LES PHÉNICIENS ET l'ODYSSÉE

LIVRE QUATRIÈME. — LES NAVIGATIONS PHÉNICIENNES.

CHAPITRE III. — TISSUS ET MANUFACTURES.

 

 

En échange des bois, vivres, esclaves et minerais qu'ils emportent, les Phéniciens apportent leurs milliers d'athurmata,

...μυρ γοντες θρματα νη μελαν[1].

Le mot athurma signifie toute amusette pour les enfants,

... ς τε τις ψμαθον πϊς γχι θαλσσης,

ς τ πε ον ποισ θρματα νηπιέῃσιν...

παδα δ ς τταλλε, δδου δ ρ θρματα θυμ[2]...

et tout ornement pour les femmes, κόσμια φύσει μέν άθύρματα όντα ταΐς μέντοι γυναιξί σπουδαΐα[3]. C'est parure et bijou, et c'est joujou : en un mot, camelote est la vraie traduction d'athurma. Les Phéniciens arrivaient avec des vaisseaux pleins de camelote, c'est-à-dire de marchandises pour Barbares, de verroterie pour nègres : παντοΐα άγαθά, φόρτια Άσσύρια καί Αίγύπτια, dit Hérodote[4]. Toute camelote pour le trafic entre civilisés et sauvages se compose essentiellement de trois ou quatre articles : cotonnades et tissus, armes et ustensiles, verroteries et parures, alcool et boissons fermentées. Le Périple de la mer Érythrée énumère les marchandises qui se peuvent vendre aux Barbares de la mer Rouge : ce sont des verroteries diverses, ύαλή λιθία σύμμικτος, des tissus, ίμάτια, χιτώνες, σάγοι, du vin, des vases d'or et d'argent, des statues, etc.[5]

Il est inutile d'insister sur le vin et les autres boissons fermentées. Les Phéniciens intoxiquaient alors les sauvages de la mer Intérieure, comme nous intoxiquons aujourd'hui les sauvages des mers africaines ou malaises. Seul le moyen différait un peu, et l'intensité. Les gens de Tyr ou de Sidon n'avaient pas encore les alcools de Hambourg. Mais nous avons expliqué comment les vins et autres boissons fermentées, oinos, nektar et massikos, furent sans doute mis à la mode par eux. Le nektar, vin parfumé de plantes aromatiques, était l'équivalent des vermouth, absinthe, byrrh, etc., que nous vendons aujourd'hui dans tous les ports levantins : le bonheur des dieux grecs, qui passent leurs jours à boire le nektar, ressemble extrêmement aux heureuses matinées du capitaine marseillais assis devant son absinthe, à la terrasse du grand Café Glacier ; le mélange de Kirkè, κυκεών, a chez nous ses équivalents dans les nombreux mélanges, chers à nos habitués d'apéritifs. Voyons les autres camelotes.

 

I. Tissus. — La longue et minutieuse étude qu'a faite Helbig des vêtements homériques[6] n'a pas résolu tous les problèmes. Quelques termes homériques restent toujours obscurs. Certains mots n'ont pas été conservés dans la Grèce historique et les modes homériques ont ensuite disparu. grand nombre de points me semblent pourtant démontrés. Les vêtements homériques sont de deux sortes, les uns de laine, les autres d'une matière raide et brillante, chanvre ou lin.

Les vêtements de laine, chlaina des hommes et péplos des femmes, portent des noms sûrement helléniques, indigènes : La chlaina, dit Helbig, semble avoir été faite de laine de mouton ; elle est portée non seulement par les gens de distinction, mais aussi par les gens de basse condition, les porchers et leurs compagnons, les domestiques des prétendants, etc. Le substantif chlaina semble dérivé du radical χλι qui signifie réchauffer ; le verbe χλιαίνω en dérive aussi. La chlaina est le grand manteau, la cape, que tous les peuples méditerranéens endossent le matin et le soir, quand ils sortent dans la rue, pour éviter la fraicheur de l'aube ou le frisson de la fièvre au coucher du soleil. Péplos, dit Helbig, désigne le vêtement principal des femmes, mais aussi les couvertures que l'on étend sur les chars de combat et sur les sièges. Il indiquait donc à l'origine une pièce d'étoffe non cousue, dont on s'enveloppait . La racine grecque πελ, couvrir, a donné aux Grecs historiques πέπλωμα, aux Grecs modernes πάπλωμα, cf. le latin pilla, pallium : d'où πέπλος. De même l'autre vêtement des femmes, héanos, se doit rapprocher du verbe έννυμι, vêtir, du substantif έσθής, et du latin vestis. Il semble donc que les tissus et feutres de laine sont des produits indigènes : faits par les femmes ou les artisans du pays, ils gardent leurs noms indigènes, helléniques. Les voyageurs du XVIIIe siècle recommandent l'usage des manteaux, des capots, de l'Archipel, si commodes pour la navigation :

Tous les mariniers ont des capots et ce meuble me semble si nécessaire, non seulement aux mariniers mais à tous ceux qui vont sur la mer, que je ne scay comment on s'en peut passer en un long voyage : on s'en sert en un besoin pour matelas et pour couverture ; avec un capot, vous vous pouvez asseoir et coucher où vous vous trouvez et sans que cela vous poisse tous vos habits ; s'il pleut ou vente, vous pouvez aller à l'air avec votre capot et vous ne craignez dessous un capot ni l'eau ni le froid[7]. (Les meilleurs capots étaient en poils de chèvre et se fabriquaient à Zia). Les capots de poils de chèvre que l'on travaille en cette ile sont fort commodes ; l'eau ne les perce pas facilement ; cette étoffe n'est d'abord qu'une espèce de toile fort lâche ; mais elle s'épaissit et devient fort serrée en sortant de chez les ouvriers qui la foulent aux pieds sur le sable de la mer encore mouillé ; après qu'elle est bien amollie et souple, on l'étend au soleil avec des contrepoids de pierre, de peur qu'elle ne se ride trop promptement ; les fils se rapprochent peu à peu et se serrent les uns contre les autres, de manière que toute cette étoffe se retient également[8].

Les indigènes de l'Archipel franc ne fabriquent que ces étoffes grossières ; les beaux draps leur viennent de Provence et de Languedoc. A la fin du XVIIIe siècle, les nombreuses manufactures du Languedoc fabriquent des draps fins, analogues aux draps anglais et hollandais ; le Dauphiné et la Provence fabriquent les draps communs. Les trois grandes puissances, France, Angleterre et Hollande, qui se disputent les marchés du Levant, ont la draperie comme principal article d'échange. De 1700 à 1705, les Français exportent 61.831 pièces de draps dans les Échelles et l'exportation s'élève à 15.485 pièces pour la seule année 1716[9].... Les indigènes de l'Archipel homérique achètent aussi leurs tissus fins à l'étranger. Mais ce ne sont pas des draps, des tissus de laine : les étrangers d'alors, venus des pays chauds, n'usent pas de vêtements aussi lourds. Ce sont des toiles, des tissus de chanvre ou de lin. Dressez la liste des noms homériques désignant ces tissus : pharos, othone, lita, chiton, aucun ne semble grec. Au Moyen-âge et jusqu'à nos jours, les étoffes venues chez nous de l'étranger portèrent des noms étrangers : les soies de Bagdad furent des bagadel ou baldacchino ; les brocarts d'or arabes, mahremah ou nakh, furent des maramato, nacco ou nacchetto ; les étoffes de Perse, taftah, sont encore des taffetas ; les peluches arabes, khaml ou khamlah, ont servi de modèle à nos camelots, etc. L'Égypte dans ce commerce figurait pour ses toiles de lin : Le boccassin était une simple toile de lin ; mais les tisserands égyptiens savaient lui donner une telle finesse et un tel brillant, qu'on pouvait la prendre pour de la soie ; on la fabriquait aussi en Chypre[10]. Les noms d'étoffes homériques, qui ne présentent aucun sens en grec, ont tous des équivalents dans les langues sémitiques.

Toutes les langues sémitiques ont le vocable kitinu (assyrien), kitonou (arabe), kitana (araméen), kutonet ou ketonet (hébreu), pour désigner une sorte de vêtement : la transcription grecque kithon ou chiton, κιθών ou χιτών, rend exactement compte du kiton sémitique. Ce vêtement, à l'origine, était de lin, dit Hérodote ; il était propre aux peuples de la mer, aux Ioniens ; à vrai dire, il n'était pas ionien, mais karien : jadis, en effet, tous les vêtements grecs de femme étaient semblables à ceux que nous appelons doriens Thucydide nous explique bien ce dernier mot, en nous disant que les Athéniens quittèrent les cheveux longs et les chitons de lin des Ioniens pour prendre les vêtements (de laine) des Doriens. Le chiton est un vêtement de lin : le chethon, dit Josèphe, est pour nous le lin[11]. Dans les poèmes homériques, le chiton brillant, souple, fin, comme pelure d'oignon, blanc comme le soleil[12], est bien un tissu de lin, un bocassin, et c'est un tissu qui a dû venir à l'origine de Syrie, comme les fins et brillants bocassins du Moyen Age venaient à l'origine d'Égypte. Mais la popularité même de ces bocassins amena la contrefaçon : on fabriqua en Occident un article similaire qui bientôt n'eut plus rien de l'original ; le nouveau bocassin n'était plus une toile de lin, mais une grossière cotonnade du genre de la futaine[13]. Chez les Hellènes, fileurs et tisseurs de laine, le chiton devient pareillement un vêtement de laine.

Les mêmes épithètes, fin, brillant, souple, etc., sont données par le poète aux othones et au pharos, et le pharos est aussi έυπλυνής, bien lavé. Au temps de Diodore, Malte est célèbre par ses ateliers de tous genres, mais surtout par les tissus de ses othons qui ont une finesse et une souplesse toutes spéciales, τεχντας τε γρ χει παντοδαπος τας ργασαις, κρατστους δ τος θνια ποιοντας τ τε λεπττητι κα τ μαλακτητι διαπρεπ[14]. Les deux épithètes de Diodore nous reportent aux épithètes homériques, χιτών μαλακός, λεπταί όθόναι, et le mot othon, ici conservé, est l'othone homérique. Malte, ajoute Diodore, est une colonie phénicienne : elle fut l'entrepôt et le refuge des marines phéniciennes dans leur exploitation de la mer Occidentale. Malte joue pour les Anglais d'aujourd'hui le même rôle : les cotonnades anglaises remplacent à Malte les othones phéniciens, car l'othon grec, όθόνη ou όθόνιον, n'est que la transcription du mot athon, de l'Écriture : athon signifie tissu de lin.

Le pharos est une sorte de vêtement que portent hommes et femmes ; mais il peut servir aussi de lange, de linceul ou de voile marine. Ce terme désigne une étoffe qui ne peut avoir été que de la toile ; le pharos était un vaste manteau de lin, un vêtement de luxe que seuls les gens riches pouvaient se procurer[15], une sorte de long tour de cou qui tombait en deux larges bandes pour couvrir la poitrine, mais que l'on peut aussi ramener sur la tête pour s'en couvrir le visage[16].

Certains peuples de la Méditerranée portent encore des vêtements analogues, qui peuvent servir à double et triple fin :

Une autre pièce de l'habillement sarde, qui est un reste de l'antiquité très reculée, un vêtement très utile, est la saccu da coperri (sagum à couvrir). Il est encore en usage parmi les campagnards. Ce n'est qu'une pièce d'étoffe de laine noire, large d'une demi-aune et longue d'une aune et demie, assez semblable à un châle long. Elle n'a ni ouverture ni fente quelconque. Elle se place sur la tête, couvrant à la fois les épaules, une partie du dos et le devant du corps jusqu'à la moitié des jambes et servant de capuchon. Mais le paysan, muni déjà de ce dernier, met simplement la saccu sur ses épaules, de la même manière qu'un châle oblong et alors il l'agrafe sur la poitrine. Ce vêtement est très commode pour voyager. Ce n'est qu'un vêtement pour la pluie et pour l'hiver. Mais en voyage il sert de lit, de couverture et même de tapis pour prendre ses repas à la campagne. J'en ai vu de très élégants faits d'étoffe assez fine, avec des franges aux deux extrémités et des glands de couleur aux quatre coins. On y adapte des agrafes placées de façon à bien serrer les deux [bandes] par devant[17].

C'est ainsi qu'il faut imaginer le pharos homérique : manteau le soir ou sous la pluie, couverture, tapis, voile, etc., il est d'ordinaire porté sur la tête ou sur les épaules, afin de ne pas gêner les bras ni la marche, comme une sorte de châle, ou comme les ceintures de flanelle que nos troupiers coloniaux portent tantôt autour des reins et du buste et tantôt en turban sur la tête. C'est exactement ce que désigne dans l'Écriture le par ou phar, dont pharos, φάρος, est une excellente transcription. Dans l'Écriture, les phares de lin sont portés par les prêtres, les fiancés et les femmes riches. L'Exode mentionne, — après les keton de byssos tissé, faits pour Aaron et pour ses fils : χιτώνας βυσσίνους, traduisent les Septante, — les phares de byssos. Ézéchiel oppose ces phares de lin, que les prêtres doivent revêtir à l'intérieur du temple, aux vêtements de laine qu'ils peuvent porter au dehors[18] : nous pourrions de même, dans les vers homériques, opposer les phares de lin, que portent les gens de condition et qui sont un vêtement d'apparat, aux chlainai de laine, aux capes de feutre des pauvres gens, aux capots et manteaux des jours ordinaires.

Le mot liti, lita, ne se trouve que dans Homère et à ces deux cas : les philologues lui cherchent vainement une étymologie grecque. Les scholiastes expliquaient avec raison que les poèmes homériques mentionnent deux sortes de couvertures, les unes blanches, non teintes, que l'on mettait en dessous (c'est notre lita), les autres teintes, pourprées, que l'on mettait en dessus, rhègea[19]. Les lites sont des couvertures de char ou de siège. Ce sont aussi des linceuls flexibles dont on entoure le cadavre de Patrocle. On est en droit de conclure, dit Helbig, que lite signifie pièce de toile[20]. La racine sémitique l.u.th, qui signifie couvrir, cacher, a donné en hébreu louth, qui veut dire voile, toiletelam, traduit la Vulgate — et en arabe louthoun ou lithoun qui veut dire manteau. La transcription de louth ou lith en λΐτος ne souffre aucune difficulté : le tèt sémitique est souvent rendu par un tau grec.

Il est un autre tissu que les Phéniciens durent certainement introduire avec eux. Le mot sak, dans l'Écriture, désigne la toile rude et grossière qui sert pour l'emballage des matières solides, mais que l'on emploie aussi comme vêtement de mortification et de deuil — nous disons encore le sac et la cendre — et comme couverture pour la nuit. Les Grecs en firent leur σάκκος. Le mot est ensuite passé à tous les peuples commerçants : nous avons encore nos sacs et notre toile à sac. Mais le mot sakos des poèmes homériques n'a pas ce sens : il veut dire bouclier ; il est synonyme de άσπίς.

Sidon aux temps homériques semble donc avoir été le grand atelier de tissage et le grand port des tissus, tout à la fois Manchester et Liverpool. Les femmes travaillaient aux métiers pendant que les hommes s'adonnaient à la navigation : c'est l'état social que l'Odyssée nous décrit chez les Phéaciens, ces voituriers de la mer[21].

A Sidon, les tisseuses sont en même temps d'habiles teinturières. Au témoignage concordant de tous les Anciens, c'est en Phénicie qu'a été trouvée la teinture de luxe, la pourpre. Les poèmes homériques la connaissent déjà. Ils nous vantent les phares de pourpre, les tapis de pourpre, les couvertures de pourpre, et les cuirs et les ivoires pourprés. Les femmes de Méonie et de Karie ont la réputation de mieux teindre tous ces objets[22]. La teinture de pourpre, venue de l'étranger, s'est donc installée déjà parmi les populations indigènes, sur les côtes asiatiques de l'Archipel. Cela suppose une fréquentation très ancienne des marines sémitiques. Car de telles industries ne s'implantent pas du jour au lendemain. Il a fallu de longues années aux pourprières de Méonie ou de Karie pour égaler, puis surpasser leurs maîtres de Sidon. L'implantation de cette industrie put être, il est vrai, facilitée par telles habitudes que nous avons constatées plus haut : si Pâris ramène des brodeuses de Sidon, d'autres en ont pu ramener des teinturières.... De toutes façons, il est incontestable que les gens de Sidon ont pêché la pourpre dans l'Archipel et il semble que les notions des Anciens sur la pourpre testèrent toujours influencées par les théories plus ou moins justes des Sémites : la pourpre, dit Pline, est un coquillage qui vit sept ans, purpuræ vivunt annis plurimum septenis, et qui a d'ordinaire sept pointes, aculeis in orbem septenis fere[23].

Or il faut bien noter et méditer les conditions d'établissement qu'implique toute pêcherie de pourpre[24]. Les coquillages ne peuvent pas être pêchés toute l'année. Aux approches de la canicule, ils se cachent durant trente jours, latent circa Canis ortum tricenis diebus, disent les Anciens. Au printemps, ils ne valent rien. C'est donc avant le printemps ou après la canicule qu'il faut les prendre, à la fin de l'hiver ou au début de l'automne, capi eas post Canis ortum aut ante vernum tempus utilissimum[25]. Fructueuse au début de l'automne, très profitable à la fin de l'hiver, la pêche de la pourpre ne coïncide pas avec la saison ordinaire de navigation, qui est l'été. Cette pêche ne peut donc pas être faite, ou du moins elle ne peut que très difficilement être faite, par des pêcheurs étrangers, venant de loin, qui n'adopteraient pas certaines habitudes spéciales pour leurs époques d'arrivée et de départ. Si les pêcheurs étrangers veulent quitter leurs ports d'attache et prendre la mer dès le milieu de l'hiver, ils peuvent atteindre les banda avant les premiers jours du printemps. S'ils préfèrent la pêche d'automne, ils peuvent ne se mettre en mer qu'au milieu de l'été ; mais il leur faut demeurer sur les bancs jusqu'aux mauvais jours et rembarquer en plein mauvais temps d'équinoxe. Nous savons que ce sont là des habitudes tout à fait étrangères aux navigateurs anciens. On ne s'embarque pas au milieu de l'hiver. On ne reprend pas la mer après les tempêtes de l'équinoxe. Les bateaux pourpriers n'échappaient pas à cette loi : ils ne devaient prendre la mer, comme les autres, que durant l'été. Il faut donc à ces pêcheurs de pourpre des stations d'hivernage sur les lieux mêmes de pêche. Ils ne peuvent assidûment et fructueusement exploiter une côte que s'ils hivernent d'une campagne à l'autre et s'ils font ainsi les deux pêches consécutives de l'automne et du printemps : établis d'un été à l'autre auprès de leurs chaudières, ils peuvent alors prolonger leurs opérations jusqu'aux mauvais jours de l'hiver et les recommencer dès les premiers beaux jours de la nouvelle année.... Ajoutez que la manipulation de la pourpre exige des établissements assez compliqués et bien outillés. Il faut des saleries, des fourneaux avec des chaufferies à ripeur. Il faut deux jours de cuisson. Il faut d'énormes bassines et des quantités énormes de coquillages, car chaque mollusque donne à peine une larme, purpurea sanies uti lacrima profluens[26].... Tout cela suppose de la tranquillité, du loisir et surtout des bâtisses bien agencées. des établissements durables et fixes. Nous comprenons alors l'abondance des noms de lieux sémitiques sur les côtes à pourpre de Laconie, et la fréquence des sanctuaires d'Héraklès sur les côtes à pourpre du golfe de Corinthe, et la présence de noms ou de doublets gréco-sémitiques dans toutes les rades à pourpre du continent et des îles : il faut nous arrêter un peu longuement à ces stations pourprières ; leur étude nous fera une fois de plus constater la véracité des auteurs anciens touchant les établissements sémitiques dans les mers grecques.

