, par les deux nymphes Syra et Koussa. Cette Roche aux Alcyons, en face de l'Île aux Cailles, est bien le modèle des établissements phéniciens que Thucydide connut sur le pourtour des côtes siciliennes : un îlot côtier et un promontoire dominant la mer.... Mais les autres légendes odysséennes nous ramèneront à cette côte de Sicile. Pour le moment, je crois que le doublet koux-alcyon, nous est acquis au même titre que le doublet mégarien, nis-épervier, au même titre que le doublet odysséen, aiè-épervière. Nous verrons que toute la famille de Kirkè, avec son frère Aiètès et sa mère Persè, n'est qu'une bande d'oiseaux juchée sur une série de promontoires qui bordent la côte italienne, comme Nisos et Keyx bordent de leur roche ou de leur pierre les côtes helléniques.

A ces oiseaux marins, il faut joindre un comparse. L'Odyssée connaît les phoques, aux pieds nageurs, au ventre rebondi, tout plein de nourriture, qui vivent en troupes et qui sentent mauvais. Ce mot phoque ne se rencontre que dans deux épisodes de l'Odyssée. Les Phéniciens de notre récit jettent par-dessus bord le cadavre de la nurse : Il servira de pâture aux phoques et aux poissons[43]. Ménélas a connu dans les parages de l'Égypte les troupeaux de phoques du merveilleux Protée ; ils sortent de la mer et viennent se coucher sur les sables de Pharos[44]. Les grammairiens ont vainement cherché une étymologie grecque au mot φώκη, dont l'origine, disent-ils, est incertaine ; mais la racine hébraïque p.ou.k, signifie boiter, chanceler, claudiquer. Le mot φώκη serait la transcription très exacte de phok'a, que les Hébreux emploient pour signifier achoppement et que les Phéniciens auraient appliqué à cet animal boiteux, dont la marche justifie cent fois cette appellation.

 

Sur le rythme septénaire, l'Écriture et les textes chaldéens fourniraient mille exemples. Les Chaldéens ont leur semaine, du déluge qui se termine par des sacrifices où l'on dresse sept et sept vases. Éabani passe une semaine dans les plaisirs de l'amour, comme Ulysse dans les plaisirs du festin. Dans l'odyssée de Gilgamès, les héros dorment six jours et sept nuits. Les tours chaldéennes ont sept étages en l'honneur des dieux. Bel a sept fils, génies destructeurs. Les fêtes de dédicace comportent une semaine de réjouissances. Les messagers d'Anou sont au nombre sept, les Sept Vents. L'Enfer est entouré de sept hautes murailles et fermé de sept portes, etc., etc. : Les Égyptiens, dit G. Maspero, employaient presque exclusivement le système décimal qui a prévalu chez nous ; les Chaldéens combinaient les systèmes duodécimal et décimal[45]. Il faudrait aussi, à côté des textes homériques ou des vieilles légendes grecques, citer vingt passages des Mille et Une Nuits. en commençant par les sept voyages de Sindbad le marin et en continuant par les aventures du Barbier et de ses six frères. Si l'on ne veut pas descendre jusqu'à l'Islam, il suffit d'ouvrir les auteurs de l'antiquité classique : historiens et géographes de l'antiquité, lorsqu'ils parlent des Sémites leurs contemporains, peuvent nous donner quelques exemples typiques de la numération par sept.

Car, à l'époque classique le nombre sept joue encore le même rôle dans l'onomastique et dans les traditions des mers fréquentées par les Phéniciens. Carthaginois, Arabes et autres Sémites. Nous avons longuement expliqué les légendes et mesures septénaires des côtes espagnoles. La Septième, Έβδομος, est une ville carthaginoise : l'Écriture a une ville de même nom. Carthage, qui avait été fondée 21 (7 * 3) ans avant la prise d'Ilion, passait pour avoir eu sept cent mille habitants[46]. Les archipels de la mer Occidentale doivent avoir sept îles : certains veulent que les Baléares soient au nombre de sept.... Mais Strabon n'en mentionne que deux[47] ; les Baléares en réalité sont au nombre de quatre grandes îles avec une multitude de rochers. Les Lipari sont au nombre de huit ou dix îlots, ce qui n'empêche pas les Anciens de parler toujours des sept îles Éoliennes. Toute l'antiquité savait que les Baléares étaient une colonie phénicienne et l'Odyssée nous montrera dans Ille d'Éole une station des Sémites.

