LES PHÉNICIENS ET l'ODYSSÉE

LIVRE TROISIÈME. — KALYPSO.

CHAPITRE II. — UNE STATION ÉTRANGÈRE.

 

 

Voilà toutes les raisons qui font de l'île de Kalypso un coin de paradis, et voilà toutes les conditions que doit réunir le port idéal, au gré de ces premiers navigateurs. Il est peu de mouillages qui les réunissent toutes. Mais chaque fois que l'une de ces conditions est convenablement réalisée, le port voit arriver les flottilles étrangères et, dans les périples comme dans la langue des thalassocrates, ce port est soigneusement noté. Les équipages lui donnent un nom. Les périples ont grand soin de le décrire. Il devient célèbre parmi les marines du temps. qui toutes d'ordinaire le désignent sous la même appellation, et cette appellation est fournie, le plus souvent, par telle des particularités étudiées tout à l'heure, arbres, oiseaux, sources, prairies, guettes, cavernes, ou par la forme et la grandeur du mouillage. Les marines méditerranéennes ont toujours eu des Pierres du Corbeau, des Roches aux Mouettes, des Îles des Vignes ou des Oliviers, etc. Les Grecs et les Latins avaient leurs Ports de la Caverne, Άντρων, Spelunca, leur Île des Éperviers, Ίεράκων νήσος, Accipitrum insula, leur Île des Pins, Πιτύουσσα, leur Port des Cyprès, Κυπαρισσία, etc. Avant eux, on peut être sûr que leurs prédécesseurs usaient déjà de noms pareils. Si donc on peut faim l'hypothèse (et l'étude de la Pylos homérique nous y a conduits) qu'avant les Grecs une marine sémitique exploita la Méditerranée, peut-être dans la plus vieille, onomastique méditerranéenne devons-nous retrouver quelques-uns de ces vocables sémitiques. Pour l'un de ces vocables, la recherche n'est ni longue ni difficile.

L'Ile des Éperviers du monde grec et latin était située sur la côte Sud-ouest de la Sardaigne, dans la rade de Carloforte que fréquentaient et que fréquentent toujours les bandes de thons avec les bandes d'oiseaux de proie qui les suivent : d'où le nom de cette île. Nous savons que les côtes sardes avaient été colonisées par les Carthaginois et par les Phéniciens avant eux. Pline donne à notre Ile des Éperviers le nom de E-nosim[1] : ce nom de E-nosim forme avec Accipitrum Insula un doublet latino-sémitique. Car le mot sémitique אי, ai, ou י, i, veut dire île : sous la forme ai, e, i, αί, έ, ί, on le retrouve comme syllabe initiale dans un grand nombre de vocables insulaires des Grecs et des Latins ; les géographes et les éditeurs du Corpus Inscriptionum Semiticarum[2] ont signalé les nombreuses îles méditerranéennes dont le nom commence par ce monosyllabe, E-busus, Ae-naria, I-gilium, etc. Quant à nosim, l'orthographe sémitique nous en est donnée par une inscription punique trouvée en Sardaigne et parlant de cette même île des Éperviers : c'est נעמ, nosim, pluriel de נץ, nes ou nis, qui en hébreu veut dire épervier. La transcription de Pline est exacte. Le n latin ou le ν grec sont l'équivalent du נ sémitique. La seconde consonne, ע, est une dentale-sifflante que tous les Sémites possèdent et que l'alphabet hébraïque intercale entre le p et le q. Mais les Grecs et les Latins, impuissants à la prononcer comme nous-mêmes, l'ont rejetée de leur alphabet. De cette lettre unique, les Arabes ont fait une sifflante, sad, et une dentale, dad. Il semble bien que chez les Chananéens de l'antiquité cette lettre était susceptible aussi de deux prononciations. En transcrivant les noms sémitiques, les Grecs l'ont rendue tantôt par une sifflante, tantôt par une dentale : dans les deux mots Sidon, Σίδων, et Tyr, Τύρος, c'est la même consonne initiale ע qu'ils rendent par un Σ d'un côté, par un Τ de l'autre. Nous avons donc la transcription régulière de נעם en nosim et nous pourrions transcrire le singulier נץ en nes ou nis : si nous ajoutons une terminaison latine ou grecque, — ce que les Anciens font toujours en pareil cas, — nous aurons le doublet nesus ou nisus, νέσος ou νίσος = ίέραξ, accipiter.

De même, pour la Caverne : on doit retrouver dans la plus vieille onomastique méditerranéenne quelques noms semblables à cette Caverne des Sidoniens, Megara Sidonim, dont parle l'Écriture[3]. La transcription grecque et latine de ce megara serait sans doute megara, μέγαρα. Il ne peut y avoir doute que pour la seconde consonne, ע, rendue par un γ ou un g. Cette consonne ע occupe dans l'alphabet hébraïque la place de l'o dans les alphabets grec et latin. C'est une gutturale profonde, que nos gosiers sont inaptes à émettre et que les Grecs et les Latins furent incapables aussi, paraît-il, de prononcer. De cette consonne inutile pour eux, ils firent une voyelle. Dans l'alphabet arabe, cette consonne, dédoublée comme le ע, donna deux lettres aussi, une gutturale rauque, le gaïn, et une gutturale très atténuée, le 'aïn. Les deux noms de ces lettres arabes marquent la différence d'impression qu'elles produisent sur nos oreilles. Nous entendons le gaïn comme un g dur. Le 'aïn ne représente pour nous qu'une sorte d'hésitation, d'aspiration ou d'expiration que nous sommes incapables de noter et que nous négligeons le plus souvent de rendre dans nos prononciation et transcription de mots arabes. Le aïn hébraïque et phénicien devait produire le même effet sur les oreilles grecques ou latines. Tantôt rauque, il devenait pour les Anciens un γ ou un g, comme dans עוה, Γάζα, Gaza, ou עכירה, Γόμορρα, Gomorrha, ou פעור, Φόγωρ, Phogor, etc. Tantôt faible, il n'était pas perçu, dans le phénicien surtout, il devait souvent échapper à l'oreille, puisque les Phéniciens eux-mêmes négligeaient de l'écrire en un grand nombre de leurs mots, comme Ba'al, qu'ils écrivent Bal. Parfois aussi cette gutturale profonde donnait l'impression de la voyelle o, par quoi les alphabets grec et latin l'avaient remplacée, et Ba'al devenait Βώλος pour les Grecs, Bolus pour les Latins, Άγιβώλος, Aglibolus ; de même Booz, Noema, Odollam, Βόοζ, Νόεμα, Όδόλλαμ, etc. Mais dans megara, il est plus probable que le ע devait être bien perceptible. Nous en pouvons juger peut-être par un doublet gréco-sémitique. En Béotie, dans le pays de Kadmos, on donnait le nom de mégare, μέγαρον, à des antres ou à des trous sacrés, que l'on ouvrait pour certaines fêtes et où l'on jetait des offrandes aux dieux, en particulier à Déméter : Μέγαρα, dit Hesychius, désigne les demeures souterraines et les gouffres : ces mégares béotiens ne sont que d'anciens mégares, d'anciens trous des Sémites.

