LES PHÉNICIENS ET l'ODYSSÉE

LIVRE TROISIÈME. — KALYPSO.

CHAPITRE III. — L'ÎLE DE LA CACHETTE.

 

 

Île, nombrils de la mer, caverne, sources, prairie, oiseaux marins, les mouillages et la ville de Mégare remplissent toutes les conditions de notre paradis homérique et gardent tous les souvenirs d'un débarquement phénicien. Sur le pourtour de la Méditerranée, il est probable que d'autres sites pourraient, si nous connaissions très bien leur histoire, fournir les mêmes témoins de la même thalassocratie. De Tyr à Cadix, de Carthage à Chalcédoine, ce site typique peut se retrouver en nombre d'endroits, et partout les Phéniciens ont dû relâcher et s'établir. Car nous verrons qu'une thalassocratie primitive, à cause du faible tonnage de ses barques, suppose une multitude de points d'appui.... Mais l'île homérique de Kalypso est précisément localisée comme elle est fidèlement décrite. Elle ne peut se trouver qu'en une certaine région de la Méditerranée, aux extrémités du monde, dans la parenté, c'est-à-dire dans le voisinage, du Pilier du Ciel. Elle est fille d'Atlas, l'Homme aux Colonnes qui séparent le ciel et la terre. Nous savons maintenant la juste valeur de ces filiations anthropomorphiques. Les Hellènes personnifiaient les colonnes de leurs temples : ils ont personnifié de même le Pilier Céleste que les premiers navigateurs avaient découvert au bout du inonde méditerranéen. A cet Atlas, ils ont donné pour tille une île toute voisine, comme ils ont donné la Roche, Skylla, pour fille à l'Épervier, Nisos, ou la Source, lao, pour mère au Roi de la Ville, Mélikertès. Il suffit de découvrir le site exact de l'Atlas homérique : l'Île de Kalypso devra se trouver à ses pieds.

Dans l'antiquité comme aujourd'hui, le nom d'Atlas a pu s'appliquer à différentes choses. Les géographes gréco-romains comprennent dans Atlas toute la chaîne côtière de l'Afrique mineure. Cette appellation subsiste encore dans nos manuels. Strabon, comme nos traités de géographie actuels, pense que l'Atlas s'étend de l'Atlantique au golfe de la Tripolitaine, du cap Kotès (Spartel) aux Syrtes[1]. C'est bien l'ensemble de ces mêmes chaines parallèles que nous appelons encore aujourd'hui Atlas. Mais cette extension du nom à toute la chaine n'est venue qu'assez tard. A l'origine, Atlas est un mont, un pic, non pas une chaîne. A travers la Libye, de Thèbes l'Égyptienne aux Colonnes d'Hercule, entre le désert et le rivage peuplé de bêtes fauves, — la Libye, — Hérodote trace un Rempart des Sables jalonné, de dix jours en dix jours de route, par une butte de sel à gros cristaux, d'où jaillit une fraiche eau douce ; la dernière de ces buttes près des Colonnes d'Hercule est attenante à l'Atlas, montagne étroite et toute ronde, si haute que l'on ne saurait en voir les sommets. Cet Atlas, que jamais, été comme hiver, les nuages ne découvrent, les indigènes l'appellent la Colonne du Ciel[2]. Nous retrouvons ici notre Atlas-Colonne Céleste de l'Odyssée. La Colonne d'Atlas est, pour Hérodote, voisine des Colonnes d'Hercule : dans la légende, Hercule vient soulager Atlas et prendre un instant sa place. Or voici comment nos marins décrivent aujourd'hui ces parages :

Pour les navires venant de la Méditerranée, les points d'atterrage du détroit de Gibraltar, disent les Instructions nautiques, sont le morne de Gibraltar sur la côte d'Espagne, le Mont aux Singes et la presqu'île de Ceuta sur la côte d'Afrique. Si le temps est clair, on pourra voir à une grande distance le morne de Gibraltar et le Mont aux Singes. Ces terres apparaissent le plus souvent comme des îles d'une reconnaissance facile par les formes qu'elles affectent. Le morne de Gibraltar présente à son sommet une arête assez étendue, s'inclinant légèrement du Nord au Sud. Le Mont aux Singes présente deux sommets coniques très rapprochés.... A Gibraltar les vents d'Est dominent pendant les mois de juillet, août et septembre. Ce sont des vents très humides ; ils amènent toujours avec eux des brunies sur les terres, et ces brumes deviennent d'autant plus épaisses que la brise est plus fraiche. Les rosées abondantes, la brunie sur les terres et principalement des pannes de brume, qui se forment sur le sommet du morne de Gibraltar et sur celui du Mont aux Singes ou sur le flanc de cette montagne, sont les indices à peu près certains de la venue des vents d'Est. Ces caractères se présentent pendant toute la durée de ces vents. Pendant la belle saison, les vents d'Est amènent rarement de la pluie dans le détroit. Toutefois ces vents étant plus humides à son entrée orientale qu'à son entrée occidentale, il arrive souvent que les brumes humides qui se forment au sommet de Gibraltar et du Mont aux Singes donnent de la pluie au pied de ces hauteurs, tandis que dans le détroit le ciel reste pur[3].

Ce Mont aux Singes, dont la tète se cache dans les brumes du ciel est la Colonne du Ciel, comme disent les indigènes, le Pilier, άτλας, atlas, comme disent les Hellènes. Le personnage d'Atlas n'est qu'un nom commun personnifié. Dans la langue des Ioniens, atlas, άτλας, est le portant : τλάω, porter[4]. C'est un synonyme de telamon, un équivalent de kion, qui tous deux désignent des supports d'une forme particulière. Le légendaire Atlas se nomme aussi Télamon. Dans les inscriptions du Pont Euxin, telamon est employé couramment aux lieu et place de colonne : κίων ou στήλη, diraient les autres Grecs. Le commerce ionien, qui avait transporté le mot dans ces colonies milésiennes, le fit prévaloir aussi dans les colonies de la Grande Grèce et, par elles, dans toute l'Italie : les architectes romains appellent telamones les supports à figure humaine que les Hellènes nomment atlantes, άτλαντες. Atlas n'est donc bien que le Pilier, et ce Pilier, c'est le Mont aux Singes.

Venus de l'Orient, les navigateurs de la Méditerranée primitive ne pouvaient enfiler le détroit que par des vents d'Est. Ils ne naviguaient d'ailleurs que pendant les mois d'été où ces vents dominent et amènent avec eux des brumes sur les terres. Ils n'apercevaient donc les deux sommets du Mont aux Singes. — τάς κορυφάς αύτοΰ, dit Hérodote, — que perdus dans la bruine et couronnés d'un chapiteau de nues sur lequel reposait le ciel. On comprend mieux alors la phrase d'Hérodote : la montagne est, dit-on, si haute que jamais on n'en peut voir les sommets.

Le phénomène devait paraitre d'autant plus étrange à ces navigateurs orientaux que. leurs montagnes à eux peuvent durant l'hiver s'encapuchonner de nuages, niais dès que l'été revient et tant que l'été dure, sauf quelques orages. leurs sommets étincellent dans les cieux dégagés. Ici, c'est été comme hiver. c'est même été plus qu'hiver, que le mont s'enveloppe : jamais, été comme hiver, les brumes ne l'abandonnent. Pour illustrer le texte d'Hérodote, les Instructions nautiques américaines nous fournissent un dessin. Voyez comment les nuages couronnent le sommet du Mont aux Singes (Apes-Hill) au-dessus des autres montagnes profilées sur le ciel clair.

Nos Instructions nautiques ajoutent : Lorsqu'on aperçoit le sommet du morne de Gibraltar et celui du Mont aux Singes se dégager des nuages qui les enveloppent continûment pendant le règne des vents d'Est, on est à peu près certain que les vents d'Ouest ne tarderont pas à s'établir. Par les vents d'Ouest, le Mont aux Singes perd son chapiteau de brumes. Il cesse d'être la Colonne du Ciel. Voilà qui nous explique, je crois, l'histoire d'Atlas durant l'antiquité plus récente : Atlas, à l'époque classique, émigre du détroit vers la côte atlantique. C'est que les marines de la Méditerranée gréco-romaine, familiarisées avec le détroit, prirent l'habitude d'un trafic régulier vers les côtes atlantiques et surtout vers Gadès : elles eurent donc à se servir des vents d'Ouest pour leur rentrée dans la mer Intérieure, aussi souvent que des vents d'Est pour leur sortie vers la mer du Couchant. Le Mont aux Singes cessa de leur apparaître continûment enveloppé de brumes.

A l'entrée occidentale du détroit de Gibraltar, entre Cadix et le cap Trafalgar, le vent d'Est est sec et à rafales ; le ciel est généralement pur. De légers nuages se montrent parfois et lorsqu'ils s'amoncellent au sommet des montagnes voisines, ils indiquent que le vent d'Est règne dans le détroit. En même temps un brouillard blanc plane au-dessus des terres, s'épaississant vers l'horizon. Ce brouillard dure autant que le vent d'Est et annonce même son approche. Dans la belle saison, les vents d'Est sont plus constants et plus frais que les vents d'Ouest. Les vents d'Ouest n'ont pas les mêmes caractères dans les diverses parties du détroit. Ils amoncellent des nuages sur les côtes atlantiques à l'entrée Ouest, à tel point qu'on aperçoit difficilement ces côtes. Le ciel s'éclaircit à mesure que l'on pénètre dans le détroit. On le trouve pur dans la Méditerranée. Lorsque les sommets du Mont aux Singes et de Gibraltar deviennent clairs et visibles après avoir été enveloppés de nuages, on peut être à peu près certain de l'approche du Poniente, surtout si les nuages disparaissent complètement. Dès que le vent d'Ouest est établi, les montagnes et le ciel deviennent clairs[5].

Que l'on regarde maintenant les vues de côtes publiées dans nos Instructions nautiques. Les marines classiques, rentrant de l'Atlantique vers la Méditerranée, voguaient d'Ouest en Est. Pendant cette traversée d'Ouest en Est du détroit, le Mont aux Singes est toujours à l'horizon de droite ; jamais il ne disparaît derrière ou devant d'autres terres : sa colonne ronde et étroite est toujours dégagée, toujours au premier' plan. Le détroit a donc toujours sa colonne. Mais ce n'est plus la colonne du ciel, le pilier des nues, car les vents d'Ouest brisent et dispersent le chapiteau de brumes. Or les navigateurs des âges classiques connaissaient, par la légende homérique et par tous les manuels de géographie, le Pilier des Nuages, la Colonne de Bronze inaccessible, voilée d'épaisses nuées[6].

La mythologie populaire s'était emparée d'Atlas. Elle en avait fait un personnage célèbre et familier : les pommes d'or des Hespérides, ses filles, avaient donné lieu à une foule de contes populaires. Dès l'école, les enfants de l'antiquité classique apprenaient le nom et le gîte de ce Pilier du Ciel, comme les petits Égyptiens apprenaient le nom et la place des quatre piliers, colonnes ou pics sourcilleux, qui, dressés aux quatre points cardinaux et reliés par une chaîne de montagnes ininterrompue, assuraient la stabilité du firmament métallique[7]. Les navigateurs classiques ne pouvaient donc se passer d'un Atlas : il leur l'allait dans ces parages une Colonne du Ciel enveloppée de nues. Ne la trouvant plus dans le détroit, ils la cherchèrent ailleurs et ils la découvrirent un peu plus au Sud, dans la chaîne continentale du Maroc qui vient finir sur l'Océan au cap Ghir. Avec ses trois ou quatre mille mètres de roches abruptes. surgissant à pic au milieu des sables et dressant jusqu'au ciel deux sommets pointus, cet Atlas touchait et soutenait vraiment la voûte, in arenis mons est Atlas de se consurgens, remit incisis undique rupibus præceps, invius, et quo magis surgit exilior, qui, quod altius quam conspici potest usque in nubila erigitur, cœlum et sidera non tangere modo sed sustinere quoque dictus est[8]. Et c'étaient bien les Colonnes du poète homérique, car Atlas doit posséder plusieurs colonnes qui séparent le ciel et la terre : les deux Hautes Colonnes du Grand et du Petit Atlas dominèrent pour les navigateurs gréco-romains le Golfe atlantique du Commerce[9].

Mais ceci date des tiges postérieurs. Primitivement c'est dans le détroit qu'Atlas possède les Colonnes du Ciel : il est voisin, nous dit Hérodote, des Colonnes d'Hercule, et les manuels de géographie répètent longtemps ce dire d'Hérodote : Muses, commençons à l'Océan occidental (dit le versificateur Dionysos au début de sa Description du Monde), près de la lointaine Gadès. où se dressent les Colonnes d'Hercule, où monte aussi la Colonne vers le Ciel, colonne de bronze inaccessible, voilée de nuages épais[10]. C'est donc au voisinage des Colonnes d'Hercule, sur le détroit et non sur l'Océan, que se dressait l'Atlas odysséen. Entre la conception homérique et la conception des tiges postérieurs[11], il semble qu'il y ait encore une autre différence. L'Atlas odysséen possède à lui seul les Colonnes, έχει δέ τε κίονας αύτός. L'Atlas d'Hérodote ne possède qu'une Colonne du Ciel ; mais Héraklès dans le voisinage a déjà ses Colonnes aussi, dont le poète homérique ne semblait pas avoir notion. Or cette différence n'est pas seulement dans les mots ; elle est dans la conception tout entière que les navigateurs des deux époques se font des colonnes elles-mêmes.

Pour les navigateurs classiques, les deux colonnes d'Hercule marquent la bouche du détroit ; ce sont les montants de la Porte Gadiride : Héraklès les a dressées aux côtés du chenal pour maintenir ouverte la route qu'il a creusée entre l'océan extérieur et notre mer interne, disent les uns, ou pour empêcher les monstres de l'Océan d'envahir la Méditerranée, disent les autres. Dans l'Odyssée, il ne s'agit pas d'une paire de colonnes, qui formeraient porte maritime, mais d'un faisceau de colonnes, qui forment support, pilier, atlas. Et ces colonnes en faisceau ont pour rôle de supporter le toit du ciel, de tenir écartés, non les deux bords du détroit, mais le ciel et la terre.

La plus vieille littérature grecque partage cette conception homérique. Hésiode sait qu'Atlas, debout aux extrémités occidentales du monde, tout près des Hespérides chanteuses, à l'endroit où le jour et la nuit se rencontrent, porte le ciel sur sa tête et sur ses mains[12], — sur sa cime, dirons-nous, et sur ses contreforts : le Mont aux Singes, disent les Instructions nautiques, a deux sommets coniques très rapprochés. Les tragiques grecs connaissent encore cet Atlas qui possède la borne du ciel[13]. Atlas est donc la Colonne du Couchant : Atlas, frère ou père d'Hespéros et mari d'Hespéris, est le père des sept Hespérides[14]. Il est semblable à cette Colonne du Nord, que Scymnus de Chios connaît par les récits des navigateurs et qui se dresse à l'extrémité septentrionale de la Keltikè, sur le dernier promontoire des Celtes[15].

Scymnus de Chio ou le versificateur, quel qu'il soit, reproduit ici une très vieille description de côtes. De son temps, les navigateurs ont dépassé vers le Nord cette Colonne des Celtes, qui, sur notre Finistère, se dressait dans le voisinage des Énètes ou Vénètes, non loin du pays de Vannes.

Le versificateur sait déjà que les Celtes n'habitent pas l'Extrême Nord du monde : pour lui, la Colonne Boréale ne peut plus être chez eux : Les Indiens occupent tout le Levant du monde, les Éthiopiens le Midi et le Sud-Ouest, les Celtes le Couchant jusqu'au Nord-Ouest, et les Scythes le Nord[16]. C'est donc chez les Scythes que devrait être la Colonne du Nord. Mais notre auteur copie quelque vieux périple, qui nous reporte au temps où la navigation n'allait pas encore dans les profondeurs de la mer boréale, mais où le promontoire des Celtes était vers le Nord la dernière colonne aperçue. Le nom de Colonne Boréale fut donné au Finistère par ces premiers navigateurs. Quels étaient-ils ? Grecs ou barbares ? Tartessos, dit le versificateur, importe de la Keltikè l'étain d'alluvion fluviale[17].

C'est aux embouchures de la Loire et de la Vilaine que nous retrouverons par la suite ces alluvions stannifères. C'est du pays des Vénètes que Tartessos tire son étain celtique d'alluvion fluviale : ce sont des navigateurs de Tartessos qui les premiers ont vraisemblablement aperçu et dénommé dans le pays des Vénètes la Colonne du Nord. Donné par eux, le nom prend toute sa valeur. Ils viennent du Sud. Ils ont caboté vers le Nord de cap en cap. La côte celtique les a menés presque tout droit et continûment vers le Nord, jusqu'à ce Finistère où brusquement elle tourne vers le Levant. Le Finistère est, pour nous, qui venons de l'Est, la borne occidentale de notre terre : à l'extrémité du chemin de fer de l'Ouest, c'est la fin de notre monde vers le Couchant. Pour ces premiers marins venus du Sud, le Finistère fut la borne septentrionale, l'extrémité de leur monde vers le Nord. Pendant longtemps, ils ne durent pas connaitre de terre plus boréale. Il fallut des années, des siècles peut-être, avant que la découverte de l'archipel britannique fit transporter de l'autre côté de la Manche la borne du Nord. Il semble donc que les notions du versificateur grec et le nom même de Colonne Boréale remontent aux premiers navigateurs de Tartessos, aux Phéniciens. Et dans la bouche de ces disciples de l'Égypte, la valeur de ce nom devient plus précise encore :

Les Égyptiens se figuraient l'univers entier comme une caisse elliptique ou rectangulaire. Notre terre en formait le fond avec ses continents et ses océans alternés. Le ciel s'étendait au-dessus, pareil à un plafond de fer, plat selon les uns, voûté selon les autres. Comme il ne pouvait demeurer au milieu des airs sans quelque support, on avait inventé de l'assurer au moyen de quatre colonnes ou plutôt de quatre troncs d'arbres fourchus, semblables à ceux qui soutenaient la maison primitive. Mais on craignit sans doute qu'ils ne fussent renversés dans quelque tourmente, car on les remplaça par quatre pics sourcilleux, dressés aux quatre points cardinaux et reliés par une chaîne de montagnes ininterrompue. On connaissait peu celui du Nord : la Méditerranée, la Très-Verte, s'interposait entre l'Égypte et lui et empêchait qu'on l'approchât d'assez près pour l'apercevoir. Celui du Sud s'appelait Apit-to, la Corne de la Terre, celui de l'Est Bakhou, le Mont de la Naissance, et celui de l'Ouest Manou, parfois On Khit, la Région de Vie. Bakhou n'était pas une montagne fictive : c'était le plus haut des sommets qu'on aperçût des bords du Nil (vers l'Est) dans la direction de la mer Rouge. Manou répondait de même à quelque colline du désert libyque dont la tête semblait fermer l'horizon. Quand on découvrit que ni Bakhou ni Manou ne bornaient le monde, on ne renonça pas pour cela à l'idée d'étayer le plafond céleste. On se contenta de reculer les piliers jusqu'à d'autres cimes auxquelles on appliqua les mêmes noms. On ne disait pas qu'elles limitaient exactement l'univers : un grand fleuve les séparait encore des extrémités ; analogue à l'Océan des Grecs, ce fleuve circulait sur une sorte de banquette courant comme une corniche autour des parois de la boite, un peu au-dessous de la crête continue sur laquelle le ciel étoilé s'appuyait[18].