Et de même, à l'autre extrémité du inonde ancien, en d'autres mers sémitiques. Έπτά Φρέατα, les Sept-Puits, sont une station arabe. Hérodote sait qu'il faut sept pierres dressées pour les cérémonies du serment arabe[48]. Les mesures de la mer Arabique et des routes qui y mènent semblent rythmées par le chiffre sept, des sept bouches du Nil aux sept bouches du Sindh, avec les sept îles voisines[49]. Les routes terrestres mènent en sept jours de Thèbes l'Égyptienne aux différents ports de cette mer, comme elles mènent en sept jours ou en quatorze jours vers les premières oasis du désert, comme, sur l'autre bord de la mer, elles ramènent en septante jours les aromates[50]. Les Arabes font cuire dans le miel durant toute une semaine, septenis diebus noctibusque sine intermissione, les pierres précieuses qu'ils veulent rendre plus brillantes[51].... Quand le même Hérodote nous décrit le bazar phénicien installé sur la plage de l'Argolide, ce sont les mêmes chiffres que dans l'Odyssée : le marché dure cinq ou six jours ; le septième, on ferme et l'on embarque[52]. Hérodote encore, sans le vouloir, nous fournit un meilleur argument dans son récit de la colonisation théréenne[53].

L'île de Santorin, jadis appelée la Très Belle, Καλλίστη, avait reçu ce premier nom des Phéniciens : Kadmos y avait fondé les autels de Poséidon et d'Athèna[54], comme à Rhodes, et, comme à Rhodes, il avait à Santorin laissé une colonie. Un descendant de Kadmos. venu de Laconie et nommé Théras, lui donna ensuite le nom de Thèra, Θήρα : elle avait gardé son premier nom de Très Belle pendant huit générations. Or un descendant de Théras, qui régnait sur l'île, étant allé consulter l'oracle, la Pythie lui ordonna de coloniser la Libye. Mais la Libye, pour les Théréens, était une contrée inconnue ; ils négligèrent l'oracle : pendant sept ans ils n'eurent pas de pluie. La Pythie, consultée de nouveau, répéta ses ordres. lin Crétois d'Itanos emmena alors une expédition théréenne et découvrit sur la côte d'Afrique l'île Plate. Les Théréens prennent des colons dans leurs sept cantons et l'on fonde sur la côte en face de Plateia, la ville d'Aziris, où l'on reste six ans ; mais la septième année, on abandonne Aziris pour Kyrène[55].

Ce récit est beaucoup moins légendaire qu'on ne pourrait croire. Il contient une part de réalité indiscutable. Thèra devait avoir sept cantons, et le nombre sept devait jouer un grand rôle dans ses institutions, ses mœurs et ses légendes : les Théréens, dit Eustathe[56], ne pleuraient ni ceux qui mouraient à cinquante ans ni ceux qui mouraient à sept. Quant à la colonisation de Thèra  par les Phéniciens, rien ne permet de suspecter le témoignage d'Hérodote, que confirment tous les dires des Anciens et que vérifie l'étude des lieux et des noms. Si jamais les Phéniciens ont fréquenté l'Archipel, Thèra dut être une de leurs stations : elle joua pour eux le rôle que plus tard Milo joua pour les Francs. Au Sud de l'Archipel, Thèra et Milo sont, en effet, dans le même rapport que Syra et Mykonos au centre. Symétriquement disposées et opposées, elles s'offrent an débarquement de marines venues de directions contraires : pour une marine orientale, Thèra est exactement ce que peut être Milo pour une marine occidentale. Ce sont les deux îles que rencontrent les navigateurs, après avoir franchi les deux portes du Levant et du Couchant, soit qu'ils viennent de la Crête, soit qu'ils arrivent de plus loin. Du jour où les Français fréquentèrent l'Archipel, Milo fut une de leurs relâches, et son port, qui est des meilleurs et des plus grands de la Méditerranée, sert de retraite à tous les bâtiments qui vont en Levant ou qui en reviennent, car elle est située à l'entrée de l'Archipel[57]. Pendant deux siècles, Milo fut la grande foire de l'Archipel ; les Français y étaient toujours en nombre ; ils y avaient des églises et des Capucins : Le roi a donné mille écus pour cet édifice ; les marchands français, les capitaines de vaisseaux, les corsaires mêmes ont contribué selon leurs facultés[58]. Les Miliotes s'étaient mis au service de l'étranger : par l'usage et la connaissance des terres de l'Archipel, ils servent de pilotes à la plupart des vaisseaux étrangers. Remplacez les Francs par les Phéniciens et Thèra va prendre la place de Milo. Au temps de Tournefort, on va de la Crête aux Cyclades en partant des ports occidentaux de la Crète, la Sude ou la Canée, et en pointant sur Milo : Hérodote nous montre les mêmes rapports établis entre Thèra et Itanos, qui est le port le plus oriental de la Crète. Au débouché du détroit de Kasos. Thèra s'offrait aux Orientaux comme Milo s'offre aux Occidentaux après le détroit de Kythère ; c'est vers l'Est que Thèra présente ses mouillages, de même que Milo ouvre sa grande rade vers l'Ouest.