Reste à trouver le nom de la source : il est le même dans toutes les langues sémitiques, 'in. Il nous est devenu familier depuis que les Arabes ont semé tout le long de la Méditerranée africaine leurs Aïn-Amour, Aïn-Berka, Aïn-Sefra, etc. C'est ainsi du moins que nous transcrivons le mot arabe, où le aïn initial est faible ; par conséquent nous ne pouvons pas rendre cette consonne exactement. Mais si la vocalisation arabe donne aïn, il est vraisemblable que la vocalisation chananéenne avait adouci l'a et nous voyons dans l'Écriture des 'Ein-Akore, 'Ein-Rogel, 'Ein-Giddi, que Pline transcrit Engadda, et les Septante Έναγάλλειμ, Ήναδδα, Έν.'Ρεμμών. Pour les Grecs, la transcription de עין, pouvait aussi, comme nous l'avons expliqué plus haut, être 'in ou 'oin, suivant que l'on ne tenait pas compte du ע initial ou qu'on le rendait par un o : les sources du Sahara actuel s'appellent sur nos cartes In-Salah, In-Rhar, etc.

On pourrait appliquer le même travail de translation à tous les mots caractéristiques de notre mouillage idéal. Le nombril, όμφαλός, homérique nous conduirait au tabour hébraïque et peut-être aux monts insulaires I-taburios, Ί-ταβύριος, ou A-taburios, Ά-ταβύριος, qui sont les nombrils de Rhodes et de la Sicile (le ט initial est rendu le plus souvent par le τ grec).... Mais formons déjà un système toponymique avec les trois noms nis, megara et 'in, que nous venons de trouver. Ce système ligure dans l'onomastique de la Méditerranée primitive. Sur les côtes de Grèce, en effet, une ville de Mégare, Μέγαρα, a son échelle, Nisa, Νίσα, et sa déesse Ino, Ίνω, et voilà qui mérite de nous arrêter, d'autant que l'histoire et la destinée de Mégare, envisagées du point de vue grec, sont tout à fait incompréhensibles.

Non seulement d'après la légende, mais encore d'après l'histoire certaine, Mégare fut quelque temps, au début de la période hellénique, une grande place de commerce, une grande puissance navale, une fondatrice de colonies. Or, dans la Grèce vraiment grecque, Mégare n'a jamais eu ce rôle. Ni la situation ni la nature de son pays ne semblent la destiner à l'empire de la mer. Au milieu d'une petite plaine, que resserrent de toutes parts les montagnes arides, Mégare ne peut nourrir ni une grosse population ni un grand commerce. Un peu de blé et de vin, un peu de bois et de goudron, c'est tout ce que les navires viennent charger en cet endroit. Mégare ne nous apparaît pas, non plus, comme le terme ou le carrefour de nombreuses routes terrestres et maritimes. Pour la traversée de l'Isthme, Corinthe est bien mieux située. Pour la pénétration vers l'intérieur, vers les marchés de l'Attique ou de la Béotie, Éleusis et le Pirée semblent bien plus commodes. Du point de vue grec, Mégare n'est donc rien et Mégare, au temps de la puissance grecque, n'a joué aucun rôle. Si, parfois, son nom est cité dans l'histoire vraiment grecque, c'est que son territoire et son peuple servent de terrain de rencontre aux armées ou aux intrigues des Spartiates et des Athéniens.... Et pourtant tous les hellènes se souviennent qu'un instant elle a été maîtresse de la mer. Ses marins s'en allaient, dit-on, jusqu'au fond du Pont-Euxin et de la mer Occidentale. Certains prétendent même que les colonies de Mégare ont bordé la côte sicilienne et la route de la Kolchide.... Entre ces deux chapitres de l'histoire mégarienne, il y a contradiction. Faut-il, pour cela, nier la grandeur préhellénique de Mégare ? ou cette grandeur même peut-elle nous être expliquée par un ensemble de conditions et de causes, qui prévalaient alors et qui disparurent ensuite ? Le problème des origines mégariennes vaut qu'on s'y arrête, non pas seulement comme devant un témoin bien caractéristique d'une époque disparue. Nous savons, en outre, que la tradition pylienne revendiquait pour les fondateurs de Pylos une parenté avec les fondateurs de Mégare : le héros Kléson était venu de Mégare fonder la première ville pylienne ; il était fils du héros Lélex, qui était venu d'Égypte fonder Nisa, la première ville mégarienne[4]. Dans la question odysséenne, Pylos tient une place qui nous apparaîtra de plus en plus grande : les origines de Mégare nous fourniront quelque certitude sur les origines de Pylos.

Au fond du golfe Saronique, la côte orientale de l'isthme de Corinthe et les rivages occidentaux de l'île (le Salamine forment une rade qui de tout temps a beaucoup servi aux petits voiliers. Bordée à l'Est par les deux bras de Salamine, à l'Ouest par les falaises abruptes de l'Isthme, cette rade s'ouvre largement vers le Sud ; au Nord, elle n'est pas entièrement close : un chenal étroit et boueux la met en communication avec la baie intérieure d'Éleusis. C'est la rade ou baie de Mégare :

A partir de Kalamaki (sur l'isthme de Corinthe), disent les Instructions nautiques, la côte, en allant dans l'Est, est haute et forme la base du mont Gerania qui, à 4 milles ½ dans les terres, s'élève à 1570 mètres au-dessus de la mer. Entre la pointe Théodoro, près de laquelle on voit une petite église, et l'île de Salamine, la côte se retire vers le Nord et forme un enfoncement qui s'appelle la baie de Mégare, du nom de la ville bâtie sur une colline à 1 mille 1/4 du rivage. Dans cette baie on ne trouve aucun danger noyé et l'on trouve partout de l'eau profonde ; mais, sous voiles, il faut bien veiller à cause des violentes rafales qui se font sentir par les gros vents du Nord[5].

Tel est, pour nos marins, l'aspect et l'état actuel des lieux. Dans quelques détails, tout au moins, cet état ne semble pas remonter à l'antiquité lointaine. Actuellement, un seul chenal s'ouvre au fond de la baie pour conduire à la rade close d'Éleusis. Nos Instructions nautiques décrivent ainsi ce chenal unique : L'approche de la baie d'Éleusis est bordée par des îlots qui, avec une langue de terre projetée par le continent et recouvrant la pointe saillante de Salamine. forment un chenal étroit et tortueux menant dans la baie ; ce chenal a des petits fonds, la plus grande profondeur y étant de 4 mètres, vase. Durant la première antiquité, ce chenal, unique aujourd'hui, était double. Les îlots, qui le barrent ou qui parsèment son approche, au nombre de quatre aujourd'hui, étaient jadis plus nombreux. La longue langue, aujourd'hui soudée à la côte mégarienne et pointant ses roches vers le rivage sinueux de Salamine, était alors une île aussi.

C'est du moins ce qui ressort pour moi des textes antiques. Je crois que, détachée du continent et mouillée dans la passe, cette île laissait à droite et gauche un double chenal ; le plus grand subsiste encore du côté de Salamine ; le plus petit vers la Mégaride fut comblé par les vases.... Mais je dois légitimer cette opinion par l'étude minutieuse d'un texte de Thucydide qui contredit, je crois, les identifications généralement admises.