Il fut donc un temps où les Phéniciens plaçaient au bout de la Keltique le Pilier du Nord. Mais, dans un âge précédent, de beaucoup antérieur sans doute. leurs premiers navigateurs avaient salué dans notre Mont aux Singes ce Pilier du Couchant, que l'Égypte appelait Manou, que les Hellènes nommèrent Atlas, le Pilier, et qui pour eux devint un frère jumeau de Hespéros, le Couchant. Pour les Égyptiens des premières dynasties, Manou avait été un pic du désert libyen : le nom de Manou est encore sur les listes de l'époque ptolémaïque localisé dans le nome libyque de la basse Égypte : on devait le rencontrer quelque part sur le chemin qui mène à travers le désert jusqu'à l'Ouady Natroun[19]. A mesure que les conquêtes ou les explorations égyptiennes avaient pénétré dans le désert libyque, Manou de butte en butte avait reculé vers l'Occident : chaque hutte nouvellement atteinte recevait ce nom pour le perdre quand une hutte plus occidentale venait à être aperçue. Puis les navigateurs phéniciens dépassent la côte du désert et trouvent au long des rivages une série de montagnes qui, bordant sur la gauche la route de leurs flottes, dominent leurs Villes Neuves et leur Phénicie nouvelle de l'Afrique occidentale : Manou recule encore vers le Couchant. Arrivés au détroit de Gibraltar, à la mer sans borne qui remplit l'Occident et se recourbe vers le Nord et vers le Sud, les navigateurs aperçoivent enfin le vrai Pilier du Ciel. Voici la rive du fleuve circulaire qui doit border le monde : le Mont aux Singes devient la Colonne de l'Occident. C'est la notion que les premières marines grecques ont dû recevoir de leurs maîtres. C'est la notion que nous retrouvons dans l'Odyssée : le ciel de fer odysséen, tout semblable au firmament de l'Égypte[20], repose sur l'atlas qui l'écarte de la terre. C'est la notion que traduit encore Hérodote, en nous traçant de plus la route du pilier entre Thèbes d'Égypte et le Détroit : pour Hérodote, depuis Thèbes l'Égyptienne jusqu'au Détroit, court une muraille continue, semblable à la paroi que les Égyptiens imaginaient autour de leur boite : une série d'anciens Manou, de piliers déclassés. jalonnent cette muraille.

Mais Hérodote peut-être n'est pas au courant de la science contemporaine. Comme il arrivait tout à l'heure à Scymnus de Chios, comme il arrive souvent aux emprunteurs, c'est une notion déjà vieillie qu'Hérodote nous a peut-être transcrite des livres ou des récits de ses mitres. Au temps d'Hérodote, il semble que le Mont aux Singes n'est déjà plus le Pilier du Couchant, la Corne de l'Occident, pour employer le mot des marines phéniciennes. A son tour, il a été déclassé et remplacé : les explorateurs carthaginois ont suivi la côte occidentale de l'Afrique et découvert plus loin vers l'Ouest la véritable Corne du Couchant. Hannon est allé jusqu'à cette Corne où la côte africaine tourne brusquement vers le Sud-Est, puis vers l'Est, et semble par le golfe de Guinée (Hannon ne poussa pas plus loin) revenir vers les mers égyptiennes du Levant : après la Corne de l'Occident, Hannon crut donc apercevoir le dernier pilier de la terre vers le midi, la Corne du Sud. Les égyptologues remarquent avec justesse la similitude des deux expressions Apit-to, la Corne de la Terre, qui est le pilier méridional des Égyptiens, et Hesperou ou Notou Keras, les Cornes du Couchant ou du Sud, que découvre et dénomme le périple d'Hannon[21]. Il est possible que la Colonne du Nord soit exactement contemporaine de cette Corne du Sud : les navigateurs sémitiques semblent les avoir découvertes et dénommées toutes deux à peu près vers la même époque : Hannon de Carthage, dit Pline, parti de Gadès et s'étant avancé jusqu'aux confins de l'Arabie, relata par écrit son expédition. De même, vers la même époque. Himilcon fut envoyé à la découverte des côtes extérieures de l'Europe[22]. Hannon crut rejoindre, par l'Ouest et par le Sud du monde, les confins de l'Arabie aux côtes de l'Espagne : il donna le nom de Corne du Couchant et de Corne du Sud aux deux promontoires extrêmes, le plus occidental et le plus méridional de sa navigation. Himilcon vers le Nord a pu dénommer pareillement Corne du Nord ou Colonne Boréale le dernier promontoire atteint, la haute falaise bretonne où brusquement la côte tournait à l'Orient et s'en allait, croyait-il, rejoindre les mers levantines....

Après ces découvertes d'Hannon, Atlas n'est plus le Pilier du Couchant. Le Détroit garde pourtant ses colonnes. Mais ce ne sont plus les Colonnes du Ciel ce sont les Colonnes d'hercule. Ce ne sont plus les portants de la voûte de fer. mais les montants de bronze de la Porte Gadiride. Quand alors on parle des Colonnes, on n'entend plus le faisceau de piliers, les deux sommets coniques du Mont aux Singes : on imagine une paire d'obélisques entre lesquels se creuse le passage. Ces Colonnes fameuses avaient dès l'antiquité soulevé bien des discussions que Strabon nous résume :

Les Tyriens, dit-on, avaient reçu de l'oracle l'ordre de fonder une colonie aux Colonnes d'Hercule. Une expédition d'explorateurs fut donc envoyée qui, parvenue au détroit de Kalpè, crut avoir découvert les bornes du monde et les bornes de l'expédition d'Hercule, dans les deux pointes côtières qui forment le détroit. Mais les auspices n'étant pas favorables, on se rembarqua. Une seconde expédition franchit le détroit et s'avança à 1500 stades au delà, jusqu'à l'île sacrée d'Héraklès qui est en face d'Onoba (embouchure du Guadiana). Mais les auspices défavorables firent encore abandonner ce lieu. Enfin une troisième flotte fonda Gadeira (Cadix). Il y a donc des gens pour mettre les Colonnes au détroit, d'autres à Gadès, d'autres plus loin encore vers la mer Extérieure[23].

Le plus vieux document précis que nous ayons sur ces parages est l'adaptation grecque d'un périple carthaginois, que nous a conservée en partie la traduction latine d'Aviénus. Aviénus connaît l'auteur du périple original : c'est un certain Himilcon[24]. Ce périple est certainement fort antérieur aux temps d'Aviénus. Le versificateur latin avoue ses emprunts : Je tire mes renseignements, dit Aviénus lui-même, du fond des vieilles annales puniques[25], et Himilcon avait vu de ses yeux et contrôlé les choses qu'il raconte.

Nous n'examinerons pas ce que cet Himilcon d'Aviénus peut avoir de commun avec l'Himilcon dont Pline nous parlait plus haut. A nous en tenir au seul texte d'Aviénus, puisque nous en voulons faire usage, il est facile de démontrer que ce texte reproduit, en certains passages, les renseignements d'un périple antérieur à la fondation de Carthagène par Hasdrubal (228 av. J.-C.). Car certains vers nous décrivent très exactement le golfe de Carthagène, la rade, la lagune et les lies voisines ; mais ils ne mentionnent pas la Ville-Neuve carthaginoise : Cette rive basse du golfe (du cap de Gata au cap de Palos), jadis très peuplée, disait le périple, est aujourd'hui déserte[26].

Jadis les Phéniciens y eurent des villes, mais aujourd'hui les seuls indigènes l'habitent : au fond d'une rade, séparée de la haute mer et juchée sur une hauteur, se dresse la ville des Massiéni.

Ce port, qui se creuse loin de la haute mer, ne peut être que le mouillage de Carthagène : C'est, disent les Instructions nautiques, le seul port, sûr et accessible aux navires de toute classe, que l'on trouve sur la côte Sud de l'Espagne. Il est entouré de collines élevées et sa profondeur est d'un mille environ vers le Nord, tandis que sa largeur, de 2 encablures et demie à l'entrée. est de 7 encablures à l'intérieur[27]. Tout ce coin du littoral espagnol était décrit par le périple avec la plus grande exactitude. Voilà bien la rade intérieure, séparée de la haute mer, et voici le promontoire voisin, le cap Palos, l'île Ronde, la grande lagune, la plage sablonneuse et les trois autres îles côtières[28].

La reconnaissance du port de Carthagène, dit le vieux Portulan de la Méditerranée de Michelot (1704), est facile, parce qu'il y a une petite Ife ronde presque vis-à-vis du port. Sitôt qu'on est par le travers, on en découvre l'entrée qui est fort étroite et qui se trouve entre deux montagnes. Le port est assez grand et de figure presque ronde[29]. Voilà bien aussi notre rade circulaire, notre île Ronde, notre promontoire rocheux. Puis, de l'autre côté du cap Palos, on trouve la grande lagune salée qui s'appelle la Petite Mer, mar Menor, et les trois petites îles Hormigas, Grossa et Estacio. Donc le vieux périple décrivait exactement et minutieusement ce mouillage. Est-il vraisemblable, dans ces conditions, qu'il eût oublié de mentionner la Ville Neuve, si elle eût existé déjà ? Le port de Carthagène, continue Michelot, est assez grand ; dans le fond il y a un ancien château sur une hauteur, au pied duquel est la ville de Carthagène, qui ne parait que fort peu du côté de la mer, quoiqu'elle soit assez grande ; elle est située dans une plaine au delà du château. Ce site nous explique la double ville qui s'éleva en cet endroit. Sur la montagne, se dressait d'abord la Vieille Ville haute, la forteresse des indigènes, Massienum oppidum surgit altis mœnibus. Dans la plaine, au bord de la mer, vint ensuite s'établir la Nouvelle Ville des navigateurs. Le périple ne connaît encore que la Haute Ville indigène. Il est donc antérieur à la fondation de la Ville Nouvelle, c'est-à-dire à 229 avant Jésus-Christ. Encore cette date ne peut-elle être donnée que comme limite inférieure : le périple est, je crois, plus ancien. Avant de fonder leur grande Ville Neuve, les Carthaginois ont fréquenté, conquis et mis en exploitation la côte ; au temps du périple, ils ne semblent pas encore l'avoir abordée ; du moins ils ne la fréquentent pas.

Nous avons donc là un assez vieux document, de beaucoup antérieur à l'adaptation grecque que copie le versificateur latin. Celui-ci n'avait pas le texte original sous les yeux. Dans le passage que nous citions plus haut, un indice trahit une traduction grecque interposée entre l'original d'Himilcon et les vers d'Aviénus. L'Île Ronde de Carthagène s'appelle déjà la Ronde ; mais Aviénus lui garde son nom grec de Strongylè, Στρογγύλη. Aviénus a donc mis en latin et en vers une adaptation grecque de l'original carthaginois. Cette adaptation grecque d'Himilcon n'était pas tout à fait semblable à la traduction que nous avons encore de l'autre périple carthaginois d'Hannon. La traduction du périple d'Hannon n'est que la transposition fidèle en grec du texte punique. Moins littérale, l'adaptation grecque d'Himilcon semble avoir ajouté des renseignements. des corrections, des commentaires au texte primitif, et surtout des traductions aux noms propres qu'elle transcrit : nous allons en avoir des exemples pour Abila et Gadira.

Tel quel, ce document mérite l'attention. Voici comment il décrit les Colonnes : De chaque côté du détroit, les Colonnes forment la borne des deux continents. Ce sont deux roches proéminentes, à peu près égales, Abila et Kalpè. l'une en territoire espagnol, l'autre en Mauritanie.

Les deux Colonnes sont donc les deux promontoires qui se font face à l'entrée orientale du détroit. L'un, Kalpè, est Gibraltar : son nom est grec, ajoute Aviénus, et signifie la cruche ou la tasse ronde. L'autre, Abila, porte un nom sémitique qui signifie le haut mont[30]. Κάλπη ou κάλπις, en grec, désigne bien une sorte de vase, une cruche que les filles vont remplir à la fontaine dit l'Odyssée[31]. Aviénus a donc raison de dire que le vieux nom de Gibraltar, Kalpè, signifie la cruche.

L'étymologie d'Aviénus pour Abila me semble tout aussi bonne. Pomponius Mela, qui est né dans ces parages, sur la côte espagnole du détroit, nous dit : Deinde est mons præaltus ei quem ex adverso Hispania adtollit objectas : hunc Abilam, illum Calpen vocant. Haute montagne, disait Aviénus pour expliquer le nom d'Abila. Très haute montagne, répète Pomponius Mela, pour désigner la même colonne : mons altus, mons præaltus, les termes sont identiques et nous pouvons croire que Mela ne faisait aussi que traduire le nom propre Abila. Car, lui aussi, il devait connaître l'exacte signification de ce mot sémitique. Sa ville natale était une colonie phénicienne, transportée de la rive africaine à la rive espagnole par la volonté romaine, quam transvecti ex Africa Phœnices habitant atque unde nos sumus Tingentera[32].

Un autre exemple nous prouve que la version grecque du périple d'Himilcon. traduite par Aviénus, donnait le sens des noms étrangers et le donnait fort exactement. Aviénus nous explique[33] le vieux nom de Cadix, Gadir ou Gadeira : Gadir dans la langue des Carthaginois signifie enclos. Cette étymologie de Gadir est parfaitement exacte : en hébreu gader, ou gadera, signifie bien enclos de pierres, talus d'abri ou de fortification, agger, et l'onomastique palestinienne nous donne des Gadour, Gadera, Gaderoth, qui portent le même nom que la Gadir ou Gadeira espagnole. Pareillement les Arabes ont cette racine gadara et des noms gadiroun ou gadroun.

L'onomastique palestinienne nous donne aussi des Abila ou Abel. Mais Abel, loin de signifier mons altus, désigne au contraire des prairies, des surfaces planes ou légèrement ondulées, des terrasses plantées d'arbres et de vignes, et l'Écriture a, comme noms propres, l'Abel des Acacias, l'Abel des Vignes, l'Abel de la Danse, etc. Mais une montagne de l'Écriture s'appelle ציבל, 'aibal — les Septante ont rendu l'aïn initial par un γ, Γαίβαλ ; la Vulgate dit Hebal avec plus de raison, car le צ initial est doux, comme on peut le voir par la comparaison avec l'arabe —. Le mont Ebal est l'un des deux cônes montagneux qui dominent à l'Est la plaine de Sichem et qui forment la Porte de la Terre promise. C'est entre ces deux colonnes que l'Arche s'arrête et que les cérémonies de prise de possession sont accomplies selon les ordres du Seigneur. L'une de ces colonnes est le mont de la Bénédiction, l'autre le mont Maudit[34].

La racine sémitique abal, est inusitée dans le vocabulaire hébraïque, qui peut-être l'a remplacée par apal, : elle ne se retrouve que dans ce nom propre, Ebal. En arabe, au contraire, cette racine abal est très usitée : elle a fourni les mots 'abalou et 'ablaoun qui signifient rocher blanc[35] (l'un des promontoires au pied du Mont aux Singes est la Pointe Blanca, le Promontoriuin Album de Pline), et le mot 'aboula qui signifie fardeau, charge ; elle-même signifie proprement enlever, emporter, charger un fardeau sur le dos de quelqu'un. Abulè, Άβύη, comme disent les Grecs, serait la transcription précise de aboula. Si l'on veut s'en tenir à l'orthographe plus exacte d'Aviénus et de Pomponius Mela, Abila est régulièrement tirée de la racine abal, comme Gadira de la racine gadar. Mais, cela étant, Abila, qui porte les fardeaux, est l'équivalent de notre grec Atlas : Abila comme Atlas n'est que le portant, le pilier. Il nous avait semblé que cette conception du pilier céleste était empruntée par le poète odysséen aux cosmographies levantines : nous voyons maintenant que le nom lui-même est passé des Sémites aux Hellènes. Abila-Atlas forment un doublet gréco-sémitique et rien ne prouve mieux la valeur de notre étymologie que la description même d'Abila par Aviénus : Kalpè est une échine de roche. Abila est un pic qui de sa tête soutient le ciel[36].

L'Atlas grec ne fait pas autre chose. Abila est donc aussi la Colonne du Ciel, le Pilier des Nuages. Abila, comme Atlas, est notre Mont aux Singes.... Ici, une difficulté se présente.