La partie occidentale de Thèra est, en effet, un volcan effondré, dont le cratère sous les eaux fait bouillonner le centre de la rade. Cette rade est sans côtes et sans mouillages. Partout des falaises tombant à pic bordent une mer sans fond. Au sommet de la falaise. les villages dominent la rive de plusieurs centaines de mètres. Le seul lieu de débarquement possible. l'Échelle actuelle, est au ras de l'eau sur une petite plate-forme naturelle, à peine assez grande pour porter quelques maisons : au flanc de la falaise à pic, un escalier monte à la ville. C'est pourtant à cette Échelle que doit arriver aujourd'hui le commerce grec ou étranger : Thèra grecque et européenne doit avoir son port et sa capitale du côté de la Grèce et de l'Europe. Les navires se fixent à l'Échelle par des chaînes qu'ils attachent à des bornes taillées dans la falaise. Sur cette face occidentale il n'y a pas d'autre mouillage[59]. La face orientale de Thèra est toute différente. Elle est laite des pentes de l'ancien volcan. Un long talus de pierre ponce descend jusqu'à la mer Orientale. De ce talus. émergent au Sud-Est deux hauts massifs calcaires, dont les extrémités plongent dans la mer en deux caps accores. Entre ces caps Exomiti et Messavouno, s'ouvre en éventail une plaine bien arrosée et très fertile. Une plage unie, s'enfonçant doucement sous les flots, court en demi-cercle d'un cap à l'autre. Tournée vers le Sud-Est, la plage s'offre au débarquement des Levantins. C'est toujours la même orientation que dans les ports préhelléniques tournés vers le Sud-Est et vers Alexandrie : ici encore il faut se reporter au type de Lindos dans l'île de Rhodes et au texte de Strabon, πολ πρς μεσημβραν νατενουσα κα πρς λεξνδρειαν μλιστα. C'est exactement la même situation par rapport au reste de l'île, le même abri contre les vents du Nord grâce aux montagnes insulaires, et les mêmes sources abondantes fournissant à l'aiguade. Et c'est encore le même site de la ville elle-même au sommet de la montagne[60]. Sur l'un des caps, tout au sommet du Messavouno, qui surplombe l'aiguade et le mouillage, la vieille capitale de l'île était perchée. Isolée des monts voisins par des ravins profonds qui ne laissent qu'un chemin d'accès, mais pourvue dans la plaine de champs fertiles qui peuvent la nourrir, de sources qui peuvent l'abreuver, et de deux ports, de deux échelles, Oia et Éleusis, où les gens de la mer peuvent venir étaler leur cargaison et remplir leur vaisseau creux, cette vieille ville est encore un bel exemple des Hautes Villes homériques : c'est l'exacte copie d'Ilion ou de Pylos. Aujourd'hui, le bourg descendu dans la plaine, s'appelle Le Marché, Έμπόριον. De la vieille ville primitive, il semble ne rien subsister : aux temps hellénistiques, une grande cité prit sa place et cette ville plus récente montre encore dans ses ruines quelle fut sa prospérité en ces temps hellénistiques et à quel genre de vie elle dut cette richesse. Ses bâtiments, temples, agora et gymnase, sont l'œuvre des Ptolémées. Les marines égyptiennes avaient choisi cette relâche. Les soldats égyptiens tenaient garnison dans cette forteresse. Un préfet égyptien était chargé d'affaires à Thèra et, comme toujours, les dieux étrangers, accompagnant leurs serviteurs, avaient pris pied sur l'acropole : Isis, Osiris, Anubis et les Ptolémées eux-mêmes eurent ici leurs temples. A n'en juger que par ses ruines, cette ville est égyptienne[61].... S'il en est ainsi aux temps de la thalassocratie gréco-égyptienne, les mêmes causes ont dû produire les mêmes résultats durant les autres thalassocraties levantines. Il ne reste pas en cet endroit de ruines préhelléniques. Pourtant les rochers voisins de la plage sont creusés de très nombreuses chambres funéraires, que l'on s'accorde à rapporter aux Phéniciens.