Mégare, ville continentale, avait sur le rivage une échelle, Nisaia, Νίσαια. On est d'accord pour localiser cette échelle de Nisaia au pied de la haute colline qui actuellement porte une église de Saint-Georges et qui garde encore les ruines d'une ancienne acropole. Cette identification convient parfaitement aux sites actuels et aux descriptions antiques que nous verrons plus loin. Mais, sur la côte, la Mégare antique avait aussi une île ou une presqu'île, Minoa, Μινώα. Malgré les conclusions concordantes de tous les topographes et commentateurs récents, Lolling, Frazer, etc.[6] la discussion me semble toujours ouverte pour le site de cette île ou presqu'île Minoa. Les Anciens nous en parlent tantôt comme d'une île, tantôt comme d'un promontoire. La plupart des géographes modernes[7] retrouvent cette Minoa près de la chapelle de Saint-Nicolas, sur une toute petite butte rocheuse, qui, noyée aujourd'hui par les alluvions, se dresse dans la plaine marécageuse, au bord de la mer, à l'Ouest de Nisaia, entre Nisaia et les roches Skironiennes. Je vois bien que cette butte put être jadis une île entourée d'eau ou de marais. Mais je ne puis comprendre que les périples lui aient jamais donné le nom de promontoire.

Il faut en effet nous méfier de notre langage et de nos vues de terriens. Les vues de pays de la géographie terrestre diffèrent étrangement des vues de côtes de la géographie maritime. C'est l'altitude des terres, la hauteur des collines au-dessus de l'horizon, qui frappent nos yeux d'abord et que nos cartes notent soigneusement. Mais, dans la langue maritime, un promontoire n'est pas toujours une roche qui pointe vers le ciel ; c'est d'abord une langue de terre qui s'avance dans les flots. La prétendue Minoa, avec son cône presque régulier, se détache nettement sur la plaine : elle sera soigneusement notée et dénommée par les terriens. Mais prenez une vue de côtes et non de plaine : sur cette rive toute hérissée de languettes, de caps et de saillies en dentelles, cette butte continentale ou insulaire, noyée dans les terres ou le marais, n'a jamais pu recevoir le nom de promontoire.... Et rapprochez des textes anciens notre vue de côtes.

Thucydide connaît encore cette île sous le nom de νήσος Μινώα. Deux chenaux la bordent alors. L'un, profond et large, la sépare de Salamine qui projette vers elle le promontoire de Boudoron. L'autre, fort étroit et sans profondeur, la sépare de la Mégaride. Ce dernier chenal n'est à vrai dire qu'une bande de marécages, au travers de laquelle un pont et une chaussée établissent la communication entre l'île Minoa et la terre mégarienne. Thucydide nous explique très clairement cet état des lieux :

Sous Nikias, fils de Nikératos, les Athéniens firent une expédition contre l'île de Minoa, qui git au-devant de Mégare. Les Mégariens s'en servaient comme de forteresse, après y avoir construit une tour. Nikias voyait plusieurs avantages à l'acquisition de cette île. Pour les Athéniens, la garde sur le chenal le plus étroit remplacerait utilement la garde qu'ils avaient au Boudoron et à Salamine (sur le chenal le plus large) ; les Péloponnésiens ne pourraient plus (derrière Minoa) masquer leurs incursions par nier et leurs envois, comme dans le passé, de trières ou de corsaires ; les Mégariens ne pourraient plus rien faire entrer dans leur port. Donc, au moyen de ses machines, Nikias renverse deux tours saillantes, s'ouvre ainsi le passage entre l'île et la terre, débarque et occupe l'île qu'il fortifie du côté de la terre, car une attaque de ce côté était facile, grâce à un pont qui, à travers le marécage, s'en allait de file au continent tout voisin. Ayant terminé cette œuvre en quelques jours et ayant ensuite laissé dans l'île des ouvrages fortifiés et une garnison, Nikias rentre vers Athènes avec son armée[8].

C'est par voie de terre que se fait l'expédition de Nikias, dit Thucydide. Dans cette période de la guerre, les Athéniens, chaque année, font une incursion en Mégaride, avec toutes leurs forces de terre, citoyens et métèques[9]. Quelquefois. quand la flotte athénienne est dans le voisinage, elle vient aussi prendre part à la réjouissance, et l'on coupe les oliviers, on brûle la moisson, on pille à cœur joie[10]. Mais cette expédition annuelle ne peut ravager qu'une partie de la Mégaride : la plaine comprise entre les monts d'Éleusis et les deux forteresses de Mégare et de Nisaia est seule exposée à ses coups. Mégare est défendue par ses citoyens. Nisaia est occupée par une garnison péloponnésienne que les Mégariens ont appelée. Entre les deux forteresses, une ligne de Longs Murs maintient la communication. Ces Longs Murs avaient été construits jadis par les Athéniens, au temps où Mégare était une alliée. Ils rejoignaient la ville à la marine et mettaient la ville à portée des secours, mais aussi des interventions et des agressions de la flotte. Quand les Athéniens, devenus les ennemis de Mégare, vont être maîtres de Minoa. les Mégariens détruiront les Longs Murs qui ne peuvent plus servir qu'à leur amener les incursions athéniennes. Mais celte destruction est postérieure à l'attaque de Nikias. Quand Nikias vient attaquer Minoa, les Longs Murs existent encore. Entre Mégare et Nisaia, entre la ville actuelle et la butte de Saint-Georges, ces Longs Murs opposent une barrière infranchissable à l'invasion de Nikias, et ils mettent à l'abri tout le triangle de plage et de plaine qui, derrière eux, s'étend entre Mégare, Nisaia et les roches Skironiennes — sur notre carte des Chenaux de Mégare, ce triangle serait déterminé par la voie du chemin de fer, la côte et une ligne tirée de Mégare à la butte Saint-Georgio —. Il est donc impossible que Minoa, attaquée par Nikias, soit dans ce triangle. Il ne faut pas la chercher sur la petite butte côtière où les topographes récents l'ont placée[11]. — Cette butte porte les ruines d'une forteresse vénitienne. Les Vénitiens avaient besoin d'une tour qui surveillât la plaine et le golfe, mais non le détroit où ils ne s'aventuraient plus, faute de fond : leur mouillage n'était plus entre Salamine et la Mégaride, mais au-devant de la plage mégarienne, en face de la ville.... — Avant d'atteindre cette butte, Nikias se briserait contre les Longs Murs. Il faut chercher ailleurs.

Nikias veut occuper Minoa pour plusieurs raisons :

1° Les Athéniens ont jusqu'ici gardé l'entrée du golfe d'Éleusis par une garnison installée à Salamine, au promontoire Boudoron : sur cette pointe, un fort et une station navale sont établis pour empêcher toute entrée et toute sortie de Nisaia, port de Mégare[12]. En face du poste athénien et du promontoire de Salamine, les Péloponnésiens sur la côte mégarienne occupent Nisaia où les Mégariens ont remisé dans leur arsenal quarante vaisseaux. Un jour les Péloponnésiens mettent à l'eau cette flotte mégarienne, enlèvent le poste de Boudoron, ravagent Salamine et menacent le Pirée. La preuve est ainsi faite pour les Athéniens que le poste de Boudoron, sur l'entrée la plus large, ne suffit pas. A l'abri [de Minoa], les Péloponnésiens de Nisaia peuvent quelque jour renouveler cette sortie et, par le chenal le moins large, refaire ce qu'ils ont déjà fait, c'est-à-dire menacer Athènes dans son territoire ou ses dépendances les plus immédiates, tenter une incursion de corsaires ou une expédition en règle contre Salamine, Éleusis ou le Pirée ;

2° L'occupation de Minoa doit fermer plus étroitement encore le port de Mégare, c'est-à-dire Nisaia, aux ravitaillements par mer.