De l'avis de tous les géographes anciens et récents, Abila est situé sur la côte africaine. Mais en quel point exactement ? Anciens et modernes discutent, et la majorité n'est pas en faveur du Mont aux Singes. L'opinion courante est celle de Tissot qui, dans sa minutieuse étude de la Mauritanie Tingitane[37]. se rallie à l'opinion de Ptolémée, dit-il, en identifiant Abila au mont Akho de la presqu'île de Ceuta. Cette théorie de Tissot peut sembler plausible et même certaine, si nous regardons une carte du détroit de Gibraltar. Sur la carte, en effet, Ceuta et Gibraltar, de chaque côté de la passe, se font pendant avec une complète symétrie. Détachées toutes deux de la côte, emmanchées d'un isthme de sable, ces deux presqu'îles semblent les deux obélisques plantés au-devant de la grande porte du Couchant. Voilà bien les deux Colonnes : si Kalpè est Gibraltar, Abila est Ceuta.... Mais il n'en est ainsi que sur nos cartes. C'est là une vue de géographe et l'exemple de la butte Saint-Nicolas, dans la topographie de Mégare. nous a mis en défiance contre ces vues de terrien. L'œil du navigateur ne voit pas les côtes de la même façon. Du pont de son bateau, le marin n'aperçoit pas les péninsules également proéminentes, mais les hauteurs également émergentes. Or Ceuta est basse : son mont Akho n'a guère que 200 mètres de haut, et Ceuta, vue de la mer, disparaît sur l'écran beaucoup plus élevé des montagnes côtières. Pour un navigateur non familier, la colline de Ceuta se confond entièrement avec les contreforts du Mont aux Singes. Gibraltar est deux fois plus haute : son dernier pic dépasse 420 mètres. Mais c'est le Mont aux Singes sur la côte du Maroc, qui, de tout temps, a d'abord frappé les regards des navigateurs : il a 850 ou 860 mètres de haut : il s'élève deux fois plus haut que Gibraltar, quatre fois plus haut que Ceuta : à ses pieds et devant lui, la pauvre butte du mont Akho disparaît entièrement. Ouvrez les Instructions nautiques : Le Mont aux Singes est remarquable. Il a une crête dentelée présentant des pitons inaccessibles, de hauteur à peu près égale et d'un aspect très particulier. Une riche végétation couvre le pied des montagnes ; mais au fur et à mesure que l'on s'élève, la verdure disparaît et la pente devient très rapide. Dans cette chaîne le Mont aux Singes proprement dit (859 mètres) est le sommet le plus élevé. Il domine toute la chaîne qui s'étend sur le rivage. Cette montagne, l'ancien Abila des Romains, formait avec le rocher de Gibraltar. connu par eux sous le nom de Calpè, ce qu'ils appelaient les Colonnes d'Hercule[38]. On voit que les marins n'hésitent pas sur le site exact des Colonnes. La côte africaine ne leur présente qu'une colonne d'un aspect très particulier ; ils ne peuvent s'y méprendre : Abila, c'est le Mont aux Singes.

Mais Tissot allègue l'autorité de Skylax qui, dit-il, identifie Abila et la Colonne libyenne et qui localise cette Colonne sur la basse presqu'île de Ceuta : Des Colonnes d'Hercule, dit en effet Skylax, celle de Libye est basse, celle d'Europe est élevée[39]. Ce texte est formel. Pour Skylax, la Colonne libyenne est basse : c'est donc Ceuta, et Tissot jusqu'ici a raison. Mais Skylax ne dit pas qu'Abila et la Colonne libyenne ne soient qu'une seule et même chose. Il me semble même avoir dit tout le contraire. Que l'on examine en effet la structure du texte et du contexte. Skylax énumère les accidents de la côte africaine. Il nomme successivement le Grand Cap, ville et port, Akros, la ville et le golfe, île Drinopa déserte, Colonne d'Hercule libyenne, promontoire Abila et ville. On voit qu'il énumère successivement les noms propres des différents sites sans les joindre par la particule conjonctive et, καί. Cette particule ne lui sert à réunir que les différentes dépendances d'un même nom propre : Bartas ville et port, Abila cap et ville. Or il dit : la Colonne d'Hercule en Libye, le promontoire Abilè et sa ville. Pour Skylax, donc, il semble que la Colonne d'Hercule libyenne n'est pas Abila. En venant de l'Est, on rencontre d'abord la Colonne libyenne qui est basse : c'est Ceuta. Puis on longe les contreforts d'Abila qui forment promontoire.... et c'est ici que Tissot a fait erreur en croyant que le promontoire Abila et Ceuta étaient, pour Skylax, une seule et même chose. Ce sont deux noms propres distincts, puisqu'ils ne sont pas réunis dans son texte par la conjonction el ; ce sont deux choses différentes. Hérodote nous parlait plus haut d'Atlas et des Colonnes d'Hercule : Atlas était la montagne ronde auprès des deux Colonnes. Skylax a la même conception : Abila se dresse auprès de la Colonne libyenne, en l'ace de la Colonne européenne. La Colonne libyenne est Ceuta. Mais Abila est bien notre Mont aux Singes.

Avec Hérodote et Skylax, nous sommes loin de la conception odysséenne ou hésiodique du détroit. Leur conception nouvelle implique une marine nouvelle, ou, pour parler le langage des Instructions nautiques, une façon nouvelle de choisir le point d'atterrage sur la côte africaine. Cette façon, nos Instructions actuelles la donnent encore. Quand on vient du Nord-Est, le long des côtes espagnoles, — nous disent-elles, — on peut choisir sur la côte d'Afrique comme point d'atterrage (c'est-à-dire comme point de mire et de direction), soit le Mont aux Singes soit la Pointe de Ceuta. Aux marins de la côte espagnole, en effet, ces deux hauteurs quoique fort inégales apparaissent pourtant avec la mime netteté : le Mont aux Singes, vu de face, se découpe sur le ciel ; la Pointe de Ceuta, vue par le travers, se découpe sur la mer. Si l'on en juge par les plus anciens documents que nous avons sur le détroit, je veux dire Homère et Hésiode, les premiers navigateurs se dirigeaient sur Atlas-Abila seulement, c'est-à-dire sur le Mont aux Singes. Dans l'Odyssée, Atlas-Abila sait les abîmes de toute la mer : c'est une très haute montagne qui domine non seulement les baies voisines, mais encore l'entrée du détroit, et tout le détroit, et toute la mer du Levant et du Couchant. Regardez les vues schématiques dans nos Ms/radions et vous verrez qu'Abila connaît en effet les abîmes de toute la mer. Alita domine la nier de toutes parts. Ceuta ne domine que sa petite rade. Gibraltar, plus élevée et plus dégagée que Ceuta, domine l'entrée orientale du détroit et la rade d'Algésiras ; niais. à mesure qu'on pénètre vers l'Ouest, la côte espagnole masque Gibraltar peu à peu et finit par le couvrir. Seul. le Mont aux Singes, au centre d'une presqu'île que rien ne masque, apparaît de tous les points des mers voisines, mer Intérieure ou mer Océane. Le périple traduit par Aviénus, toujours exact et précis, nous donne d'Abila une description, que nos Instructions nautiques pourraient transporter à leur Mont aux Singes. en gardant jusqu'au moindre mot :

Scopuli stanf ardui utrimque :

unus enim Europam, Libyam procul aspicit alter.

Sic discreta freto procera cacumina celsis

emicuere jugis ; sic intrant saxa profondum ;

sic subeunt aubes ; sic cœlum vertice fulcit

Maura Abila, et dorso consurgit Hiberica Calpe[40].

Ces terres sont d'une reconnaissance facile par les formes qu'elles affectent. Le morne de Gibraltar présente à son sommet une arête assez étendue, s'inclinant légèrement du Nord au Sud : la partie Nord qui est la plus élevée est de forme arrondie, disent les Instructions nautiques : Kalpè dresse son échine, dorso consurgit Calpe, dit Aviénus. — Le Mont aux Singes (toujours couvert de brumes) présente deux sommets coniques très rapprochés, reprennent les Instructions : Abila soutient le ciel de sa tête, cœlum vertice fulcit Maura Abila, ajoute Aviénus, ce qui, nous l'avons vu, traduit exactement l'épithète de l'Atlas grec, Colonne du Ciel, Κίων τοΰ Ούρανοΰ. Ce n'est pas assurément de Ceuta et de son mont Akho que l'on peut dire que, sur leurs pauvres buttes, ils supportent le ciel. Les renseignements fournis par Pomponius Mela concordent, ici encore, avec ceux d'Aviénus : Abila et Kalpè, dit-il, sont deux promontoires avancés dans la mer. Mais Kalpè pointe plus avant dans les flots où elle pénètre presque tout entière, Abila et Calpes uterque quidem sed Calpes magis et pæne totus in mare prominens[41]. C'est bien la différence entre Gibraltar, véritable île de roches à peine soudée au continent par un isthme bas, et le Mont aux Singes qui pointe dans la mer son Promontoire Blanc, mais qui tient par toute sa masse à la terre ferme. Si Abila était, comme le veut Tissot, notre presqu'île de Ceuta, le texte de P. Mela serait incompréhensible : Ceuta est une île rocheuse, toute pareille à Gibraltar, et qui pointe dans la mer autant que Gibraltar.... Mais l'Odyssée est plus exacte encore. Elle semble copier les Instructions. Celles-ci en nous décrivant le Mont aux Singes parlent des deux sommets coniques, que ni Pomponius Mêla ni Aviénus ne mentionnent, et l'Odyssée n'ignore pas qu'Atlas a plusieurs colonnes, un faisceau de colonnes pour séparer le ciel de la terre. Mais, en réalité, ces deux sommets très rapprochés ne font qu'une seule et même montagne, et, pour le poète odysséen, le seul Atlas possède les deux Colonnes.

Nous avons retrouvé Atlas, l'Homme aux Colonnes. Voici maintenant, je crois, sa fille Kalypso, la Cachette.

Au pied de l'Abila-Atlas, qui est leur Mont aux Singes, les Instructions nautiques connaissent une petite île toute proche de la côte africaine, si proche même que du large on ne la distingue pas. Elle porte le nom espagnol de Perejil : Quoique haute et terminée par des falaises à pic, elle se distingue à peine au milieu des hautes terres du Mont aux Singes, dont elle est entourée[42]. Pline nous dit : On parle d'une île adossée à l'Atlas et nommée Atlantide, traditur et alia insula contra montem Atlantem et ipsa Atlantis appellata. Au temps de Pline, Atlas n'est plus sur le Détroit. Il est plus loin vers le Sud. sur les bords de l'Atlantique. La tradition que Pline nous rapporte vient-elle du temps où Atlas était encore sur la Méditerranée ? Atlantis serait notre île de Perejil. Nous comprendrions alors la légende et l'histoire de cette mystérieuse Atlantide, — l'île fille d'Atlas, νήσος Άτλαντος θυγάτηρ, comme dit l'Odyssée, —dont les prêtres égyptiens avaient révélé à Solon l'existence et la disparition et qui, depuis Platon, a tant fait parler d'elle. On imagine facilement pourquoi cette île Perejil fut d'abord familière aux caboteurs de la côte africaine, — c'est-à-dire aux Sémites et à leurs patrons d'Égypte, — et comment par la suite elle devint invisible pour les Grecs qui naviguaient au long des côtes espagnoles : elle se confondait pour eux avec les contreforts du Mont aux Singes dont elle est entourée. Car elle est très difficile à distinguer. Du milieu même du détroit, on l'aperçoit à peine dans le fouillis des roches et des monts du rivage. Seul, le cabotage de la côte africaine la peut faire découvrir.

Durant toute l'antiquité classique, personne ne semble la connaître. Que l'on excepte la phrase si peu claire de Pline (qui s'applique peut-être à l'Atlas gréco- romain du cap Ghir et aux îles voisines) : personne parmi les géographes anciens n'a jamais parlé de Perejil. Pourtant un texte de Strabon pourrait prêter méprise. Ce texte de Strabon. à première lecture, semble confirmé par le périple d'Aviénus, auquel nous accordons un tel crédit. Quelques-uns, dit Strabon, ont placé les Colonnes à Abila et à Kalpè ; d'autres dans les petites îles voisines de l'une et l'autre montagne, et dont l'une s'appelle l'île d'Héra. Artémidore connaît bien l'île d'Héra et son sanctuaire ; mais il nie l'existence de l'autre île[43]. Aviénus est beaucoup plus explicite :

Euctémon d'Athènes ne place pas les Colonnes sur les rochers ou sur les cimes de l'une et l'autre rive. Mais, entre les rivages européens et africains, il mentionne deux îles qu'il appelle les Colonnes d'Hercule et que trente stades séparent l'une de l'autre. Elles sont couvertes de forêts et toujours inhospitalières aux navigateurs[44].

Sur la côte espagnole, juste en face de notre îlot de Perejil, on voit à quelques encablures de la terre un îlot aride de peu d'étendue et d'une moyenne élévation. qui porte le nom d'He de Palomas ou des Pigeons, disent les Instructions. Il semblerait que nous ayons ici les deux îles de Strabon : sur nos cartes, Perejil et Palomas (les Pigeons) se font pendant de chaque côté dit détroit, toutes deux voisines des promontoires riverains. Mais, si le texte résumé et resserré de Strabon semble trouver ainsi son application, le texte plus explicite d'Aviénus ou d'Euctémon ne concorde nullement avec cette hypothèse. L'île des Pigeons est en effet inhospitalière aux navigateurs : Euctémon va nous dire les difficultés qu'elle présente au débarquement. Mais nous verrons que Perejil au contraire est un excellent mouillage. En outre, de Perejil aux Pigeons. la distance est de seize kilomètres pour le moins : ce ne sont pas les trente stades entre les îles. que nous donne Euctémon. Il est vrai que le manuscrit d'Aviénus porte tritiginta et que l'on pourrait corriger en tris triginta : mauvaise correction d'ailleurs ; le vers n'y serait plus et c'est évidemment triginta qu'il faut lire ; pourtant, tris triginta, quatre-vingt-dix stades, nous donneraient à peu près nos seize kilomètres. Mais le contexte d'Euctémon impose de toute nécessité une autre explication.

Dans ces îles, continue Euctémon, il y avait jadis un temple et. des autels d'Hercule. Les bateaux étrangers y venaient. sacrifier et l'on se retirait ensuite rapidement. Le séjour prolongé était sacrilège. Tout autour, sur une grande étendue, la nier sans profondeur semble cuire. Les gros vaisseaux, faute de fonds et à cause des vases, ne peuvent s'y rendre. Si l'on veut aller au temple, il faut aborder à l'île de la Lune, décharger le navire et s'en aller avec la cale ainsi allégée[45].

Il est peu de localités peut-être, disent les Instructions, qui présentent plus que le détroit de Gibraltar les phénomènes connus sous le nom de raz de marée. Ils se produisent généralement près de toutes les pointes un peu saillantes, où la côte change brusquement de direction, et près des bancs qui existent dans ces parages. Ces raz de marée se forment instantanément sans aucun indice précurseur. La mer se met é bouillonner comme de l'eau, qui, dans un vase exposé au feu. serait chauffée jusqu'à l'évaporation — madere, cuire, disent Euctémon et Aviénus, qui ajoutent : quidquid interfanditur undæ æstuantis, l'intervalle est rempli d'eau bouillante —. Ces raz de marée deviennent alors redoutables.... Les points de la côte d'Espagne où on les remarque sont le cap Trafalgar, le plateau des Cabezos, la pointe Frayle et la roche Perla, enfin la pointe d'Europe[46]. [La pointe Frayle et la roche Perla dominent ou entourent notre île des Pigeons : entre cette île et la côte, il existe un grand nombre de roches qui couvrent et découvrent, laissant un canal praticable seulement pour les embarcations].... Le canal de la Perle, offrirait quelques avantages à la navigation ; mais à cause des remous de courants, il ne saurait être recommandé qu'aux petits navire[47].

Cette concordance de tous les mots entre les instructions et le texte d'Aviénus montre bien que notre île des Pigeons est son île d'Hercule. Sur la même côte espagnole, dans la baie d'Algésiras, à cinq kilomètres et demi environ au nord de l'Île des Pigeons. — soit exactement trente stades, — se dresse une autre île qui, depuis les Arabes, s'appelle l'Île Verte : horrere undique silvis, des forêts la couvrent, dit Euctémon. Voilà donc la seconde île, celle que les Anciens nomment Île de la Lune ou ïle d'Héra, ce qui sans doute est la même chose : car c'était une île de Baalat ou d'Astarté, et la Déesse Phénicienne, pour les Grecs et les Romains, est tantôt Aphrodite ou Vénus, tantôt Artémis, Diane ou la Lune, tantôt Héra ou Juno Colestis. Entre cette île d'Héra et la côte, les navires trouvent un bon mouillage que nous étudierons tout à l'heure. Cet abri sous le vent de l'île a valu à toute la rade et au port voisin le nom qu'ils portent depuis les Arabes, la Rade de l'île, le Port de l'Île, Al-Djezire, Algésiras. Mais l'île elle-même n'est pas très hospitalière aux marins : On ne doit pas s'approcher de l'Île Verte pour éviter la basse de ce nom, roche isolée au nord de l'Île. Les roches de la Galera couvrent et découvrent à chaque marée. Mot pour mot encore, tout cela concorde avec les renseignements d'Euctémon. Il semble donc que, pour lui, les Colonnes soient non pas des pics de chaque côté du détroit, non esse saxa aut vertices adsurgere parte ex utraque, mais des îles dans le détroit même, plus proches, sans doute, de la côte espagnole que de la côte africaine, à distance presque égale cependant de Gibraltar et du Mont aux Singes. — dans les deux petites iles voisines de l'un et de l'autre, comme dit Strabon, dans l'île d'Héraklès et dans l'île d'Héra, comme dit Euctémon ou Aviénus : Strabon ajoute que des deux îlots, qui sont les Colonnes, l'une est l'île d'Héra.

C'est là une conception purement grecque des Colonnes. car elle ne put sortir que d'une vue grecque de ces côtes. Sans grand effort, nous pouvons reconstituer cette vue grecque et l'opposer à la vue sémitique qui nous est déjà familière. mais qu'il faut reprendre encore.

Venus du Sud-Est et cabotant le long de la côte africaine, les Sémites n'apercevaient qu'une colonne dans le détroit, la Colonne, le Pilier. Car, sur la côte africaine, Ceuta n'est à leurs veux qu'un cap effilé, mais sans hauteur. qui ne se distingue en rien des autres caps africains — leurs navires viennent de doubler, à l'Ouest des bouches de la Molouia, un promontoire et une petite péninsule de roches, toute pareille à Ceuta : la Grosse Tête, comme ils disent, Rous Addir, que les Grecs ont traduit en Μεγάλη Άκρα, le Grand Cap —. Sur la côte d'Europe, Gibraltar ne leur apparaît pas non plus très haute : ce n'est qu'un promontoire aussi, très peu distinct au-dessus de l'horizon et collé sur l'écran des hautes terres ; la distance diminue encore sa hauteur absolue qui n'est pas grande : A une certaine distance, disent nos Instructions, cette montagne se confond quelquefois avec les terres hautes qui entourent la haie d'Algésiras. Pour les caboteurs africains, le seul Mont aux Singes. haut de huit cents mètres, pointe donc jusqu'au ciel sa tète chargée de brumes : lui seul est la Colonne. Abila-Atlas. En face, la côte européenne n'aura pas un autre pilier, mais une coupe, Kalpè, xikr.A, la tasse, la cruche, le vase rond et creux, comme dit Aviénus, species cavi teretisque visu urcei.