Sur les côtes d'Amorgos, célèbre par ses étoffes teintes, nous avons déjà rencontré une Halte phénicienne, Minoa. Une autre Minoa se retrouve sur les côtes laconiennes qui regardent la mer du Sud-Est. Ces côtes commencent au cap Matée et s'étendent du Sud au Nord jusqu'au golfe de Nauplie. Presque partout, les montagnes tombent abruptes dans la mer, ne laissant entre leurs contreforts que des plainettes pierreuses pour les cultures, et entre leurs soin mets que de rares passages vers la plaine intérieure de l'Eurotas. Ces côtes sont à peu près désertes aujourd'hui. Elles n'ont ni ports ni villes. Mais aux siècles derniers elles avaient une échelle des Francs importante, la célèbre Monemvasie ou Malvoisie de Romanie. C'est un flot rocheux, long d'un mille et large d'un quart de mille à peine, qu'un pédoncule dé roches noyées rattache au continent. Les Vénitiens avaient bâti cette forteresse et cette ville de Malvoisie. qui ne tenait à vrai dire à la grande terre que par un pont jeté sur les roches et muni de tours. C'était un véritable Gibraltar vénitien au flanc de cette terre turque (la comparaison est de Frazer[27]), le type même d'un établissement étranger sur une côte barbare. Depuis l'affranchissement de la Grèce, Monemvasie tombe en ruines. De belles églises croulantes, de hautes arches isolées, de grandes maisons sans toit témoignent encore de son ancienne splendeur. Les Instructions nautiques nous disent :

Monemvasie se trouve sur un îlot, long de neuf encablures de l'Ouest à l'Est, à angle droit sur la ligne de la côte ; il est relié à la terre par une chaîne de roches, au-dessus de laquelle il y a un pont de quatorze petites arches, long de 130 mètres. Le château, situé sur le sommet d'une colline, et la ville, bâtie sur la face Sud de l'îlot, sont entourés par deux murailles qui descendent à la nier. Les maisons, se surplombant les unes les autres, forment des rues inextricables. tin grand nombre d'édifices sont de construction vénitienne, mais sont aujourd'hui en ruines. Cette ville ne fait que peu ou point de commerce[28].

Cette page des Instructions nautiques pourrait nous apprendre toute l'histoire (le ce mouillage. Durant les cinq ou six derniers siècles, les italiens ou les Francs, thalassocrates étrangers, installés sur ce rocher circulaire, l'avaient fortifié contre toute incursion des terriens. Aujourd'hui, les indigènes naviguent. Ils ont abandonné ce mouillage peu sûr :

Pendant l'été, disent les Instructions, on trouvera un mouillage temporaire dans le Nord du pont par les fonds de 27 à 55 mètres, sable et herbes. S'il y avait, devant le cap Malea, un coup de vent du Sud ou du S.-0. accompagné d'une baisse du baromètre, on trouverait à ce mouillage une mer relativement calme, bien que les rafales passent avec une grande violence par-dessus la basse langue de terre ; un navire, à ce mouillage, devrait être préparé à une saute du vent passant rapidement au Nord de l'Ouest, accompagnée d'une succession de fortes rafales.

Cet abri temporaire n'a jamais pu convenir aux marins helléniques. Mais, quelques milles plus au Nord, derrière le cap Liménaria, la côte se creuse d'un port bien abrité.

A 2 milles ½ dans le Nord de Monemvasia se trouve Port de Paleo, petite baie offrant mouillage aux caboteurs par 7 mètres d'eau, à l'abri de tous les vents du Nord et de l'Ouest. Il n'y a pas de ville, mais à environ ½ mille dans l'Ouest, près du rivage, gisent les ruines de Paleo Monemvasia, ancien Epidauros Limera.

Ce port, avec sa plage basse et ses eaux profondes, est du côté de la terre en communication facile avec la vallée de l'Eurotas : par un col assez bas, une route traverse les monts côtiers et mène à Sparte. Les Hellènes eurent ici leur échelle d'Épidaure Limera. Pausanias nous décrit cette ancienne ville que des marins grecs, des Épidauriens, ont fondée. De son temps, la ville hellénique est en ce port ; mais sur le promontoire de Monemvasie existent déjà, comme aujourd'hui, des ruines de forteresse. Car, avant les Hellènes, des thalassocrates étrangers avaient exploité la côte et donné au promontoire le nom de Minoa. Nous retrouvons ici une Halte phénicienne toute semblable à notre Minoa de Mégare : Monemvasie est bien une Île du Repos, I-Minoha, île et promontoire tout ensemble. Les Phéniciens, comme les Vénitiens, s'établirent sur ce rocher. La plage d'Épidaure leur offrait des coquilles de toutes formes et de toutes couleurs[29]. Ces parages devaient fournir les murex à pourpre de bonne qualité : La pourpre de vase, dit Pline, nourrie dans la fange, et la pourpre d'algues n'ont aucun prix. Celle de roche est meilleure, quoique trop claire et trop légère encore. Celle de galet est la plus estimée.... Les pourpres ne peuvent pas vivre dans l'eau douce ; elles meurent partout où une rivière vient se jeter à la mer[30]. La côte laconienne sur l'Archipel n'est qu'une alternance de rochers et de plages de galets, sans une embouchure de fleuve.

Le promontoire donnait aux pêcheurs étrangers pleine facilité d'établissement et de défense. II manquait seulement d'eau douce : les Vénitiens ont dû creuser plus tard des citernes. Mais la plage d'Épidaure a une excellente aiguade, une source profonde et très remarquable : c'est un trou sans grande superficie, dit Pausanias, mais d'une grande profondeur[31]. Les Phéniciens s'approvisionnaient à cette aiguade et leur nom de source, in, lui resta comme aux sources mégariennes : c'est la fontaine d'Ino, Ίνοΰς καλούμενον ΰδωρ. Un vieux rite subsista longtemps après le départ des Sémites : A la fête d'Ino, on jette dans la source des mazes, des gâteaux de farine ; si la source les engloutit, c'est de bon augure ; si elle les rejette, c'est mauvais signe[32]. Frazer remarque avec justesse que cette coutume des gâteaux, jetés dans les sources comme augures, est universelle. Mais ici le mot rnaze semble dater la cou-turne. Nous avons déjà rencontré ce mot aux fêtes nocturnes de Phigalie. Sur les bords de la Néda, où les témoins sémitiques apparaissent en si grand nombre, ces mazes étaient servis dans un festin religieux nommé mazon, μάζων. Bochart signalait la parenté de ces mots avec les mazon, nourriture, et masa, gâteau, hébraïques : la petite différence d'orthographe entre masa et maza est négligeable. [Ce n'est pas que, dans masa, le tsadé médian puisse être rendu autrement que par un sigma ou un tau ; mais il arrive souvent que le même mot hébraïque prenne indifféremment le zaïn, ou le tsadé, et le dzêta grec rend exactement le zaïn. Il faudrait donc supposer un double original masa et maza, de même que nous avons zaq et saq, zab et sab. Pour ce double maza et masa, nous aurions peut-être un indice : au chap. XLV, v. 29, de la Genèse, les Septante traduisent mazon, par άρτους, pains, comme si le texte portait mazot pluriel de masa].

Au Sud de leur Halte laconienne, les Phéniciens eurent leur Pêcherie principale, Sid'a, Σίδη, Sidè. Les hellènes se souvenaient que cette ville avait gardé le nom de sa fondatrice Sidè, fille de Danaos. C'était une vieille ville préhellénique, qui disparut comme Minoa aux temps grecs : ses habitants furent transportés ailleurs, disait-on ; Boios l'Héraklide les emmena pour fonder sur le détroit la ville de Boiai. Sidè occupait sans doute, un peu au Nord du cap Matée et près du cap Kamili, dans une rade bien couverte, sur une plage de sable et près d'une source abondante. la butte rocheuse, isolée de toutes parts, qui porte aujourd'hui une chapelle de Saint-Georges[33]. Deux autres vieilles villes, Etis et la Ville d'Aphrodite, disparurent en même temps que Sidè ; on les disait fondées par les peuples de la mer, par Énée en l'honneur de sa mère et de sa fille.

Au Nord de la Halte et du port de la Source, nous avons étudié déjà le Déversoir, Zarax, Zarak, dans ce port d'Hiéraka, que nous décrivent les Instructions nautiques : Entouré par de hautes terres et tourné au Nord, il est difficile à prendre à cause de son étroite entrée qui n'a que 1 encablure ¾ de largeur. En dedans des pointes de l'entrée, le port court à l'Ouest, se rétrécit en un petit bras de mer ayant ½ encablure de largeur et 2 encablures ½ de longueur, avec des fonds de 3m,6 à 5m,5, vase, utilisable seulement pour les petits bâtiments. Le port se termine en un grand lagon, sans profondeur et garni de piquets de pêche. Il n'y a pas de village[34]. Ce long fjord est désert aujourd'hui. Les indigènes n'ont que faire de ce mouillage qui n'est pas accessible aux routes terrestres et que des montagnes de 1100 à 1200 mètres encerclent de toutes parts. Sans route vers l'intérieur, sans plaine pour des champs cultivés, une ville ou un village ne pourraient vivre ici que de la mer et ne servir qu'aux peuples de la mer. A l'entrée de la passe, sur une acropole abrupte que la mer ceint de trois côtés et qu'un mur cyclopéen borde du côté de la terre, se dressent encore les ruines de Zarax, fondation d'un étranger venu en Laconie, dit Pausanias. Les murailles ressemblent à celles de Mycènes, disent les explorateurs ; avec leurs portes et leurs corridors voûtés de style mycénien, elles remontent certainement à une très haute antiquité[35]. Des ruines de chapelles prouvent que ce refuge fut connu et fréquenté des navigateurs récents, comme des premiers thalassocrates. Il nous a semblé que l'étymologie sémitique de Zarak, le Courant ou le Déversoir, nous était certifiée par un de ces doublets anthropomorphiques, auxquels nous sommes habitués : Rhoio ('ρέω, couler, verser) est fille de Zarax.

La dernière ville laconienne sur cette côte était Brasiai ou Prasiai. On y gardait aussi le souvenir d'Ino : Les indigènes racontent que Kadmos jeta dans la mer un coffre où il avait enfermé sa fille Sémélé et son petit-fils Dionysos. Poussé par le flot, le coffre aborda chez eux ; ils enterrèrent Sémélé qui était morte ; Ino, qui errait sur la mer, vint élever Dionysos dans une caverne que l'on montre encore[36]. Nous avons étudié à Mégare, ville de la caverne, des sources, des Mo, sous roche. Les Laconiens ajoutent que leur ville s'appelait jadis Oreiates, et qu'elle prit son nouveau nom Brasiai, de ce coffre rejeté (βράσσω) par le flot. Ces légendes de double fondation, qui servent à expliquer pourquoi la même ville s'appelle tour à tour Aipeia et Soloi, nous sont familières. Il est probable que nous avons encore ici un doublet : Oreiates, Όρείαται, est un nom grec ; Brasies ou Prasies, — car la plupart des auteurs disent Πρασιαί, — est probablement étranger. On retrouve ce nom auprès de Marathon, sur la façade orientale de l'Attique, en ce port Raphti dont nous avons vu l'importance pour les caboteurs de l'Euripe. Le mouillage n'a jamais eu grande valeur pour les indigènes : il :est désert aujourd'hui ; mais les îlots qui le ferment durent fournir une station commode aux marines primitives : L'îlot Raphti (du Tailleur) ou de la Statue a moins de cieux encablures de largeur ; il est haut de 90 mètres. On y voit les restes d'une statue colossale qui de loin parait avoir la position d'un tailleur assis ; de là son nom. En dedans de l'îlot Raphti gisent les flots Praso et Raphtipoulo plus petits qui diminuent beaucoup la surface du mouillage : il y a néanmoins pour mouiller un espace considérable. On peut faire de l'eau dans ce port. Le voyage d'Athènes dure cinq heures[37]. Pausanias vit en cet endroit le tombeau d'Erysichthon, mort en ramenant la théorie de Délos. Les fouilles ont prouvé. par l'abondance des poteries dites mycéniennes, que cette Prasiai d'Attique avait été un centre important de l'Archipel primitif[38]. Quelle est au juste la signification de ce nom étranger ? Le doublet, que nous fournit Pausanias Oreiatai-Prasiai, me semble inexplicable par une étymologie sémitique. Mais il suffirait d'une très légère correction pour nous l'expliquer tout aussitôt. Au lieu de όρείαται, oreiates, avec un esprit doux, je voudrais lire όρείαται, horeiates, avec un esprit rude, et rapporter ce mot non pas à oros, όρος, montagne, mais à horos, όρός, όρίζω, limiter (cf. όρικός, qui limite, par opposition à όρικος, le montagnard) : dans les langues sémitiques, c'est la racine p.r.s qui nous fournirait la traduction de όρίζω, limiter, séparer, trancher, définir, etc. : Prasiai serait le Port Distinct, Limité, Bien Clos, ou le Port Distinct, Distingué, Rare.

Sidè, Minoa, Zarax, Brasiai, ces ports laconiens ne sont pas utiles seulement aux pécheurs de pourpre. La suite du récit odysséen nous montrera qu'ils sont nécessaires à toute marine orientale qui veut franchir le Malée et, par le détroit de Kythère, passer de l'Archipel dans les mers de l'Occident. Pour tes navigateurs orientaux, ils remplacent les mouillages que les Occidentaux, Francs, Vénitiens ou Romains, fréquentaient de l'autre côté du Malée. dans les golfes de Messénie et de Gythion.

Nous connaissons déjà, sur les flancs du Taygète. ce Port aux Cailles OÙ les Occidentaux attendent la brise favorable. Mais il en est d'autres plus célèbres encore. Symétriquement placés sur les deux façades Est et Ouest ;le la triple presqu'ile péloponnésienne. deux groupes de ports se remplacent les uns les autres suivant la direction des courants commerciaux. Les navigateurs occidentaux eurent sur la façade Ouest du Péloponnèse leurs stations de Coron et de Modon, qui durant des siècles furent indépendantes des indigènes : Coron et Modon étaient des places italiennes ou franques ; les étrangers, avant d'entrer dans les mers levantines, y venaient prendre langue et chercher des pilotes ; c'est en ce point qu'atterrissaient les bateaux de l'Adriatique, par les canaux d'Ithaque et de Zante, ou les bateaux de la Méditerranée occidentale qui avaient fait relâche à Malte. Renversez la direction de ce double courant ; imaginez une thalassocratie orientale aux lieu et place d'une thalassocratie occidentale : remplaçant Coron et Motion, c'est Sidè et Minoa, sur la façade Est du Péloponnèse, qui seront les atterrages et les relâches des marins orientaux, venus soit de l'Archipel Nord par les canaux de Mykonos et de l'Eubée. soit de la Méditerranée levantine au long du pont insulaire entre Rhodes et la Crète. Les sites de Coron et de Modon sont d'ailleurs semblables en tous points au site de Minoa-Malvoisie : leurs péninsules rocheuses, très avancées dans la mer, portent la forteresse étrangère hors de l'atteinte des indigènes.

Mais pour les navigateurs orientaux et surtout pour les marines primitives. la relâche la plus commode de cette façade orientale est, non pas sur le continent péloponnésien. mais dans l'ile de Kythère. Toutes les marines ont apprécié cette Lanterne de l'Archipel. Tour à tour, les thalassocrates de tous les temps l'ont occupée : il y a quarante ans à peine que les Anglais l'ont restituée aux indigènes. L'orientation de cette ile la rendait plus précieuse encore aux thalassocrates levantins. La tradition historique nous affirme que les Phéniciens y ont transplanté le culte de leur Aphrodite. Et la topologie de cette île parle d'elle-même : ce mouillage insulaire rentre encore dans la catégorie des vieux ports, qui tournent le dos aux terres helléniques et qui sont orientés vers le Sud-Est et vers Alexandrie.

Le port et la ville de Kythère ressemblent en effet aux établissements pré-helléniques que nous avons étudiés dans un grand nombre d'îles, Lindos à Rhodes. Astypalée à Kos, la vieille Salamine, etc. : ils tournent le dos aux côtes helléniques ; ils ouvrent leur rade et leurs entrepôts aux arrivages levantins. Il suffit d'ouvrir une carte marine et de lire en regard les Instructions nautiques[39]. L'île de Kythère a la forme d'un trapèze irrégulier dont deux côtés regardent la pleine mer, et deux autres côtés, les terres grecques. La côte du Nord-Est, en effet, longe le détroit péloponnésien et regarde le Matée ; la côte Ouest borde le golfe de Laconie et regarde le Taygète. La mer de Crète et l'Archipel baignent les deux côtes du Sud et de l'Est. Les deux façades grecques n'offrent aucun mouillage assuré, aucun site de ville. Sur la côte Nord-Est, en face du Malée, au long du détroit, c'est à peine si les barques trouveraient en cas de nécessité un mauvais abri temporaire et une plage d'échouement :

La côte court presque en ligne droite. C'est en général une terre élevée avec quelques points sablonneux ; on n'y rencontre aucun danger et les fonds sont grands tout du long. Les caboteurs peuvent trouver un abri entre la côte et l'îlot de Makri élevé de 12 mètres sous la partie la plus élevée de Cérigo. A cinq milles de là, on rencontre la plage et le village de Panagia, échelle de la ville de Potamo, qui est à l'intérieur. Le cap extrême, cap Spathi, est formé de falaises saillantes et accores et, bien que ce soit un beau morne élevé, il est malsain tout autour et doit être évité.

La côte Ouest, en face du golfe laconien et des ports spartiates, est encore plus mal partagée. Nos marines occidentales, qui tout droit viennent y aboutir, auraient grand intérêt à y découvrir quelque refuge ; elles l'ont vainement explorée dans ses moindres détails (la minutie même des Instructions prouve bien l'importance de cette île pour les marins) :

La côte Ouest est haute, sinueuse et saine de dangers cachés. De distance en distance, on voit sous la terre de petits îlots ; mais les fonds voisins sont grands. Les navires en cape sous le vent de Vile pendant les gros vents de N.-E. devront avoir une voilure réduite, car de violents tourbillons tombent souvent. de la haute terre. Il y a mouillage temporaire dans le Sud du cap Karavougia. A partir de ce cap, la côte accore et abrupte. haute de 200 à 230 mètres et bordée par des rochers épars, offre peu de lieux de débarquement. A environ 7 milles dans le Sud gisent les deux îlots Axini. Celui du Nord est haut de 6 mètres. Dans l'E.-S.-E. se trouve une baie que visitent, dit-on, de petits bâtiments par les vents du Sud. Dans le N.-E., on voit un grand ravin, avec des falaises hautes de 90 mètres, et une plage de sable avec un rocher de 12 mètres de hauteur. L'îlot Lindo, à 4 milles dans le Sud des Axini et à ½ mille du rivage, est haut d'environ 50 mètres et presque coupé en deux vers le milieu de sa longueur ; devant ses côtés Sud et Ouest, il y a des petits rochers détachés. De Lindo à la baie de kapsali, la côte est haute, escarpée et à falaises, avec de nombreuses cavernes, et à 2 milles de la baie il y a une anse et un lieu de débarquement, exposés au Sud.