A nous en tenir aux arguments topologiques, la tradition sur les premiers colons phéniciens de Thèra est donc aussi vraisemblable, aussi digne de foi que la tradition similaire sur les premiers colons de Lindos. Seules, des marines levantines ont pu créer ou faire prospérer ces vieux établissements qui tournent le dos aux arrivages et à l'influence de la Grèce. Thèra fut la Milo phénicienne. Or examinez le doublet Thèra-Kallistè, Καλλίστη, la Très Belle, est un nom sûrement grec, quoiqu'on ait voulu lui trouver une étymologie hittite[62]. Le mot hébraïque tar, qui désigne la forme, la stature, est ordinairement joint à un adjectif beau pour former une épithète laudative ; mais il se rencontre aussi dans les locutions de l'espèce is-tar, vir formæ, pour dire vir formosus, et ces locutions peuvent être appliquées aux choses : un beau fruit sera peri-tar. Ce mot tar se retrouve dans les inscriptions phéniciennes et les éditeurs du Corpus Inscript. Semiticarum le rendent par decus. La locution Ai-tar rentrerait dans la série ci-dessus, insula formosa, x11/Ecrrti, Belle-Île, de même que, dans la Bible, on trouve הן-אכנ, mot à mot petra gratiæ, pour dire pierre précieuse. M. R. Dussaud me suggère pourtant une autre explication. Le n° 61 du Corpus Inscript. Semiticarum est une inscription chypriote de quatre mots : Teara, uxor Melekiationis architectonis, traduisent les éditeurs. Mais le nom propre Teara les choque et ils y voient la transcription fautive du grec Θεοδώρα, avec une grossière erreur du lapicide. Cette erreur est peu vraisemblable. La seule raison que l'on donne pour en légitimer l'hypothèse est que ce nom de femme, s'il est phénicien, devrait s'écrire הארה et non הארא. Les noms de femmes sont extrêmement rares dans les inscriptions phéniciennes. Mais le n° 51 du Corpus nous en fournit un, qui ne laisse aucun doute, c'est celui de Sema, שכוא, fille d'Azarbaal : c'est une forme en א, exactement comme notre הארא, qu'il faut donc maintenir dans l'onomastique phénicienne et traduire, comme le voulait Schrœder, par formosa, la belle. D'ailleurs, même indépendamment de ce qui précède, si de la racine tar, on voulait tirer un nom de lieu, on aurait encore teara, comme חארא a donné טלך, melaka, et טלכא a donné קרכא, kerana, etc. Que l'on choisisse celle que l'on voudra de ces deux explications, il faut rapporter Thèra à la racine sémitique t-a-r, dont le grec Θήρα serait la transcription régulière ; car le tav initial est souvent rendu par les Grecs en thêta, comme dans Θάμναθα, Θαγλαφάλασσαρ, Θώμας, etc. ; d'autre part l'aleph intermédiaire est ici marqué par une voyelle longue êta : c'est le seul moyen que les Grecs avaient de le rendre quand ils ne le supprimaient pas.