Kalpè est un mot grec. Mais ce nom est-il un original grec ou la traduction d'un original étranger ? Allas aussi est un mot grec : seulement c'est la traduction grecque d'un original sémitique. Comme Atlas, Kalpè doit être une traduction. Inventé par les marins Grecs, pour décrire leur vue de Gibraltar, ce nom serait paradoxal. Les hellènes sont arrivés ici par le Nord-Est, le long des côtes espagnoles : ils venaient de Marseille. A de tels navigateurs, le morne de Gibraltar apparaît distinctement. Il détache de la mer sa raide et longue échine, dorso consurgit, dit Aviénus : on pourra voir à une grande distance le morne de Gibraltar, disent les Instructions. Morne, échine, telle est la vue de côtes, que les Grecs en arrivant sur le détroit ont aperçue. Ils n'ont pas pu voir « une coupe ronde et creuse ». Mais renversons le point de vue : regardons Gibraltar du Sud, tel qu'on l'aperçoit d'Afrique : vu de la côte africaine, Gibraltar se confond avec les terres hautes qui entourent la baie d'Algésiras ; ce qui frappe les regards du navigateur africain, ce n'est plus un morne : mais c'est justement une tasse, je veux dire l'enfoncement circulaire de cette baie, de cette grande coupe montagneuse, de cette anse, qui s'arrondit et se creuse et se perd dans le lointain, entre les caps de Gibraltar et de Carnero.

Voilà bien Kalpè, le vase rond et creux, kolpos, le golfe : les Hellènes donneront au golfe de Naples un nom similaire, le Kratere. Quand les Grecs succédèrent aux Africains dans les parages espagnols, ils héritèrent de cette toponymie qu'ils traduisirent ; mais ils appliquèrent leurs traductions de cette onomastique antérieure à leur propre vue de côtes et le malheur est que leur vue de côtes ne convenait plus à la vieille toponymie. Ce n'était plus un golfe qu'ils apercevaient. mais un morne. Le rocher de Gibraltar leur cachait la rade. Kalpè fut un nom bien traduit, mais désormais mal placé.... Pareilles méprises sont fréquentes, toutes les fois qu'un peuple emprunte l'onomastique du voisin ou du prédécesseur.

Dans cette Cruche, les Hellènes trouvèrent une île et une ville de Melkart : sur l'Île des Pigeons, il y avait un temple d'Héraklès ou de Melkart, et sur la côte espagnole, il y avait une ville d'Héraklès ou de Melkart, nommée Karteia, par les uns, Hérakleia, par les autres. Le nom même de Karteia Hérakleia est un indice : Karta ou Kartea est une forme sémiotique emphatique de Kart, ou Karia, la Ville. La Cruche sémitique avait donc sa ville d'Héraklès ou de Melkart. La légende grecque eut dans ces parages la Tasse ou la Coupe sur laquelle Héraklès avait navigué pour franchir le fleuve Océan, ou pour atteindre Gadès. Racontée déjà par les plus vieux poètes d'épos ioniens ou insulaires, Pisandros de Kameiros, Panyasis d'Halikarnasse, Phérécyde de Syros, cette traversée du détroit nous est peinte sur les vases archaïques — voir en particulier la grande amphore portée sur les vagues, au milieu des poissons et des langoustes, où Héraklès, debout, coiffé de la peau de lion, tient l'arc et la massue, dans Roselier, Lexic. Myth., p. 2204 —. La légende n'est ici encore qu'une traduction anthropomorphique de la vue qui s'offrit aux navigateurs grecs. Un temple d'Héraklès flottait dans cette coupe espagnole ; une île d'Héraklès occupait un coin de la tasse. Et l'autre légende herculéenne, la légende des Colonnes prit naissance au même lieu. à la même date, par le même procédé.

Suivant Hérodote, c'étaient des Phocéens qui les premiers parmi les Hellènes avaient exploité commercialement l'Étrurie, l'Ibérie et Tartessos et qui étaient devenus les alliés du roi d'Espagne Arganthonios[48]. Ces Phocéens étaient donc arrivés au Détroit par la côte Nord-Est, après avoir longé l'Italie et l'Ibérie. La phocéenne Marseille avait été une de leurs étapes. Sur la côte espagnole, près de Malaga, Mainakè passait pour la dernière de leurs colonies vers le couchant[49]. D'avance, grâce aux poèmes homériques qu'ils savaient par cœur depuis l'école, ces Ioniens connaissaient les Hautes Colonnes, et voici qu'il l'entrée du détroit. une paire de hautes colonnes leur apparut. comme elle apparat t encore à nos marins qui suivent la même côte espagnole. Au premier plan, bien détaché du continent par son isthme de sables, surgissant de la nier et pointant vers le ciel ses 400 mètres de roches, le morne de Gibraltar leur offrait une première colonne raide et puissante. Et là-bas. tout au fond, sur le chaos des montagnes africaines, le Mont aux Singes dressait une autre colonne aussi puissante, aussi raide et encore plus pointue. Les Hautes Colonnes de l'Odyssée devinrent pour les Phocéens les deux montants de la porte Gadiride, l'une sur la rive européenne, l'autre sur la rive d'Afrique. D'Atlas, qui seul les possédait au temps d'Homère, les Hautes Colonnes passèrent à Héraklès, parce que Héraklès-Melkart régnait sur cette côte européenne : les navigateurs européens ne longeaient plus les pieds d'Atlas. mais les îles et le temple d'Héraklès.

Mais, à mesure que le détroit plus fréquenté vit reculer vers l'Extrême Couchant le terme des navigations classiques, à mesure aussi que le temple de Melkart à Gadès jouit d'une plus grande renommée et éclipsa le pauvre sanctuaire des Pigeons, il y eut beau prétexte à discuter la situation exacte des fameuses Colonnes.

Dans le détroit, Abila et Kalpè, le font aux Singes et Gibraltar étaient bien des colonnes, mais ce n'étaient plus les Colonnes d'Héraklès, puisqu'elles ne marquaient ni le bout du monde ni le terme des expéditions herakléennes : Héraklès était allé jusqu'à Gadès voler les bœufs de Géryon et, au delà même de Gadès, l'île d'Onoha était une île hérakléenne. Les vraies Colonnes d'Hercule étaient donc à Gadès ou à Onoba. Pour les retrouver dans les îles du détroit, dans l'île d'Héra et dans l'île de la Lune, il fallait une connaissance personnelle, une vue de ces parages. Seuls les familiers du détroit pouvaient connaître ces deux flots. La roche des Pigeons surtout était ignorée. L'île d'Héra, notre île Verte, a joui parmi les marins d'une constante célébrité, à cause de sa situation au milieu du golfe, à cause des facilités de mouillage, aussi, et des abris qu'elle offre entre elle et la côte : Algésiras, l'Île, ont dit les Arabes pour désigner toute la rade. L'îlot des Pigeons, par contre, est sans utilité, et il ne se distingue en rien des mille antres roches plus grandes ou plus petites que l'on peut signaler sur toute cette côte espagnole (cf. la Perle ou Cabrita, un peu plus au Nord). Les caboteurs de la côte espagnole ne lui feront jamais aucune renommée. Aux seuls caboteurs de la côte africaine, elle pourrait fournir un amer, une borne indiquant le point le plus resserré du passage : abandonnant la côte africaine, non loin de l'île de Perejil, à la pointe Leona, les Sémites, quand ils voulaient franchir le détroit, devaient gouverner sur l'île des Pigeons pour gagner la côte européenne et la rade de Karteia Hérakleia. Les Sémites connaissent donc et dénomment cette île où ils viennent retrouver l'abri des côtes après la traversée du grand abîme. Mais les Hellènes vont franchir l'abîme entre Tarifa et Tanger : l'îlot des Pigeons n'est plus rien pour eux : Artémidore, dit Strabon, connaît l'île d'Héra (notre île Verte), mais il nie l'existence de l'île d'Hercule (notre île des Pigeons)[50].

L'onomastique même des Colonnes nous montre comment les Hellènes ont usé des côtes européennes et des côtes africaines. Sur la côte espagnole qu'ils suivent, les Hellènes ont traduit la Cruche, Kalpè. Sur la côte africaine, ils n'ont fait que transcrire Abila et ils ont oublié que l'Atlas odysséen en était un doublet.

Aussi Perejil devait-elle leur être entièrement inconnue. En suivant leur route habituelle sur l'autre rive du détroit, au long de la terre espagnole, ils ne pouvaient même pas l'apercevoir. Que l'on jette les yeux sur la vue de côtes donnée par nos Instructions nautiques, et l'on vérifiera tout aussitôt combien ces Instructions ont raison de nous dire : cette île de Perejil se distingue avec peine au milieu des hautes terres dont elle est entourée. Mais si les marins d'Europe l'ignorent, toutes les marines, qui ont exploité ou possédé la côte d'Afrique, la connaissent. Les Espagnols, maîtres de Ceuta, lui ont imposé leur nom de Perejil. Avant eux les Arabes, maures de Tanger, l'appelaient Taoura[51]. Au début de l'histoire méditerranéenne, les Phéniciens de Carthage ou de Tyr, caboteurs de la côte africaine, durent aussi lui donner un nom. Ils avaient même beaucoup plus de raisons de la connaître que les Arabes ou les Espagnols. Pour leurs petits bateaux, cette île avait une utilité qu'elle n'offre plus aux grands vaisseaux modernes. A l'intérieur du Détroit, elle était pour eux le seul mouillage absolument sûr, le seul refuge à couvert de tous les vents. Examinons, en effet, avec l'aide des Instructions nautiques, les conditions d'établissement à l'intérieur de ce détroit.

Les vents d'Est et d'Ouest sont ici les vents régnants : Dans le détroit de Gibraltar, on peut généralement classer les vents en deux séries, ceux de l'Ouest et ceux de l'Est. Les vents soufflant des autres directions s'infléchissent aux extrémités du passage pour suivre le gisement des côtes, ainsi que cela arrive presque toujours dans les canaux étroits et limités par de hautes terres. On peut donc dire que les vents généraux dans le détroit sont ceux de l'Est, variant du Nord-Est au Sud-Est, et ceux de l'Ouest variant du Nord-Ouest au Sud-Ouest[52]. Sur tout le développement de ses côtes, espagnoles ou africaines, le Détroit ne présente pas beaucoup d'abris, où l'on soit couvert à la fois des vents d'Est et des vents d'Ouest. La plupart des mouillages. abrités d'un côté, sont ouverts de l'autre. Sur la côte d'Espagne. le seul port d'Algésiras, couvert par la haute terre des vents de l'Ouest, est bien abrité par l'île Verte des vents de l'Est : ce mouillage est très bon et liés mir avec les vents d'Ouest ; le sable y est de sable vasard et d'excellente tenue (pingue lutum d'Aviénus) ; les petits navires mouillent le plus souvent à l'entrée du canal qui sépare l'Île Verte de la côte. afin d'être abrités par cette île et par les récifs qui l'entourent contre les vents du Sud-Est[53]. Grâce à Elle, la côte espagnole offre donc aujourd'hui à nos grands vaisseaux le seul mouillage du Détroit qui soit à peu près si% le mouillage de l'Île, Algésiras.

Pour les petits bateaux de l'antiquité. la côte africaine avait aussi, grâce à Perejil, son port de : sur la côte de Libye, ce port est aussi le seul mouillage couvert de toutes parts. Si l'on vient de Ceuta, dont la rade foraine est ouverte à tous les vents. on rencontre d'abord, au pied même du Mont des Singes, une baie que nos marins appellent haie de Benzus : une haute et longue pointe. la Pointe du Lion, la protège contre les vents d'Ouest, mais en laissant encore passer les rafales. et rien ne la protège contre les vents d'Est. Cette haie dut pourtant à ses sources. de devenir un mouillage important des Arabes : Au fond de la baie de Hennis, les terres s'élèvent rapidement, formant des terrasses superposées. sur lesquelles on aperçoit encore plusieurs tours, débris, dit-on, de l'ancienne ville de Bullones (sources). Une grande quantité de sources jaillissent sur le bord de la nier, dans cette vallée encaissée de tous côtés par les versants du Mont aux Singes[54]. Les géographes arabes Edrisi et Aboulféda vantent pour la fertilité de son territoire cette ville qu'ils appellent Beliounesh et qui fut, disent-ils, un grand port pour la pêche du corail : L'anse de Beliounesh offre d'ailleurs toutes les conditions indispensables à l'existence d'un centre de population de quelque importance ; l'eau, assez rare sur toute cette côte, y jaillit en abondance[55]. Bullones peut être en effet le site d'une ville indigène. Mais c'est de l'autre côté de la Pointe du Lion que se trouve la véritable Algésiras africaine, surtout l'Algésiras des marines primitives. A l'Ouest de cette pointe. les contreforts du Mont aux Singes bordent une rade très encaissée renfermant l'île de Perejil. Entre Perejil et la Pointe du Lion, s'allonge un mouillage étroit. tuais bien couvert, que le Lion abrite des vents d'Est et que Perejil abrite des vents d'Ouest : Si ce n'était l'hostilité des Maures, disent les Instructions nautiques, les petits bâtiments auraient entre l'île et la côte un bon abri contre les vents d'Est et d'Ouest. En cas de nécessité, on pourrait faire de l'eau à terre en face de l'île ; mais il faudrait se délier d'une attaque soudaine[56]. Cette échelle bien couverte, pourvue d'une aiguade et d'une petite île, à la bouche ou en travers d'un détroit, est le type même des établissements primitifs tels que nous venons de les décrire. Et l'île de Perejil est une île de la Caverne : A la base du Mont aux Singes, Perejil est un rocher de 74 mètres couvert de broussailles. Accore du côté de l'Ouest, elle a vers l'Est les deux anses du Roi et de la Reine, avec une grotte appelée la Grotte des Palomas ou des Pigeons, où deux cents personnes pourraient se réfugier[57]. Voilà, je crois, l'île lointaine, l'île de la Nymphe aux Cavernes profondes, la tille d'Atlas-Abila, puisqu'elle est voisine du Mont aux Singes. A nous en tenir aux renseignements des Instructions nautiques, on peut retrouver en ce site toutes les particularités de la description odysséenne.

C'est une île assez haute, avec un sommet, un nombril de 74 mètres, avec des roches et des falaises accores, où venait s'asseoir Ulysse pour pleurer devant la mer inféconde, avec deux cales de débarquement et des tapis de persil.

Le selinos ou petroselinos des Grecs est devenu le petroselinum des Romains d'où nous avons tiré persil : les Espagnols en ont tiré perejil, avec toutes les acceptions du mot petroselinum, c'est-à-dire soit la plante comestible et terrestre, soit l'ombellifère marine, crithmum maritimum, qui pousse sur les rivages rocheux et que nous appelons passe-pierre ou fenouil de mer : persil de mer, perejil da mare, disent les Espagnols.

L'île du Persil a sa Caverne, sa grande caverne, que peuplent les Oiseaux marins, sa Grotte des Palombes.

C'est bien la tille d'Atlas, Atlantis, contra montem Atlantem, blottie tout contre la montagne. Atlas la domine de ses Hautes Colonnes et l'entoure de ses contreforts, au point que l'Île semble ne faire plus qu'une avec le mont. Elle est fille de la Montagne Pernicieuse, d'où tombent les rafales. Autour d'elle tourbillonnent les courants : Lorsqu'on navigue dans le détroit avec des vents d'Est, il faut se défier des rafales souvent très violentes, quand on est à l'Ouest du mont de Gibraltar, dans les environs du Mont aux Singes. presque à la pointe Ciris.... Avec les vents d'Ouest, les rafales sont à craindre. quand on est à l'Est du morue de Gibraltar, aux abords du Mont aux Singes, dans la baie de Benzus et dans celle de Ceula.... Les raz de marée des pointes Ciris. Leona, etc., jusqu'à Ceuta, ont peu d'étendue. Ils sont quelquefois assez violents.... Près des pointes Ciris et Leona, on a des courants de 3 à 4 milles[58]. C'est bien l'île cerclée de courants, άμφιρύτη, de l'Odyssée.

J'aurais voulu contrôler de nies yeux, comme je l'ai fait pour les autres sites de l'Odysseia, l'exactitude de ces Instructions nautiques. Des circonstances indépendantes de ma volonté ne m'ont pas permis de poursuivre jusqu'à Perejil mon voyage odysséen. Mais tout avait été combiné pour cette expédition. M. A. de Gerlache, le commandant du yacht Selika, qui rentrait des mers Levantines après une fructueuse expédition scientifique, avait bien voulu m'offrir passage à son bord, où mon ami M. J. Bonnier, directeur du laboratoire biologique de Wimereux, était embarqué. Nous devions partir de Naples le 18 juin 1901. Ne pouvant me trouver au rendez-vous, j'ai prié M. J. Bonnier de se charger de la besogne. M. Bonnier a bien voulu m'écrire sur les lieux mêmes la description que voici :

S. Y. SELIKA. Détroit de Gibraltar, 20 juin 1901.

Y. C. A.   

Nous venons de passer quatre heures à Perejil. Nous étions arrivés ce matin en vue de Gibraltar. La brume remplissait le détroit et elle était assez épaisse pour qu'il nous fût impossible de distinguer la côte d'Afrique ; vers dix heures, il a même plu. Il nous a donc été impossible d'apercevoir et de photographier le Mont aux Singes. Nous nous sommes bornés à prendre un assez grand nombre de photographies de la Colonne européenne, vue du large et du détroit : à défaut de bonnes épreuves, vous aurez du moins d'exactes silhouettes. Après un léger crochet dans la baie d'Algésiras, nous avons traversé le détroit du Nord au Sud ; nous avons atteint la côte africaine et nous nous sommes mis à la recherche de Perejil. C'est une vraie recherche en effet. L'île est difficile à trouver, même quand le temps est tout à fait clair. Elle ne peut être distinguée du reste de la côte africaine, dont elle semble l'une des nombreuses indentations. Dans la brume, un œil non prévenu ne saurait l'apercevoir. Il faut l'aide de la carte pour la découvrir sous la Pointe Leona. Cette pointe elle-même, assez avancée, se découvre assez rapidement.

Nous apercevons enfin la masse ronde, le nombril, de Perejil. Elle est, nous dit-on, juste à la base de la plus haute cime du Mont aux Singes. Nous voulons bien le croire. Mais hi brunie, qui couvre tout, coupe les montagnes à quelques mètres au-dessus de nos mats. L'île ne semble qu'un contrefort des monts côtiers, mal séparée du rivage africain par un goulet resserré, d'une encablure et demie de large, que parsèment des écueils et des récifs en son milieu.... La brunie s'était un peu élevée. Elle ne remplissait plus le détroit, au ras même de l'eau. Mais elle flottait toujours à mi-pente des montagnes et, durant toute la journée, nous n'avons pas aperçu les sommets de la côte marocaine : la brume les cachait. Sur toute nos photographies, cette masse de bruines apparaît indistincte, blanchissant la pointe des collines, coupant brusquement la niasse de la montagne, noyant les contours de toutes choses et estompant toutes les lignes d'horizon ; mais l'île se découpe nettement sur la mer dégagée.