Les seuls ports de Kythère s'ouvrent dans les côtes Sud et Sud-Est, en face de la Crète. C'est toujours cette façade méridionale de l'île qui a groupé les centres de population et possédé la capitale. La grande ville (Tzérigo) est aujourd'hui dans la baie de Kapsali ; la capitale ancienne, Kythèra, était jadis dans la rade de San Nikolo :

La baie de Kapsali, à l'extrémité Sud de Cérigo, est demi-circulaire ; ouverte au Sud, elle s'enfonce d'environ sept encablures vers le Nord. Dans sa partie N.-E., un promontoire peu saillant sépare deux anses. Celle de l'Est, sur le rivage de laquelle se trouve le lazaret, est circulaire, à petits fonds et rocheux, avec une entrée n'ayant qu'une cinquantaine de mètres de largeur ; l'autre est beaucoup phis grande et visitée par les caboteurs. Le cap Trakhili, sur le côté Ouest de la baie de Kapsali, est l'extrémité d'une langue de falaises qui se projette vers le Sud et le S.-E. et abrite du S.-0. la baie de Kapsali. Le cap Grosso, dont le nom exprime l'apparence, forme le côté Est de l'entrée de la baie ; celle-ci est entourée par une haute terre, avec une côte légèrement irrégulière et une plage de galets à son extrémité. Les fonds sont grands partout et de 45 mètres, au milieu de l'entrée ; ils diminuent graduellement jusqu'au fond de la baie.

La ville de Cérigo, bâtie sur une colline sur le côté N.-0. de la baie, a une population de 1800 habitants. Une grande forteresse, d'architecture vénitienne, située à 180 mètres d'altitude, est bâtie en avant de la ville ; elle commande cette dernière et la rade et se voit bien du large. Les paquebots grecs et ceux du Lloyd autrichien font escale ici toutes les semaines. Le mouillage est sûr par tous les vents qui soufflent de terre ; mais il est exposé à ceux du Sud et du S.-E. qui font entrer une grosse mer, et, quoique le fond soit de sable et vase, les ancres ne tiennent pas. Par ces vents le mouillage n'est donc sûr qu'avec des circonstances favorables.

Pour nos gros vaisseaux d'aujourd'hui, ces petits inconvénients du mouillage de Kapsali n'ont pas grand danger. Mais les barques et caïques des Anciens préféraient le port tout à fait sûr ou la plage de San Nikolo :

Le cap Kapela, situé à 2 milles dans l'Est de la baie de Kapsali, est la pointe S.-E. de Cérigo. La côte, élevée d'une centaine de mètres et bordée par des roches, court de là vers le Nord pendant six milles jusqu'à la baie de San Nikolo. La côte se courbe vers l'Est pendant 1 mille ½ environ et forme la baie de San Nikolo, profonde de ½ mille et ouverte au Sud et au S.-E. On y trouve mouillage par tous les vents qui soufflent de terre ; mais exposés à ceux du S.-E., les navires roulent beaucoup et quelques-uns, surpris par des vents de cette direction, ont été jetés à la côte. Sur le côté Est, se trouve mie crique ouverte au S.-0., profonde de 1 encablure ½ et large de ½ encablure à l'entrée. En dedans, la crique s'élargit et forme un excellent petit bassin ayant 7 mètres d'eau. Les navires y affourchent en sûreté et ce port est le meilleur de l'île.

Ce port fermé servit aux marines helléniques. Les marines primitives n'entrent pas, nous le savons, en pareille nasse. Mais la baie de San Nikolo leur offrait une plage d'échouement : c'est là que s'installa la vieille échelle de Skandeia sur un îlot rocheux que les alluvions d'une petite rivière ont soudé à la côte. En remontant la vallée, on rencontre, à dix stades de la plage. une haute et forte butte que la rivière encercle d'un fossé : c'est ici que se dressa la ville haute de Kythèra[40]. L'Acropole domine au loin la baie et la haute mer[41]. L'Aphrodite phénicienne, l'Astarté guerrière, y eut son temple fondé par les Phéniciens, nous dit Hérodote[42], et la topologie de ce site vérifie pleinement cette tradition. C'est toujours le même type d'établissement préhellénique, tel que par vingt exemples nous avons appris à le connaître. Sur une plage de sables ou de vases, propre à l'échouement et au halage des bateaux, un îlot rocheux, mal soudé à la côte et facile à défendre, offre aux étrangers un débarcadère, une guette et une forteresse : telle Nisaia. Non loin de là, sur les premières collines de l'intérieur, la Haute Ville, installe son bazar où les terriens rencontrent les peuples de la mer : un culte commun préside au marché, et ce culte est d'ordinaire importé par les marins. Ce sont les Phéniciens qui ont fondé le temple de Kythère.

Aux bords du détroit, l'île de Kythère est, en face de la Morée, une excellente station de piraterie que les Spartiates occupent et surveillent avec soin[43]. En ces parages, les passes. les îlots et les anses cachées dressent l'indigène à la piraterie (jusqu'au milieu du XIXe siècle, les Maniotes restent des pirates incorrigibles) : il n'est donc pas de commerce possible sans la possession de cette île. Mais le commerce de l'Égypte et de la Lybie surtout vient aboutir là : Kythère est le débarcadère des convois levantins[44]. Entre le monde levantin et la Morée. une route semée d'îles et de reposoirs amène ici les flottes.

Sur cette route, la Crète est la grande étape : te cabotage levantin suit les côtes crétoises jusqu'au dernier promontoire de l'Occident. Puis, de Crète à Cérigo, une ligne de roches ou d'îlots indique le passage. Cérigotto, Pori et Poretti, Kouphonisi et Ovo. Cette dernière roche est caractéristique : Sa surface dénudée et sa forme arrondie ont l'aspect d'un gros œuf (d'où son nom Île de l'Œuf, Ovo des Francs, Avgonisi des Grecs). Il gît à un mille trois quarts dans le Sud de la baie de Kapsali et sert de marque pour se rendre au mouillage[45].

Les Phéniciens suivirent cette route et l'île a gardé le nom qu'ils lui donnèrent, Kythère. Les Anciens disent que Kythèros est un fils de Phoinix[46] ; un doublet gréco-sémitique vérifie cette tradition. L'échelle de Kythère porte en effet le nom grec de Skandeia, Σκάνδεια : c'est un mot dialectal, disent les lexicographes, qui désigne une espèce de coiffure, σκάνδεια εΐδος περικεφαλαιας[47]. Les mots sémitiques keter et kouteret ou koutera, ont le même sens de coiffure. Du premier, les Grecs ont tiré leur kitaris, qui leur sert à désigner la tiare persane. Du second, est venu Kythèra, et cette seconde transcription est bien plus exacte que la première. Nous savons que le kaf sémitique est le plus souvent rendue par un khi, et le tav par un tau : khouthera devrait donner χυθήρα, sans l'euphonie grecque qui n'admet pas deux aspirées au début de deux syllabes consécutives et qui exige en conséquence kuthera ou khutera, de même qu'en un cas tout semblable elle exige khiton ou kithon, au lieu de khithon, qui serait plus exact mais qui est impossible. Les Hellènes ont dit tour à tour khiton et kithon, et les deux mots existent. Je crois que pareillement nous avons encore Kuthera et Khutera : car si la grande île se nomme Kythèra, l'île de l'Œuf s'appelle aussi Khutra. Ce nom a une signification en grec : la Marmite. Mais cette roche blanche, haute (elle a 167 mètres de haut), ne ressemble en rien à une marmite. Elle peut au contraire rappeler à des Orientaux leurs hautes tiares blanches, leurs kuthères : dans les Bouches de Bonifacio, les marins ont longtemps connu une pointe de moyenne hauteur qu'on appelle Bonnet de Juif[48]. C'est l'îlot de l'Œuf, je crois, qui reçut d'abord le nom de Mitre et qui le donna par la suite au mouillage voisin. Derrière cette mitre, le port devint le Port du Bonnet, Skandeia-Kuthèra ; c'est ainsi que procèdent les navigateurs : nous verrons une île prendre tour à tour les noms de Île du Vaisseau et Be de la Serpe à cause de deux roches que les navigateurs occidentaux et orientaux trouvèrent successivement sur ses deux faces. Ici le calembour populaire travailla sur l'incompréhensible Kuthèra pour en tirer la Marmite, Khutra. Veut-on de pareils calembours en exemple ? Au Sud du Matapan. le Port aux Cailles, Porto Quaglie, des Vénitiens et des Francs, est devenu le Plus Beau Port, Porto Kalion, des Grecs modernes. Entre Cérigo et la Crète, les Romains nommèrent Ægilia, l'Île d'Ægilius, cette île de Cérigotto que les Hellènes nommaient Ogylos, Ώγυλος. Ce dernier nom ne peut avoir aucun sens en grec. L'île, ceinturée de falaises, présente un pourtour inaccessible. Sa côte de fer — notons cette expression de marins : nous la retrouverons dans l'Odysseia. — montre des falaises accores et inaccessibles, mais point de sable, disent les Instructions nautiques : Ogoul'a, en hébreu signifierait la Ronde, et Ogoul'a donnerait, par une exacte transcription, Ogylos et Ogylia, de même que nous avons Samos et Sarnia, Syros et Syria, etc.

Kythèra est aussi une Île de la Pourpre, Porphyris ou Porphyroussa. Le golfe de Laconie, dit Pausanias, fournit les meilleures coquilles pourprières après celles de Phénicie[49]. Dans ce golfe lui-même, aucun doublet ne subsiste pour nous certifier la présence des pécheurs phéniciens. Il reste seulement des noms. des sites et des rites assez caractéristiques. Certaine lagune a ses poissons sacrés. comme les sanctuaires orientaux[50]. Derrière l'îlot de Kranaè, Gythion (auj. Marathonisi) est située comme les vieux emporia étrangers sur une côte barbare, et l'île de Kranaè gardait le souvenir du navigateur oriental, Pâris. Kranaè, Κραναή, est grec et signifie la Rocheuse. Gythion, Γύθειον, ne présente aucun sens en grec. Il serait susceptible d'une étymologie sémitique. Mais faute d'un doublet, j'estime que cette étymologie n'a pas plus de valeur que les étymologies de même sorte, proposées pour les noms des deux caps extrêmes, le Ténare et le Malée[51]. Je crois pourtant que Gythion fut réellement un débarcadère phénicien : c'est là qu'aboutissent les routes de mer transégéennes de l'Archipel primitif, et de là part vers Sparte, Lykosoura et Pylos, notre route de terre transpéloponnésienne de la Télémakheia.

Dans le golfe de Messénie, au delà du Ténare, nous retrouvons aux aiguades le culte et les oracles d'Ino-la-Source : Entre Thalamai et Oitylos, on rencontre le temple et l'oracle d'Ino ; une source sacrée fournit de l'eau potable : c'est la source de Sélénè[52]. Les Sémites ont des In Semes, Sources du Soleil, toutes semblables à cette Ino de la Lune. Les Hellènes ne savaient plus exactement le nom de la déesse étrangère à qui primitivement cette source et cet oracle avaient appartenu : les uns disaient Pasiphaè, d'autres Kassandre ou Daphnè ou Sélénè[53]. Un peu plus loin, sur la côte, on trouvait encore à Leuktra, un sanctuaire d'Inn et de Kassandre ; l'ancienne Leuktra est aujourd'hui Leftro près de la pointe Stupar : La pointe, disent les Instructions nautiques, est entourée par un récif, sur lequel il y a une source sous-marine[54].

Nous atteignons alors les sept villes messéniennes qui, dans l'Iliade, forment l'heptapole possédée par Agamemnon. Quand les Hellènes de l'histoire s'installent ici, ils remplacent cette heptapole par une pentapole : ils comptent par cinq, alors que les Sémites comptaient par sept. Le roi des Doriens, Kresphontès. divise le pays en cinq districts, Stényklèros, Pylos, Rhion, Messola et Hyamia. Il fixe sa résidence à Stényklèros et établit quatre rois dans les autres villes[55]. En même temps que l'organisation politique, l'onomastique est bouleversée. Phères. Kardamylé, Énopè, Irè, Antheia, Aipeia, Pédasos, les sept noms homériques ne se retrouvaient pas tous dans la Messénie grecque. La Cressonnière, Kardamylè, a subsisté jusqu'à nos jours sur la côte orientale du golfe. Phères nous est connue : nous en avons étudié le site auprès de Ianitza. L'Ardue, Aipeia, nous est apparue de même sous son doublet sémitique de Thouria. Il semblerait que ces sept villes aient eu chacune deux noms, l'un grec, l'autre étranger. Mais les discussions furent insolubles plus tard quand l'un des deux noms, tombé hors de l'usage, erra sans possesseur de ville en ville messénienne : Pausanias et Strabon ne savent où localiser les noms homériques de Irè, Antheia, Énopè, Pédasos. Hira, la Sainte, dit Pausanias, est le port qui se nomma plus tard Abia ; Strabon au contraire place lira sur la montagne du même nom ; d'autres la cherchaient auprès de Messola[56]. A en juger par le doublet Aipeia-Thouria, il ne semble pas qu'Abia puisse être la Sainte : si Abia, Άβία, qui n'a aucun sens en grec, doit être expliqué par une étymologie sémitique comme Thouria, il ne signifie pas la Sainte. Ce nom étranger peut avoir néanmoins un sens qui traduirait fort exactement l'une des vues de cette côte. Ce pays marécageux a toujours eu une Ville des Roseaux, Kalamoi jadis. Kalamata aujourd'hui. Cette Ville des Roseaux s'est déplacée suivant les époques[57]. Je crois qu'au temps des premières marines, elle fut à Abia : ab'a, est le Roseau.... Mais, dans l'incertitude de cette onomastique, il est impossible de reconstituer à coup sûr les doublets dont pourtant nous apercevons certains éléments.... Au bout de la plage messénienne, sur les collines criblées de sources, est un dernier sanctuaire d'Ino : en ce point, la déesse sortit de la mer ; elle avait déjà pris le nom de Leukothéa[58].

En poursuivant le périple des côtes péloponnésiennes nous rejoignons ici la route odysséenne des Phéniciens entre la Crète et Pylos ou l'Élide divine. Nous avons découvert les nombreux jalons de cette route sur la façade occidentale du Péloponnèse, aux bouches de la Néda, aux roches de Pylos, au cap Pheia, au long de l'Alphée, etc. Les îles de la Mer Ionienne, Paxos-Plateia, Képhallènia-Samè, gardent durant l'antiquité leurs doublets gréco-sémitiques et la suite du récit odysséen va nous montrer mieux encore le va-et-vient des Sémites dans cette mer de Corfou, sur les côtes des Thesprotes et des Phéaciens. M. Clermont-Ganneau a réuni les souvenirs que l'influence sémitique parait avoir laissés parmi les dieux, les cultes et les usages du Péloponnèse occidental, entre l'Alphée et le golfe de Corinthe[59]. Le dieu Satrape, que les Hellènes proclament un dieu étranger, fut adoré au Samikon, puis à Élis, quand le Samikon noyé dans les sables fut déserté des marins : ce dieu Satrape figure au Panthéon syrien de l'époque gréco-romaine[60] et les gens d'Élis pensent que Satrape est une épithète de Korybas. A Patras, les holocaustes en l'honneur d'Artémis Laphria ressemblent aux Torches de Syrie et aux Dédales du Kithéron[61] : c'est le même bûcher d'arbres, le même défilé de la prêtresse sur son char, les mêmes offrandes de la ville et des particuliers, les mêmes lancements dans la fournaise d'animaux vivants, de fruits et d'offrandes : Ce rite, dit Pausanias, ne se retrouve en Grèce que chez les Patréens[62]. D'autres rapprochements encore, — sacrifices humains, cultes du poisson et du bétyle. etc., — pourraient être faits entre les coutumes d'Achaïe et les rites syriens. Mais, nulle part sur cette côte, nous ne trouvons une marque indiscutable de l'occupation phénicienne, je veux dire un doublet gréco-sémitique. Revenons aux pêcheries de pourpre.

Dans le golfe de Corinthe, les côtes de la Phocide et de la Béotie conservent jusqu'à l'époque romaine leurs pêcheries de pourpre : à Boulis, la moitié de la population vit de cette pêche et, dans la ville voisine, Ambrusos ou Ambrossos, s'est implantée une culture tinctoriale (la cochenille), analogue à celle qui remplaça la pourpre dans l'Amorgos des Francs[63]. Cette côte septentrionale du golfe de Corinthe est une succession de golfes, d'îlots et de promontoires où toutes les marines étrangères ont eu successivement leurs entrepôts. Nous avons étudié les routes commodes, qui mènent les caravanes aux plaines de l'intérieur ou, par-dessus la presqu'île béotienne, jusqu'à la mer septentrionale de l'Eubée. Nous connaissons les itinéraires des peuples de la mer vers la cuvette béotienne et vers ses villes de Thèbes et de Livadi. La tradition faisait débarquer Kadmos dans la baie de Salona, au pied de Delphes, et rapportait à des marins venus de Crète la fondation du temple et de l'oracle delphiques[64]. Le culte d'Héraklès était fort répandu dans ces parages. La rivière de Roulis près d'une pêcherie de pourpre est un Hérakleios Potamos. De la mer jusqu'à Thèbes une série de sanctuaires héracléens jalonnent la route : Les gens de Tipha ont un temple et des panégyries d'Héraklès.... A Thishè, on a un temple, une statue et des panégyries d'Héraklès.... A Thespies, le temple d'Héraklès est bien plus ancien que l'Héraklès grec, fils d'Amphitryon : c'est ici l'Héraklès Idéen qu'adorent les Ioniens d'Érythrées et les Tyriens.... Au Kabirion, on voit le temple d'Héraklès Hippodétès[65].

Tipha, Thisbè, Thespies, Kabeirion, nous venons de tracer la route même qui conduit le plus directement du golfe de Corinthe à Thèbes. Ce n'est pas à vrai dire la route la plus courte ; mais c'est la seule possible. Le port le plus proche de Thèbes sur le golfe serait Kreusis, dans la baie de Livadostro : trente kilomètres de route facile, à travers le pays plat de Platées, conduiraient en quelques heures de Thèbes à ce mouillage du Golfe. Mais des brises terribles tombent du Kithéron dans cette baie[66], et la route côtière balayée par ces rafales est souvent intenable : une armée lacédémonienne surprise par la tempête y perdit ses armes et faillit périr[67]. Il faut passer ailleurs. Une cinquantaine de kilomètres séparent Thèbes de la baie de Dombrena sur laquelle se trouvait Tipha. La route est un peu plus accidentée à travers les coteaux de Thespies et les montagnes de Thisbè. Mais cette magnifique baie de Dombrena, disent les Instructions nautiques[68], est absolument sûre, couverte des vents par un système compliqué de promontoires crochus et d'îlots : les rivages sont rocheux : l'eau y est généralement profonde et sans dangers noyés ; l'entrée, ouverte au Sud, est bordée par trois îlots qui font de la baie un véritable bassin : dans le milieu de la baie, gît un ilot qui a environ un demi-mille de longueur du Nord au Sud. Il est inutile de souligner les commodités que cette rade peuplée d'îles offrait au commerce primitif : Le mont Korombili, conique et haut de 814 mètres, domine la partie Est de la baie et forme un bon amer, ajoutent les Instructions. C'est au pied de cette haute guette du Korombili que devait se trouver Tipha : Les gens de Tipha se vantent d'être les meilleurs marins de Béotie depuis l'origine des temps. Leur connaissance de la mer fit prendre, disent-ils, leur concitoyen Tiphys comme pilote du navire Argo qu'il ramena dans ce port[69].