Les preuves toponymiques viendraient ainsi se joindre aux arguments de la topologie. Ici encore nous aurions un doublet gréco-phénicien, Thèra-Kallistè. On comprend alors toute l'histoire de cette Thèra phénicienne. Reportez-vous à l'exemple de Milo. Quand les Francs disparurent de l'Archipel, Milo retomba dans son obscurité. Dès que les guerres de la Révolution achevèrent de détourner du Levant l'activité française, ce fut la mort pour cette foire des corsaires, et le citoyen G.-A. Olivier, qui y arrive le 28 messidor de l'an II, déplore le misérable état de cette ville,

qui ne le cédait naguère à aucune autre de l'Archipel, mais qui ne présente plus que des ruines aujourd'hui. Nous fûmes frappés de voir de toutes parts des maisons écroulées, des hommes boursouflés, des figures étiques, des cadavres ambulants. A peine quarante familles, la plupart étrangères, traînent leur malheureuse existence dans une ville, qui comptait encore cinq mille habitants dans ses murs au commencement de ce siècle.... Nous fûmes voir les bains publics nommés Loutra.... Les Grecs accouraient autrefois de toutes les Cyclades pour faire usage de ces eaux. Ces bains sont à peu près abandonnés depuis que l'île a perdu sa population et que le port ne reçoit presque plus de navires[63].

Milo n'a plus aujourd'hui ni port ni commerce : cette île, qui fournissait jadis des pilotes à tout le Levant, ne compte plus que vingt-sept navires de moins de trente tonneaux[64]. Pourtant des familles franques et des prêtres catholiques s'y sont maintenus jusqu'à nos jours. De père en fils, telle de ces familles a gardé sa nationalité française et s'est transmis la charge d'agent consulaire de France. Les escadres françaises prennent encore à leur bord des pilotes de Milo.... L'histoire de la phénicienne Thèra dut être pareille. Les Phéniciens disparus. Thèra dut voir aussi décroître sa population et sa richesse : ses sept villes d'autrefois tombèrent au rang des bourgs inconnus ; sa fertilité même et sa beauté, καλλίστη, s'évanouirent : Si M. de Tournefort revenait à Milo, écrit Savary en 1788, il ne retrouverait plus la belle île qu'il a décrite. Il gémirait de voir les meilleures terres sans culture et les vallées fertiles changées en marais. Depuis cinquante ans, Milo a entièrement changé de face[65]. Les mœurs et l'influence phéniciennes se maintinrent pourtant à Thèra, comme l'influence franque à Milo, longtemps après la disparition des flottes étrangères. Les relations de Thèra avec la Crète continuèrent, même quand l'île eut reçu de nouveaux arrivants. Car cette nouvelle colonisation ne chassa pas les anciens possesseurs[66] : elle ne fit que combler les vides, ainsi que ferait aujourd'hui une colonisation de Milo. Les nouveaux arrivants venaient du golfe de Laconie : c'étaient des pirates du Taygète. Après la disparition des marines franques, ces mêmes pirates reparurent. Quand Olivier arrive à l'Argentière en 1794, il trouve à moitié déserte cette île que Tournefort avait connue si florissante grâce au commerce des Français :

Nous fûmes bien surpris de trouver les habitants sous les armes et surtout de les voir nous coucher en joue pour nous empêcher d'avancer. Nous ne tardâmes pas à savoir la cause de cette alarme. On nous dit qu'une vingtaine de Mainotes les avaient surpris un jour de fête et leur avaient enlevé leurs effets les plus précieux. Ces Mainotes habitent la partie méridionale de la Morée, les environs de Sparte, et plus particulièrement la partie qui s'étend jusqu'au cap Matapan. Cultivateurs ou pasteurs, marins ou pirates, suivant les besoins et les circonstances, ils sont toujours prêts à quitter les petites villes qu'ils occupent sur les golfes de Coron et de Colocythia[67].