Le texte de Thucydide implique donc un certain nombre de conditions pour le site de Minoa : 1° cette île de Minoa commande à la fois le détroit de Salamine et l'entrée de Nisaia ; 2° cette île n'est séparée de la Mégaride que par un étroit canal de marais ou de terrains bas sur lesquels on a pu établir une levée. Dans ces conditions, prenez la carte marine et regardez la longue langue projetée par la Mégaride vers la baie ou passe de Trupika. C'est une roche effilée qui, sur ses façades méridionales et orientales, tombe brusquement et plonge en eau profonde : des fonds de neuf mètres la touchent ; à quelque distance, la sonde marque vingt-quatre et vingt-sept mètres. Mais au Nord, la roche trempe dans les vases d'un petit golfe marécageux qui, sur une moitié de son étendue, n'a pas un mètre de profondeur et qui graduellement, vers la plaine basse, finit en marais d'eau salée. A l'Ouest, la roche ne va pas jusqu'au continent : un isthme bas trace encore l'ancienne passe marécageuse qui jadis unissait le marais du Nord à la rade méridionale et qui faisait de ce promontoire une île. A travers l'isthme, des remparts modernes ont remplacé l'ancien fossé d'eau de mer. Ils ont valu au promontoire son nom de Cap des Murs, Tikho.

En regard de cette carte marine, mettez le texte de Thucydide : jusqu'au moindre détail, vous suivrez alors la marche et les opérations de Nikias[13]. Voilà bien l'île entre les deux chenaux, l'un profond, l'autre à demi comblé déjà. Voilà le marais côtier qui permet du côté de la terre une attaque sur file, et voilà des remparts modernes qui ont remplacé le mur de défense élevé par les Athéniens. Presque rien n'est changé. Au temps de Thucydide, un pont unissait déjà Minoa à la Mégaride. Dès l'antiquité, le travail des hommes ou les alluvions des torrents élargirent cette levée. Le petit chenal devint un marécage, puis une plainette. Aux temps romains, ce travail achevé fait de l'île un véritable promontoire. Strabon décrit un état des lieux tout semblable à celui de nos cartes marines : Après les roches Skironiennes, s'avance la pointe de Minoa, qui forme le port de Nisaia. Ce Nisaia est l'échelle de Mégare, dont il est éloigné de dix-huit stades et à laquelle deux Longs Murs le rejoignent. Cette échelle s'appelait aussi Minoa[14]. Au temps de Strabon, les alluvions. rattachant Minoa à la côte, ont fait que Minoa et Nisaia sont unies. confondues. Elles ne forment plus qu'un bloc de roches et de plainettes, un seul promontoire avec un seul mouillage. Pausanias, qui vint ensuite, tout plein de lectures et de souvenirs classiques[15], rechercha cette île de Minoa, qui avait joué un si grand rôle dans la guerre du Péloponnèse. Il lui fallait une île. Il crut la retrouver dans l'un des îlots rocheux Pakiaki, Trupika, Paki ou Rhevituza, qui sèment encore la rade et le chenal : il nota que, devant Nisaia, s'avance la petite île de Minoa[16]. Ces îlots rocheux, séparés de la côte par de grandes profondeurs (pour l'un de ces canaux, les cartes marines donnent vingt et un mètres), ne sauraient représenter la marécageuse Minoa de Thucydide : l'erreur de Pausanias est certaine et s'explique facilement.

Donc, à l'origine, le chenal entre la baie de Mégare et la rade d'Éleusis était double. Mais dès le Ve siècle avant notre ère, au temps de Thucydide, l'une des passes était à demi comblée, et dès le commencement de notre ère, au temps de Strabon, elle était close. Il est possible qu'avant Minoa d'autres îles pareilles aient eu le même sort. Ce pays de Mégare est une plaine, marécageuse ou sèche, mais unie, d'où émergent, véritables îles noyées dans l'alluvion, quelques bosses rocheuses. C'est l'une de ces bosses, la colline actuelle de Saint-Georges, qui servait d'acropole au bourg de Nisaia, l'échelle de Mégare, et qui s'appelait aussi Nisaia. Une autre bosse toute voisine, consacrée aujourd'hui à Saint-Nicolas, passe à tort pour l'ancienne Minoa : c'est en réalité la butte d'Athèna la Mouette. D'autres encore s'échelonnent sur le pourtour de la baie d'Éleusis.... Au milieu de la plaine, au pied des dernières pentes des monts, deux collines accouplées portaient autrefois la double acropole de Mégare : le bourg actuel en couvre toujours les pentes.

Mégare était la ville principale. Nisaia était l'échelle, le port, le chantier et l'arsenal. Minoa était la forteresse, la guette en travers du détroit. Pris dans son ensemble et dans ses détails, on comprend sans peine qu'aux temps helléniques ce site n'ait pas eu grande importance. La plaine étant petite, étranglée entre le marais et la montagne[17], la capitale ne pouvait être ni très riche ni très peuplée : l'échelle par conséquent n'était pas un grand port. Le détroit de Minoa était de même peu fréquenté. Les Grecs, devenus navigateurs, avaient mis à profit les admirables situations du Pirée et de Corinthe. Le commerce de transit à travers l'Isthme faisait la richesse de l'une. Le commerce de l'intérieur, d'Attique ou de Béotie, descendait vers l'autre, et, la proximité du Pirée transformant toutes les habitudes, le golfe d'Éleusis avait pour grande entrée et pour grande sortie, pour porte commerciale presque unique, non plus le détroit de Mégare, mais la passe du Nord-est, le détroit de Psyttalie. Cet état du commerce implique des Hellènes civilisés, navigateurs, faisant eux-mêmes leurs affaires et ne dépendant plus, pour leur trafic et leurs voyages, des marines étrangères. S'il fut un temps où cette indépendance n'existait pas, les routes et les mouillages avaient sans doute une orientation et une importance toutes différentes. Nos portulans du XVIIe siècle signalent le port et le village de Maigra (Mégare) où l'on fait beaucoup de goudron, de poix et de raze, et quantité de bois de construction ; on y charge beaucoup de bâtiments pour l'Archipel ; on peut aussi charger du blé par tous les villages qui sont du côté de la terre ferme[18]. Mégare est alors un port de chargement. Les marines franques connaissent aussi le Pirée qu'elles appellent Port-Lion : Ce port est fort bon ; il y peut entrer de grands navires et on mouille depuis dix à quinze brasses, fond de vase, à couvert de tous vents ; on ne peut courir aucun risque en y échouant, puisque tout est vase. Du côté du Nord, à environ trois lieues, est un château sur une montagne fort haute qui en est la reconnaissance. On y charge de la cire, de l'huile, des laines et du blé[19]. Mais ce Port-Lion n'a aucune importance. Il ne sert même pas d'échelle à ce village qui apparaît au pied du château, sur la montagne du Nord, et qui est Athènes avec son acropole. Car les portulans nous décrivent, à côté de Port-Lion, l'échelle d'Athènes qui est l'ancien Phalère : Le village est à une lieue, à la montagne ; on mouille devant le village qui reste au Nord et l'on est par les vingt-deux brasses, fond de vase ; il vaut mieux cependant aller au Port-Lion en hiver[20].

Jusque dans le premier quart du XIXe siècle, jusqu'à la délivrance de la Grèce, le Pirée reste une baie désolée, où quelques barques pourrissent dans la vase, auprès d'une misérable douane turque : Ce port, aussi renommé que ceux de Tyr et de Sidon et qui avait contenu jusqu'à quatre cents galères, ne reçoit plus aujourd'hui que des barques de pécheurs. Au fond, on aperçoit quelques masures où s'abrite une pauvre famille turque. Les douaniers, qui sont là comme les gardiens du désert, avaient pris la fuite à notre approche ; nous n'avons trouvé personne pour nous enseigner le chemin[21]. Nous avons expliqué pourquoi cette rade close du Pirée, si commode aux marines indigènes, n'attira ni les marines primitives ni les marines chrétiennes. Les unes et les autres ont préféré la baie ouverte de Mégare. Cette préférence entraînait un complet changement dans les routes de terre.