Tipha est l'échelle, la ville des étrangers sur la mer ; Thisbè est la haute ville des indigènes, au pied du mont (le bourg de Dombrena, qui donne son nom à la baie, remplace aujourd'hui Thisbè) ; Thespies est l'étape médiane entre Thisbè et Thèbes. Parmi ces noms, Thespies a une étymologie grecque. C'est la ville des chanteurs inspirés, des poètes : dans son vallon des Muses, a fleuri l'école poétique d'Ascra et les aèdes hésiodiques en sont venus. Mais Thisbè, qui ne veut rien dire en grec, a sa place dans l'onomastique de l'Écriture : thisb'a, Θίσβη, transcrivent les Septante, et le nom de Tipha présente une particularité qui trahit peut-être son origine. Pausanias écrit Tipha, Τίφα, et la légende de Tiphys, pilote des Argonautes, montre qu'il n'y a pas une faute de texte. Mais la plupart des Anciens, Skylax, Thucydide, Ptolémée, etc., disent aussi Sipha ou Siphe, ou Siphai. L'étymologie grecque tiphos, le marais, ne peut en aucune façon nous expliquer ni cette alternance de la consonne initiale ni le site de ce mouillage rocheux, dans une baie cerclée de roches, loin de tout delta ou lagon : aucune rivière n'y aboutit. Nous savons par contre que le même mot sémitique Sour, la Roche, donne tour à tour Syros et Tyros, et que les Hellènes, n'ayant pas conservé dans leur alphabet le aïn des Sémites, le rendent tantôt par un sigma et tantôt par un tau : sipha ou tipha, la Guette, est fréquent dans l'onomastique de l'Écriture. Au pied de la guette, de l'amer, disent les Instructions, du Korombili, Sipha mériterait ce nom et elle serait bien la ville du guetteur, du pilote, de la vigie, de Tiphys, Τΐφυς : l'Écriture a aussi les noms propres Siphon ou Tiphon, Siphi ou Tiphi.

Au long de cette route entre le golfe et Thèbes, on comprendrait alors la présence de l'Héraklès tyrien, de Melkart. Pausanias, après avoir vu le temple de Thespies, déclare que sûrement ce n'est pas ici le dieu grec, mais le dieu tyrien qu'adorent aussi les Érythréens d'Ionie. Il connaissait le Melkart tyrien d'Érythrées, venu sur un radeau. Les monnaies d'Érythrées nous représentent ce Melkart, statue phénicienne de style égyptisant[70]. Il est très différent de l'Héraklès grec. II est nu, sans la peau de lion, son hellénique emblème. Il est debout, les jambes collées. Sa main droite brandit la massue au-dessus de sa tète, comme les Pharaons d'Égypte brandissent leurs armes. Dans la main gauche, il tient un sceptre ou une laine, comme les divinités égyptiennes : C'est du pur égyptien, dit Pausanias[71]. Malgré certains archéologues, que la présence de cette statue étrangère gène un peu dans leurs grandes théories[72], Frazer a raison de dire que cette arrivée sur radeau du Melkart tyrien nous reporte à ces navigations sur radeau que la légende tyrienne attribuait à Melkart et que nous représentent les scarabées[73]. Après notre étude de la navigation d'Ulysse, ce radeau de bois prend toute sa valeur : nous retrouvons ici notre radeau odysséen, et nous avons d'autres raisons pour affirmer la venue des Phéniciens et de Melkart à Érythrées.

Dans le détroit de Chios, où se trouve Érythrées, passent tous les bâtiments qui montent ou qui descendent, c'est-à-dire qui vont à Constantinople ou qui en reviennent pour aller en Syrie et en Égypte[74]. La côte insulaire de Chio n'offre que de mauvais abris. Les rives asiatiques sont bordées d'excellents mouillages. Tchesmé, l'un d'eux, fut un grand port des marines franques. Mais enfoncée dans une baie close, Tchesmé ne pouvait convenir aux marines primitives. La grande baie d'Érythrées, au contraire, bien couverte quoique spacieuse, leur offrait une multitude d'ilots côtiers pour un établissement parasitaire : nous retrouvons ici encore le type de nos ports primitifs sur un flot côtier. Et d'Érythrées, à travers un isthme très étroit, part une route terrestre qui conduit dans le golfe de Smyrne et évite le long tour du cap Kara-Bournou. Les Phéniciens n'ont pas pu exploiter l'Archipel saris une station dans ce détroit de Chios : pour eux, c'est Érythrées qui présente toutes les conditions de sécurité, de commodité et d'agrément[75]. Dans ce bogaz de Chios, Érythrées fut pour eux ce que Samos était dans le bogaz plus méridional. Voyez ce qui arrive dès que le détroit n'est plus surveillé : A l'entrée, dit Strabon, se dresse le promontoire Korykos, devenu célèbre par ses pirates. Les Korykéens avaient inventé un nouveau mode de piraterie. Répandus dans les ports, ils questionnaient les armateurs, notaient les chargements et les départs et, revenus chez eux, ils opéraient à coup sûr[76]. On peut donc accorder quelque crédit au texte de Pausanias : l'Héraklès d'Érythrées est phénicien et l'Héraklès de nos villes béotiennes est un Melkart. A défaut de doublet, nous avons ici encore une marque d'origine qui nous est familière : le rythme septénaire. Héraklès, étant venu à Thespies, coucha, dit-on, avec les filles de son hôte. Elles étaient cinquante. Mais il ne coucha qu'avec quarante-neuf (7 * 7), disent les uns. Il coucha avec les cinquante, disent les autres ; mais l'aînée et la plus jeune, mieux partagées, eurent des jumeaux, alors que les autres n'avaient qu'un fils : de cette nuit du Dieu Solaire qu'est Melkart, naquirent ainsi autant de fils qu'il y a de semaines dans l'année, cinquante-deux. A côté de Melkart, d'ailleurs, figure un dieu dont le nom est sémitique, le Kabire et son fils. Dans l'intérieur de la Béotie, ce dieu, adoré auprès d'Héraklès, garde son nom étranger de Kabiros ; mais, dans les ports, il s'est couvert d'un nom grec : Les gens de Boulis vivent des pêcheries de pourpre ; leur rivière s'appelle le Fleuve d'Héraklès ; entre tous les dieux, ils adorent surtout celui qu'ils nomment le Très Grand ; c'est, je pense, une épithète de Zeus. Ce dieu qu'ils nomment le Très Grand, est le même que Kabire, car Mégistos est l'équivalent grec du sémitique Kabir, le Grand. Les archéologues les plus antisémites et les plus fanatiques de grandeur et d'indépendance mycéniennes[77] n'ont pu nier l'origine sémitique de ce nom divin : les Kabires de Samothrace étaient les Grands Dieux, de même que notre Kabire béotien est le Très Grand.

Une autre route, encore plus fréquentée entre les villes béotiennes et le golfe de Corinthe, part — nous le savons : nous l'avons longuement décrite au sujet de nos ports mégariens — de la baie d'Aspra Spitia et aboutit à Livadi : l'ancienne ville d'Ambrysos occupait sur cette route la position de Thisbè sur l'autre. C'était, un peu au-dessus de la mer, la première ville des terriens. De même que, dans la baie voisine de Salona, les indigènes modernes ont eu jusqu'à nos jours leur ville et leur bazar de Salona, à environ six milles de la Skala, au pied du Parnasse[78], de même l'antique Ambrysos se tenait un peu à l'écart du rivage et des pirates, au premier élargissement des défilés. C'était une ville des Phokidiens, que l'Iliade dans son Catalogue des vaisseaux ne mentionne pas, alors qu'elle mentionne les capitales des autres cantons phokidiens, Pytho, Krisa, Daulis, Panopée, Anémoria, Hyampolis et Lilaia. Mais, en outre de ces villes ou bourgs historiques, l'Iliade mentionne une Ville du Cyprès, Κυπάρισσος, dont le nom disparut aux siècles postérieurs et dont le site, chez les Hellènes eux-mêmes, demeurait inconnu ou douteux[79]. Les commentateurs et les voyageurs, anciens et modernes, ont transporté cette ville d'un emplacement à un autre. Un scholiaste la retrouvait à Apollonias.

Ottf. Müller la découvrit dans le village actuel d'Arachova, sur le Parnasse, et Bursian dans une autre Arachova sur le chemin de Daulis à Delphes[80]. Leake la plaçait aussi dans le Parnasse, à Lykoreia, non loin de Delphes[81]. Mais Pausanias en faisait une ville maritime et croyait qu'à ce nom oublié, on avait substitué celui d'Anticyre. Ce golfe d'Anticyre est notre golfe d'Aspra Spitia et, de tout temps, sur la route qui mène à la plaine béotienne, une ville et une forteresse durent occuper le site de l'ancienne Ambrysos, de la moderne Distomo. Je crois que la Ville du Cyprès était là et que Kyparissos et Ambrysos ne sont qu'un doublet du même nom.

Ce nom d'Ambrusos, en effet, avec toutes les variantes qu'en donnent géographes et commentateurs, me semble une transcription tout à fait littérale du mot hébraïque qui veut dire cyprès, beros ou berous, avec l'a prosthétique si fréquent dans toutes les onomastiques empruntées ou transcrites. Nous aurons, par la suite, maints autres exemples de cette prosthèse dans les mots empruntés par les Grecs aux Sémites. Il est possible qu'elle représente l'article. Nous avons déjà At-taburos, Ά-τάβυρος, qui est peut-être le Nombril : Ab-brous donnerait Am-brusos. Si l'on n'a qu'un a prosthétique, la transcription du kaf en μπ ou μφ reste conforme à ce que nous voyons encore chez les Grecs d'aujourd'hui qui, prononçant le B comme un V, sont impuissants à rendre notre B autrement que par une combinaison des consonnes μπ, μβ, etc. : Byron est pour eux Μπίρων ou Μβίρων.... Ambrusos serait donc le Cyprès, ό Κυπάρισσος, et le pays gardait un vieux souvenir des peuples de la mer dans le culte de l'Artémis au Filet, Άρτεμις Δικτυνναία, dont on reportait la première origine aux villes de Crète. Les pêcheurs de pourpre étaient dévots, sans doute, de cette Notre-Dame. Le coquillage à pourpre devait être pris vivant, car il exhalait sa couleur avec la vie, vivas capere tendunt quia cum vita succum eum evomunt[82]. On le pêchait au filet ou au panier, comme nous pêchons les écrevisses et les homards. Notre-Dame du Filet put et dut avoir son culte parmi les pourpriers, comme Notre-Darne de l'Usine a aujourd'hui ses autels parmi nos mineurs et nos manufacturiers, comme Notre-Dame de la bête ou Notre-Dame du Poisson aura quelque jour ses litanies, quand l'ingénieux esprit de notre néo-christianisme répandra parmi les pêcheurs bretons ou normands sa dévotion utilitaire.

 

II. Métaux et manufactures. — Deux métaux sont le plus souvent nommés dans l'Odyssée comme métaux usuels : le fer, σίδηρος, et le chalkos, χαλκός, cuivre ou bronze[83].

Dans toute l'Épopée, dit Helbig, une seule arme est clairement indiquée comme étant en fer, c'est la massue de l'Arcadien Areithoos (Iliade, VII, 141-144). Mais il est souvent question d'ustensiles en fer. Il semble en effet que le fer, sideros, soit d'un usage courant dans la vie domestique : il a fourni l'épithète sidereos pour dire proverbialement dur comme fer en parlant d'un homme ou d'une porte, d'un cœur ou d'une corde, etc. Il est le métal populaire, je dirais presque : indigène et rustique. Les vieilles populations arcadiennes en garnissent leurs massues, et Helbig a raison d'insister sur un texte qui me parait aussi très important : Aux funérailles de Patrocle, Achille propose en prix un disque de fer et dit que le vainqueur aura pendant cinq ans assez de métal pour ses bergers et ses charrues. Cette déclaration a lieu de nous étonner : dans la bouche du fils de Pélée, on s'attendrait plutôt à une allusion aux usages guerriers de ce métal. Ces vers[84] doivent, en effet, nous faire réfléchir.

Le fer, comme on voit, est alors un métal rustique, qui ne nécessite pas l'industrie urbaine : le pâtre et le laboureur peuvent le produire ou le travailler sans aller à la ville. C'est que les minerais de fer, que l'on trouve partout, peuvent être traités par la moindre forge catalane : ferri metalla, dit Pline, ubique propemodum reperiuntur[85]. Puis le métal, dans le moindre foyer, peut être chauffé, forgé, étiré et trempé : l'Odyssée nous parle de la trempe pour la fabrication des haches[86]. Mais le fer se rouille et se mange, et le fer se brise facilement, surtout quand il est trempé. Avec d'aussi rustiques procédés de fabrication, il est toujours impur : il a des pailles ; il est brisant. Ce peut donc être un métal de paix et une matière d'instruments : dans nos champs encore, nous voyons le moissonneur s'arrêter et s'asseoir pour réparer sa faux. En guerre, il faut une matière moins dure peut-être, mais plus tenace, moins fragile et qui ne casse pas brusquement : il est impossible de s'asseoir sur le champ de bataille, comme sur un champ de blé, pour rebattre son épée ou sa lance. Ce fer primitif n'est d'un emploi commode que comme gaine, couverture et garniture. Recouvrant une massue ou un soc de bois, garnissant en douille la pointe d'un épieu ou d'une flèche (le cas se présente dans l'Iliade), sa dureté est fort utile et sa fragilité a moins d'inconvénient ; il est soutenu par la masse interne. Mais quand le métal doit être allongé en lame rigide pour faire une épée, étendu en plaques compactes pour faire une cuirasse, martelé pour faire tut casque ou des jambières, ce fer brisant n'est plus de mise : il faut un métal plus doux, plus ductile, plus homogène et l'on a recours au chalkos.

Le chalkos est-il du cuivre pur ? est-il du bronze, c'est-à-dire un alliage de cuivre et d'étain ? En ce qui regarde l'Odyssée, je pencherais plutôt vers le bronze. Voici mes raisons.

L'Iliade mentionne l'étain, κασσίτερος, parmi les matières précieuses, à côté de l'or, de l'argent et du kyanos : Helbig conclut avec justesse que l'étain pur. à cette époque, n'arrivait que rarement et en petites quantités[87]. On savait l'extraire des minerais ; mais nulle part. sans doute, on n'avait encore trouvé ces minerais en abondance. Par un exemple tout récent, nous revoyons, sans effort d'imagination, ce que pouvait être cette primitive fabrication de l'étain. Le Bulletin de la Société Géologique[88] rapporte, en 1850, la découverte que l'on venait de refaire des minerais d'étain dans les Asturies (je dis refaire, car les Anciens avaient exploité ces gites). Vers 1848 ou 1849, dans le voisinage de Ribadeo,

un forgeron de village, croyant pouvoir extraire de l'or des schistes pyriteux. fit beaucoup d'essais dans des creusets placés au milieu du foyer de sa forge. Il remarqua que les pyrites de certaines barres lui donnaient un métal blanc malléable : il poursuivit ses recherches, croyant que le métal blanc était de l'argent. Il observa qu'il obtenait plus de métal avec du charbon de bois tendre et un peu de vent. Ce fut alors qu'il consulta notre ami don Balbino de Torrès (de Ribadeo), qui lui montra que le métal blanc était un étain impur. Finalement l'inventeur apprit à extraire le susdit métal en mettant à chauffer des morceaux d'ardoise stannifère au milieu de charbon de bois tendre et de bois à moitié pourri. Son procédé consiste donc à chauffer les schistes pendant un temps assez long au milieu du feu, à saisir les fragments avec des tenailles et à les secouer sur le sol. Il s'en échappe alors de nombreux grains d'étain impur qui, réunis et refondus dans une cuillère de fer, servent à mouler une petite barre de ce métal.

Par ce procédé sommaire, les contemporains de l'Iliade obtenaient aussi quelques-unes de ces petites barres ; mais le minerai peu abondant rendait le métal fort précieux : l'étain était pour eux une variété d'argent plus rare et peut-être plus recherché, ne s'oxydant jamais. Dans l'Odyssée, changement radical : l'étain, le xctecri.repo. ;, ne parait plus. On ne peut supposer qu'il ait disparu dans l'intervalle. Mais il n'est plus, sans doute, un métal précieux. Dans l'intervalle des deux poèmes, il a pu, il a dû devenir un métal courant, abondant et à bas prix. C'est qu'on a, sans doute, découvert de grands gisements que les contemporains de l'Iliade ignoraient. Or ces gisements, nous devinons qu'ils ne peuvent être que du côté de Tarsis : c'est par Tarsis qu'au temps d'Hérodote vient encore l'étain des Kassitérides[89]. Les contemporains de l'Odyssée connaissent l'Espagne : l'île de Kalypso est I-spania. L'Odyssée est donc postérieure à la découverte de Tarsis par les marins de Sidon, et postérieure aussi à la connaissance directe ou indirecte que les Ioniens eurent de cette découverte. Peu importe alors que le chalkos odysséen soit du cuivre ou du bronze : Sidon, qui exploite Tarsis, peut avoir l'étain des Kassitérides et fabriquer du bronze avec les cuivres de Chypre ou d'ailleurs ; Sidon peut être au temps de l'Odyssée la grande fournisseuse de chalkos.

Bronze ou cuivre, il faut que les gens de l'Odyssée reçoivent leur chalkos du dehors, car les Grecs n'ont pas de mines d'étain et leurs mines de cuivre sont d'un minime rendement, si même ils en ont. Ni la Grèce classique ni la Grèce actuelle n'ont exploité de minerais cuprifères. Redevenue aujourd'hui un grand centre métallurgique à cause de ses riches gisements de zinc et de plomb argentifère, étudiée et parcourue par les géologues et les minéralogistes, la Grèce n'a pas fourni trace de cuivre, sauf en un point : sur la côte orientale de Morée, près d'Épidaure, au voisinage de Dimaina, un gisement exploité par les Anciens a été repris sans succès vers 1870[90].

Pourtant Strabon mentionne près de Chalkis en Eubée une mine merveilleuse où jadis le cuivre et le fer se rencontraient unis, ce qui n'arrive jamais ailleurs. Il faut nous méfier de cette merveille que Strabon n'a pas vue et qui, dans son temps, n'était plus exploitée[91]. Le nom de Chalkis est devenu, pour les géographes anciens, la Cuivrière, comme Minoa est devenue le port de Minos et Soloi le port de Solon : Kiepert remarque avec juste raison que la région de Chalkis ne contient pas trace de mines de cuivre[92]. Il faut donc faire toutes les réserves possibles sur le véritable sens de Chalkis. En premier lieu, rien ne prouve que ce nom soit grec. Il ne faut pas oublier que les Grecs firent une Chalkèdon d'une Ville-Neuve phénicienne : les noms de la forme Chalkè se trouvent sur toute l'étendue de la Méditerranée, et l'île Chalkie, sur la côte d'Asie Mineure, pas plus que la région éléenne du fleuve Chalkis, n'a jamais eu trace de cuivre ; il est donc possible que ces noms appartiennent à la couche préhellénique et qu'ils nous apparaissent dans la suite comme un terme de doublets gréco-phéniciens[93]. En second lieu, ces noms, même grecs, ne signifieraient pas forcément La Cuivrière. Pour l'Odyssée, l'ouvrier qui travaille l'or à la cour de Nestor s'appelle chalkeus : tout forgeron est un chalkeus dans cette civilisation du chalkos, comme dans notre civilisation du fer c'est un ferronnier. Chalkis, si le nom est grec, pourrait donc être la Forge, mais la Forge de n'importe quel métal. Les batteurs de fer, σιδηρουργοί, de Chalkis restent longtemps célèbres : il semble, à voir les textes. que des forges de fer aient réellement existé en cet endroit. Il se peut que l'on ait ensuite inventé la légende des forges de cuivre pour expliquer le nom que l'on ne comprenait plus, alors que le forgeron ne s'appelait plus cuivrier, χαλκεύς, mais ferronnier, σιδηρουργός[94].

— L'étymologie de Chalkis = la Cuivrière remontait, dit Pline, à Kallidèmos, Eubœa antea vocitata, ut Callidemus, Chalcis, ære ibi primum reperto[95] : Kallidèmos aurait sans doute attribué l'invention des gants de peau aux ouvriers de Pau ou de Gand.