Ce sont aussi des Mainotes, des Minyens du Taygète, que Thèras aurait amenés à Kallistè[68] et les descendants de ces Mainotes adoptèrent et continuèrent les relations commerciales de leur nouvelle patrie. Les Crétois d'llanos viennent chez eux ; ils vont chez les Crétois d'Oaxos d'où ils ramènent des femmes : ils ont chez eux des métis d'indigènes et de femmes crétoises[69]. Ils devaient, quoi qu'en dise Hérodote, n'avoir pas oublié les routes plus lointaines encore des marins de Sidon. Hérodote leur prête des sentiments d'Hellènes : quand l'oracle leur conseille (l'aller en Libye, ils ne savaient, dit Hérodote, où ce pays pouvait bien être et ils n'osaient pas se lancer ainsi dans l'inconnu[70]. Ainsi raisonnaient, en effet, leurs contemporains de l'Hellade : quand, après Salamine, les Ioniens veulent entraîner la flotte grecque vers la côte asiatique. les Hellènes vainqueurs ne veulent aller que jusqu'à Délos ; au delà, pour eux, tout semblait terrible, et ils connaissaient si peu les distances qu'ils croyaient par ouï-dire que Samos était aussi éloignée d'eux que les Colonnes d'Hercule ! Mais les Théréens n'en étaient pas là. Il leur restait certainement quelque souvenir ou quelques indices des navigations de leurs ancêtres : quand ils se décident à coloniser la Libye, ils vont tout droit à une station phénicienne. Aziris, en effet, qu'Hérodote nous donne comme la première fondation des Théréens, semble bien avoir été (l'abord l'une des étapes phéniciennes sur la route que des noms sémitiques jalonnent, au long de la rive africaine, entre Tyr et Cartilage. Azar, en hébreu et en phénicien, signifie ceindre, entourer ; c'est tout à fait la traduction du grec enclore, συγκλείω, employé par Hérodote pour nous décrire le site d'Aziris : Aziris, qu'entourent à droite et à gauche deux beaux vallons avec un fleuve[71]. Cette tradition théréenne contient donc une grande part de vérité. Elle n'est qu'une tradition historique à peine simplifiée et embellie. Le rythme septénaire que l'on y trouve doit être un souvenir vivace de l'influence phénicienne, et c'est une preuve a posteriori que les navigations par semaine de l'Odyssée, les comptes par sixaine ou par semaine des poèmes homériques sont un indice aussi de la même époque et de la même influence.

Je voudrais ne pas dépasser encore la portée de ces constatations. L'étude de Kalypso nous avait conduits à cette idée que, si l'on ne veut pas recourir à des étymologies et à des conceptions sémitiques, l'Odyssée est inexplicable. Et voici d'autre part qu'une longue étude de la thalassocratie phénicienne nous prouve que l'Odyssée connaît les navigations des Sidoniens : elle sert à les expliquer et inversement ces navigations seules peuvent nous rendre compte de mille faits dont l'Odyssée est sûrement contemporaine. Dans les mers du Levant et de l'Archipel, les mêmes doublets gréco-sémitiques sont répandus, que nous avons retrouvés dans l'Odyssée elle-même : l'Île de l'Écume ou l'Île des Gémissements sont de même origine et de même date que l'Île de l'Épervière ou l'Île de la Cachette. Nous pouvons maintenant revenir à notre Odysseia. Strabon nous disait : Si Homère décrivit exactement les contrées tant de la Mer Intérieure que de la Mer Extérieure, c'est qu'il tenait sa science des Phéniciens. Nous ne pouvons pas dire encore que ce mot de Strabon soit l'expression de la vérité. Mais déjà nous voyons clairement que le poème odysséen fut postérieur à la thalassocratie phénicienne et que la langue, comme les habitudes et les conceptions des marins odysséens, garde la trace des influences levantines. Reste à prouver maintenant que l'Odysseia tout entière n'est qu'un témoin de cette influence phénicienne, que des périples phéniciens en furent la source première et que l'auteur de cette œuvre grecque était un disciple des géographes sidoniens. Reprenons donc cette Odysseia au point où nous l'avons laissée : sur son radeau, Ulysse quitte la Cachette et rentre vers les mers de la patrie.

 

 

 



[1] Odyssée, XV, 476-77.

[2] Odyssée, XIV, 251-254.

[3] Odyssée, XIV, 285.

[4] Odyssée, XII, 397-399.

[5] Odyssée, X, 80-81.

[6] Odyssée, IV, 81-85.

[7] Odyssée, IV, 305-306.

[8] Odyssée, VII, 259.