L'île, qui nous apparaît plus distinctement, est très haute et très à pic. Elle se compose de deux blocs terminés en table, que sépare l'un de l'autre une. dépression et une assez profonde échancrure de la côte orientale. Le bloc du Nord est le plus élevé : il atteint 244 pieds. Il ne présente pas à la mer une muraille abrupte, bien qu'il plonge encore de 22 brasses sous la vague. Le bloc du Sud, un peu moins haut, est plus accore : des rochers et des récifs le bordent dans le chenal qui le sépare de la terre, et rendent ce chenal assez dangereux. Nous débarquons, le commandant de Gerlache, Pérez et moi, sur la côte nord-occidentale qui est la plus accessible. De ce côté, où la pente de l'île est plus longue, l'abordage est possible, je ne dis pas facile ; car si nous avions eu une grosse mer, il eût fallu sans doute y renoncer. Nous mettons le pied sur le sol de l'île. C'est une masse de calcaire siliceux ; la pierre est d'un grain très fin. La niasse est à bords très abrupts, presque toujours verticaux. Le sommet est assez régulièrement aplani. Les couches de calcaire, inclinées de 60° environ, plongent vers le N.-0. Aux endroits où la muraille éboulante dévale jusqu'à la nier, la pente est couverte, de-ci de-là, par des blocs de conglomérat ; dans quelques anfractuosités assez peu profondes, on trouve de la brèche osseuse avec des fragments de silex et des ossements identiques à ceux des grottes préhistoriques.

L'ascension est assez pénible. Entre les blocs de calcaire de toute taille, pousse une végétation très drue, sinon très haute, d'oliviers rabougris, de houx, de pins et d'autres arbres ou arbustes parmi lesquels il faut noter surtout une espèce de frêne. Les blocs de rocher sont recouverts par cette frondaison, qui forme un taillis parfois infranchissable. Entre les arbustes, surgit encore une végétation très dense de plantes herbacées, smilax, acanthe, narcissus, statice, sedum, gladiolus, tamaris. Par endroits, ce sont de gros bouquets violets, des plaques de statice en fleurs : j'ai cueilli à votre intention quelques branches de ces jolis bouquets violets qui se pressent sous nos pas et qui font en certains endroits de véritables tapis. Mais la plante dominante est le crithmum maritimum, notre passe-pierre ou triste marine, que dans certaines parties de la France on nomme aussi fenouil de mer et qui s'emploie pour assaisonner les salades : on le confit aussi dans du vinaigre pour en faire un condiment. L'île en est couverte. C'est bien l'Île du Persil de Mer.

Les oiseaux de mer, goélands, mouettes et cormorans, abondent. Leurs troupes très nombreuses font un vacarme assourdissant, quand on viole leur domicile. Une assez forte couche de guano couvre les roches. Dans les anfractuosités de la muraille à pic, nichent des pigeons bisets et quelques merles.

Nous avons gravi la pente. Nous arrivons sur la table du haut. C'est une assez grande étendue plate, un champ de pierres, assez uni, couvert de végétation, de verdure et de fleurs violettes. Un vieux drapeau marocain, couché par le vent, gisait là. Les blocs de calcaire amoncelés cachent des ruines, dont les murs sont faits de pierres non cimentées et grossièrement taillées : les Instructions nautiques anglaises veulent y voir des ruines de citernes portugaises. Nous rencontrons, dans un tas de débris, des tuiles de Marseille qui témoignent que récemment on a voulu installer ici un abri. Nous avons exploré le sommet et les pentes de l'île. Nous avons découvert quelques trous, grottes ou anfractuosités, de taille médiocre. Aucune ne peut être cette grotte des Palombes que signalent les Instructions. Aucune ne peut renfermer les 200 hommes dont elles nous parlent. Nous sommes assez déconfits de ce résultat. Nous ne pouvons descendre vers la façade méridionale de l'Île qui regarde la côte marocaine. L'île n'offre à cette côte qu'une muraille droite. Nous ne pouvons descendre non plus vers la façade orientale qui regarde Gibraltar, à cause de la pente trop brusque. Nous revenons à notre embarcation sur la côte nord-occidentale et nous prenons le parti de faire tout le périple de l'île en canot, malgré la houle, en nous tenant aussi près que possible du rivage. La côte Sud, à pic, ne présente que des flancs dénudés. Mais la côte Est est plus accidentée. Une grande dépression sépare les deux blocs de l'île et cette dépression elle-même est découpée par deux petites criques étroites, des sortes de fjords à pic où l'on ne peut entrer que par mer : ce sont les anses du Roi et de la Reine, disent les Instructions. Dans le fond de l'anse septentrionale, nous avions aperçu du sommet de l'île une excavation assez large. Mais d'en haut il n'était pas possible d'en atteindre la bouche qui s'ouvrait au ras de la vague, tout au bas de la muraille abrupte ; il nous avait été même impossible de voir l'ouverture réelle et d'en deviner la profondeur, parce que nous n'avions pu nous aventurer au flanc de cette paroi presque à pic.

Notre canot pénètre dans l'anse. Il faut prendre quelques précautions. La mer est calme, mais la passe est semée de roches. C'est un fjord pittoresque aux parois abruptes, aux eaux très claires et d'une merveilleuse transparence. Le fond, par quelques brasses, apparaît jonché de blocs multicolores, en éboulis, et tapissé d'algues calcaires, rouges et violettes. Au niveau de l'eau, tout le pourtour du fjord est revêtu de polypes d'un rouge écarlate très vif (cariophyllea) et la houle a poussé dans cet abri une multitude de petites méduses violettes. Le beau décor et la jolie ornementation pour la demeure d'une déesse marine !

Au fond de la crique, voici la grotte. C'est d'abord une fente plus haute que large. Je crains que la photographie ne vous rende que petitement cette grande bouche. Les dimensions sont en réalité très grandes. Si l'ouverture vous paraît étroite, c'est qu'elle a une vingtaine de mètres en hauteur et seulement sept ou huit mètres de large. Telle quelle, c'est une grande caverne et dont on ne peut apprécier dès l'abord l'étendue, parce qu'elle se compose de deux salles qui ne sont pas sur le même axe. Elle ne parait donc au début que peu profonde, puis, au bout de 10 mètres environ, elle fait brusquement. un coude et l'on pénètre dans une autre salle qui a 40 ou 50 mètres de long, et qui vraiment est une retraite spacieuse.

Le canot est arrivé à travers la brume et les roches jusqu'à la bouche de la caverne. Nous mettons pied à terre, sur les roches émergées, opération qui serait tout à fait impossible par grosse mer. Après avoir sauté de roches en roches émergées, nous entrons dans la première salle. Le seuil est formé de gros rochers où la nier brise toujours, n'élue par temps calme. La pente de blocs éboulés sort rapidement de l'eau. Ces blocs de calcaire couvrent le sol de la première salle, en pente assez raide. L'axe de la seconde chambre est presque perpendiculaire à l'axe de la première. La rampe du sol continue de monter vers le plafond qu'elle atteint au fond de la salle. Cette pente, assez raide elle aussi, est couverte dans cette seconde salle d'un amas de poussière rougeâtre, qui provient de l'altération des parois schisteuses : dans cette poussière, abondent les ossements de petits mammifères et d'oiseaux. Le fond de la salle est très obscur : il a fallu des bougies pour y pénétrer. Dans les deux salles, le plafond est à peu près horizontal. Il est formé d'un conglomérat de gros galets. Ce conglomérat devait, à l'origine, remplir toute la caverne. Il s'est lentement décomposé sous Faction des eaux souterraines. Les traces de cette action sont encore nettement visibles, tant sur les parois de la grotte que dans les stalactites, peu nombreuses il est vrai.

A cette grotte principale, sur la gauche, s'adjoint une partie creuse formant grotte secondaire. Il est possible qu'autrefois ce réduit Dit une autre chambre de la caverne. Celle-ci devait être, en effet, beaucoup plus longue. Elle devait, semble-t-il, occuper tout le couloir marin, que le fond de la crique remplit aujourd'hui de ses eaux. Ce couloir, à ciel découvert maintenant, portait un plafond qui s'est effondré : les blocs gisent dans l'eau peu profonde ; sur le pourtour des parois, une corniche saillante subsiste. indiquant encore la hauteur du plafond. La caverne devait donc s'avancer jusqu'à la mer profonde, ou peu s'en faut, et présenter aux marins un refuge plus visible. Actuellement, des épaves de filet, des flotteurs de liège et de bois jonchent encore le seuil de l'entrée ; les pécheurs doivent connaître et fréquenter cet abri, que l'on ne peut atteindre que par mer, car, du côté de la terre, il est littéralement inaccessible : c'est pour les marins une cachette presque introuvable et un inexpugnable réduit.

Il n'y a pas trace dans l'île d'aignade on de torrent. Mais il est possible de se procurer facilement de l'eau sur la côte voisine : de nombreux torrents tombent du Mont aux Singes ; la verdure de ces torrents apparaît dans les maigres cultures et dans les pacages où l'on aperçoit quelques troupeaux de chèvres et de vaches....

Voilà tout ce que fut cette expédition, qui présente quelques fatigues, mais aucun danger, quoique les Instructions nautiques recommandent la prudence et parlent des incursions soudaines des pirates Rifains. La grotte offrirait certainement aux marins un bon lieu d'embuscade, une excellente cachette, et l'Île tout entière est véritablement une cachette dans le détroit : il faut la connaître pour la découvrir : à quelques milles, nous ne la distinguions déjà plus parmi les contreforts du Mont aux Singes.

Voilà donc bien l'Île de la Cachette, l'Île de Kalypso (καλύοτω, je cache, je couvre), l'île boisée, l'île toute pleine de persil et de fleurs violettes, se dressant sur les flots comme un nombril sur un bouclier, et portant deux tables, deux étendues planes, couvertes de bois et d'herbes. Que les premiers navigateurs du détroit aient connu et fréquenté ce refuge ; que, Tyriens ou Carthaginois, ces caboteurs de la côte africaine aient adopté cette merveilleuse station de pêche, de commerce et de piraterie, nous pourrions a priori l'affirmer. Avec la rade couverte de tous vents, qu'elle laisse entre elle et la côte ; avec cette caverne accessible aux seuls gens de mer et inaccessible aux indigènes, facile à découvrir quand on vient de l'Est, impossible à voir de tous les autres côtés ; avec cette cachette souterraine aux longs replis mystérieux ; avec sa haute guette dominant la mer du Levant et du Couchant à l'entrée du détroit, Perejil est la meilleure embuscade et le meilleur entrepôt, la véritable échelle des barques primitives. La topologie seule nous permettrait d'imaginer comment en ce point les premiers explorateurs de la Porte Gadiride eurent une de leurs étapes d'abord, puis un de leurs points d'appui pour la découverte et pour l'exploitation de la mer Occidentale : la seule topologie nous dit que Perejil fut l'Île, l'Algesiras, des premières marines. Mais, en outre des données topologiques, nous avons un texte ancien.

Les textes classiques ne mentionnent plus cette station africaine. Grecs et Romains, caboteurs de la côte espagnole, ignorent cette cachette. Mais Strabon nous a conservé le souvenir, qu'une tradition locale sans doute perpétuait. du premier établissement tyrien en ces parages. Il faut seulement bien prendre garde à ce texte du Géographe, que les copistes semblent avoir gâté : Les premiers Tyriens, envoyés pour explorer le détroit, s'arrêtèrent à la passe que domine Kalpè, en considérant comme les bornes du monde les deux promontoires qui forment le détroit (donc Abyla-Atlas et Kalpè-Gibraltar) et ils s'établirent en un certain point dans l'intérieur des passes, sur le territoire actuel des Axitans[59]. Les manuscrits donnent Axitans, Άξιτανών. C'est une faute évidente. Sur cette côte ou dans ces parages, il n'existe aucune ville portant ce nom. Les éditeurs corrigent d'habitude en Exitans, Έξιτανών, et pensent à une ville de la côte espagnole que Strabon appelle, en effet, Ville des Exitans, Έξιτανών πόλις, mais à laquelle Ptolémée et les Latins donnent son vrai nom de Sex ou Six. Cette ville espagnole est située à l'Est de Malaga, près de Motril. C'est un port de la Méditerranée, que 200 kilomètres pour le moins séparent du détroit de Kalpè. Il est très loin à l'extérieur des passes. Or, sans compter que les Tyriens ont dû venir le long de l'Afrique et que leur premier établissement n'a pas dû être sur la côte d'Europe, le texte de Strabon nous dit formellement que cet établissement tyrien est dans le détroit, à l'intérieur des passes.

Il faudrait corriger autrement le texte de Strabon et lire Axi[li]tans Άξι[λι]τανών, ou Exi[li]tans, Έξι[λι]τανών. La faute s'expliquerait d'elle-même : le scribe en copiant s'est trompé d'iota ; il a sauté du premier au second. Et sur la côte africaine, à l'intérieur des passes, au pied d'Abila, Ptolémée mentionne une Exilissa, Έξίλισσα, qui serait la ville de Strabon :

C'est dans l'anse de Benzus que devait être située l'Exilissa de Ptolémée, dit Tissot[60]. Les distances qu'indique Ptolémée entre cette position et celles qui précèdent ou qui suivent, se ; retrouvent exactement. La latitude indiquée pour Exilissa prouve, d'autre part, qu'elle était considérée par Ptolémée comme le point le plus septentrional de la côte ; or les deux pointes Blanca et Leona sont précisément, de toutes les saillies du littoral, celles qui s'avancent le plus vers le Nord.... On trouve encore dans cette rade de Beliounesh les ruines d'une ville arabe qui a dû être florissante. Ces débris n'ont fait que se superposer aux débris antiques dont El-Bekri signalait encore l'existence au me siècle.... L'anse de Beliounesh offre d'ailleurs toutes les conditions indispensables à l'existence d'un centre de population ; l'eau, assez rare sur toute cette côte, y jaillit en abondance des contreforts rocheux du Djebel Mouça (le Mont aux Singes) ; le plateau, qui s'étend entre ces contreforts et le rivage, présente de riches cultures ; abritée à l'Est et à l'Ouest, l'anse de forme demi-circulaire offre un mouillage sûr et profond.

Cette rade de Benzus est toute disposée, en effet, pour le bien-être et la prospérité d'une ville, mais d'une ville indigène. Quand les indigènes naviguent on quand les navigateurs étrangers sont maîtres du pays, une grande ville peut naître et prospérer en ce site. La sûreté de la rade et l'abondance des sources jaillissantes peuvent grouper en ce point une assez forte population. Les Romains eurent ici leur Exilissa, et les Arabes leur Beliounesh.

Mais, pour subsister au fond de ce cirque, que les montagnards riverains dominent de .toutes parts, il faut qu'Exilissa ait imposé aux indigènes la paix romaine, et Beliounesh, la fidélité musulmane. Dans cette cuvette, impossible à défendre, un établissement maritime est à la merci des indigènes : les étrangers ne peuvent pas tenir la côte, si les indigènes ne leur sont alliés ou sujets. Aussi le jour où un royaume indigène se forme sous le nom d'Empire du Maroc, le jour surtout où les indigènes du rivage, les Rifains, ne connaissent plus de loi que leur bon plaisir, c'en est fait de la Beliounesh des Arabes. Elle disparaît comme l'Exilissa des Romains a disparu dans l'écroulement de la force romaine et comme, auparavant, avait disparu la première Exilissa des Sémites. Car la tradition rapportée par Strabon est tellement vraisemblable qu'elle s'impose à notre créance. Il me parait certain qu'en cette rade, auprès de ces sources, les premiers Tyriens ont dû tenter un établissement. Durant ce premier établissement, l'Île de la Cachette, avec son mouillage plus sûr, son observatoire plus découvert et son réduit, ne put manquer d'avoir un rôle et une renommée. C'est de ce premier établissement que dateraient, à mes yeux, la renommée de Kalypso et la description odysséenne. L'île elle-même était déserte, comme dit le poème : elle n'était le séjour ni des dieux, ni des mortels[61]. La ville des hommes et les autels des dieux n'étaient pas là[62].

La ville et les temples d'Exilissa s'élevaient de l'autre côté du Lion, près des sources, au milieu des jardins et des arbres, dans la rade de Benzus. Mais l'île était la véritable échelle de celte ville à demi continentale, la Minoa de cette Mégare, le port, le refuge, la cachette, l'entrepôt, l'embuscade et la guette.... Elle fut, un instant. la grande relâche de ce détroit. Elle le demeura sans doute tant que l'amitié ou la soumission des indigènes permit à la ville tyrienne de subsister, ou tant que les navigateurs ne trouvèrent pas de station plus commode.

Survint, quelque jour peut-être, une descente des Rifains qui saccagèrent. cette ville des étrangers pour en piller les magasins et les palais. Peut-être aussi, — et je crois cette alternative plus vraisemblable, — survint une découverte des navigateurs qui leur rendit la Cachette moins utile et moins appréciée. La côte espagnole, une fois découverte, et le fameux royaume de Tartessos devinrent l'Eldorado de ces premières marines, la terre de l'or, de l'argent. du cuivre et de l'étain. En face de la Cachette, sur la côte de Tartessos, non loin des bouches du Grand Fleuve, comme diront les Arabes, Ouad-Al-Kebir, une double petite île côtière offrit aux Tyriens ses plages et sa rade spacieuse. L'île était un peu basse. il est vrai ; noyée dans le marais, elle était à la merci des indigènes et n'offrait pas le réduit fortifié de Kalypso. Mais les indigènes étaient doux, hospitaliers, amis du commerce et des peuples de la mer : jusqu'au temps des Hellènes, les gens de Tartessos garderont cette renommée de douceur et d'hospitalité. Il était facile, d'autre part, d'élever quelques retranchements, de bâtir une enceinte de murailles, grâce au tendre calcaire du pays. Les Tyriens transportèrent sur cette Île de l'Enclos ou du Retranchement leur factorerie principale, Gadeira. La Cachette fut un peu délaissée. Longtemps encore sa renommée subsista pourtant — dans un autre détroit, la renommée du poste continental, Aden, n'empêche pas l'île même de la passe, Périm, de rester célèbre parmi les marins et parmi les géographes —. Les Hellènes homériques ont connu Kalypso. Mais les Romains, sans le savoir, connurent aussi la Cachette et même, dans ce détroit, ils ne connurent d'abord que la Cachette et toujours ils gardèrent à ces parages le nom d'Île de la Cachette. A notre tour, sans le savoir, nous parlons couramment encore de cette île de la Cachette ou de Kalypso, dont nous avons singulièrement déplacé le gîte et élargi les dimensions. Un doublet gréco-sémitique va nous ramener à la compréhension plus exacte de mots que nous employons sans les bien comprendre. Nous appliquons maintenant à toute la péninsule ibérique ou espagnole le vieux nom que les premiers navigateurs sémitiques donnèrent à Perejil : Espagne, I-spania, l'Île de la Cachette.