Enfin, en admettant même que Chalkis veuille bien dire la Forge du Chalkos, il ne s'ensuivrait pas encore que cette Forge travaillât du chalkos indigène. Tout au contraire : Chalkis, le grand port de cette époque, serait une Forge de Cuivre ou de Bronze comme après elle tous les autres grands ports grecs l'ont été.

La fabrication du bronze, en effet, se déplaçant en Grèce suivant les époques. s'est toujours installée dans un port de transit, à Délos d'abord, à Égine ensuite. à Corinthe enfin ou à Syracuse. Pline, qui nous énumère cette succession, nous en donne le motif à propos de Délos et d'Égine ; antiquissima æris gloria Deliaco fuit, mercatus in Delo celebrante toto orbe, et ideo cura officinis ; proxima laus Aeginetico fuit, insula et ipsa, nec quod æs gigneretur, sed officinarum temperatura nobilitata[96]. Je crois qu'il faut bien prendre garde à ce texte. Ces ports, qui fabriquent le bronze, n'ont pas de mines de cuivre, nec quod æs gigneretur ; mais le commerce du monde qui fréquente leur marché, mercatus in Delo celebrante toto orbe, y amène les minerais : aujourd'hui le marché du cuivre est dans un port anglais, Swansea. La Grèce ne fournit pas (le cuivre. Si jamais elle a exploité des gisements cuprifères (peut-être quelques traces de mines subsistent au Nord et au Sud de l'Eubée et à Sériphos)[97]. jamais elle n'a pu suffire à sa consommation, même quand cette consommation était médiocre. Or la civilisation homérique suppose une consommation très grande : le chalkos y tient la place de la plupart de nos métaux usuels. C'est l'âge du chalkos : toute la civilisation urbaine en vit ; sauf les instruments rustiques. tout est en chalkos, les armes, les ustensiles et même les maisons, je veux dire les meubles et les décorations[98].

Il fallait donc à la Grèce homérique un fournisseur étranger : au dire de l'Odyssée. ce fournisseur est Sidon. Tout près d'elle, Sidon a les cuivrières demeurées célèbres de Chypre, de Cilicie, de Syrie, de Palestine : le cuivre de Diarbékir descend toujours vers Alexandrette[99] : la Sarephta de l'Écriture est une Raffinerie, Saraphat, comme notre Sériphos de l'Archipel[100]. Et Sidon a aussi les grands gisements de la mer Occidentale, où l'étain se trouve souvent mêlé au cuivre ou voisin du cuivre. La suite de périples qu'est l'Odysseia nous montrera les marines phéniciennes en possession de comptoirs dans toute la Méditerranée du Couchant : les Phéniciens fréquentent l'Italienne Kirkè et l'Espagnole Kalypso. Or voilà qui simplifie la question du chalkos, bronze ou cuivre, et de l'étain pour les temps odysséens.

Je ne veux pas rouvrir ici l'interminable discussion sur le sens et l'origine du mot kassiteros. Je crois que, dès les temps homériques, kassiteros a signifié étain, parce que l'étain était déjà connu. Si quelques savants ont voulu donner au mot une autre signification, c'est à cause de l'idée qu'ils se faisaient, je crois, du monde homérique : reportant ce monde à la nuit des temps, n'imaginant d'ailleurs aucune relation entre les origines grecques et les autres civilisations méditerranéennes, ils ne pouvaient comprendre que la Grèce homérique possédât l'étain et le nom de l'étain. Mais. si notre démonstration pour l'île de Kalypso est valable, il faut envisager tout différemment cette question de l'étain et du bronze homériques. Du fait qu'aux temps odysséens, les marines levantines exploitent le détroit de Gibraltar, certaines conséquences découlent et je ne voudrais ici qu'en montrer quelques-unes. En cette question du bronze et de l'étain, les archéologues d'ordinaire ne voient que deux alternatives : l'étain, disent-ils, est venu des Kassitérides, c'est-à-dire de la Grande-Bretagne. de l'Extrême-Couchant, ou bien il est venu de l'Extrême-Levant, des gisements indo-chinois. Mais entre ces deux extrêmes, il y a beaucoup de gisements intermédiaires.

Nous ne les connaissons plus ou nous ne les exploitons plus. Mais Strabon sait que l'étain naît chez les Dranges, c'est-à-dire dans le Khorassan actuel : les voyageurs y signalent, en effet, des gisements d'étain[101]. En Europe de même, au centre du continent, en Bohême et en Saxe, quelques riches gisements d'étain ont pu fournir dès la première antiquité à la consommation méditerranéenne : le vieux périple que l'on attribue à Scymnus de Chio connaît deux îles au fond de l'Adriatique comme les sources du meilleur étain[102].

Des gisements d'étain n'ont jamais été signalés dans ce fond de l'Adriatique. Mais il ne s'ensuit pas que des ports de l'étain n'ont jamais pu s'y établir. Nous avons l'exemple de Marseille, qui jamais ne posséda de gites stannifères et qui devint cependant le grand port de l'étain le jour où la route transcontinentale, à travers toute la Gaule, lui amena l'étain breton[103]. On imagine sans peine qu'une route parallèle. beaucoup moins longue. put amener au fond de l'Adriatique l'étain de la Bohème et de la Saxe, à travers les cols des Alpes : Marseille ou Îles Adriatiques, à l'extrémité de ces deux routes transcontinentales, l'installation des factoreries étrangères, sur deux îlots côtiers. serait la même. Et ici encore, l'Odysseia va nous montrer cette mer Adriatique exploitée déjà par les thalassocrates phéniciens.

Mais sur les bords mêmes de la Méditerranée, l'étain se rencontrait et se rencontre encore. Si l'antiquité gréco-romaine n'a pas exploité différentes mines méditerranéennes que nous exploitons aujourd'hui, c'est que les arrivages d'étains breton et espagnol, abondants et bon marché, firent délaisser ces gisements pauvres et coûteux, d'une exploitation difficile. Aux temps gréco-romains. le cuivre espagnol et l'étain breton supprimèrent toute concurrence pour les mêmes raisons qui, dans ces années dernières, ont donné aux fers et fontes de Meurthe-et-Moselle le monopole du marché français. Il y a trente ans encore, nos provinces boisées et montagneuses exploitaient fructueusement des minerais de fer qui sont entièrement délaissés aujourd'hui, ne payant plus. Dans l'antiquité, pour le cuivre et l'étain, il en fut de même. Laissons de côté le bassin oriental, musulman, de la Méditerranée, que géologiquement nous connaissons très mal et que notre industrie métallurgique n'exploite pas encore. Mais sur tout le pourtour du bassin occidental combien de gîtes que les Plus Anciens durent connaître ! On les exploita, tant qu'on n'en eut pas de plus riches ; on les délaissa du jour où l'abondance vint d'ailleurs. Toute la côte algérienne est bordée de minerais de cuivre : Entre le cap Tenès et la Mouzaia, sur une distance d'environ cent cinquante kilomètres, une zone cuivreuse s'étend, prolongée au Sud de Bougie par une autre zone entre Aït-Abbès et Djebel Babor ; les gîtes sont en filons bien caractérisés contenant de la pyrite cuivreuse et du cuivre gris argentifère ; on a constaté que la proportion de cuivre et d'argent diminuait assez vite avec la profondeur[104]. Pline connaît le cuivre d'Afrique et les géographes anciens nous signalent sur cette côte des cuivrières[105]. Sidon et ses colonies avaient donc là un premier centre d'approvisionnement.

Les côtes européennes présentent les mêmes minerais de cuivre, et deux points méritent notre attention. En ces deux points les minerais de cuivre et les minerais d'étain sont proches, presque mélangés : ils arrivent ensemble aux même fonderies de la côte. Or, pour la fabrication primitive du bronze, il ne faut pas imaginer, je crois, des essais réfléchis, raisonnés, ni des procédés à demi scientifiques. Le premier inventeur du bronze n'a vraisemblablement pas fait un alliage de métaux à l'état pur, c'est-à-dire qu'il n'a pas fabriqué du cuivre, d'un côté, de l'étain, d'autre part, et cherché ensuite ce que l'union des deux produits pourrait donner. Le hasard a dû, comme toujours, être le grand maitre : des minerais de cuivre, traités, par mégarde ou intentionnellement, avec des minerais d'étain, ont donné un cuivre plus dur, qui ne fut d'abord qu'un autre cuivre, un autre chalkos, mais que par la suite on reconnut être un métal nouveau, un alliage de cuivre et d'étain. Ce n'est qu'après cette constatation faite, que l'on arriva à fabriquer scientifiquement, pour ainsi dire, du bronze industriel, en mélangeant du cuivre espagnol et de l'étain breton dans un creuset phénicien. La production du bronze suscita alors une grande industrie, avec des relations lointaines et une marine exploitant les mers océanes. Mais avant cette grande industrie, il faut supposer une métallurgie beaucoup plus primitive sur les points où, minerais de cuivre et minerais d'étain étant voisins ou confondus, le nouveau cuivre, le nouveau chalkos, germa pour ainsi dire de lui-même et fut produit sans calcul, par hasard. L'Italie et l'Espagne présentent deux de ces points.

Sur la côte italienne, l'Odyssée nous a déjà signalé la Fonderie de cuivre, Temesa : prospère, semble-t-il, aux temps homériques, elle fut abandonnée aux temps gréco-romains[106]. Les légendes odysséennes nous donnent pour cette côte tyrrhénienne la preuve des fréquentations sémitiques : nous savons que l'île de Kirkè s'appelle Ai-aié, parce que ai ou i signifie l'île, et aie l'épervier ou mieux l'épervière, ce qui est kirkè. Du détroit de Messine au promontoire de Circei, qui est l'île de Kirkè, l'Odysseia, par de semblables doublets, nous fournira tout le périple de la côte : dans ce pays des Sirènes, des Kyklopes et des Kimmériens, les mines de cuivre campaniennes restent célèbres jusqu'au temps de Pline[107]. Au Nord de Circei, l'Odyssée ne fournit plus de renseignements. Mais, tout le long de la côte italienne, les mêmes doublets continuent. Notre île d'Elbe s'appelle tout à la fois Aithalia et Ilva. Aithalia, Αίθάλεια, la Fournaise ou la Lueur, est un mot grec ; Ilva ne présente aucun sens ni en grec ni dans les langues sémitiques : Aithalia-Ilva doit être un doublet gréco-étrusque. Ailleurs, au contraire, il semble que nous ayons un doublet tusco-sémitique : une ville maritime. perchée au Nord du Tibre sur les premières collines de l'intérieur, mais possédant à la côte les deux échelles de Pyrgos et d'Alsium, se nomme Agyla-Kaerè ; Olshausen a reconnu dans Agoula l'épithète sémitique qui signifie la Ronde, 'Agoula[108]. Sur toute cette côte d'Étrurie, fréquentée par les thons que nourrit la pourpre, dit Strabon, et jalonnée par les guettes de thons, qui dominent des Ports d'Hercule et des Ports de Vénus, l'onomastique semble garder encore d'autres souvenirs sémitiques. — Étudiez, par exemple, tel promontoire 'Ρούσελλις ou Rusellis, avec un temple de Jupiter Victor à ses pieds : la côte africaine est bordée de semblables Têtes ou Caps, Rous, 'Ρούσαδιρ, 'Ρούσιβις, 'Ρουσίκαρις, etc., et la côte syrienne a son Phanou-el, Φανούηλ, qui est la Face de Dieu, phanou-el : rous-el, la Tête, le Cap de Dieu, nous expliquerait Rusellis et nous serait expliqué à son tour par le temple du Dieu Vainqueur —. Les Sémites seraient donc venus là avant les Grecs. L'archéologie de cette côte nous fournit d'ailleurs les preuves de ces anciennes navigations : les bibelots les plus authentiquement phéniciens (de Tyr ou de Carthage). qui nous soient parvenus, sont telles coupes en argent trouvées dans notre ville de Kaerè-la-Ronde ou dans sa voisine au Sud du Tibre, Préneste[109] : l'une de ces coupes porte une signature sémitique et des hiéroglyphes égyptiens ; toutes deux présentent le même mélange d'emprunts assyriens et égyptiens, que signalait Hérodote clans les chargements des marines phéniciennes[110].

Or toute cette région possède des cuivrières. Aithalia, dit le Pseudo-Aristote, fournit actuellement du fer, dont se servent les Étrusques habitant Populonium ; mais elle fournissait autrefois du cuivre[111]. Sur la côte génoise et toscane en face de l'He d'Elbe, les mines de cuivre s'échelonnent actuellement depuis Sestri Levante jusqu'à Grosseto, les unes tout au bord de la mer, les autres un peu dans l'intérieur, toutes à faibles distances d'embarcadères maritimes ou fluviaux (milles actuelles de Sestri Levante, Monte Catini, Monte Calvi, Rocca Tederighi, etc.)[112] : les environs de Volaterræ sont criblés de puits anciens[113]. Cette même région fournit l'étain : près de Campiglia Maritima, à Cento Camerelle, il existe un filon d'étain qui perce le terrain jurassique sous forme de veine verticale de 0m,20. Dans le gisement, l'oxyde de fer domine et c'est en voulant exploiter ce minerai qu'on découvrit un certain nombre de boules de cassitérite. Au voisinage, Blanchard, partant de cette idée que des restes d'excavations antiques avaient dû avoir pour but la recherche de l'étain, trouva également la cassitérite à Monte Valerio, à la Cavina : de 1876 à 1880, 154 tonnes de minerai d'étain furent extraites de la région[114]. L'étain se rencontre aussi dans l'île d'Elbe[115]. La tradition du Pseudo-Aristote, sur la production des objets de bronze dans cette région, contient donc une grande part de vérité.

Aux temps historiques, les minerais de fer de file d'Elbe venaient à Populonium pour être traités. Aux temps primitifs, Populonium avait dû titre aussi la grande forge du cuivre : Strabon y vit encore des mines abandonnées. Cette ville de Populonium se distingue, ajoute Strabon, de toutes les autres villes étrusques en ce qu'elle est sur la mer. Les autres villes étrusques, par crainte des pirates, s'étaient enfuies loin de la côte. Populonium passait pour l'œuvre des peuples de la mer, des navigateurs venus de la Corse. Son site confirme cette tradition. Populonium occupe l'un de ces promontoires rocheux qui, jadis insulaires, sont aujourd'hui soudés à la côte toscane par des isthmes ou des plages de marais. C'est une acropole, ou du moins elle se compose, nous dit Strabon, d'une acropole et d'une échelle au pied. Mais ce n'est pas une haute ville indigène réfugiée aux sommets des montagnes ou des collines continentales. Sur son flot parasitaire, sur son promontoire dominant la mer, elle semble bien n'avoir été d'abord qu'un établissement étranger. Piombino, qui lui succéda sur cet îlot, garda jusqu'à nos jours une histoire et une administration indépendantes de la côte voisine. Mais Piombino n'occupe pas le site exact de Populonium : elle s'est assise à la pointe Sud-Ouest de l'îlot, face à la mer libre, dans la meilleure guette pour surveiller le détroit entre l'île d'Elbe et la grande terre. Populonium au contraire était sur la face Nord-Est qui regarde le continent. Inversement symétrique de Piombino, Populonium tournait le dos au détroit pour ouvrir sa rade aux arrivages de la côte toscane. Ces arrivages étaient les minerais de cuivre et d'étain de Campiglia Maritima et de Monte Calvi, ou les bois de la région pisane et lucquoise, qui servaient au traitement de ces minerais. Populonium était le port minier dont parle Strabon. Il avait été fréquenté, sinon fondé, par les marines étrangères de Tyr ou de Carthage d'abord. de Chalkis ensuite. Car ce furent les Chalkidiens qui les premiers des Grecs exploitèrent ces côtes italiennes : ils y installèrent leur alphabet. Si donc, à une certaine heure de l'histoire, Chalkis, avant Corinthe, Égine et Délos, a été réellement pour les Grecs le port du chalkos, nous voyons à quelle époque elle put jouer ce rôle et d'où lui pouvaient venir ses minerais ou ses métaux, cuivre, étain et bronze.

Mais un jour était venu où Populonium avait cessé d'être le grand port du cuivre et du bronze, pour devenir le grand port du fer, quand file d'Elbe était devenue ce qu'elle est restée jusqu'à nos jours, une mine de fer : Porto Ferrajo, disent encore les Italiens. Ce n'est pas que les gisements de cuivre aient disparu de l'ile elle-même ni de la côte toscane. Mais ces gisements ne payèrent plus, du jour où les marines méditerranéennes rencontrèrent ailleurs des minerais cuprifères et stannifères beaucoup plus riches et bien plus commodes à traiter. La légende de Kalypso nous conduit à ce pays de Tarsis, qui jusqu'à nos jours a détenu le monopole du cuivre, et qui, jusqu'au temps de l'empire romain, jusqu'aux jours où la Gaule pacifiée permit d'établir la grande route Boulogne-Marseille, détint aussi le monopole de l'étain. Pour le cuivre espagnol, nous avons mille textes et légendes antiques, summa gloria nunc in Marianum æs conversa quod et Cordubense dicitur[116]. Pour l'étain, Hérodote sait déjà qu'il arrive par les Colonnes d'Hercule et qu'il provient, en grande partie, des Îles de l'Étain, des Kassitérides[117]. Pendant dix ou douze siècles, l'étain arriva de la Grande-Bretagne par l'Océan et cette route maritime ne fut remplacée par la route terrestre que vers le temps d'Auguste. Tartessos fut donc le port de l'étain durant de longs siècles. Cette route maritime de l'étain, au long des côtes atlantiques, avait dû s'établir lentement, de cap en cap, d'estuaire en estuaire, et d'autres minières d'étain s'étaient offertes aux navigateurs avant les Kassitérides anglaises. Scymnus nous dit que. de son temps. Tartessos retire son étain des alluvions de la Keltique. La Keltique de Scymnus est le pays qui s'étend de l'Atlantique à la mer de Sardaigne[118] : c'est la France actuelle. La façade atlantique de la France présente, en effet, des alluvions stannifères, aux embouchures de la Loire et de la Vilaine, à Piriac (Loire-Inférieure) et à la Villeder (Morbihan) : Les mines de la Villeder paraissent avoir été exploitées dans une antiquité très reculée, dès la première époque du bronze.... A Piriac, l'étain apparaît dans un gneiss kaolinisé.... A l'embouchure de la Vilaine on a exploité des sables stannifères qui se rattachent peut-être à ces gisements[119]. Ces alluvions d'étain sont, je crois, l'étain fluviatile de Scymnus. Depuis la première antiquité jusqu'à nos jours, cet étain a influencé l'histoire de ce pays vénète. D'abord il a sans doute créé la renommée de ces Vénètes auprès des plus vieux auteurs grecs. Il a ensuite causé la fréquentation de ces côtes par toutes les marines anciennes. Puis des établissements romains installèrent des cultes orientaux au long des plages de Carnac, à l'entrée du Morbihan. Les statuettes de la Déesse Syrienne kourotrophe, qui se trouvent en grand nombre dans cette région (Musée de Carnac), ont enfin créé le culte de sainte Anne et les pèlerinages qui, chaque année, amènent encore les milliers de pèlerins dans ce pays d'Auray. Car la bonne sainte fit, au début du XVIIe siècle, découvrir par un paysan la statuette miraculeuse qui la représentait et que l'on vénère aujourd'hui : ce n'est qu'une statuette de la Déesse Syrienne.