Parmi les routes terrestres qui aboutissent au Pirée, il en est une que nous avons longuement décrite. A travers la péninsule de l'Attique, elle va, par Dékélie et Oropos, jusqu'au détroit de l'Euripe. C'était la route du commerce antique entre l'Eubée et les marchés d'Athènes. Ce fut aussi la route des armées et des pachas turcs entre la forteresse de Négrepont et le château de l'Acropole. Une autre route plus importante détourne, aujourd'hui encore, vers les quais du Pirée, le trafic de la Béotie et de la Grèce continentale. Partant du Pirée pour aboutir à Thèbes, cette route coupe la plaine athénienne, du Sud vers le Nord-Ouest, franchit au col de Daphni les monts de l'Ouest, redescend dans la plaine d'Éleusis qu'elle traverse tout entière, et gagne la Béotie par les défilés du Kithéron. Aujourd'hui, c'est au long de cette route que montent vers la Béotie les manufactures et les produits de l'Europe, débarqués au Pirée, et que descendent vers Athènes ou vers le Pirée les blés, fruits, vins, bestiaux, etc., de la grande cuvette béotienne. Grâce à cette route, le Pirée est le port de la Béotie sur l'Archipel méridional.

Entre Thèbes et Éleusis, cette route béotienne est tracée par la nature même : sa direction et ses étapes lui sont imposées par les gorges et cols du Kithéron, par la trouée d'Éleuthères. Mais nous voyons bien qu'à partir d'Éleusis, c'est le caprice ou l'intérêt des hommes qui la pousse vers le col de Daphni et vers le Pirée. Un autre parcours s'offrirait à elle, qui la conduirait plus directement à la mer libre. Contournant à l'Ouest le golfe d'Éleusis, elle peut gagner la plaine de Mégare et venir rejoindre nos ports mégariens. A ce tracé nouveau, les indigènes de Béotie trouveront leur avantage. Le port leur sera plus proche, même sils descendent par la grand-route jusqu'à Éleusis et s'ils longent ensuite la plage occidentale de la rade. En réalité ils ont une route plus brève encore. Sans descendre jusqu'à Éleusis, ils peuvent directement venir d'Éleuthères à la baie de Mégare, à travers les monts de Mégaride. par la passe de Kondoura. De Thèbes au Pirée, il faut compter quelque 85 ou 90 kilomètres : de Thèbes à Mégare, il n'y en a guère que 65 ou 70. Et la route vers Mégare est plus sûre, car, entre Éleusis et le Pirée, la passe de Daphni est propice aux coups de main et aux rançonnements. Et pour les bêtes et pour les gens, la route vers Mégare, jalonnée de sources, sera plus commode que le tour oriental de la rade d'Éleusis, où l'on manque d'eau : On ne peut pas faire d'eau dans la baie, disent les Instructions nautiques, parce que les sources, qui font marcher les moulins de Rheiti, sont fortement imprégnées de nitre[22].

A ce tracé, les navigateurs étrangers trouveront aussi leur compte. Notre île de Minoa, qui ferme le détroit, semble créée tout spécialement pour leur servir d'entrepôt. C'est le type même de ces flots côtiers, en travers d'un détroit, que nous venons de décrire. Pour une marine primitive, c'est le débarcadère idéal. Mouillage, aiguade, forêts, plages basses, elle a près d'elle toutes les conditions qui font le bonheur des matelots. Elle est facilement abordable du côté de la mer. Près d'elle les vaisseaux peuvent mouiller et rester à l'ancre : Dans cette baie de Mégare, nous disent les Instructions nautiques, on n'a guère à redouter que les bourrasques du vent du Nord[23]. A l'abri de l'île, au sud de Minoa. les navires sont couverts de tous les vents. Les rochers de Minoa arrêtent les vents du Nord. Les petits flots de Rhevituza et de Trupika masquent les brises et les houles du large. Vers l'Est et vers l'Ouest, les langues de terre et les flots semblent ingénieusement imbriqués pour former paravent tout en laissant les chenaux nécessaires. Nos grands vaisseaux ne seraient pas à l'aise en cet étroit espace. Mais les flottilles primitives y pouvaient manœuvrer.... Du côté de la terre ferme, l'île est facilement abordable et facilement défendable à la fois. Le marécage lui fait un fossé, en travers duquel un pont ou les piles d'un pont volant peuvent porter une route ou un plancher ; le moindre rempart suffit pour clore cette Île du Mur, Tikho. On imagine sans peine un comptoir étranger dans ce site. Une guette au haut des rochers surveille les alentours, plaine et détroits. Le matin, on ouvre le pont sur le fossé et les convois indigènes sont admis. Le soir, le pont est relevé et l'île est close. Minoa étant ainsi te débarcadère des étrangers, Nisaia et Mégare deviennent le bazar et l'avant-bazar des indigènes, le point où les échanges ont lieu, où les deux peuples et, quand ils parlent des langues différentes, les deux langues se rencontrent et se mêlent. Si notre hypothèse est juste, l'onomastique locale gardera peut-être quelque trace d'une période bilingue. De fait, l'onomastique mégarienne est un mélange de noms grecs, que l'étymologie grecque explique sans peine, et de noms étrangers. dont la langue grecque ne peut nous rendre compte[24].

Dans l'antiquité déjà, les trois noms, Megara, Nisaia, Minoa, n'avaient aucun sens pour les Hellènes, qui donnèrent à chacun d'eux une histoire ou une légende explicatives. De ces légendes combinées, on fit ensuite l'histoire primitive du pays. Nisaia avait pris le nom d'un héros qui jadis régnait sur toute la contrée : c'était Nisos, mari d'Abrotè. Nisos avait un cheveu de pourpre et l'oracle lui avait promis que son règne n'aurait pas de fin, tant qu'il conserverait ce cheveu. Mais le Crétois Minos vint attaquer la ville ; Skylla, fille de Nisos s'amouracha de l'étranger et, pour lui assurer la victoire, coupa le cheveu paternel. Maître de la ville, Minos refusa d'épouser Skylla, qui se précipita dans la mer et fut changée en poisson ou dévorée par les oiseaux. Nisos fut aussi métamorphosé : il devint l'un de ces aigles marins, qui chassent sur les flots, et il continua de poursuivre sa fille. Voilà pour Nisaia et Minoa. Quant à Mégare, on racontait que le héros Mégareus, son fondateur, était venu de Béotie, qu'il était fils de Poséidon ou d'Onchestos et qu'il était devenu l'allié de Nisos par le mariage de sa sœur Abrotè. Notons bien cette origine de Mégareus, — l'un de ses fils Evippos fut encore tué par le lion du Kithéron, sur la route d'Éleuthères dont nous parlions plus haut, — et ces relations de Mégare avec la Béotie où les antres sacrés s'appellent des mégares, μέγαρα. A Mégare, Déméter avait l'un de ces mégares. Ce mégare était dans la partie haute de la ville, sur le sommet de l'Acropole que l'on nommait Karia, en souvenir du héros Kar, fils de Phoronée ; le héros Kar régna jadis en cet endroit et c'est lui qui fonda le sanctuaire.