C'est sous le nom de Ibérie, Ίβηρία, que les Hellènes connurent toujours la péninsule extrême de l'Europe occidentale. Mais les Romains employèrent toujours le nom de Espagne, Ispania. D'où viennent ces deux noms ? les Anciens eux-mêmes l'ignorent et nous ne pouvons avoir que des indices. La plupart des géographes admettent que les Romains ayant d'abord connu l'Espagne par l'intermédiaire des Carthaginois, le mot Ispania est peut-être sémitique[63]. Les traités de commerce que nous rapporte Polybe nous montrent en effet, dans la Carthage du VIe siècle, l'intermédiaire commerciale entre la côte italienne et la mer Occidentale : les Carthaginois par ces traités se réservent le monopole de cette mer[64]. Le mot Hispania ou Ispania se présente d'ailleurs comme l'un de ces noms d'îles méditerranéennes qui commencent par le vocable sémitique ai, e, ou i, l'île : les Gréco-romains disent aussi σπανία et σπάνος, spanus et spania, comme si le début du nom en pouvait être séparé sans trop altérer le sens. Pour la seconde partie de ce nom, la plupart des géographes et étymologistes songent à la racine sémitique sapan, dont un dérivé sapoun, ou sapin, signifie le trésor[65]. L'Espagne, I-spania, serait l'Île du Trésor. L'Espagne minière, productrice de toutes les richesses minérales, mérite bien ce nom. Les Anciens s'accordent à célébrer la richesse de cet Eldorado. Poséidonios vante le nombre et la richesse des mines espagnoles. Il dit qu'on peut croire vraiment à la légende des forêts enflammées, fondant les minerais, et de la terre suant l'or et l'argent. Chaque montagne, chaque colline n'est qu'un monceau de richesses. Ces pays sont les trésors inépuisables de la nature, le coffre-fort royal de l'éternité. La terre n'y est pas seulement riche, mais encore sous-riche, et ce n'est pas Hadès vraiment qui habite en dessous, mais Plouton[66]. Ces mots de Poséidonios, θησαυρούς et ύποπλουσία, nous expliqueraient entièrement le nom de Île du Trésor, I-spania, Ί-σπανία, Σπανία.

Mais si, pour le sens, l'Espagne est bien l'île du Trésor, je ne vois pas comment I-sapoun ou I-sapin nous donnerait la transcription Ispania. D'après les similaires de l'Écriture, en effet, nous aurions I-saphonus ou I-saponum : עפן, Sapon, est rendu en Σάφων par les Septante (dans le district minier espagnol. Strabon connaît une ville Sisapon, Σισάπων, qui est peut-être devenue la Mine. Al-Maden, des Arabes). Je ne puis donc admettre la transcription de I-sapoun en I-spania. Tout en gardant la racine sémitique sapan, עפן, je crois qu'il faut chercher une autre étymologie. C'est notre île de Kalypso qui va nous la fournir : la racine sémitique sapan, est l'équivalent exact du grec καλύπτω, cacher, recouvrir, enterrer ; Ispania, c'est bien l'île (i) de Kalypso (spania), νήσο Καλυψοΰς, l'île de la Cachette. Car, de la racine sapan, se forme régulièrement le nom verbal span'a (comme dag'a, de dag, halk'a de halak, sdak'a de sadak, etc.), et spania en est la transcription la plus exacte qu'il soit possible d'imaginer.

Je crois donc que l'île de la Cachette portait à l'origine le nom d'I-spania et que ce nom passa, dans la suite, au continent voisin. A première vue, il peut sembler étrange que ce nom d'île africaine ait été appliqué par les Romains à la péninsule espagnole. Mais que l'on songe, un instant, aux échanges de populations et d'onomastique, qui, de tout temps, s'effectuèrent entre les deux bords de ce canal. La rive africaine est aujourd'hui jalonnée de noms espagnols. Cala Grande, Perejil, Punta Leona, Punta Blanca : nous avons imposé au Djebel Mouça des Arabes notre nom de Mont aux Singes. Inversement la rive espagnole est peuplée de noms africains, Algésiras, Gibraltar, Guadiana, Tarifa, etc. L'Espagne est aujourd'hui maîtresse de la côte africaine par ses présides de Ceuta et de Melilla. Les Instructions nautiques espagnoles affirmaient dès 1862 que Perejil appartient à l'Espagne, puisqu'en 1749 les ingénieurs espagnols en dressèrent le plan pour y installer un bagne. En 1887, l'Espagne essaya de faire revivre ces droits et de construire un phare sur l'îlot : les indigènes de la côte et le gouvernement marocain s'y opposèrent. Au Moyen Age, ce fut l'inverse : les Africains gouvernèrent le Sud de l'Espagne. Durant l'antiquité 'romaine, les Romains d'Espagne trafiquent surtout avec la côte d'Afrique et les empereurs font entre les deux rives des échanges de populations. Ils prennent les Africains de Zilis (près Tanger) pour fonder en Espagne Iulia Ioza qu'ils appellent aussi la Passée, Transducta, et Pomponius Mêla est né dans cette ville, quam transvecti ex Africa Phoenices habitant. Inversement les Empereurs installent à Zilis une colonie romaine, qu'ils rattachent à la Bétique, Colonia Augusta Julia Constantia Zilis, regum (Mauritaniæ) ditioni exempta et jura Bætica petere jussa[67]. Avant les Romains, les Carthaginois, pour leurs garnisons, en avaient usé de même : Annibal, au début de son expédition contre Rome, assure la tranquillité de ces provinces en envoyant d'Espagne douze cents cavaliers et près de treize mille fantassins indigènes tenir garnison à Metagonion et à Carthage même, et en faisant venir d'Afrique en Espagne près de trois mille cavaliers et près de douze mille fantassins, dont un contingent maure[68].

On imaginerait sans peine que, dérivant d'un bord à l'autre, transporté comme les populations elles-mêmes, le nom africain d'Ispania ait pu devenir le nom de la côte européenne, quand l'He de la Cachette eut perdu sa clientèle et sa renommée, et quand ce nom sans maitre flotta pour ainsi dire dans le détroit. Si les indigènes ou les marins conservaient un souvenir du sens exact de ce nom, Kalypso qui habite les cavernes creuses pouvait se transporter sur la côte espagnole, dans les cavernes qui trouent le rocher de Gibraltar et que tous les voyageurs signalent encore : is mirum in modula concavus, ab ea parte qua spectat occasum medium fere latus aperit atque inde ingressis totus admodum pervius prope quantum patet specus, dit l'espagnol Pomponius Mela[69].

En bien des détroits, on trouverait de pareils échanges de toponymie. Les Romains — s'il faut un exemple — donnent à la terre des Hellènes le nom de Gracia, Terre des Grecs, qu'ils prirent on ne sait trop où, et qu'ils appliquèrent à toute la péninsule. Les Grecs, à l'origine, étaient probablement un peuple de l'Épire, qui, peut-être, comme les Albanais d'aujourd'hui, avait des représentants ou des relations politiques et commerciales sur les deux rives du détroit adriatique. Dans le détroit même de Gibraltar, il est possible que les Sémites en aient usé de même. A la côte espagnole, les Sémites ne donnèrent pas le nom de l'Ife de la Cachette ; mais l'ayant appelée la Terre du Passage, Iberea, ils appliquèrent peu à peu ce nom à toute la péninsule. Faute de doublet, il est impossible d'affirmer le sens exact du nom Iberia. Je croirais pourtant à une étymologie sémitique. La racine abar signifie passer, traverser. Les Chananéens donnèrent le nom de עברי, Iberi, au peuple qui passant l'Euphrate ou le Jourdain était venu chez eux de l'autre côté du fleuve : Έβραΐος, Hebræus, Hébreu ; les Septante nous fournissent le doublet Έβραΐος-περατής, Hébreu-Peuple du Passage ; l'épithète transducta que les Romains donnent à la ville espagnole Iulia Ioza traduirait exactement iber, hébreu. L'Écriture emploie le nom de lieu eber, pour désigner les pays au delà du fleuve ou de la mer. Je crois que les Phéniciens donnèrent le nom de Iber'a (formé de la racine abar, comme span'a de sapan, etc.) à la côte du détroit. De la côte, ce nom s'étendit à tout le continent, ainsi qu'il est arrivé pour le nom de Palestine, qui désignait originairement le rivage des Philistins, et qui désigne aujourd'hui tout le pays jusqu'au Jourdain et au delà. L'Ibérie monta vers le Nord à mesure que les flottes phéniciennes poursuivaient leurs découvertes. Elle dépassa les Pyrénées, ce qui prouve, je crois, sa migration maritime. Venu par terre, le nom se fût arrêté aux Pyrénées qui dressent un obstacle presque infranchissable et qui marquent pour les terriens une frontière de pays. Mais, venu par mer, il poussa vers le Nord aussi loin que les flottes qui l'apportaient. Quand les Hellènes connurent le nom d'Ibérie, il s'étendait jusqu'au Rhône[70]. Les Hellènes se rappelèrent toujours que ce n'était pas le nom d'un peuple qui aurait occupé tout le pays, mais le nom d'un district qui de proche en proche avait débordé et conquis le voisinage. Ils localisaient cette première Ibérie sur les bords d'un fleuve Ibère, Ίβηρος, notre Èbre[71].

L'histoire du nom Ispania m'apparait analogue, mais mi peu différente. Les seuls Romains nous ont transmis ce nom. Jusqu'aux temps gréco-romains, les Hellènes l'ignorent. S'il eût été courant parmi les navigateurs de la Méditerranée Occidentale vers le temps où les colonies grecques s'y installèrent, il est probable que les Phocéens de Marseille, les Chalcidiens ou les Ioniens de Grande Grèce et de Sicile l'eussent rapporté dans la mère-patrie : les Hellènes auraient, eux aussi, connu l'Espagne. Quand donc les colons et navigateurs grecs parurent dans les mers du Couchant, l'île de la Cachette avait perdu sa renommée : il faut qu'Ispania remonte plus haut que les temps helléniques. Les Italiens connurent Ispania aux temps préhelléniques, à la même date où la renommée de Kalypso arrivait jusqu'aux oreilles du poète odysséen, au temps où des marines sémitiques exploitaient les côtes italiennes comme les parages levantins. Les Sémites devaient employer ce terme pour désigner vaguement l'extrême région du Couchant : dans les échelles italiennes, ils parlaient mystérieusement de la Cachette, d'Ispania, comme ils parlaient de Tarsis dans les échelles de Syrie ou de Kalypso dans les échelles grecques. Longtemps, les Romains et les Italiotes entendirent et répétèrent ce nom d'Ispania sans trop savoir ce que le terme représentait. C'était une terre mystérieuse, aux extrémités du Couchant, hors de leur trafic et de leurs atteintes. Les Sémites s'en réservaient l'exploitation : Les Carthaginois, dit Strabon, avaient pris l'habitude de couler tout navire étranger rencontré par eux sur la route de la Sardaigne ou des Colonnes : d'où l'incrédulité qui longtemps régna sur la réalité de ce monde occidental[72]. Les Italiotes ne connaissaient pas le détroit de visu. Leurs traités avec Carthage leur en interdirent durant plusieurs siècles la navigation. Ispania leur restait donc aussi mythique que Kalypso avait pu l'être aux marins de l'Odyssée. Les Sémites défiants ne se souciaient pas de préciser parmi leurs clients ces notions demi-légendaires : ils parlaient, eux aussi, de la mystérieuse Cachette avec des réticences ou des mensonges

Quand les marines grecques prirent à leur tour le chemin du détroit, elles implantèrent parmi leurs clients italiotes le nom d'Ibérie qu'elles rapportaient de la terre du Couchant, et les Italiotes acceptèrent ce nouveau nom tout en gardant aussi l'ancien. Ils parlèrent désormais de l'Ibérie et de l'Espagne tout à la fois. Longtemps ils durent employer ces deux termes sans trop connaitre la véritable position des deux pays. L'Ibérie était là partie grecque, l'Espagne la partie sémitique de la Terre du Couchant, de l'Hespérie. L'Ibérie était localisée autour de l'Èbre, l'Espagne autour du Détroit, auprès des Colonnes.... Quand tomba la puissance carthaginoise, quand les marines et les armées romaines arrivèrent en ces parages, il y avait longtemps que la prospérité de Gadès et le cabotage au long des côtes européennes avaient ruiné la clientèle et la réputation de la Cachette. Le nom d'Ispania, que les Romains rapportaient avec eux, était donc sans emploi parmi les riverains du canal. Qui se doutait seulement que cette fameuse Espagne était en réalité un morceau de rocher, perdu dans une rade déserte, invisible, inconnu des marins eux-mêmes, qui, longeant la côte adverse, ne pouvaient plus l'apercevoir ? Sur la terre européenne, certains noms installés déjà prêtaient à la confusion : Hispalis était une ville européenne, la Séville actuelle, et l'on confondait parfois Hispalus et Hispanus ; l'Andalousie avait une ville de Sisapon, et la Tarraconaise une ville de Ispinon. Les Romains appliquèrent donc leur nom d'Ispania au seul pays qui leur parût digne de cette vieille renommée, à la terre de l'or et du cuivre, que les Hellènes nommaient Tartessos : où pour eux finissait l'Ibérie, commença l'Espagne. Les deux noms d'Ibérie et d'Espagne trouvaient ainsi leur emploi : l'Ibérie allait jusqu'aux Colonnes ; l'Espagne commençait au delà.

Pour ce transfert d'Ispania, nous aurons par la suite de nombreux exemples qui nous montreront mieux comment les marins transportent à une grande terre le nom d'un îlot côtier : nous verrons les Hellènes donner à Corfou le nom de Serpe, Drepanon, à cause du rocher de la Serpe qu'ils rencontrent dans le détroit corfiote ; nous verrons une pareille roche côtière valoir à Cérigo son nom de Kythèra, le Bonnet. Mais déjà nous aurions peut-être un exemple fort instructif dans ce même détroit, si nous connaissions mieux l'histoire et le sens réel du vieux nom Tartessos, que je signalais tout à l'heure. La Tartessos des Grecs est la Tarsis des Sémites. C'est un pays voisin des Colonnes et certains géographes rapprochent de ces noms Tarsis et Tartessos, les noms de certains indigènes riverains, Turdules et Turdetans. Je ne vois pas comment on pourrait passer des uns aux autres : le rapprochement me semble peu légitime. Et pourtant il me parait certain que les deux noms Tarsis et Tartessos doivent être indigènes. Du moins ils ne présentent aucun sens ni dans l'une ni dans l'autre des familles de langues sémitiques ou indo-européennes. Or considérons que, dans ces parages, certaines idées ou certaines vues de côtes ont toujours été traduites en noms de lieux par les marines successives. Durant l'antiquité, du moins, toutes les marines qui ont fréquenté le Détroit ont eu leurs colonnes : Romains, Grecs et Sémites eurent leurs columnæ, abila. Or, avant les Grecs et avant les Sémites, il y avait des habitants sur ce rivage, des indigènes, et c'étaient ces indigènes, si l'on en croit Hérodote, qui, les premier. avaient appelé Colonne du Ciel notre Mont aux Singes. Le texte d'Hérodote nie semble formel : Les indigènes donnent à cette montagne le nom de Colonne du Ciel. Hérodote sait très bien que les Phéniciens et les Carthaginois occupent une partie de l'Afrique, mais au même titre que les Grecs de Cyrène, par exemple, c'est-à-dire qu'ils sont venus de la mer et qu'ils sont étrangers : ce ne sont pas les indigènes. Hérodote oppose les Carthaginois, Καρχηδόνιοι, aux indigènes, έπιχώριοι. Il dit : Les Carthaginois vont en dehors des Colonnes d'Hercule décharger leurs marchandises à un certain point de la côte où ils allument du feu ; les indigènes, έπιχώριοι, apercevant la fumée, accourent[73].... Il sait qu'il y a une langue libyque, qui n'est pas le phénicien : Zegeries est un mot libyque qui signifie montagnes[74]. Donc Colonne du Ciel, Κίων τοΰ Ούρανοΰ, est la traduction grecque d'un nom indigène, libyen. Les descendants de ces Libyens subsistent encore sous le nom de Berbères. Leur langue, mal étudiée, nous est peu familière : le séjour des Arabes l'a encombrée de termes arabes que souvent il est difficile de démêler. Dans le Dictionnaire berbère, dressé par les soins du gouvernement français, tarsets veut dire la colonne de pierre, par opposition à taguejdits, qui signifie la colonne de bois[75] ; mais ce terme est-il réellement berbère ? est-il au contraire d'importation arabe ?

Que, dès l'antiquité, le berbère ait été parlé sur cette côte, nous en avons la preuve par un autre nom de lieu. L'Anonyme de Ravenne dit que la côte africaine du détroit s'appelle Mauritania Gaditana, la Mauritanie de Gadès, ou, dans la langue des indigènes, babaro modo, Abrida : Le mot abrid, dit Tissot, veut dire en berbère chemin, défilé, passage. L'Anonyme nous a donc conservé le nom libyen que portait cette partie du littoral d'où s'effectuait le passage du détroit[76]. Toutes les onomastiques successives ont ici laissé leur nom de passage : Aboulféda connaît, à l'endroit où la mer est le plus resserrée, le Château du Passage, Kasr-al-Medjaz[77]. Abrid serait au sémitique iber'a, au grec πορθμός, au latin fretum, à l'arabe medjaz, ce que tarsets est peut-être au sémitique abila, au grec άτλας, κίων ou στήλη, au latin columnæ, ce qu'un original est à ses traductions. Sur cette même côte, Pomponius Mela nous dit : Promontorium quod Græci Ampelusiam, Afri aliter sed idem significante vocabulo appellant[78], le Promontoire des Vignes, que les Africains appellent d'un nom différent du grec Ampelousia, mais ayant le même sens ; ce promontoire s'appelait Ampelousia (nom grec) et Kotès (nom indigène).