Avant même d'atteindre les Kassitérides anglaises ou les plages bretonnes des Vénètes, les premiers navigateurs avaient rencontré bien d'autres gisements. L'Espagne était et est encore une terre stannifère, dit avec raison Diodore[120]. Le Finistère espagnol est une autre Kassitéride et Pline nous décrit très exactement la nature et le site de ses gisements : il suffit de mettre en regard de son texte les descriptions des géologues modernes[121]. Quelques Anciens attribuaient aux côtes de Galice les îles Kassitérides[122], et sûrement des mines d'étain furent exploitées dès l'antiquité tout le long des côtes entre Oporto et Oviedo. Le traitement de ces minerais asturiens et galiciens est facile ; même avec la forge la plus rudimentaire, nous avons vu comment le métal peut s'obtenir à l'état presque pur. D'autres gisements sont plus proches encore de Tartessos. La région de Salamanque et la région de Grenade[123] produisent de l'étain[124] et, par les routes fluviales du Guadiana et du Guadalquivir, ces métaux ou ces minerais descendirent de toute éternité vers la côte sud-occidentale. Le vieux périple, traduit par Aviénus, localise près des embouchures du Guadiana une grande station stannifère, le mont Cassius, qui aurait donné le nom grec de kassitéros[125].

Cette tradition peut contenir un noyau de vérité. Sur une carte de l'Espagne, tracez les routes de transhumance annuelle suivies par les troupeaux de moutons. Parties de l'Estremadure, sur notre côte de Tarsis, ces routes remontent en éventail le long de la Guadiana, du Tage et de l'Alagon, jusqu'au cœur des plateaux du Nord, jusqu'à Salamanque et Burgos. Pendant l'antiquité, la transhumance dut suivre les mêmes voies. Autrefois, comme aujourd'hui, les moutons durant l'été gagnaient les plateaux et, durant l'hiver, revenaient à la côte : au bord de la mer, dit Strabon, les moutons crèvent de graisse, si l'on ne prend pas le soin de les saigner. Les régions de l'intérieur, même les plus lointaines, étaient donc en relations permanentes avec les côtes de l'Estremadure : la route des moutons amenait l'étain de l'intérieur aux ports extrêmes de cette côte, au mont Kassios d'Aviénus.... Donc Tartessos, aussitôt découverte, dut fournir l'étain en abondance. Or l'Odysseia et sa légende de Kalypso sont postérieures à cette découverte : elles doivent même être postérieures de beaucoup. Car les Phéniciens, qui cachèrent soigneusement plus tard le chemin des Kassitérides[126], n'ont dû révéler ni facilement ni rapidement le chemin de Kalypso. Avant la formation de la légende odysséenne, les marins de Sidon durent longtemps fréquenter ces parages. Ils en ramenaient les chargements de minerais ou de métaux qui tirent de leur ville le grand marché du chalkos, cuivre et bronze[127].

Les Sidoniens apportent dans la Grèce homérique le chalkos brut. Mais ils apportent aussi des objets travaillés, des armes et des ustensiles. Le cratère d'argent d'Achille vient des Sidoniens, comme le chaudron de bronze que l'on conservait au temple de Lindos et qui, travaillé à l'ancienne mode, portait une inscription phénicienne[128]. Le cratère de Ménélas vient aussi de Sidon[129], et une corbeille d'argent fut donnée à Hélène par la reine de Thèbes[130]. Pour ces ustensiles, nous avons un doublet gréco-sémitique. L'Odyssée, parmi les vases où le Kyklope trait ses brebis, nomme les skaphides, σκαφίδες, et les gaules, γαΰλοι. Le premier de ces noms est authentiquement grec (rad. skaph, creuser, entailler). Le second est emprunté aux Sémites. Il ne se rencontre qu'en cet endroit des poèmes homériques et nous verrons que tout ce passage n'est qu'une chaîne de doublets gréco-sémitiques. Le mot hébraïque goul, ou goul'a signifie cruche : nous verrons comment que les Grecs appelèrent Gaulos, avaient reçu le nom de Gul des Phéniciens ; de ce nom de vaisselle, les Phéniciens avaient fait un nom de vaisseau (cf. en grec, σκάφις, la cruche, et σκάφη, la barque) : Gaulos, rapporte Diodore, avait été une colonie phénicienne comme Malte.

Ce nom de gaulos, ainsi emprunté, montre bien que la vaisselle était pour les Phéniciens un article de vente. Mais l'article d'échanges toujours le plus important, entre civilisés et barbares ou demi-barbares, est fourni par les armes. Au XVIIIe siècle, les Francs approvisionnaient d'armes les peuples et tribus de tout le Levant : Les Druses ont des mousquets et des sabres et se servent de leurs armes avec beaucoup d'adresse. Ce sont les Européens qui leur ont fourni les premiers mousquets qu'ils ont eus. Ils en font à présent eux-mêmes, aussi bien que leur poudre. Elle n'est pas tout à fait si vigoureuse que la nôtre. Ils ne laissent pas de s'en servir ; mais quand ils peuvent avoir de la nôtre et de nos fusils, ils en font un cas tout particulier[131]. Aujourd'hui, les nègres de l'Afrique font un pareil cas de nos fusils et de nos sabres démodés. Aux temps homériques, les belles armes viennent du Levant. De Chypre vient la cuirasse d'Agamemnon[132], donnée par le roi Kinyras. Ce roi chypriote, originaire de Syrie et fondateur du culte d'Aphrodite, semble porter un nom phénicien. Fils d'Apollon, il était le roi musicien, qui avait introduit les lamentations et les chants funèbres dans les orgies d'Adonis[133] : kinour est le nom d'un instrument de musique[134] dont les Grecs firent leur kinyra, κινύρα ; les Kinyrides à Paphos avaient la garde et le soin du culte d'Aphrodite comme les Eumolpides à Éleusis avaient leur rôle dans les cérémonies des Déesses.

Helbig remarquait avec raison que les armes homériques portent souvent des noms inexplicables par l'étymologie grecque : άορ, ξίφος, μάχαιρα, σάκος[135]. Anciens et modernes ont vainement cherché pour xiphos, ξίφος, une étymologie acceptable : que l'on songe à ξέειν, ξαίνειν, ξύειν ou όξύνειν, comme les Anciens, à σκάπτείν, comme certains modernes, il est difficile de croire fermement à de tels jeux de mots[136]. Les Araméens ont pour désigner l'épée le mot xiipha, que les Arabes ont aussi sous la forme siphoun et que les Égyptiens avaient sans doute emprunté sous la forme sefi. La forme araméenne emphatique nous conduirait à une forme simple xiiph, d'où ξίφος a dû venir : la transcription du mém final en xi est conforme à l'égalité des deux lettres dans l'alphabet. — Le mot homérique machaira, μάχαιρα, s'est transmis jusqu'aux Grecs modernes avec la signification de couteau : l'Écriture a makera avec le même sens. La transcription du kaf en gama ou inversement est fréquente. Mais ce mot makera est dans la Bible un άπαξ λεγόμενον, qui ne se retrouve en aucune autre langue sémitique, et le grec μάχαιρα semble, par l'exemple de μάχομαι et de macto, se rattacher au fonds indo-européen. Si donc l'un de ces mots est un emprunt, ce furent les Grecs, semble-t-il, qui l'apprirent aux Levantins. — Avec plus de raison on a rapporté à l'influence sémitique le mot carquois, ycopuz6 ;, qui ne se rencontre pas dans l'Iliade et qu'on ne trouve qu'une seule fois dans l'Odyssée. Gorutos ou chorutos, dit Hesychius, désigne la boite à flèches, l'outre. Dans l'Écriture kharit désigne la bourse, le sac à argent, et la transcription en chorutos ou gorutos est régulière : le initial donne le plus souvent un khi mais parfois aussi un gama : un autre mot sémitique khalban'a, a donné aux Grecs χαλβάνη et γάλβανον[137]. — Je croirais aussi volontiers que le nom du grand bouclier, protégeant et couvrant tout le corps, σάκος, est venu de la racine sémitique s.k.k, couvrir, protéger, abriter : le mot sak ou sok désigne les abris de terre, de bois ou de roches, les huttes et les repaires ; l'Écriture semble employer sokek pour désigner la tortue sous laquelle s'abritent les assiégeants qui viennent saper les murailles. En arabe, cette même racine s.k.k a fourni le mot sakkoun, l'armure, la cotte de mailles. Notre sakos homérique serait l'équivalent du sakkoun arabe[138].

 

III. Verroterie et parures. — Le chapitre verroterie tient une grande place dans l'importation phénicienne. En premier lieu, il est une pâte vitreuse colorée en bleu-vert, le kyanos, κύανος, qui avait une grande vogue dans la Grèce homérique. C'est l'Égypte, semble-t-il, qui, la première, avait fabriqué et couramment employé le verre bleu-verdâtre ou la faïence vitreuse bleue, le χesbet, dont elle émaillait ses statuettes et dont, elle fabriquait ses briques et ses scarabées : les palais homériques sont ornés de frises en kyanos, comme les tombeaux des rois de Memphis[139]. Les Phéniciens, clients et fournisseurs de l'Égypte, avaient appris à fabriquer le kyanos, et les mines de Chypre leur produisaient du carbonate bleu de cuivre, qu'ils portaient en Égypte même[140]. Il est probable, — quelques archéologues disent : il est certain, — que le kyanos et l'emploi du kyanos furent introduits à Tirynthe et Orchomène par les artistes levantins. Des ouvriers et des artisans étrangers, comme ceux dont nous parle l'Odyssée, vinrent poser les premières frises. Par la suite, une épithète homérique, kyanochaitas, à la chevelure de kyanos, nous apparaîtra comme une allusion à une habitude qui n'est pas grecque : les Égyptiens seuls semblent avoir eu des perruques de χesbet, des chevelures de kyanos.... L'ivoire, έλέφας, est aussi d'un usage courant. Or l'antiquité tira toujours son ivoire de l'Afrique : les Éthiopiens occidentaux fournissent de dents d'éléphants le marché de Kernè[141] ; les Éthiopiens orientaux fournissent le marché d'Adulis[142], dont les Chasseurs et Mangeurs d'Éléphants sont voisins. L'Odyssée connaît déjà ces doubles Éthiopiens et les poèmes homériques connaissent aussi les Pygmées, les nains de l'Afrique équatoriale : Si les Grecs, dit avec raison Helbig, admettaient l'existence en Afrique d'une population d'hommes hauts d'une coudée, c'est que, dans ces régions équatoriales, vivait une race de nains, dont Schweinfurth a récemment reconnu les descendants dans les Akkas établis au Sud des Monbuttus. Il est douteux que le pied d'un Grec ait jamais foulé le sol de ces contrées avant la domination des Ptolémées. C'est évidemment par le commerce de l'ivoire, auquel les Akkas se livrent activement encore aujourd'hui, qu'on apprit [dans le monde homérique et grec] l'existence de ce peuple de nains, [et cette notion pénétra] dans les villes ioniennes, peut-être par l'intermédiaire des Phéniciens[143]. Le monde homérique tira donc vraisemblablement son ivoire des mêmes marchés que le monde grec et romain. Pour ce commerce encore, les vaisseaux de Sidon étaient les intermédiaires presque indispensables. Kyanos et ivoire, le transport de ces deux matières entre la Phénicie ou les pays producteurs et les ports homériques ne présente aucune difficulté. Il est une autre matière, l'ambre, aussi couramment employée, aussi vraisemblablement importée, qui doit nous arrêter beaucoup plus longtemps, car son commerce suppose des routes lointaines, des connaissances et des navigations qu'à première vue nous n'attribuons pas volontiers aux marines phéniciennes.

Le corsaire phénicien apporte dans la maison du roi de Sylla un collier d'or enfilé d'ambres.

Comme ces bons corsaires phéniciens, Paul Lucas, tout en faisant la course, continue son négoce de joaillerie[144].... Le collier, nommé hormos, dit Helbig, n'entourait pas le cou ; mais, partant de la nuque, il retombait sur la poitrine et se répandait sur le buste[145]. C'est un collier à plusieurs rangs et non un cercle de métal ; c'est, mieux encore, une cascade de chaînes, — le poète emploie souvent le pluriel όρμοι, — qui de la nuque délicate descendent et se recourbent parallèles, jusque sur la poitrine d'argent, qu'elles rendent éblouissante[146]. Ces chaînes déroulées peuvent avoir jusqu'à neuf coudées de long[147]. Cette longueur n'est nullement exagérée. Que l'on prenne une chaîne de neuf coudées et qu'on la replie, double, triple ou quadruple, pour la disposer en cercles étagés depuis la nuque jusqu'à la poitrine : on aura quatre ou cinq de ces cercles parallèles qui, de leurs rangs en gradins, couvriront tout le buste, depuis le cou jusqu'à la ceinture. C'est bien la disposition que nous indiquent les textes homériques et c'est la disposition que l'on retrouve aussi dans les colliers des statues chaldéennes. chypriotes ou espagnoles (buste d'Elche), de même que sur les monuments archaïques de Grèce ou d'Étrurie[148]. La Grèce historique ne connut plus cet étalage de luxe un peu barbare ; ces chaînes de cou orientales (je dirais volontiers rastaquouères) furent à l'époque vraiment grecque remplacées par le cercle étroit, le mince anneau de métal qu'est déjà, dans les poèmes homériques, l'ΐσθμιον. Le hormos, apporté par les Phéniciens à Syria, est une chauffe d'or enfilée d'électres. Dans les poèmes homériques il est des passages où le mot électre, au singulier, ήλεκτρον, désigne sûrement un métal. un alliage d'or et d'argent, et les vers de l'Odyssée décrivant le palais de Nestor énumèrent sûrement des métaux[149]. Mais, ailleurs, électre, ήλεκτρον, désigne aussi l'ambre : Helbig a raison de préférer cette seconde signification quand il s'agit de notre collier. Le texte dit, en effet, ήλέκτροισι, des électres au pluriel : Nous n'avons pas d'exemple que le nom d'un métal employé au pluriel désigne des morceaux de ce métal ; au contraire, cet emploi est très logique quand il s'agit de l'ambre, puisqu'on le trouve en morceaux. En second lieu, la superposition de l'or sur l'or argenté n'aurait produit aucun effet décoratif, le second se distinguant à peine du premier. Au contraire, l'ambre brun ou rouge brun, nuancé, translucide, se détache merveilleusement sur fond d'or. Enfin on a trouvé dans les tombeaux étrusques des parures de poitrine faites d'or et d'ambre[150]. On imagine sans peine une chaîne d'or avec des grains ou des pendants d'ambre, et la remarque d'Helbig au sujet du pluriel électres prend encore plus de valeur, si l'on rapproche notre vers homérique d'un texte de Pline où le pluriel ambres, succina, est employé dans le même sens et pour désigner aussi des pendeloques de collier : hodie Transpadanorum agrestibus feminis monilium vice succina gestantibus, maxime decoris gracia sed et medicinæ ; creditur quippe tonsillis resistere et faucium vitiis[151].

Mais d'où peut venir l'ambre de ces parures ? Les mers de la Grèce ne fournissent pas l'ambre. Il ne semble pas non plus que le bassin oriental de la Méditerranée l'ait jamais fourni. Par contre, sur les rivages de la Sicile, entre l'Etna et le cap Xiphonion, dans le golfe marécageux où viennent se jeter les petits fleuves de l'Aménanos, du Symaithos et du Sélinous, on recueille encore de l'ambre : La rivière Simeto, disent les Instructions nautiques, se jette dans la mer à cinq milles au sud de Catane. On assure que de beaux spécimens d'ambre jaune, rouge et noir ont été recueillis flottant à son embouchure[152]. Les Phéniciens au temps de l'Odyssée, — nous en aurons la preuve par l'Odyssée même, — connaissaient et fréquentaient les côtes de Sicile : ils avaient en particulier des comptoirs sur la façade orientale de file, à l'entrée du Détroit vers les mers italiennes. Leur ambre pouvait être sicilien. Pline nous dit aussi que l'ambre se recueille sur la côte de la Mauritanie tingitane, près de la ville de Lixos[153]. Les flottes phéniciennes fréquentaient ces parages libyques au temps de l'épopée. Les Phéniciens homériques avaient là un second marché de l'ambre. Il est donc possible que la Sicile et la Mauritanie aient fourni amplement à la consommation du inonde primitif. Il est encore possible que l'ambre se soit rencontré jadis sur maints rivages où nous ne le retrouvons plus : il semble que Strabon et Théophraste signalent sa présence sur les côtes ligures ; des modernes l'ont signalée sur les côtes lacaniennes[154]. Mais, si l'on en juge par le nombre et l'importance des parures découvertes dans les tombeaux préhelléniques, l'ambre alors devait être très abondant. Autre difficulté : Schliemann, ayant fait analyser chimiquement des morceaux d'ambre trouvés à Mycènes et à Tirynthe, croit pouvoir affirmer que cet ambre n'est pas de provenance sicilienne, mais baltique[155] : les rivages de la Baltique, restés à travers les siècles le grand marché de l'ambre, auraient déjà fourni cette matière aux colliers mycéniens. Quelque surprise qu'au premier abord puisse causer cette hypothèse, elle ne comporte, en somme, ni d'impossibilités ni même de grandes difficultés, et à la réflexion elle apparait comme plausible. Il faut seulement nous donner la peine de l'envisager avec un peu de soin et dans le détail.

Sur le commerce de l'ambre baltique aux temps primitifs, nous ne savons rien ; mais l'histoire postérieure nous offre quelques renseignements. D'autres peuples sémitiques, d'autres commerces venus de l'Asie occidentale ont, au cours de l'histoire, atteint les marchés et les côtes européennes de l'Extrême-Nord. Si les Phéniciens ont connu la route de l'ambre baltique, ils n'ont fait que précéder de vingt siècles leurs cousins d'Arabie. Car, entre la Baltique et la Caspienne, le long du Volga, les cachettes de monnaies arabes jalonnent une route de caravanes, qui monte aux côtes suédoises et aux iles baltiques (surtout Œland ou Bornholm) depuis la Caspienne et même, au delà, depuis les royaumes sassanides de Samarkhand, Boukhara, Taschkend, etc.[156] Les fourrures étaient l'un des articles de ce commerce arabe qui dura plusieurs siècles (les monnaies s'échelonnent de l'an 698 à l'an 1010 de notre ère). Mais l'ambre aussi devait avoir ses trafiquants : les Arabes ont toujours été grands consommateurs d'ambre pour leurs parures, chapelets, bouts, etc., et comme les monnaies arabes se rencontrent jusque dans le pays de l'ambre, sur les côtes poméraniennes, ce sont, je crois, de bons témoins. — Ibn Fosslan, voyageur arabe, qui remonta le Volga vers 920, nous parle de ces marchés du fleuve, en particulier de la capitale des Bulgares située entre Kazan et Simbirsk : parmi les objets importés par les Arabes, il signale les perles de verre vert, que les Russes achètent volontiers un dirhem pièce ; les rois homériques attachaient autant de prix à leur kyanos —. De la Caspienne ou des royaumes sassanides, le commerce arabe descendait ensuite vers la Perse et vers Bagdad. Entre le golfe Persique et la Baltique, voilà donc une route de l'ambre.