Quand on dresse la liste de ces noms mégariens, il semble bien que l'on ait une longue série de doublets gréco-sémitiques. Prenons l'un après l'autre chacun de ces doublets.

Mégara, qui signifie l'antre, le trou, la caverne, est une transcription exacte, — nous l'avons vu, — du sémitique megara, qui a le même sens. Sur la côte sicilienne, un peu au nord de Syracuse, une ville grecque porte aussi le nom de Mégare. Elle passe pour l'une des premières fondations grecques. Mais Thucydide nous prévient qu'avant les Grecs, les Phéniciens avaient occupé sur tout le pourtour de file les promontoires et les îlots côtiers. Il semble bien (nous reviendrons longuement sur l'occupation phénicienne en Sicile) que cette Mégare soit aussi un Port de la Grotte. Les Instructions nautiques nous décrivent ainsi la rade voisine : Les falaises forment plusieurs criques et l'on y voit de nombreuses grottes ; à 3 encablures vers le nord, se trouve le rocher Grotta Santa, élevé de 11m.,5 et percé d'un trou à la base[25]. Cette Mégare, Μέγαρα, sicilienne s'appelle aussi Meara ou Meura, Μέυρα, et ce second vocable serait expliqué par la double prononciation que nous avons reconnue au aïn sémitique, tantôt guttural et traduit par un g, tantôt faible et négligé dans les transcriptions grecques ou latines. Megara était aussi le nom d'un quartier de Carthage. Megara était encore le nom d'un bourg syrien, dont nous parle Strabon : dans la région de l'Oronte, ce bourg relevait d'Apamée[26]. La région d'Apamée[27] est semée, à l'heure actuelle, de cavernes : ma'arra ou ma'arrat, disent les Arabes, Ma'arra-en-Noman, Ma'arrat Masrin ; maarret ou meguaret, disaient les Croisés, pour qui Ma'arra-en-Noman était la Maarre, et Ma'arrat Masrin la Meguaret Meserin : x(4.11 Martpx-mpiy.wv ôpwv 'Arapitdv, disent les inscriptions gréco-romaines[28]. C'est toujours la même alternance que sur la côte sicilienne, Mégara et Méara, Μέγαρα et Μέαρα ou Μέυρα, le aïn tantôt rendu par un g et tantôt supprimé.

Nisos, changé en oiseau de proie qui chasse sur la mer, nous ramène aussi au doublet gréco-latino-sémitique que nous avons découvert plus haut, grâce à notre île sarde des Éperviers, qui est aussi l'Île des Nises, car nisos n'est que l'épervier des Sémites.

Karia, dit Pausanias, est l'acropole de la ville : c'est la vieille ville, la ville par excellence, la ville tout court comme à Athènes[29]. Or la traduction exacte de ville, πόλις, serait en hébreu קריה, que le texte hébraïque actuel vocalise Kiria, mais dont l'ancienne vocalisation était sûrement Karia : l'arabe dit Karia et, dans les Septante et la Vulgate, on trouve Καρία, Caria, comme transcriptions de certains noms propres où le texte hébraïque dit aujourd'hui Kiria ; c'est ainsi que Kiriat-Iarim et Kiriat-Sepher sont rendus en Karia-s-Sophar, Καριασσώφαρ, et Kariat-Iarim, Καριαθιαρείμ, par les Septante et les lexicographes.

Dès l'abord, voilà trois doublets significatifs. Mais l'onomastique mégarienne semble en contenir beaucoup d'autres. La légende de Mégare connaît deux frères jumeaux, qu'elle nomme Léarchos et Mélikertès. Le premier de ces noms est grec : il signifie Chef du Peuple, Roi de la Ville. Le second a toujours été rapproché d'une épithète de l'Héraklès tyrien, Melkart, le Roi de la Ville : άρχηγέτης, traduit l'inscription bilingue de Malte[30]. Melkart — ΜελικέρτηςArchégétèsRoi de la Ville est bien le jumeau de Roi du PeupleΛέαρχος. Ces deux noms ne sont qu'un doublet ou plutôt une double invocation rituelle, que la suite de la légende va commenter mieux encore. Car Mélikertès. précipité dans les flots par sa mère Ino, fut transporté sur un dauphin à l'isthme de Corinthe. Il y reçut les honneurs divins et le nom de Palémon. Ce dieu, monté sur un dauphin, nous reporte aux cultes de Syrie[31] et, si Mélikertès est un équivalent de Léarchos, Pal-emon ou Bal-emon est de Roi du Peuple la traduction minutieuse : bal, signifie le maître, άρχος, et emon, signifie la foule, le peuple, λαός. Tous les sens que donnent au mot peuple les poèmes homériques, foule, multitude confuse ou multitude ordonnée, armée, le mot emon, dans l'Écriture les a.

La légende et la parenté de Mélikertès-Palémon et du Chef du Peuple ont pour origines, comme tant d'autres légendes grecques, la personnification des différents titres rituels que portait un seul et même dieu. C'est le procédé grec par excellence. L'Hellène analyse et humanise. D'un nom, il fait une personne humaine ou divine, et chaque nom, chaque titre lui fournit un héros ou un dieu. Le Sémite accumule les formules d'adoration et les titres flatteurs autour de ses noms divins : dans l'inscription bilingue de Malte, le texte phénicien invoque le Seigneur Melkart, Maître de Tyr, Adon Melkart Bal-Sour[32]. Le Grec donne à ses dieux un nom et une épithète, et Seigneur Melkart, maître de Tyr devient en grec Héraklès Archégétès. Nous avons là une traduction savante. La traduction populaire eût fait de ce dieu sémitique trois ou quatre personnages divins, Adonis, Mélikertès, Halos ou Bobos, et Syrios. Ce n'est pas autrement que sur la côte mégarienne Melkart Maître du Peuple, Melkart Bal-Emon, a donné naissance au triple Mélikertès, Palémon et Léarchos. Mais la tradition n'a pas oublié que ce triple dieu n'est au fond qu'un seul et même dieu : Palémon n'est que Mélikertès ressuscité et Léarchos n'est que le jumeau, la doublure, de ce même Mélikertès[33].