Tarsis pourrait donc être la transcription phénicienne du nom indigène dont Abila est la traduction. Il faut prendre garde cependant : dans le berbère actuel, le mot tarsets a pu être introduit par les Arabes ; il faut peut-être le rapporter à la racine arabe aras. Mais si Tarsis est vraiment l'original indigène dont Abila est la traduction sémitique et Atlas la sous-traduction grecque, ce nom eut la même destinée que notre nom d'Ispania. Il s'appliquait d'abord à Abila et les premiers navigateurs de Phénicie durent aller à Tarsis et les premiers navigateurs grecs aller à Tartessos, comme leurs successeurs allèrent aux Colonnes. Par la suite, quand la traduction sémitique d'Abila prévalut pour la Colonne africaine, le nom indigène de cette même Colonne, désormais sans emploi, fut appliqué à la côte en face, à la côte européenne, et ce transport fut d'autant plus facile qu'après s'être installés un instant, comme nous l'a dit Strabon, au pied de la Colonne africaine, les Phéniciens avaient transféré leur factorerie dans l'île de l'Enclos, à Gadir : pour eux, désormais, aller aux Colonnes, aller à Tarsis, voulut dire aller à Cadix : Tartessos devint le nom de l'Espagne. Ce serait exactement de la même façon que. plus tant, le nom de l'île africaine, Ispania, devint pour les Romains le nom de la côte européenne.

Je ne voudrais pas insister sur cette étymologie douteuse ni sur l'histoire légendaire de Tartessos. Mais, de l'étude des lieux comme de l'étude du nom, il me semble résulter un fait certain : au pied de la Colonne Céleste, qui est le Mont aux Singes, Perejil est l'île de la Cachette et elle mérite le double nom d'Ispania et de Kalypso, parce qu'en réalité ces cieux noms sont identiques et forment un doublet : le véritable nom de la Kalypso homérique est I-spania. Il est vrai que, dans l'Odyssée, l'île aurait un autre nom, si l'on voulait en croire la plupart des éditeurs : elle serait l'Île d'Ogygie. Mais ce prétendu nom propre n'est qu'une épithète : l'île est ώγυγίη, ogygienne, comme telle porte de Thèbes en Béotie est ogygienne. Cette épithète, qui ne présente aucun sens en grec, est pourtant fréquente dans la Grèce préhellénique. Ώγυγίας, Ogygos, est, dit-on un fils de Kadmos, d'où le nom de ogygienne, ώγύγιαι, donné à l'une des portes de Thèbes la Béotienne. Ώγυγίας, Ogygias, est une fille de Zeus et d'Eurynomè. Ώγυγίας, Ogygia, est une fille d'Amphion et de Niobé, et une Nymphe fille de Trémilos. Ώγυγίας, Ogygia, est encore le vieux nom de Kos, de la Béotie, de l'Attique et de l'Égypte. Il est impossible de dire ce que peuvent signifier cette épithète et ce nom. Mais il semble bien que ogygienne, ne soit que l'épithète formée du nom Ogygos, ώγυγος, lequel est peut-être un synonyme de ώκεανός, Océan : l'île ogygienne, νήσος ώγυγία signifierait donc une île Océanide, une île voisine de l'Océan ou entourée par l'Océan. Nous aurons par la suite à revenir sur ces noms d'Okéanos et d'Ogygès ou Ogygos : peut-être verrons-nous qu'en vérité ils sont synonymes[79].

Si l'île de Kalypso est vraiment une île océane, cette nouvelle épithète achève de prouver la justesse de notre localisation : Perejil, à l'Ouest de la Colonne, trempe déjà dans l'Océan. Mais cette épithète complète aussi la ressemblance entre la cosmographie odysséenne et la cosmographie égyptienne. Au pied de la Colonne qui supporte le firmament de fer, au pied du Pilier Céleste. les Égyptiens faisaient circuler le grand fleuve qui d'un cours ininterrompu entoure la masse terrestre : c'est l'Océan homérique. Le poète odysséen semble avoir partagé la conception des Égyptiens. Tout nous amène d'ailleurs à cette conclusion. Cette île de Kalypso, si légendaire en apparence, devient une réalité tangible, quand on admet avec Strabon que des marins sémitiques ont été les maîtres d'Homère, que des récits ou mieux des périples phéniciens ont été la vraie source des poèmes homériques, du moins de l'Odysseia[80].

Il m'apparaît qu'il faut, pour comprendre ces récits, supposer : premièrement qu'une marine phénicienne existait avant ou pendant la composition de ces poèmes ; et secondement que des monuments écrits, relatant ces navigations sémitiques, étaient entre les mains du poète odysséen. Cette seconde hypothèse n'est pas moins nécessaire que la précédente.

Car la description de l'île de Kalypso ne peut, pas être le souvenir plus ou moins déformé de récits populaires, de contes oraux. Elle est d'une telle exactitude et d'une telle minutie que nous avons pu, à chaque pas, la mettre en regard des Instructions nautiques et constater son absolue fidélité. C'est donc un fragment de périple, et l'on ne peut hésiter qu'entre deux hypothèses : ou le poète a vu de ses yeux tous les sites qu'il décrivait et il les a décrits à mesure qu'il les voyait ; ou le poète a suivi les indications d'un témoin oculaire et copié les renseignements d'un périple écrit. Je ne crois pas à la vraisemblance de la première alternative : l'Homère-Ulysse que certains ont imaginé, le même homme, héros et auteur du poème, me semble une étrange fantaisie, dont bientôt nous apercevrons par ailleurs l'impossibilité. Je crois que le poète a eu devant les yeux un périple écrit : il en a tiré ses descriptions ou ses légendes anthropomorphiques suivant un procédé que nous allons facilement découvrir. Je crois même que l'on peut prouver l'existence du périple en prouvant l'existence du procédé. Cette preuve, la voici.

De tous les détails, qui dans le poème caractérisent l'île de Kalypso, Perejil nous a rendu le plus grand nombre. Les Instructions, descriptions et photographies nous fournissent tous les traits de l'île odysséenne, sauf deux ou trois. Car Perejil actuellement a des fourrés, mais n'a pas de grands arbres. Et Perejil n'a pas de vignes. Et Perejil n'a pas de sources. Or l'île de Kalypso est boisée, elle a des aulnes, des peupliers, des sapins et des cyprès, et l'île de Kalypso a une vigne merveilleuse, chargée de grappes.

Regardons ces trois différences. Il est inutile d'insister sur la première. Si Perejil et la côte voisine sont dénudées aujourd'hui, ce n'est pas la faute du sol, mais du pâtre rifain ou des mariniers. Le sol de l'île est apte à porter des arbres : il est encore couvert d'une épaisse végétation arborescente. Avant les feux de l'homme, il est possible que cette île et la côte fussent entièrement boisées. Cela même parait à peu près certain. Les Anciens nous disent tous que les parages du Détroit étaient jadis couverts de forêts : horrere silvis, disait Euctémon en parlant des îles du golfe d'Algésiras, et Aviénus parle des forêts opaques couvrant les monts de Tartessos, et Strabon dit : La côte (espagnole) des Bastetani et des Oretani est un long dos montagneux couvert d'une épaisse forêt aux grands arbres[81]. Le même Strabon, décrivant la côte africaine, parle des grands et nombreux arbres de la Mauritanie. Une riche végétation, disent les Instructions nautiques, couvre le pied des montagnes. Les mots de Strabon, terre boisée à l'excès de très grands et très nombreux arbres, pourraient sembler la traduction prosaïque de l'épithète odysséenne les arbres hauts comme le ciel. Ces forêts mauritaniennes devinrent célèbres dans le monde romain par le diamètre énorme de leurs arbres. On en tirait des tables d'un seul morceau, dit Strabon. Parmi les navigateurs primitifs, ces forêts durent avoir une pareille renommée.

La seconde différence est beaucoup plus notable. Il ne semble pas que facilement une grande vigne ait pu couvrir la bouche de la caverne et trouver sa vie dans les vagues ou les rochers de la crique. Mais les vignes de ces parages furent célèbres aussi durant l'antiquité romaine. Elles étaient, sans doute, beaucoup antérieures à cette récente antiquité : le nom du Promontoire des Vigiles remontait, nous l'avons vu, aux indigènes et les marins grecs ne tirent que traduire en Ampelousia le Kotès des Berbères. Cette renommée des vignobles mauritaniens donna naissance à mille contes : Les Atlantes, les derniers des Libyens au pied de l'Atlas, ne sèment jamais ; les vignes sauvages fournissent à tous leurs besoins[82]. — On dit que sur cette côte la vigne pousse des ceps que deux hommes ont peine à embrasser et des grappes qui ont une coudée de haut[83]. Les modernes ajoutent : Toute cette région produit encore les raisins les plus estimés du Maroc et l'on a trouvé, il y a quelques années, en creusant les fondations du phare au cap Spartel (Ampelousia), d'énormes ceps de vignes, ruines végétales qui rappellent les mots de Pline : Ibi lama exstare circa vestigia habitati quondam soli vinearum palmetaruntque reliquiæ[84]. Les Arabes ont encore, au Sud du cap Spartel, leur Port de la Treille, El-'Arish. Sur la côte atlantique, chez les Éthiopiens du Couchant, les Phéniciens viennent charger du vin au temps de Skylax, car les Éthiopiens font en abondance du vin de leurs vignes[85]. Il est possible que les premiers Tyriens aient déjà exploité les vignes mauritaniennes et que, par eux, Perejil ait été plantée de vignobles.

Mais reste la troisième différence entre Perejil et Kalypso : il n'y a pas trace, dans la caverne ni dans l'île de Perejil, des quatre sources de l'Odyssée. Or cette différence, pour nous autres terriens, serait peut-être sans grande importance. Nous savons par contre qu'à ces marins toujours en quête d'eau douce. la présence ou l'absence de l'aiguade fait modifier les itinéraires, choisir ou ahan-donner les relâches. Si Perejil n'a pas de sources, la côte voisine en est abondamment pourvue. Les fontaines jaillissantes de Beliounesh restent célèbres parmi toutes les marines, et les Instructions signalent en outre que dans la passe même de Perejil, sur la façade orientale de la Pointe Leona, on trouverait de bonnes aiguades, n'était l'hostilité des Rifains. Le géographe arabe Edrisi signale aussi les sources abondantes de la côte espagnole : Djebel Tarik (Gibraltar) est isolé à sa base. Du côté de la mer on voit une vaste caverne d'où découlent des sources d'eau vive. Près de là est un port dit Mers-el Chadjra, c'est-à-dire le Port aux Arbres[86].

On voit comment ce texte d'Edrisi pourrait sembler une traduction du même périple que consulta le poète odysséen. Dans ces parages, la caverne aux sources existe donc réellement. Ce n'est pas une invention du poète odysséen. Mais cette caverne n'est pas dans l'île de Perejil, dans le royaume de Kalypso ; elle est pourtant, comme les sources de Kalypso, dans un Port aux Arbres. En ce détail, nous pouvons constater pour la première fois un procédé que souvent par la suite nous rencontrerons chez le poète. C'est le procédé général qui dispose tous les épisodes du poème odysséen. Le poète n'invente rien, en effet ; mais il arrange ou plutôt il dispose. Suivant le mode ordinaire des Hellènes, il personnifie d'abord les principaux éléments d'un site ou d'une région : la Colonne devient Atlas, la Cachette devient Kalypso. Puis il unit ces personnages par des liens de dépendance ou de parenté, suivant encore le mode ordinaire des Hellènes : Kalypso devient la tille d'Atlas comme Skylla est à Mégare la tille de Nisos. Enfin, — et il faut bien noter cette troisième opération, — il dispose autour de ces personnages, comme attributs, qualités ou domaines, les éléments secondaires du paysage ou des pays voisins. Il donne à Atlas les courants pernicieux du détroit : Atlas devient le pernicieux. Il donne à l'île de Kalypso la grande vigne du cap Ampelousia, les grands arbres de la côte mauritanienne, les sources de la rive africaine ou espagnole, bref toutes les particularités que son périple écrit du Détroit lui signalait. Car ce procédé suppose l'existence d'un périple, d'un document précis, minutieux et exact qui fournissait au poète tous les éléments de sa construction anthropomorphique. L'Odysseia en cela est une œuvre vraiment grecque. La part de la fantaisie et de l'imagination y est restreinte. L'ordonnance et la logique sont l'apport principal du poète, qui emprunte ses matériaux, mais qui les taille à la mode grecque. pour leur donner une forme anthropomorphique, et qui, surtout, a grand souci de les appareiller et de les unir savamment pour en faire un ensemble. L'Hellène est, avant tout, un sage ordonnateur.

C'est par le même procédé que le poète fait construire le radeau d'Ulysse dans l'île de Kalypso. Il s'agit ici non d'un vaisseau ordinaire, mais d'une embarcation spéciale, d'un radeau que le poète n'a pourtant pas inventé. Son périple devait le lui fournir : Les indigènes du détroit, dit encore Aviénus[87], se servaient jadis de radeaux à fond plat.

C'est l'un de ces radeaux à fond plat que construit Ulysse. On a voulu tirer de ce texte de l'Odyssée des renseignements sur la construction des vaisseaux homériques[88]. Il ne s'agit pas ici d'un navire, νηΰς. C'est une εύρεΐα σχεδίη, dit le poète[89], un large radeau, rates planiore fundo.

Et le poète spécifie bien la différence entre ce radeau et un bateau ordinaire, car Ulysse répond à Kalypso : Tu veux que je me hasarde à traverser une telle étendue de mer sur un radeau, alors que les bateaux n'osent pas tenter l'aventure[90].

Dans un autre détroit, à l'extrémité de la mer Arabique (dans notre détroit de Bab-el-Mandeb), au pied d'une autre colonne que les anciens nommaient la Colonne de Sésostris, Strabon et le Pseudo-Arrien mentionnent la même coutume des indigènes qui se servent pour la traversée, non de vaisseaux, mais de radeaux[91]. La mer Rouge a connu longtemps encore de telles embarcations.

Le premier janvier 1616, dit P. de la Valle, je fis apprêter une barque qui portoit sa voile parce qu'autrement elles ne vont point, et me mis un peu au large sur la Mer Rouge pour aller pescher. La structure de la barque estoit extravaguante, parce que les pièces de bois de son bâtiment, outre qu'elles y estoient fort rares et fort minces et délicates, n'estoient jointes ensemble que par le moyen de certaines cordes poissées, et tout le reste de l'équipage au lieu de planche estoit de cuir avec la voile de natte de joncs. Mais je ne m'en étonnai pas, parce que sur le Nil j'en avois veu de semblables, qui viennent de fort loin et même d'Éthiopie et qui sont faites de petites pièces de bois, que de seules chevilles de la même matière unissent et joignent parfaitement ensemble, sans se mettre en peine de clous et de liens de fer que nous employons avec tant de profusion à la structure de nos vaisseaux.... Cette façon de construire des barques sans clous, avec des chevilles de bois ou des cordes poissées, n'est pas inventée à cause des montagnes d'aimant, comme veulent quelques hâbleurs, mais plutost pour la rareté du fer qui y est cher extrêmement, et que l'usage en est tel parmi eux[92].

Le radeau d'Ulysse est construit de la même façon. Il se compose essentiellement d'un plancher de bois, qui supporte à l'avant et à l'arrière des gaillards, des ikria, analogues aux châteaux de proue et de poupe des navires. Un bordage ceinture le tout. Le plancher est fait, non de planches, mais de poutres, de vingt arbres équarris, écorcés et alignés au cordeau, qui sont chevillés les uns aux autres et réunis par des liens.

Quand la première vague soulevée par Poséidon retourne le radeau, et balaie Ulysse dans la mer, le héros remonte sur le plancher retourné. Mais cette face ne présente pas de château, d'ikrion, où le pilote puisse prendre place. Ulysse vient donc s'asseoir juste au milieu du plancher, car, sur cette face, le radeau n'a pas non plus de bordage et il faut rester au milieu pour n'être pas balayé par la vague. Au milieu du radeau retourné, Ulysse reste assis : il compte demeurer là tant que les poutres du radeau bien lié se maintiendront ensemble[93].

Mais un nouveau coup de mer disperse les poutres comme un coup de vent disperse les pailles légères. Alors Ulysse saisit l'une des poutres et la dirige comme un cheval. Il est à cheval sur une poutre : il n'est pas assis ou couché sur une planche. Rien ne fait mieux voir la différence entre son radeau et les bateaux ordinaires qu'un autre récit de naufrage au chant XIV de l'Odyssée (v. 305-315). Il s'agit ici d'un naufrage de bateau, que la foudre de Zeus fait aussi chavirer et retourne entièrement.

Tous les hommes tombent du navire et se noient. Le seul Ulysse est sauvé parce que Zeus lui met entre les mains un morceau du mât flottant, sur lequel Ulysse parvient à se hisser. Dans un bateau ordinaire, le mât seul peut jouer le rôle de monture auquel la première poutre venue de notre radeau sera propre.... Le radeau n'est donc pas fait de planches comme les vaisseaux, mais de poutres, δούρατα.

Sur ce plancher, sont cloués les ΐκρια, les châteaux d'avant et d'arrière. Ce sont deux estrades dont les parois sont faites de courtes planches dressées en hauteur sur le plancher, et dont le dessus est fait de longues planches servant de pont.

Le gaillard d'arrière porte un gouvernail. C'est là qu'Ulysse vient s'asseoir. comme le pilote et le capitaine sur les ikria des vaisseaux. Il y reste tant que la tempête ne retourne pas le radeau, et il tient le gouvernail, les yeux fixés sur les étoiles. L'ikrion d'avant porte un mât avec une hune.

Je traduis par hune le mot homérique epikrion en me reportant aux vaisseaux égyptiens de la XVIIIe dynastie ou, mieux encore, aux vaisseaux des Peuples de la Mer. Le château d'en haut, l'epikrion, désigne, je crois, cette hune en forme de cuve, la gabie, qui couronne le mât et dans laquelle se tient une vigie : Comme les Arabes, dit P. Lucas, ne sont pas navigateurs, ils ne voyagent jamais que le jour, ayant un homme sur la proue et l'autre sur le haut du mât pour observer la mer. Ils mouillent d'abord que le soleil est prêt à se coucher et ne lèvent l'ancre que lorsqu'ils ont le vent en poupe, employant ainsi deux ou trois mois à une navigation de sept ou huit jours[94]. Les indigènes du Détroit devaient naviguer ainsi. Sur leurs radeaux plats, les ikria peu élevés ne leur permettaient pas de dominer la mer ni d'apercevoir les dangers assez tôt pour les éviter. Il leur fallait un château supérieur, un epikrion juché au sommet du mât. La vigie se tenait sur cet epikrion et donnait des avis au pilote assis sur le château d'arrière. Le mât devait être implanté sur le château d'avant. J'imagine le radeau d'Ulysse d'après tel monument figuré où nous voyons Héraklès étendu sur un pareil radeau, qui porte une voile à l'avant et, contre le bordage. des cruches arrimées[95] : La déesse, dit l'Odyssée, lui donna une outre de vin, une outre d'eau, et un sac de provisions.