La Méditerranée gréco-romaine eut aussi des routes de l'ambre remontant jusqu'à la Baltique. Diodore nous parle de l'île Basileia, qui se trouve en face de la Scythie au Nord (dans la Baltique) et qui seule produit en abondance l'électron ; la marée jette cet électron sur les côtes ; nulle part ailleurs, ce phénomène ne se produit : c'est le seul point de la terre qui fournisse l'ambre aux Gréco-romains de Diodore. Recueilli par les insulaires de Basileia, l'électron est débarqué à la côte en face, d'où il descend chez nous : par le Rhin et le Rhône, il arrive à Marseille qui devient ainsi le double marché de l'étain breton et de l'ambre scythique. Avant la prospérité, avant même la fondation de Marseille, une autre route de l'ambre, plus courte et plus ancienne, devait aboutir au fond de l'Adriatique, dans ces Îles de l'Ambre, que célèbrent les plus vieilles légendes grecques (légende de Phaéthon) et que les géographes postérieurs cherchent en vain près des embouchures du Pô[157]. Nous connaissons déjà en ce fond de mer les Îles de l'Étain. Un double marché de l'ambre et de l'étain aurait donc eu, là aussi, ses foires et ses clients venus de la mer. Comme leurs voisines, les Kassitérides dont nous parlait Scymnus de Chio, ces Îles Électrides ne seraient que les aboutissements de voies commerciales venues du Nord à travers les défilés des Alpes. Longtemps encore après la fondation et durant même la prospérité de Marseille, cette route adriatique de l'ambre dut être fréquentée : c'est par elle, j'imagine, qu'au temps de Pline, les femmes des Transpadans recevaient les ambres, succina, de leurs colliers.

Mais dans l'Extrême-Orient du monde homérique, notre route arabe de l'ambre aurait exactement sa remplaçante, sa jumelle, si, partant de la mer Noire au lieu de partir de la Caspienne, on remontait quelqu'un des grands fleuves de la Russie méridionale. Tanaïs ou Borysthène, au lieu de remonter le Volga. Timée racontait que les Argonautes avaient remonté le Tanaïs jusqu'à sa source et qu'ensuite, au moyen de portages, ils avaient atteint un autre fleuve descendant à l'Océan : ainsi ils étaient revenus, du Nord au Sud, jusqu'au détroit de Gadès, ayant le continent européen sur leur gauche[158]. L'exactitude de certains détails (le portage des barques qui s'est toujours pratiqué dans ce haut pays russe) prouve, je crois, que cette prétendue route des Argonautes fut réellement connue et pratiquée des Anciens. Et les Plus Anciens durent la suivre ou tout au moins l'amorcer. Car la légende des Argonautes me semble rentrer, comme l'Odyssée, dans la suite des traditions ou des connaissances que les Hellènes reçurent de leurs prédécesseurs[159]. Que l'on réfléchisse d'ailleurs sur l'état des notions géographiques dont témoignent les légendes odysséennes. Naviguant tout le long des côtes africaines, les Phéniciens aux temps homériques avaient atteint déjà le détroit de Gibraltar. Ne faut-il pas admettre, à plus forte raison, qu'ils avaient longé leurs côtes asiatiques vers le Nord : de l'Archipel où nous les voyons, ils étaient forcément passés dans les Détroits et dans le Pont-Euxin. Au long de cette route maritime, depuis l'Archipel jusqu'à la Crimée, il subsiste encore de nombreux témoins topologiques et toponymiques de ces premières navigations. que certains passages mêmes des poèmes homériques semblent impliquer. Quand Zeus détourne les yeux de la plaine de Troie où gronde le combat, il regarde vers le pays des Thraces, dompteurs de coursiers, des Mysiens, habiles à combattre corps à corps, des excellents Hippémolgues qui se nourrissent de lait, et des Abiens, les plus justes des hommes. Cette géographie de l'Extrême Nord est fort exacte : Ces Mysiens d'Europe, dit Helbig[160], sont les habitants de la contrée entre l'Hémos et l'Istros, que les Romains appellent Mœsie : telle est déjà l'opinion de Poseidonios rapportée par Strabon[161]. Les Hippémolgues sont les Scythes vivant en nomades au Nord de l'Istros : le lait de jument constitue la partie essentielle de leur nourriture. La légende relative aux justes Abiens repose probablement sur la même tradition que le récit d'Hérodote touchant les Argipaiens ; ceux-ci, habitant au Nord des Scythes, s'abstenaient de toute guerre, aplanissaient les difficultés entre les peuples voisins et passaient pour des hommes sacrés et inviolables[162]. Dans Hérodote et dans le texte homérique les mots sont pareils : les Abiens, les plus justes des hommes, dit le poète[163], les Argipaiens ne souffrent jamais l'injustice, dit Hérodote, et ils ne la commettent jamais[164].

Helbig estime que cette connaissance géographique de l'Extrême-Nord fut donnée, au poète homérique comme à l'historien, par les relations de commerce établies entre ces populations scythiques et les villes ioniennes. Au temps d'Hérodote, les Ioniens d'Asie Mineure ont peuplé de leurs colonies toute la mer Noire. Mais je ne crois pas qu'aux temps homériques il en tilt déjà ainsi : les Ioniens n'avaient pas encore exploré cette mer des Tempêtes. C'est par d'autres navigateurs que les premiers Hellènes connurent ces parages. Dans le texte même d'Hérodote, il est des détails qu'il faut relever. Les Hellènes, qui habitent le Pont ont fourni à notre auteur une partie de ses renseignements[165] ; mais il a puisé aussi à d'autres souvenirs. Le rythme septénaire semble présider au calcul de ses distances et de ses dates : les Scythes restent vingt-huit ans (7 * 4) en Médie ; les Scythes nomades s'étendent sur quatorze jours de route (7 * 2), les Sauromates sur une quinzaine, les Boudines sur sept ; les Argipaiens sont tellement loin de la côte qu'il faut sept interprètes et sept langues pour arriver jusqu'à eux[166].... Nous verrons par la suite que le texte d'Hérodote contient même un doublet gréco-sémitique. Et vers les rivages de la Scythie, depuis l'Archipel jusqu'à la Crimée, nous pouvons tracer la route suivie par les premières navigations phéniciennes. Reprenez, en effet, la série des noms et sites maritimes au long de ces côtes nord-occidentales de l'Asie Mineure : vous retrouvez la suite de nos doublets.

Dans l'Archipel, le dernier reposoir des voiliers asiatiques, avant la porte des Détroits est, au Sud de la Troade, le golfe de l'Ida. Ce golfe est le dernier abri que rencontrent les barques avant le grand courant d'air qu'est toujours le Détroit. Aux temps homériques, ce golfe est occupé par des Ciliciens. L'antiquité classique ne connaît plus ces Ciliciens de l'Ida. Mais, aux temps homériques, ils sont les amis et alliés des Troyens : Andromaque est une fille du roi des Ciliciens ; elle a sept frères[167]. La ville de ces Ciliciens s'appelle Thèbes, Θήβη, comme la ville de Kadmos (et par la suite un doublet nous prouvera l'origine sémitique de ce nom), et, si Thèbes la Béotienne est la ville aux Sept-Portes, Thèbes la Cilicienne a la rivière des Sept-Gués, que l'on appelle aussi le Fleuve aux Nombreux-Gués, ce qui montre bien l'allure légendaire et rituelle de ce nombre sept[168]. Ce golfe de l'Ida porte aujourd'hui le nom de golfe d'Edremid, et la ville turque de ce nom occupe l'emplacement de la vieille Adramyttion. Olshausen a reconnu depuis longtemps[169] l'origine sémitique des noms de la forme Atramit ou Adramyt, qui se rencontrent dans la mer Arabique et dans toute la Méditerranée : l'onomastique arabe nous en offre encore aujourd'hui l'original dans l'appellation de Hadramaut. Les Latins transcrivirent ce dernier mot sous la forme Atramitae, et les Grecs sous la forme Khatramotites. Ces diverses transcriptions se justifient sans peine. Le nom sémitique est, en effet, composé des deux mots khatar et mout : la Bible nous les donne avec la vocalisation moderne khatarmaouet. La lettre initiale est l'aspiration forte het, que les Grecs, nous le savons, tantôt rendent par un χ ou par un esprit rude, tantôt négligent entièrement. L'orthographe arabe nous explique pourquoi, dans leurs transcriptions Adramut, Άδραμύτιον ou Αδρύμητος, les Grecs le plus souvent négligent le het : l'arabe a ici un ha non pointé, doux. Pareillement l'arabe, qui a pour seconde consonne un dad, nous explique la transcription du aïn en dentale, tau ou delta, et non pas en sifflante, sigma : nous savons que les Grecs hésitent toujours entre l'alternative d'une dentale ou d'une sifflante pour rendre le e dans les noms sémitiques. [Quant aux autres consonnes ו, ט, ר, מ, la transcription en ρ, μ, υ ou ου, et τ va d'elle-même et la vocalisation se justifie à simple lecture]. Hadramout, Άδραμύττιον, signifie le Cercle ou le Vestibule de la Mort.

Dans la toponymie arabe, ce nom est suffisamment expliqué par le nom voisin de Bab-el-Mandeb, la Porte du Gémissement. La côte de l'Hadramaout, à l'entrée du grand océan Indien, est la porte des tempêtes, des cyclones, de la mer sans îles et sans refuge, le vestibule de la mort. Mais dans notre Archipel, le golfe d'Edremid est aussi le dernier vestibule avant la mer terrible, inhospitalière et ténébreuse du Pont-Euxin. Les voiliers montant aux Dardanelles quittent ici le canal si bien abrité de Chios, Samos et Rhodes : ils trouvent en ce golfe leur dernier refuge. Ils y pourront, ils y devront parfois séjourner. Nous savons déjà comment les Dardanelles, pour les navires venant du Sud, sont infranchissables, quand le vent du Nord souffle un peu violent. Ce Bora, fréquent pendant l'été, c'est-à-dire pendant la saison navigante, dure parfois plusieurs semaines. Aussi le golfe d'Edremid est-il souvent plein de voiliers attendant une accalmie[170]. Les indigènes vivent de ces relâches des étrangers. Ils fournissent des vivres aux équipages. Ils fournissent surtout du bois pour les navires endommagés. La côte montagneuse est couverte de chênes et de sapins : depuis Strabon jusqu'à nos Instructions nautiques, tous les géographes marins nous signalent cette richesse forestière et cette industrie des habitants[171]. Ils nous signalent aussi la tentation et les facilités que ces indigènes ont à se faire brigands et pirates pour profiter sans trop de scrupules des aubaines de la tempête : Homère, auprès des Ciliciens, connaissait déjà les écumeurs de la mer qu'il appelle Lélèges[172].

Si jamais les Phéniciens ont entrepris la navigation de la mer Noire, on peut être sûr d'avance que leurs barques ont fréquenté ce golfe d'Edremid. Ils ont séjourné sur ces côtes, établi des postes pour l'hivernage et pour l'exploitation de ces forêts et de ces mines : Strabon dans le voisinage signale une mine de cuivre[173]. Ce golfe de l'Ida est le symétrique pendant d'un autre golfe asiatique que nous avons étudié à l'entrée des mers grecques. Au point où les navigateurs levantins quittent les rivages abrupts et nus, asiatiques, de la Cilicie et de la Pamphylie, pour entrer dans les fines dentelles des côtes lyciennes, kariennes, puis ioniennes, à la porte des mers helléniques, nous avons étudié le golfe d'Adalia et la station de Phasélis. Le golfe de l'Ida marque la fin de ces mers helléniques, comme le golfe d'Adalia en marquait le commencement. A l'autre extrémité de cette mer des Îles et des Estuaires, à ce nouveau tournant de la route vers le Nord, la haie de Ciliciens homériques est un site tout à fait comparable à la baie des Solymes. Que le frère de Phoinix, Kilix, soit venu s'installer en cet endroit, rien n'est plus vraisemblable : monts, îles et ports, l'onomastique semble même nous fournir une certitude, car Atramut, Άδραμύττιον, n'est pas un nom isolé. Comme en Crète, la montagne côtière pointe vers le ciel son pic de l'Ida, Ίδα, Ίδη, qui, de ses forêts et de ses neiges presque constantes, domine tout le golfe[174]. Ce nom Ida n'a pas de sens en grec : il s'explique facilement par une étymologie sémitique. Les Sémites nomment iad, id, ou ida, idu, la main, le doigt. Ce nom de montagne serait l'équivalent phénicien des Monodactyle, le Doigt Seul, et Pentedactyle, les Cinq Doigts, que les Grecs anciens connaissent dans la mer Arabique, du Besch-Parmak, Cinq Doigts, que les Turcs ont encore à l'entrée maritime de la plaine du Méandre (Πεντεδάκτυλος, traduisent les Grecs modernes). Les deux Idas situés tous deux au bord de la mer signalent au loin la côte qu'ils dominent et servent d'amers aux navigateurs. Il ne serait donc pas étrange que de tout temps les peuples de la mer aient noté ces points de repère, et il semble qu'ici encore, l'onomastique et la légende nous aient gardé un doublet gréco-sémitique.

Au pied de l'Ida crétois, les légendes connaissent les génies Idéens, qui sont ainsi les Doigts, les Daktyles Idéens, Δάκτυλοι Ίδαΐοι. Ils avaient pour père le Doigt, Δάκτυλος, et pour mère Ida : daktylos est le nom grec, masculin ; ida est le nom sémitique, ida, féminin. On comprend que le ménage Doigt-Main ait mis au jour les Doigts, les Daktyles. La Phrygie idéenne a ses Daktyles comme la Crète, et de part et d'autre, auprès des deux monts Ida, on a des noms de lieu grecs de la forme diktè, δίκτη. Strabon notait déjà la similitude de ces toponymies : en Crète, Diktè est la montagne des Daktyles Idaiens ; en Troade, Diktè est un lieu du territoire de Skepsis. Diktè est d'un sens douteux aux oreilles des Hellènes classiques : ils n'ont gardé que le diminutif dact-ule, δάκτυλος, pour désigner le doigt : mais l'exemple du latin digitus nous montre assez que diktè, δίκτη, fut en réalité l'exacte traduction de l'Ida sémitique : le vocable grec Diktè était féminin comme le vocable sémitique Ida[175]. La transcription grecque serait tout à fait régulière : id ou ida, étant féminins, correspondent à l'orthographe Ίδ-η. Pour le sens, les légendes religieuses de Crète ou de Troade et la dédicace de ces hauts monts au plus grand des dieux cadreraient bien avec la signification religieuse que, sur leurs monuments ou dans leurs textes, les Sémites de Chanaan et de Carthage donnent à la Main Dressée, au Doigt[176] : les Daktyles Idaiens étaient les serviteurs de Zeus.

La côte de Lesbos, qui fait l'autre bord du golfe d'Edremid, semble garder aussi quelques noms phéniciens. On a voulu expliquer par des étymologies sémitiques les noms de Mitylène, Μιτυλήνη, et de Méthymna, Μέθωμνα, villes principales de l'île[177] : mais il n'existe aucun doublet, aucun indice pour appuyer ces étymologies douteuses. Avant la colonisation grecque, cependant, les Anciens savaient que Lesbos avait été occupée par d'autres peuples de la mer. Lesbos à l'origine était déserte. Les Pélasges l'avaient colonisée. Puis, sept générations plus tard, Makar[178] ou Makareus, le premier héros de Lesbos, l'un des sept Héliades, était venu de Rhodes — l'Iliade célèbre, les sept Lesbiennes qui surpassent toutes les autres femmes et qu'Agamemnon promet à Achille : Lesbos avait les sept Muses ou les sept filles de rois ou les sept esclaves du roi Makar consacrées à la divinité ou transportées parmi les étoiles[179]. Makar est réellement venu des mers levantines, et, de cette première occupation, Lesbos a gardé le doublet Issa-Pyrrha. Car Issa, Ίσσα, nous disent Strabon et Diodore, est l'un des vieux noms de l'île : c'est aussi le nom d'une nymphe lesbienne, fille de Makareus. Et Pyrrha, Πύρρα, dont un autre nom est Makaria, est fille aussi de Makareus et c'est une ville de Lesbos. En réalité la Ville ou la Nymphe du Feu, Pyrrha, πύρρα, πΰρ, n'est que la traduction grecque de l'Issa sémitique : is ou issa, le feu. Une autre légende de l'Archipel nous a conservé le même doublet : Achille, caché dans l'île de Skyros et déguisé en femme parmi les filles de Lykomède, s'appelait du double nom Issa ou Pyrrha[180].

A Lesbos, les Anciens avaient oublié l'exacte équivalence de Issa-Pyrrha ; mais ils se souvenaient d'un autre doublet qui nous expliquera mieux encore le premier : Issa, disaient-ils, est la même chose que Himera, Ίμέρα, et Himera est un vieux nom lesbien désignant l'île tout entière ou seulement l'une de ses villes. Nous retrouvons ainsi un nom de lieu que nous avons déjà signalé dans le golfe des Solymes, Khimera, la Bouillonnante, le nom que les Sémites avaient donné à la bouche volcanique de Lycie, à la Chimère, Χιμαίρα, des Grecs. C'est le nom qu'ils donnent aussi à des sources chaudes siciliennes, ouvertes par Héraklès, disait-on, et voisines de la ville phénicienne des Roches, Soloentum. En Sicile, les Phéniciens, qui n'avaient pas leur ville auprès des sources, transmirent pourtant ce nom à leurs successeurs, et les Grecs élevèrent non loin de là leurs Thermes d'Himera, Θερμαί Ίμεραίαι, dont le nom subsiste encore aujourd'hui dans la ville de Termini. On voit que Thermes-Himéra, Θερμαί-Ίμέρα, est un excellent doublet, et la transcription du Khimera sémitique, en Himera, Ίμέρα, grec, ne présente rien d'anormal, le ה initial étant rendu par un χ d'une part, par un esprit rude de l'autre.... Mais Lesbos est aussi une île des Thermes, car elle a des sources chaudes en plusieurs points, notamment un peu au Nord de Mitylène, sur la côte du détroit : elle est une ile des Sources Chaudes et du Feu, une Bouilloire, Himera, et une Flambante, Issa.

Continuons notre route de l'ambre vers le Pont-Euxin. Au Nord de Lesbos, le marché de Lemnos, aux temps homériques, est fréquenté (les Phéniciens. Ils viennent, comme à Sylla, installer à l'échelle leur bazar et étaler leurs marchandises : c'est d'eux que le roi Thoas a reçu en cadeau un merveilleux cratère d'argent[181].

Dans l'Île Haute qu'est Samos de Thrace, Kadmos l'Oriental (Kadem) est venu et l'on y adore, comme à Rhodes, des démons orientaux[182], venu de la mer, de Rhodes, je crois (car le texte d'Hesychius porte θεοί οί έκ Δρόμου μετακομισθέντες : il faut corriger έκ 'Ρόδου). A Thasos, un doublet gréco-sémitique me semble vérifier la tradition : Thasos le Phénicien, dit Hérodote, a donné son nom à l'île que les hellènes nomment l'Aérienne, Άερία. En grec, l'épithète aerios s'applique à tout ce qui vit ou monte dans les airs, surtout aux êtres ailés ou aux roches qui s'élancent en l'air : voler, monter, planer dans les airs serait traduit par la racine sémitique th.ou.s. Je crois que Thasos, Θάσος, est la transcription d'un original sémitique thas, dont άερία serait la traduction, Hérodote vit encore à Thasos les mines phéniciennes[183].

A l'entrée des Dardanelles, la ville de Priam est une ville fortunée, bien pourvue d'or, d'argent, d'esclaves, de tissus et d'objets précieux. Seul le commerce de la mer a pu causer cette prospérité, dont les conditions du commerce primitif nous ont rendu compte, en effet. La tradition voulait que Troie fût une fondation des peuples de la mer : Dardanos, le premier ancêtre de la dynastie troyenne, était venu de Samothrace.... Au bord des Dardanelles bien des sites et des noms nous pourraient arrêter. Nous savons que l'amer du Tombeau du Chien, Κυνός Σήμα, semble bien n'avoir été d'abord qu'une Skoula, une Pierre phénicienne. Le détroit est jalonné, sur la côte asiatique, de noms qui paraissent de même origine : les mines d'or d'Astyra ont peut-être valu à la ville voisine, Abydos, son nom. Mais cette étymologie et d'autres semblables, Άστυρα, Λάμψακος[184], etc., ne portent en elles aucune preuve d'authenticité. Et de même, dans la Propontide, noms, sites et légendes paraissent remonter au delà de la colonisation grecque ; mais aucun doublet ne nous fournit un indice certain.