Autre doublet. La route de Mégare vers Éleusis bordait le tombeau d'une nymphe Alopè, Άλόπη, que l'on disait fille d'un certain Kerkyon, Κερκύων, voleur de grand chemin qui exerçait sa profession non loin de là, à l'entrée du défilé entre la mer et la montagne. Près de la source d'Alopè, on montrait la Palestre de Kerkyon, l'endroit aplani où Kerkyon forçait les passants à lutter contre lui et égorgeait les vaincus. Cette source d'Alopè s'appelait aussi la Source de l'Amitié, Φιλότης[34]. En hébreu, la traduction la plus exacte d'ami, φίλος, serait alop, et le substantif féminin alopa ou alop'a, amitié, nous rendrait exactement Alopè, Άλόπη : la source d'Alopè est bien la Source de l'Amitié. Il semble que Mégare ait eu non loin de cette Source de l'Amitié un Puits de la Dispute, tout semblable à celui de l'Écriture : Les serviteurs d'Isaac, dit la Genèse[35], creusèrent dans la vallée et ils y trouvèrent un puits d'eau vive ; mais les bergers voisins les attaquèrent en disant : Ce puits est à nous ; aussi l'appela-t-on le Puits de l'Injustice, Beer-Eseq. Alors ils creusèrent un autre puits, pour lequel on eut encore une dispute, d'où son nom de Beer-Sithna. Ils allèrent plus loin et creusèrent un nouveau puits, pour lequel on n'eut pas à se battre et que l'on nomme Beer Rekhobot. Les nymphes Sithnides, Σίθνιδες, président aux sources de Mégare[36]. Le nom des Sithnides ne présente en grec aucun sens. De ces Nymphes, les Mégariens savaient seulement qu'elles étaient indigènes et certains ajoutaient qu'une nymphe Sithnide, aimée de Zeus, avait donné le jour à Mégaros, le véritable fondateur de la ville. Cette légende nous ramène, je crois, à notre étymologie de Mégare. La parenté entre Mégaros et la nymphe Sithnide, entre la Source de la Dispute et l'homme à la Caverne, n'est, à la mode ordinaire des Grecs, que l'interprétation anthropomorphique d'un fait matériel et patent : la renommée de quelque Source à la Caverne, comme dit le poète de l'Odyssée, créa la légende. Dans cette plaine dénudée où les chaleurs estivales changent en plaques de boue les trous d'eau et les citernes, une Source sous Roche est chose précieuse. Si nous prenions la route, qui de Mégare monte vers Thèbes, nous rencontrerions, à l'une des étapes, une source toute pareille avec une légende aussi belle ; c'est la Source dans la Caverne d'Antiope[37].

En son langage anthropomorphique, la légende de Mégare nous traduit un autre détail de la description odysséenne. Nous avons vu que les sources de Kalypso versaient à la mer leur onde blanche[38].

Les sources méditerranéennes, de Grèce surtout, peuvent se diviser en deux classes. Les unes, sortant des lèvres de la roche et coulant sur la pierre ou sur les détritus calcaires, sont claires, limpides, blanches. Les autres, dormant dans les alluvions marécageuses au pied des minuits côtiers, sont des yeux ronds, profonds, des yeux noirs ou bleus (le même mot sémitique in ou oin désigne tout à la fois l'œil et la source), telle la Source Noire de l'île de Pharos, dont Ménélas parle à Télémaque[39].

ou telle encore la Source Bleue, Kuis.rri, qui s'épanche dans le fond marécageux du golfe de Syracuse[40]. Mégare, la mère des deux jumeaux Léarchos et Mélikertés est une fille de Kadmos, Ino. Elle descend de Béotie en Mégaride pour se jeter à la mer. Elle y devient Leucothée, la Déesse Blanche. Les Mégariens avaient cette légende en commun avec les Béotiens et les Corinthiens. De bonne heure, elle était entrée dans la mythologie générale des Hellènes. L'Odyssée connaît déjà la fille de Kadmos, Ino la déesse blanche, qui jadis était une mortelle et qui maintenant dans la mer jouit des honneurs divins[41]. On retrouve cette tille de Kadmos sur les côtes à pourpre de la Laconie. Elle y apparaît à presque toutes les aiguades. On l'adore près des sources, à Épidaure Liméra, à Brasiai, à Leuktra, à Thalamai. Il faut noter qu'elle ne quitte jamais les aiguades côtières et qu'elle s'y trouve voisine de noms de lieux caractéristiques : Non loin d'Épidaure Liméra, est l'eau que l'on appelle d'Ino, nappe peu étendue, mais très profonde, dans laquelle, au jour de la fête d'Ino, on jette des mazes — et ceci, nous l'avons vu à propos de Phigalie. est peut-être un mot sémitique emprunté par les Grecs : masa dans l'Écriture, désigne le pain sans levain, comme le maze des Grecs —. Non loin de là, est le promontoire Minoa, abritant un golfe semblable à toutes les anfractuosités laconiennes ; mais ici la plage est couverte de coquilles très belles et très variées de couleurs. Nous reviendrons à ces côtes laconiennes. Nous en étudierons les mouillages, les aiguades et l'onomastique. à l'occasion des pêcheries de pourpre. Nous verrons alors que cette nymphe Ino, cette tille de Kadmos adorée près des sources, est bien une descendante des Phéniciens : elle n'est que la Source phénicienne, 'In, dont le nom sémitique fut orné par les Hellènes, comme ils font toujours en pareil cas. d'une terminaison indiquant le sexe de ce personnage divin, Ino, qui est aussi la Blanche Déesse.

Ino est la mère du double dieu Mélikertès-Palémon. C'est encore et toujours la même parenté ou filiation anthropomorphique établie par les Hellènes entre noms ou phénomènes voisins. Mégare et la Béotie avaient au temps de l'occupation phénicienne quelques Sources de Melkart, In-Melkart, semblables à la source du temple de Gadès : dans l'enceinte d'Héraklès à Gadira, il y a une source d'eau douce, dit Strabon ; du Melkart tyrien, les Hellènes avaient fait à Gadès leur Hercule aux Colonnes : la source de l'Hérakleion gadirite était une ancienne In-Melkart, Source de Melkart.

On ne saurait trop insister sur ce procédé de filiation anthropomorphique. Toutes les races l'ont plus ou moins connu : dans toutes les mythologies, on en rencontrerait les effets. Mais on peut dire que ce fut le procédé grec par excellence, parce qu'il était le plus conforme à la tendance foncière de ce peuple. Tout ramener à la condition humaine ; faire de l'homme le centre et le juge de tout ; imposer au monde des êtres et des choses la règle rationnelle de nos connaissances et la mesure de nos syllogismes : le Grec n'a jamais pu concevoir que l'univers ne fut pas un domaine, un jardin d'humanité, dont l'homme est la plus belle plante, sans doute, mais dont toutes les autres plantes ressemblent à l'homme par leur nature intime. Pour les Grecs, tout vit à la mode humaine et tout peut se décrire et se figurer à la mode humaine, sous des traits et des noms humains. Les mythologues allemands, disciples de Max Müller, sont allés chercher dans le soleil et dans la lune l'explication des mythes grecs : leurs exercices philologiques passent aujourd'hui de mode. Mais voici venir une autre bande d'augures.... Ce n'est plus le mythe solaire, c'est le totem qui va nous expliquer, en un tour de main, toutes les mythologies et toutes les religions passées, présentes et futures. Or, voyez la logique de cette hypothèse nouvelle.