Pour empêcher que le flot ne balaie du plancher ses provisions de route et les autres présents de Kalypso, Ulysse tresse un bordage en claies d'osier.

Je me demande s'il ne faudrait pas serrer ici le texte d'Aviénus d'aussi près que possible et lui faire dire tout ce qu'il peut dire. Texere rates signifie sans doute dans la langue poétique construire des vaisseaux. Mais proprement texere veut dire tresser. Les radeaux de la Mer Rouge avaient leur voile en natte de jonc. Les radeaux du Détroit devaient avoir aussi des parties tressées : si leurs voiles étaient des tissus de lin ou de chanvre fournis par les Phéniciens. le bordage devait être en treillis d'osier ou de jonc. Ces radeaux d'Aviénus me paraissent semblables de tous points à notre radeau homérique. Il se peut même qu'entre le texte odysséen et le texte d'Aviénus, il y ait des ressemblances plus précises encore. Le treillis doit servir, dit l'Odyssée, à écarter le flot, κύμβτος εΐλας έμεν : Aviénus dit la même chose en un long vers plus obscur,

quo cumba tergum fusior brevius maris

prælaberetur.

A voir cette ressemblance, j'en arrive à envisager la possibilité d'une source commune, d'un seul et même périple qu'à plusieurs siècles de distance, Aviénus et le poète odysséen auraient connu tous deux. Aviénus avoue ses emprunts au périple carthaginois d'Himilcon. Je ne dis pas que ce même périple d'Himilcon a servi au poète odysséen. Mais nous savons comment, à travers les marines successives ou les diverses époques d'une même marine, les auteurs de périples se copient les uns les autres. A la mode de nos Instructions nautiques, à la mode des périples grecs ou des portulans italiens, les vieux périples sémitiques se transmettaient dans les mêmes termes les mêmes observations : Himilcon répéta pour Aviénus ce que ses prédécesseurs avaient raconté déjà au poète de l'Odyssée.

Car c'est un périple sémitique, — ou une traduction de périple sémitique, — que le poète odysséen eut devant les yeux. Au seul contenu de ce périple, on pourrait deviner qu'il n'était pas grec, puisqu'il nous décrit des parages inconnus aux Grecs de ce temps-là : les Achéens n'étaient pas allés jusqu'aux Colonnes ; l'Île de la Cachette ne leur était pas connue. Mais, en outre, le texte même et les noms odysséens nous donnent un plus sûr argument : Abila-Atlas, Ispania-Kalypso forment des doublets tellement unis que ces jumeaux ont sûrement la même origine. Il est vrai qu'on pourrait supposer encore que tous les deux, par des voies différentes, sont venus d'un même original indigène : chacun de son côté, mais sans communication de l'un à l'autre, le Sémite et le Grec auraient traduit l'onomastique berbère. Il est des indices prouvant que les choses n'ont pas dû se passer ainsi. Notez d'abord la ressemblance que nous avons trouvée entre la cosmographie odysséenne et les conceptions levantines du firmament et des piliers célestes. Regardez ensuite certaines expressions du poète. L'île de Kalypso, nous dit-il, a de molles prairies de persil et de violettes.

Perejil est une île du Persil et c'est une île de violettes ou de statices violettes. Mais ce bloc de rochers n'a rien d'une prairie, au sens que les Grecs et nous-mêmes nous donnons à ce terme. Ce n'est pas une molle prairie où l'herbe drue pousse dans la terre humide. Perejil n'a que des étendues rocheuses, deux tables de calcaire couvertes de végétation arborescente et de maquis.— C'est à ces étendues plates, à ces plantations d'arbres, à ces tables de persil marin et de statice, que le périple sémitique donnait le nom de abel, exactement comme l'Écriture donne à telle plantation de vigiles ou d'acacias les noms de Abel-Keramim, l'abel des vignes, — Άβελ Άμπελών, dit Eusèbe, — ou Abel-as-Sithim, l'abel des Acacias. Les Sémites connaissent peu nos prairies grasses et vertes, nos prés de gazon mou et de foin haut. Leurs abel ne sont que des étendues verdoyantes à peu près plates. Traduisant avec raison abel par λείμων, prairie, le poète a eu le tort seulement de se représenter une prairie grecque, molle, humide, un peu marécageuse. Il ne s'est trompé que pour avoir accordé trop de crédit au texte original et pour avoir traduit par un mot à mot trop fidèle toutes les expressions de son modèle sémitique.

Voyez d'autre part comment, dans le voisinage des Colonnes, les us et coutumes des premiers navigateurs ont laissé leurs traces. Les Sémites de Carthage ou de Tyr, comme leurs cousins d'Israël, devaient avoir le nombre sept pour nombre rituel. Nous avons déjà retrouvé ce nombre dans les rites du Kithéron et dans les mesures de Thèbes la Béotienne. Sept domine les traditions et les mesures du Détroit. Atlas, qui se dresse à l'extrémité du couchant, Atlas, au pied duquel habitaient jadis les Éthiopiens du Couchant, au pied duquel habitent aujourd'hui les Maures du Maghrib-el-aksa (de l'Extrême Couchant), Atlas-Colonne du Soir était le père des sept Nymphes du Couchant, des sept Hespérides. A ses pieds, est le monument des Sept-Frères. Les roseaux merveilleux y ont sept coudées de haut. Une caverne merveilleuse y a sept stades de profondeur[96]. Entre la Colonne de Libye et Carthage, il y a sept jours et sept nuits de navigation ; mais Skylax, qui nous donne cette distance, ajoute aussitôt, de très belle navigation[97]. Certains prétendent que le Détroit n'a que sept stades entre les Colonnes[98]. Entre les Colonnes et Ophioussa, le trajet par terre est de sept jours[99].

Le périple de l'Ibérie, au dire du même Skylax, serait aussi de sept jours et de sept nuits[100]. Pour d'autres, la largeur minima du détroit était de septante stades. Des Colonnes au détroit de Sicile, il y a sept mille stades (la terre doit avoir alors septante mille stades), et il y a sept mille stades encore des Colonnes à Marseille[101]. L'île de Gadir, dit Pline, est proche du continent, dont moins de sept cents pieds la séparent à l'endroit le plus resserré et plus de sept mille pas à l'endroit le plus large[102]. Hérodote use, au contraire, du système décimal des Grecs (nous reviendrons là-dessus). Il met dix jours d'intervalle entre les tertres de sel qui jalonnent le Rempart des Sables à travers toute la Libye,  et ce Rempart va de Thèbes aux Colonnes d'Hercule[103]. Or il semble que l'Odyssée use concurremment des deux systèmes. La première tempête, qui chasse Ulysse des mers grecques vers l'île de Kalypso, le ballotte durant neuf jours et le pousse la dixième nuit sur l'île de la Cachette. Mais dans cette île sémitique Ulysse reste sept ans prisonnier.

La huitième année, Zeus ordonne à Kalypso de le délivrer et déclare que le héros arrivera le vingtième (10 x 2) jour chez les Phéaciens. Ulysse construit son radeau ; il travaille quatre jours et le cinquième tout est prêt. Il s'embarque : un bon vent le pousse ; dix-sept jours, il navigue sur les mers sémitiques, puis sur les mers grecques : le dix-huitième jour il aperçoit la terre des Phéaciens.

Il semble bien que nous ayons dans l'Odyssée l'alternance ou la combinaison des deux rythmes sept et cinq, et que cette numération soit, comme la toponymie, gréco-sémitique. Or, comme la toponymie, cette numération suppose une source écrite, un périple étranger, qui ne compte pas en dizaines ou douzaines les distances approximatives, mais en semaines.

En résumé, l'île de Kalypso au pied de l'Atlas ne peut être Ispania au pied d'Abila, la Cachette au pied du Pilier, Perejil au pied du Mont aux Singes, que si deux conditions sont remplies :

1° Il faut que le poème soit contemporain d'une thalassocratie phénicienne ou postérieur à cette thalassocratie, car il faut qu'aux temps odysséens les marines sémitiques soient, d'une part, en possession des Colonnes et, d'autre part, eu contact avec la Grèce homérique.

2° Il faut que le poète grec ait eu sous les yeux l'original ou la traduction d'un périple sémitique.

Si nous ne prouvons pas que l'une et l'autre de ces conditions étaient remplies, on pourra toujours invoquer contre nous les rencontres surprenantes et les effets du hasard. Les dévots de l'hellénisme croiront défendre le poète homérique en disant que les similitudes signalées par nous sont tout accidentelles entre Ispania et Kalypso. Ils déclareront que bien des îles méditerranéennes présentent entre elles les mêmes ressemblances fortuites et que l'on ne peut rien conclure de ces accidents ou de ces généralités. J'ai reconnu moi-même que bien des iles méditerranéennes peuvent offrir les traits de notre site odysséen : dispersés dans la rade ou dans la plaine de Mégare, ces traits peuvent ailleurs se trouver réunis. Je sais bien que les ressemblances de site ne sont pas seules à identifier Perejil et Kalypso : il y a, de plus, les ressemblances de gîte et de nom. Dans toute la Méditerranée, il n'est qu'un point où Kalypso puisse se rencontrer : c'est le voisinage du Pilier, c'est l'Extrême Couchant ; or dans ce détroit du Pilier, nous voyons que Kalypso porte le nom d'une terre réelle, l'Espagne : seule dans toute la Méditerranée, l'Espagne, I-spania, nous ramène au nom et au site de Kalypso.... Laissons dire pourtant et cherchons notre double preuve.

Que la seconde des conditions, — l'existence d'un périple sémitique, — ait été réalisée, c'est la suite même de nos études qui va nous en donner la preuve. Nous n'avons qu'à prendre l'un après l'autre les épisodes de l'Odysseia : nous verrons aussitôt que l'exemple de Kalypso-Ispania n'est pas fortuit, parce qu'il n'est pas isolé ; de pareils doublets gréco-sémitiques sont au contraire la règle et l'explication de l'Odysseia tout entière. Si l'on veut sur-le-champ un exemple typique et bref, l'île de Kirkè, νήσος Κίρκης, se nomme pour le poète odyssées Aiaiè, Αίαίη. Or Kirkè, Κίρκη, est un mot grec, le féminin de Kirkos, κίρκος, qui signifie l'épervier : νήσος Κίρκης signifie donc l'île de l'Épervière. D'autre part Ai-aiè, est un double vocable sémitique, qui veut dire aussi l'île de l'Épervière : en hébreu aie, signifie en effet l'épervier ou plutôt l'épervière (car c'est un féminin dont κίρκη est la traduction rigoureuse) et ai ou i, signifie île, comme nous l'avons vu. Ai-aiè, Αίαίη, est donc la traduction exacte ou l'original de νήσος Κίρκης. Il existe une série de pareils doublets dans tous les récits de l'Odysseia : un à un, nous allons les retrouver.

Mais la première condition est réalisée elle aussi. L'existence de la thalassocratie phénicienne peut être prouvée par les différents passages où les poèmes homériques eux-mêmes nous mentionnent les voyages et le commerce des Sidoniens. Ces passages, il faut, avant d'aller plus loin, les réunir et les expliquer pour comprendre la justesse d'une opinion courante parmi les Anciens : Les Phéniciens, dit Strabon, possédaient la meilleure partie de l'Ibérie et de la Libye avant les temps homériques[104]. Voyons ce que les poèmes homériques nous apprennent des navigations phéniciennes.

 

 

 



[1] Strabon, XVI, 826.

[2] Hérodote, IV, 184. Cf. Daremberg-Saglio, s. v. Atlas.

[3] Instructions nautiques, n° 259, p. 33-34, 6.

[4] Sur tout ceci, cf. Paulys Real Encycl., et Daremberg-Saglio. s. v. Atlantes.

[5] Instructions nautiques, n° 760, p. 1-2.

[6] Dionysos, Orb. Descript., v. 67-68.

[7] G. Maspero, Hist. Anc., I, p. 17-18.

[8] Pomponius Mela, III, 10. Cf. Schol. in Oppian., Halieut., 619.

[9] Cf. Paulys Real Encycl., s. v. Atlas. Voir aussi Nægelsbach, Homer. Theol., p. 81.

[10] Dionysos, Orbis Descript., v. 65 et suiv.

[11] Cette conception est clairement exposée par Diodore, IV, 18. Cf. Pline, III, 1.

[12] Hésiode, Théogonie, 517.

[13] Diodore de Sicile, IV, 27.

[14] Euripide, Hippol., 774.

[15] Scymnus de Chios, 187-189.

[16] Scymnus de Chios, 170-175.

[17] Scymnus de Chios, 164.

[18] G. Maspero, Hist. anc., I, p. 77-78.

[19] G. Maspero, Hist. anc., I, p. 77-78.

[20] Odyssée, XV, 529 ; XVII, 565.

[21] G. Maspero, Hist. anc., I, p. 18, note 1.

[22] Pline, II, 67, 4.

[23] Strabon, III, 169.

[24] Je cite d'après l'édition A. Holder, 1887.

[25] IV, 414-415. Pour les Ora Maritima, je renvoie le lecteur à l'article de Pauly-Wissowa sur Aviénus et à Th. Reinach, Rev. Et. Gr., 1898, p. 39.

[26] IV, 445-448.

[27] Instructions nautiques, n° 760, p. 90.

[28] IV, 449-463.

[29] Michelot, Portulan, p. 37.

[30] IV, 539-350.

[31] Odyssée, VII, 20.

[32] Pomponius Mela, I, 5.

[33] IV, 610-615 ; III, 268-269.

[34] Cf. Deutéronome, XI, 26-29 ; cf. Smith, Dict. of the Bible, s. v. Ebal avec carte. Cf. aussi Vigouroux, Dict., s. v. Garizim et Hebal : le nom de Garizim, comme celui de Hebal, ne semble avoir d'étymologie hébraïque que par comparaison avec l'arabe.

[35] Kazimirski, Dict. Arabe, s. v.

[36] III, 110-111.

[37] Mem. Acad. Inscript., 1878, p. 174.

[38] Instructions nautiques, n° 760, p. 39-40.

[39] Geog. Græc. Min., I, p. 90-91. Cf. aussi Strabon, XVII, 827.

[40] III, 106-111.

[41] Pomponius Mela, II, 6.

[42] Instructions nautiques, n° 259, p. 93.

[43] Strabon, III, 170.

[44] Aviénus, IV, 350-358.

[45] Aviénus, IV, 358-370.

[46] Instructions nautiques, n° 259, p. 29-30.

[47] Instructions nautiques, n° 259, p. 78-79.

[48] Hérodote, I, 152.

[49] Strabon, III, 136.

[50] Strabon, III, 170.

[51] Cf. Tissot, op. laud., p. 161-162.

[52] Instructions nautiques, n° 239, p. 98.

[53] Instructions nautiques, n° 239, p. 169.

[54] Instructions nautiques, n° 239, p. 98.

[55] Tissot, op. laud., p. 169.

[56] Instructions nautiques, n° 801, p. 35-34.

[57] Instructions nautiques, n° 801, p. 35-34.

[58] Instructions nautiques, n° 250, p. 13, 27, 51.

[59] Strabon, III, 970.

[60] Tissot, op. laud., p. 169.

[61] Odyssée, VII, 246-247. Cf. El-Bekri, trad. de Slane, p. 241 : On rencontre le port de l'île de Toura : sur la terre ferme, on voit le village qui a donné son nom à l'île et au port. L'île de Toura a l'aspect d'une montagne entièrement séparée du continent ; la côte de la terre ferme se compose de hautes falaises ; le port est situé entre elles et l'île. De là on se rend à Belyounech dont le village est bien peuplé et abonde en fruits. De cet endroit au port de l'île de Toura, il y a cinq milles par terre.

[62] Odyssée, V, 101-102.

[63] Cf. H. Lewy, Semit. Fremdwört., 146.

[64] Polybe, III, 24, 2 et 4.

[65] Pour tout ceci, cf. H. Lewy, p. 146.

[66] Strabon, III, 147.

[67] Pomponius Mela, II, 2 ; V, 1.

[68] Polybe, III, 33.

[69] Pomponius Mela, II, 6.

[70] Strabon, III, 166.

[71] Charax, F. H. G., III, 637.

[72] Strabon, XVIII, 802.

[73] Hérodote, IV, 191-96.

[74] Hérodote, IV, 192.

[75] Cf. Dict. berbère, Paris. Imp. Roy., 1844.

[76] Tissot, op. laud., p. 172.

[77] Aboulféda, trad. Reinaud, II, p. 185.

[78] Pomponius Mela, I, 5.

[79] Cf. Roscher, Lexic. Myth., s. v. Ogyges et Ogygos.

[80] Strabon, III, 149.

[81] Strabon, XVI, 826 ; Instructions nautiques, n° 259, p. 99.

[82] Pausanias, I, 33, 5.

[83] Strabon, XVI, 326.

[84] Tissot, op. laud., p. 187.

[85] Geog. Græc. Min., I, p. 94.

[86] Edrisi, trad. Jaubert, II, p. 18.

[87] Aviénus, IV, 377-380.

[88] Buchholz, Homer. Realien, II, p. 246 et suiv.

[89] Odyssée, V, 162-163. Cf. E. Warre, Journ. Hellen. Stud., V. p. 209.

[90] Odyssée, V, 174-176.

[91] Strabon, XVI, 769 ; Arrien, Peripl. Mar. Eryth., éd. Didot, p. 264.

[92] P. de la Valle, I, p. 269.

[93] Odyssée, V, 361-362.

[94] P. Lucas, III, p. 184.

[95] Cf. Mélang. Arch. Hist., 1892, p. 270 : E. Courbaud, La navigation d'Hercule.

[96] Strabon, XVI, 825-826.

[97] Geog. Græc. Min., I, p. 90.

[98] Aviénus, 369-371.

[99] Aviénus, IV, 151.

[100] Geog. Græc. Min., I, p. 17.

[101] Strabon, III, 105-106, 122-123. Cf. dans Edrisi, trad. Jaubert, I, p. 5, et II, p. 11, les Sept mers du monde et les Sept collines de Ceuta.

[102] Pline, IV, 36.

[103] Hérodote, IV, 181-185.

[104] Strabon, III, 150.