Par contre, il me paraît certain que Kalchèdon, à l'entrée du Bosphore, est topologiquement et toponymiquement une ville anté-hellénique. Pour le bon sens grec, c'était une Ville d'Aveugles. C'était un emporium isolé sur un promontoire, en face du plus beau site que ville grecque pût rêver : la Byzance hellénique détrôna la vieille Kalchèdon. Byzance avait tous les avantages, rade profondément enclose au milieu des champs et des collines fertiles, eaux poissonneuses, etc. Les Grecs ne pouvaient comprendre qu'entre Byzance et Kalchèdon, leurs ancêtres aient pu choisir celle-ci. Mais nous savons pourquoi les marines préhelléniques fuient les rades encloses et préfèrent les relâches sur les îlots côtiers ou sur les promontoires. Kalchèdon et Byzance peuvent être choisies comme les types des établissements maritimes aux deux époques grecque et préhellénique. Avec sa source, avec son îlot rattaché à la côte par un isthme facile à défendre, Kalchèdon, en effet, est bien le type des factoreries primitives ou, pour mieux dire, phéniciennes, telles que Thucydide nous les décrit sur le pourtour de la Sicile. Uniquement occupés de commerce, ne cherchant pas, comme les Hellènes plus tard, à occuper les plaines fertiles ou les coteaux dévalant vers les rades profondes, les Phéniciens ne veulent du haut d'un promontoire que surveiller les passages difficiles et offrir aux relâches un débarcadère, une forteresse, des entrepôts et une aiguade[185]. C'est bien là ce que peut donner Kalchèdon : littus supinum et planum, lenissimo fluvio irrigatum, in ipsoque Veneris templum atque justa ipsum parvus isthmus multam circumscribit cherronesum in qua urbi Chalcedon, paulum supra fluvium appellatum Chalcedonem sita, portus utrinque habens in flexibus in isthmum recedentibus, ununi quidem ad vesperum spectantem, alterum ad solis ortum ; ipsa quidem effertur colle quidem humilior, planitie vero asperior[186]. C'est — nous le verrons bientôt — le site de la Ville des Phéaciens, avec un double port aux flancs d'un promontoire. Kalchèdon, comme la Ville d'Alkinoos, ne put servir qu'à des marins uniquement occupés de convoyer marchandises et personnes et ne se souciant ni de domination terrestre ni d'agriculture. A cet égard, Kalchèdon avait sur Byzance un grand avantage. Le violent courant du Bosphore vient buter contre la pointe du Vieux-Sérail et rend dangereuse la station, comme l'arrivée et le départ, dans la Corne d'Or. Ce courant ne se fait jamais sentir à Kalchèdon. Or, les choses étant ainsi, serait-il téméraire de rapprocher le nom même Chalkèdon, Καλχήδων ou Χαλκήδων, qui n'a aucun sens en grec, des transcriptions Karchèdon ou Charkèdon, Καρχήδων ou Χαρκήδων que les Grecs firent des mots phéniciens signifiant la Ville Neuve ?

Comme la plupart des détroits de la Méditerranée, l'Hellespont passe pour avoir sept stades. C'est un Heptastadion[187], comme le Détroit des Colonnes que nous connaissons déjà. Là, l'écart était tellement grand entre cette mesure et la réalité que d'autres disaient septante stades au lieu de sept[188]. Le détroit de Messine est un Heptastade. Le détroit entre Pharos et Alexandrie est un Heptastade voisin du Delta aux Sept Bouches. Le canal d'Otrante a sept cents stades. Le détroit du Bœuf, qui sépare la terre d'Hermione de l'ile Aperopia, a un promontoire Heptastade[189]. Je crois que ces Heptastades remontent au temps où la Méditerranée était la mer des Sept-Îles. Car la Méditerranée devait avoir sept grandes îles que Grecs et Romains s'efforçaient de dénombrer : c'était, au dire de Skylax, la Sardaigne, la Crète, la Sicile, Chypre, l'Eubée, la Corse et Lesbos. D'autres remplaçaient la Corse ou Lesbos par le Péloponnèse.... Nous allons revenir à ces nombres sept.

De l'autre côté du Bosphore, en longeant la côte européenne. je crois que de cap en cap on trouverait de pareils souvenirs jusqu'au Danube, — qui devait avoir sept bouches dans la légende (cf. les sept bouches du Nil et les sept bouches du Sindh[190]), alors que les Hellènes ne lui en connaissent plus que cinq[191]. — puis jusqu'au Bosphore Kimmérien qui, près de la ville des Sept-Dieux[192]. avait aussi septante stades de largeur[193], ou jusqu'au Phase, ce fleuve de la Toison d'Or, qui peut être, en effet, le Fleuve de l'Or :             phaz, signifie l'or fin. La côte asiatique est longée par la vieille route maritime qui menait aux forêts et aux mines des Tibares et des Moskes[194]. Il semble que la Genèse connaissait déjà cette route entre Tyr et Mesek, par l'Ionie, la Thrace et Tibet : Thrax, Tibel et Mesek, dit-elle[195]. Avant les Milésiens, qui, les premiers des Grecs, fréquentèrent ces rivages, Phineus, fils de Tyrios le Phénicien, s'y était établi[196]. C'était le pays des Sept-Bourgs, dont l'Iliade connait les mines d'argent et le nom d'Alybé[197]. Du fond de la mer Noire à la mer de Chypre, un isthme resserré étranglait, au dire des Anciens, l'Asie Mineure : il faut cinq jours de marche pour le franchir, pensent Hérodote et Skylax ; les gens mieux informés savaient qu'il en faut sept[198]. A l'autre extrémité de la Méditerranée, nous avons les mêmes marches de sept jours entre deux mers, si l'on en croit les renseignements carthaginois d'Aviénus. Cette numération septénaire ne semble pas un effet du hasard. Dans la mer Noire, comme dans la Méditerranée, elle doit être le souvenir de navigations antérieures aux Grecs, car ceux-ci comptent par cinq et par dix.

Je crois donc qu'avant les Grecs, les Phéniciens fréquentèrent la mer Noire, où l'ambre de la Baltique arrivait, grâce à la remontée et à la descente des grands fleuves russes. Le Borysthène, dit le Périple du Pont-Euxin, est un fleuve de la plus grande utilité : il est navigable, dit-on, sur une longueur de quarante-cinq jours. Au temps de la thalassocratie byzantine, les chroniques russes parlent d'un chemin de Constantinople à la Baltique, par le Dnieper (Borysthène), la Levat, le lac Ilmen, le cours du Volchov, le lac Ladoga et enfin la Néva[199]. Le Borysthène, pour certains géographes anciens, était déjà le fleuve de l'Ambre[200].

 

 

 



[1] Odyssée, XV, 416.

[2] Iliade, XV, 363-364 ; Odyssée, XVIII, 323.

[3] Eustathe, ad Homer., 1786, 32.

[4] Hérodote, I, 1 ; III, 136.

[5] Cf. Geog. Græc. Min., éd. Didot, I, pp. 264, 271, 275-79, 205.

[6] Cf. L'Épopée homérique, trad. Trawinski, p. 216 et suiv.

[7] Thévenot, I, chap. 70.

[8] Tournefort, I, p. 338.

[9] P. Masson, Hist. du Com. français dans le Levant, p. 514.

[10] Sur tout ceci, cf. W. Heyd, Commerce du Levant, II, p. 690 et suiv.

[11] Thucydide, I, 6 ; Hérodote, V, 87-88 ; Joseph., Ant. Jud., III, 7, 2.

[12] Cf. Helbig, p. 210.

[13] Cf. W. Heyd, II, p. 703.

[14] Diodore, V, 12.

[15] Cf. Helbig, p. 215 et suiv.

[16] Odyssée, VIII, 83-84.

[17] De la Marmora, Voyage en Sardaigne, I, p. 215.

[18] Exode, XXXIX, 28 ; Ézéchiel, XLIV, 12 ; XXIV, 17 et 53 ; Esdras, LXI, 3, 10.

[19] Cf. Ebeling, Lex. Hom., s. v.

[20] Helbig, p. 212, note.

[21] Odyssée, VII, 108 et suiv.

[22] Iliade, IV, 140-141.

[23] Pline, IX, 61.

[24] Pour tout ceci, cf. H. Blümner, I, p. 226 et suiv.

[25] Pline, IX, 61.

[26] Pline, IX, 60 et suiv.

[27] Frazer, Pausanias, III, p. 389.

[28] Instructions nautiques, n° 691, p. 124.

[29] Pausanias, III, 23, 7.

[30] Pline, IX, 60-61.

[31] Pausanias, III, 23, 5. Cf. Frazer, III, p. 588.

[32] Pausanias, III, 23, 5.

[33] Sur tout ceci, cf. Frazer, III, p. 581.

[34] Instructions nautiques, n° 691, p. 125.

[35] Cf. Frazer, Pausanias, III, p. 590 ; Hitzig et Blümmer, II, p. 861.

[36] Pausanias, III, 24, 3-5.

[37] Instructions nautiques, n° 691, p. 156.

[38] Cf. Frazer, V, p. 522.

[39] Instructions nautiques, n° 691, p. 116 et suiv.

[40] Pausanias, III, 25, 1.

[41] Sur tout ceci, cf. Leonhard, Petermanns Ergänzung., n° 128. p. 20 et suiv. ; Frazer, Pausanias, III, p. 385.

[42] Hérodote, I, 105 ; Pausanias., I, 15. 7 ; Movers, II2, p. 270.

[43] Thucydide, IV, 55.

[44] Thucydide, IV, 55.

[45] Instructions nautiques, n° 691, p. 119.

[46] Hérodote, I, 105.

[47] Hesychius, s. v.

[48] Michelot, Portulan, p. 360.

[49] Pausanias, III. 21, 5.

[50] Pausanias, III, 21, 4.

[51] Cf. H. Lewy, op. laud., s. v.

[52] Pausanias, III, 26, 1.

[53] Cf. Frazer, Pausanias, III, p. 400 ; Hitzig et Blümmer, II, p. 873.

[54] Instructions nautiques, n° 691, p. 99 ; cf. Frazer, III, p. 401.

[55] Strabon, VIII, p. 561.

[56] Cf. Pausanias, IV, 50, 1 ; Strabon, VIII, 360.

[57] Frazer, III, p. 427.

[58] Pausanias, IV, 34, 2.

[59] Journal asiatique, VIIe série, X, 1877, p. 137-236.

[60] Cf. Frazer, IV, p. 107.

[61] Frazer fait déjà la même comparaison, IV, p. 146.

[62] Pausanias, VII, 18, 7.

[63] Pausanias, X, 56 et 57.

[64] Cf. Frazer, V, p. 235, où tous les textes sont réunis.

[65] Cf. Pausanias, IX, passim.

[66] Pausanias, IX, 52, 1.

[67] Cf. Xénophon, Hellen., V. 4, 17 ; VI, 4, 25.

[68] Instructions nautiques, n° 601, p. 82.

[69] Pausanias, IX, 32, 5.

[70] Cf. Helbig, L'Épopée, p. 558 ; cf. Frazer, IV, p. 127.

[71] Pausanias, VII, 5, 5.

[72] Cf. Furtwängler ap. Roscher, Lex. Myth., II, p. 2137.

[73] Cf. E. Courbaud, Mélanges Arch. et Hist., XII, p. 274.

[74] Tournefort, I, p. 571.

[75] Strabon, XIV, 144.

[76] Strabon, XIV, 144.

[77] Roscher, Lexic. Myth., s. v. Megaloi Theoi ; cf. S. Reinach, Revue Arch., 1898, I, p. 56 : les Cabires et Mélicerte.

[78] Instructions nautiques, n° 691, p. 81.

[79] Iliade, II, 519. Sur tout ce passage, cf. Buchholtz, Homer. Real., I, p. 162.

[80] Ottf. Müller, Orchom., p. 484 ; Bursian, Geogr. von Griechent., I, p. 170.

[81] Leake, North. Greece, II, p. 579.

[82] Pline, IX, 126 ; cf. H. Blümmer, I, p. 229.

[83] Sur tout ceci, voir Helbig, p. 421 et suiv. Je ne cite que pour mémoire l'explication donnée par les philologues et acceptée par Helbig dans son mémoire sur la Question mycénienne, p. 53 et suiv.

[84] Iliade, XXIII, 851-835.

[85] Pline, XXXIV, 41.

[86] Odyssée, IX, 591.

[87] Cf. Helbig, p. 562.

[88] VII, p. 19 et suiv.

[89] Hérodote, III, 115.

[90] Fuchs et Launay, p. 242.

[91] Strabon, X, 447.

[92] Sur tout ceci, cf. H. Blümmer, Technologie, etc., IV, p. 64.

[93] Χαλκίς est dans la plaine Λέλάντιον. Ce dernier mot semble grec et signifie sans doute la pierreuse, la dénudée (λαένος) : la racine sémitique chalk aurait exactement le même sens.

[94] Eust., ad Dion. Perieg., 764.

[95] Pline, IV, 64.

[96] Pline, IV, 64.

[97] Cf. H. Blümmer, p. 63-64.

[98] Hésiode, Oper., 150.

[99] Cf. H. Blümmer, IV, p. 58.

[100] Cf. Diplom. and Consular Reports, n° 2069 et 2085, pp. 5 et 16.

[101] Strabon, XV, 721 ; cf. H. Blümmer, IV, p. 84.

[102] Scymnus Chi., 591-395.

[103] Diodore, V, 22.

[104] Fuchs et Launay, II, 506-507.

[105] Pline, XXXIV, 30 ; Strabon, XVII, 821, 830 ; Diodore, I, 55 ; Ptolémée, IV, 2, 17.

[106] Strabon, VI, 256.

[107] Pline, XXXIV, 2.

[108] Rhein. Mus., 1853, p. 353-354.

[109] Cf. Perrot et Chipiez, III, p. 560 et suiv.

[110] C. I. S., n° 164, pl. XXVI ; Hérodote, I, 1.

[111] Ps. Aristote, Mir. ausc., 93, p. 837 ; cf. H. Blümmer, IV, p. 64.

[112] Fuchs et Launay, II, p. 235 et suiv.

[113] Cf. H. Blümmer, p. 65.

[114] Fuchs et Launay, II. p. 130.

[115] Fuchs et Launay, II, p. 150.

[116] Pline, XXXIV, 3 ; cf. H. Blümmer, IV, p. 65.

[117] Hérodote, III, 115 ; cf. H. Blümmer, IV, p. 85.

[118] V, 167-168.

[119] Fuchs et Launay, II, p. 153-157.

[120] V, 38. Cf. Diplom. and Consular Reports (Miscell. Series), n° 538. — Rapport du consul anglais Talbot, septembre 1900.

[121] Cf. Pline, XXXII, 158, et Bull. Société Géologie, VII, p. 1-18.

[122] Diodore, V, 58 ; cf. H. Blümmer, IV, p. 86.

[123] Cf. Diplom. and Consular Reports, n° 2289, p. 48.

[124] Fuchs et Launay, II, p. 46.

[125] IV, 259-261.

[126] Strabon, III, 169.

[127] Strabon, III, 175.

[128] Diodore, V, 58.

[129] Odyssée, IV, 618.

[130] Odyssée, IV, 125.

[131] D'Arvieux, I, p. 559.

[132] Iliade, XI, 20.

[133] Cf. Roscher, Lexic. Myth., s. v. Kinyras.

[134] Cf. II. Lewy, p. 164.

[135] Cf. Ebeling, Lex. Homer., s. v.

[136] Cf. H. Lewy, p. 176 et suiv.

[137] Cf. Hesychius, s. v. ; H. Lewy, p. 180 et 45.

[138] Cf. Gesenius, Thesaurus, s. v.

[139] Theophr., De lapid., 55.

[140] Pline, V, 12 ; VI, 173 ; Hérodote, III, 97. Cf. H. Blümmer, II, p. 362.

[141] Geog. Græc. Min., I, p. 94.

[142] Geog. Græc. Min., I, p. 146 et p. 260.

[143] Helbig, trad. Trawinski, p. 25.

[144] Paul Lucas, I, p. 8 et 25.

[145] Pour tout ceci ; cf. Helbig, trad. Trawinski, p. 340 et suiv.

[146] Hymn. Homer., IV, 40 ; VI, 88-90.

[147] Hymn. Homer., I, 103-104.

[148] Voir Helbig, p. 340, n. 4 et 5.

[149] Odyssée, IV, 72-73.

[150] Helbig, trad. Trawinski. p. 542.

[151] Pline, XXXVII, 44.

[152] Instructions nautiques, n° 731, p. 257.

[153] Cf. Pline, XXXVII, 11.

[154] Pour tout ceci, cf. H. Blümmer, II, p. 282.

[155] Schliemann, Tirynthe, p. 435-451.

[156] Cf. Heyd, Comm. du Levant, I, p. 57 et suiv.

[157] Diodore, V. 22 ; Strabon, V, 215.

[158] Diodore, IV, 56.

[159] Dans l'inscription d'Assour-nasir-pal, J. Oppert avait cru lire le nom de l'ambre et la mention des mers septentrionales : son hypothèse n'est plus admise aujourd'hui. Cf. Muss-Arnolt, Semit. Words, p. 131.

[160] Cf. Helbig, trad. Trawinski, p. 21 et suiv.

[161] Strabon, VII, 295.

[162] Helbig, trad. Trawinski, p. 12.

[163] Iliade, XIII, 7.

[164] Hérodote, IV, 23.

[165] Hérodote, IV, 8, 10. etc.

[166] Hérodote, IV, 20, 21, 24.

[167] Iliade, XII, v. 202 ; Strabon, XIII, p. 602.

[168] Iliade, XII, v. 202 ; Strabon, XIII, p. 602.

[169] Rheinisehes Museum, VIII (1855), p. 320 et suiv.

[170] Cf. Michaud et Poujoulat, Correspondance d'Orient, III, p. 300.

[171] Strabon, XIII, p. 606 ; Instructions nautiques, n° 681, p. 366 et suiv.

[172] Cf. Strabon, XIII, p. 606.

[173] Cf. Strabon, XIII, p. 605.

[174] Strabon, XIII, 384.

[175] Cf. Strabon, X, 272 ; Roscher, Lexic. Myth., s. v. Daktylai.

[176] Samuel, I, XV, 12 ; II, XVIII, 18.

[177] Cf. H. Lewy, Semit. Fremdw., p. 240.

[178] Cf. Roscher, Lex. Myth., s. v.

[179] Cf. Roscher, Lex. Myth., s. v.

[180] Diodore, V, 81.

[181] Iliade, XXIII, 745.

[182] Cf. Roscher, Lexic. Myth., s. v.

[183] Hérodote, VI, 47.

[184] Cf. H. Lévy, p. 148 et suiv.

[185] Strabon, XII, 563.

[186] Geog. Græc. Min., II, p. 95.

[187] Strabon, II, 124 ; XIII, 591.

[188] Strabon, II, 122.

[189] Strabon, XVII, 792.

[190] Pausanias, II, 34, 9.

[191] Geog. Græc. Min., I, p. 287.

[192] Strabon, VII, 305 : Arrien, Pont. Eux., Geog. Græc. Min., I, p. 599.

[193] Geog. Græc. Min., I, p. 415.

[194] Strabon, VII, 309.

[195] Genèse, X, 2.

[196] Geog. Græc. Min., I, p. 405 et 237.

[197] Strabon, XII, 548.

[198] Geog. Græc. Min., I, p. 77, 408 et 435.

[199] W. Heyd, I, p. 68.

[200] Geog. Græc. Min., II, p. 121 et 272.