[9] Odyssée, IX, v. 202 ; XXIV, v. 274 ; XII, v. 129 ; V, v. 278 ; VII, v. 257 ; XXIV, v. 265 ; II, v. 353-355.

[10] Odyssée, IV, v. 411-412.

[11] Iliade, IX, v. 85-160 ; II, v. 719.

[12] Cf. les sept villes chaldéennes au bord de la mer, G. Maspero, Hist. Anc. I, p. 561.

[13] Strabon, VIII, 374.

[14] Iliade, XXIV, v. 397.

[15] Iliade, V, v. 640 ; XIX, v. 117-125.

[16] Iliade, XXII, v. 741.

[17] Odyssée, XII, v. 75 et suiv.

[18] Odyssée, XII, 128-129.

[19] Dion Cassius, XXXVII, 17.

[20] Eustathe, ad Dion., 568.

[21] Strabon, XVII, 788.

[22] Hérodote, II 10 ; Eustathe, ad Dion., 226.

[23] Pline, V, 10.

[24] Maspero, Hist. Ant., I, p. 5.

[25] Aristote, Politique, VIII, 14.

[26] Lévitique, XII, 2-3. Cf. Aristote, Hist. Anim., VII, 12.

[27] Fragm. Hist. Græc., IV, p. 515.

[28] Strabon, VIII, p. 574.

[29] Fragm. Hist. Græc., I. p. 66, n° 132.

[30] Pline, XXXI, 13 ; II. 106.

[31] Aristote, Hist. Anim., VI, 17.

[32] Hygin., fab. 65.

[33] Odyssée, XV, 477-479.

[34] Cf. H. Lewy, p. 8 et suiv.

[35] Odyssée, I, 319-320.

[36] Eustathe, 1419, 19.

[37] Eustathe, 1419, 33.

[38] Odyssée, V, 61-65.

[39] Pline, X, 40 ; cf. Buchholz, Hom. Real., II, p. 130.

[40] Aristote, Hist. Anim., IX, 28.

[41] Cf. Eustathe, ap. Ebeling., Lexic. Homer., s. v. Κήξ.

[42] Hygin., fab. 65.

[43] Odyssée, IV, 442.

[44] Odyssée, IV, v. 404 et suiv.

[45] G. Maspero, Hist. Anc., I, p. 561, 570, 578, 587, 628, 634, 691, 737, 772, etc.

[46] Fragm. Hist. Græc., I, p. 190, 50 ; Strabon, XVII, 855.

[47] Eustathe, ad Dion., 457.

[48] Hérodote, III, 8.

[49] Geog. Græc. Min., I, p. 287-289.

[50] Strabon, XVI, 768 ; XVII, 813-816.

[51] Pline, XXXVII, 194.

[52] Hérodote, I, 1.

[53] Hérodote, III, 8.

[54] Théophraste, d'après Schol. ad. Pind., Pyth., VI, II.

[55] Hérodote, IV, 145 et suiv. Pour tout ceci, voir l'admirable livre de H. von Gaertringen, Die Insel Thera, Berlin, Reimer, 1899.

[56] Eustathe, Comment. ad Dion., 530 ; dans les légendes mythologiques, l'une des sept Niobides s'appelle Théra.

[57] Tournefort, I, p. 171.

[58] Tournefort, I, p. 178.

[59] Instructions nautiques, n° 691, p. 204.

[60] Strabon, XIV, 654.

[61] Cf. H. von Gaertringen, p. 161 et suiv.

[62] S. Reinach, Chroniques d'Orient, II, p. 489. A Thèra, le P. de Caca reconnaît une couche pélasgique au-dessous de la couche phénicienne, en quoi il a parfaitement raison. Le nom primitif de l'île, Καλλίστη, est la grécisation d'un vocable pélasgo-hittite contenant la racine khal.

[63] A. Olivier, Voyage dans l'Empire Ottoman, II, p. 202-217.

[64] Έμπόριον τής Έλλαδος, Athènes, 1890, p. 436.

[65] Savary, Lettres sur la Grèce, p. 559.

[66] Hérodote, IV, 148.

[67] Olivier, II, p. 185-186.

[68] Hérodote, IV, 154 et suiv.

[69] Hérodote. IV, 150.

[70] Hérodote, IV, 152.

[71] Hérodote, IV, 158.