On constate qu'il y a des variations de peaux entre les diverses humanités et l'on ne veut pas constater des variétés de cerveaux. On constate que les Grecs ont de tout temps possédé une certaine forme de raisonnement, le syllogisme ; que les plus vieux Hellènes en avaient déjà l'instinct et l'usage, sinon la théorie ; que les Grecs les plus dégénérés et les plus « turcisés » le possèdent encore ; qu'un Grec est incapable de penser une minute sans syllogisme ; que les autres humanités n'ont eu cette forme logique que du jour où elles ont accepté les leçons de l'humanisme grec ; que certains cerveaux humains semblent rester toujours rebelles à cette forme ; que les Arabes d'aujourd'hui, comme les Hébreux d'autrefois, juxtaposent leurs sensations ou leurs idées, mais ne les coordonnent pas ; que les langues sémitiques n'ont pas même le matériel de conjonctions ou d'adverbes indispensables à cette opération.... Bref, on constate que la cervelle grecque est toute particulière : elle produit des raisonnements dont la règle est de tout rapporter à la mesure humaine et d'affirmer que. toujours et partout, une règle posée par l'homme est applicable et souveraine. Et l'on veut que cette cervelle grecque produise des mythes entièrement semblables aux mythes sortis de la cervelle d'un Peau-Rouge ou d'un Négrito. Le pommier, disait le sage Renan, produit des pommes, et le poirier des poires. Si d'autres peuples, si beaucoup d'autres peuples, si tous les autres peuples n'ont produit que des mythes totémiques et n'ont été, dans leur religion comme dans leur sculpture, que des animaliers, il ne s'ensuit nullement que les Grecs n'aient pas eu une mythologie anthropomorphique comme leur sculpture et comme tous leurs ouvrages. Voyez comment ils animent tout ce qui les entoure, continent ils personnifient les œuvres mêmes de leurs mains et comment, dans la langue de leurs architectes ou de leurs maçons, cet anthropomorphisme crée de jolies tournures. La colonne, pour eux, n'est pas un pieu sans vie, ni même un membre inanimé, un pied, comme nous disons. C'est une personne : L'esprit grec, avec son habitude de tout animer et de tout personnifier dans la nature et dans l'art, s'est complu à comparer la colonne au corps humain. Il a même été jusqu'à lui prêter tel ou tel sexe, suivant qu'elle appartenait à tel ou tel ordre. Pour lui, le chapiteau était la tête de la colonne, comme l'indique le nom. On avait assimilé au cou de l'homme l'espace que circonscrivaient l'annelet supérieur et l'annelet inférieur[42]. La suite de notre étude va nous conduire devant une colonne que, dès les temps homériques, les Hellènes avaient déjà personnifiée : Kalypso, la Cachette, est fille d'Atlas, le Pilier du Ciel....

La légende mégarienne nous offre une autre filiation de même sorte dans la famille de Nisos, père de Skylla. Nous savons comment Nisos est le nis sémitique, l'épervier ou l'aigle marin. Skylla, maudite par son père, avait été jetée à la mer par Minos, son perfide amant. Son corps avait été poussé par les flots jusqu'au lointain promontoire Skylléen, qui marque au Nord d'Hydra l'entrée du golfe Saronique. Mais là, on ne montrait pas son tombeau : les oiseaux de la mer avaient déchiré son cadavre[43]. Dans toute la Méditerranée antique, un grand nombre de promontoires portent les noms de Skulle, Σκύλλα, Σκυλλαΐον, Σκυλλάκιον ou Σκυλλήτιον. Sous ces formes peu différentes, le nom présentait un sens aux marins grecs : c'était la Pointe du Chien. Le monstre du détroit de Sicile, Skylla, avait une ceinture de chiens marins et aboyait comme un jeune chien[44].

Pour certains caps, cette explication est peut-être la bonne. 'foutes les marines ont leurs Caps du Chien, du Lion, du Taureau, etc. Mais il est possible que cette explication ne convienne pas à tous nos caps : peut-être faudrait-il quelquefois examiner de près cette étymologie populaire. L'Odyssée dit que Skylla est une Pierre, c'est une pierre chauve qui semble rabotée et polie. L'épithète, que le poète donne à Skylla et qu'il lui réserve, est πετραίη, la pierreuse[45]. Skvlla est la Pierreuse comme Pylos est la Sablonneuse. Cette épithète ne se rencontre nulle part ailleurs dans les poèmes homériques. Et il semble que Skylla soit en réalité le Rocher, la Pierre. F. Lenormant[46] remarquait avec justesse que toutes les Skylla, Skyllai, Skyllaion, etc., sont des localités d'une même nature et d'un caractère très déterminé, des pointes de rochers dangereuses pour la navigation et garnies de brisants. Dans le détroit de Sicile, Skylla est en effet une roche coupée par la mer, un promontoire péninsulaire aux flancs abrupts de toutes parts[47]. De même, sur la côte du Bruttium, le cap que Strabon appelle Σκυλλήτιον, Σκύλλαιον ou Σκυλάκιον, est une pointe aiguë et escarpée, disent les Instructions nautiques[48], émergeant d'une côte basse et sablonneuse. Les marins actuels l'appellent Pointe de Staletti : navifragum Scyllaceum, dit Virgile[49]. De même, encore, le Σκύλλαιον d'Argolide. le cap Skyli actuel, est l'extrémité de la haute chaîne de montagnes qui forme la pointe Sud-Est du golfe d'Athènes[50] : c'est un promontoire abrupt, un haut perchoir pour les oiseaux de mer qui dévorèrent Skylla.

Pline cite deux autres Skulles, Σκυλλία ou Σκύλλα, qui, toutes deux, d'après lui, étaient des îles désertes de l'Archipel Nord, l'une près de la Chersonèse de Thrace. l'autre entre cette Chersonèse et Samothrace[51]. Dans l'Archipel Nord, les Instructions nautiques signalent sur la côte Ouest de Lemnos deux rochers déserts qu'elles appellent Skylax. Il est possible que nous ayons ici la seconde des îles de Pline. Mais, pour la première, il semble que notre auteur se soit trompé : au lieu d'une île près de la Chersonèse, l'autre Skylla est un promontoire de la Chersonèse. Du moins, vers le milieu des Dardanelles, sur la presqu'île de Gallipoli, les Grecs connaissaient un tertre, un amer naturel (comme disent les marins pour désigner un point de mire), qu'ils appelaient le Tombeau du Chien, ou le Tombeau d'Hécube. C'était, sur un promontoire, une butte qui semblait faite de main d'homme. Une légende expliquait ainsi le double nom : Les Grecs vainqueurs emmenaient Hécube qui les injuriait. Ils la débarquèrent à cet endroit, la lapidèrent et firent sur elle un tertre, κολωνόν. Puis, ayant écarté les pierres, ils ne trouvèrent plus à sa place qu'une chienne, σκύλλαν, aux yeux de feu[52]. Cet usage de la lapidation, si fréquent chez les Sémites, étonne toujours un peu chez les Grecs, qui ne semblent l'avoir adopté que pour certains crimes religieux. En hébreu[53], c'est le verbe sakal, qui signifie lapider et le substantif, formé suivant la règle générale qui de pakad donne pkouda, de basar, bsoura, de gabar, gboura, etc., nous donnerait skoula, σκύλα, qui signifierait la pierre ou le tas de pierres. Prenons, en effet, pour point de comparaison un synonyme de sakal, le verbe ragam, qui, dans toutes les langues sémitiques, veut dire aussi lapider. Les Hébreux en tirent rigma, les Arabes ragamoun et rigamoun, qui signifient pierre dressée et tertre de pierres : κολωνός, dirait le scholiaste. De skoula, les Grecs me semblent donc avoir tiré quelques-unes de leurs Skulles, Σκύλλα, Σκυλλαΐον, etc. Le travail du calembour ou de l'étymologie populaires inclina le mot sémitique skoula, vers le mot grec σκύλλα, σκύλιον, chien. Si le calcul fait plus haut ne semble pas entièrement prouvé. je demande un crédit passager pour cette étymologie. L'étude de l'Odysseia va nous en démontrer l'exactitude : nous allons retrouver le doublet homérique Σκύλλα = πέτρη, Skylla = pierre. La Skylla homérique rentre dans la série des monstres et des pays visités par Ulysse. Tous ces monstres et tous ces pays ont des noms étrangers au grec. Charybde, Aiaiè, Aioliè, etc. Mais toujours le contexte du poème nous explique ces noms étrangers par une épithète grecque ou par un doublet gréco-sémitique. Voilà qui peut sembler étrange à première rencontre. Par l'exemple même de Kalypso, nous allons bientôt nous faire à cette idée. Charybde est pernicieuse, parce qu'en réalité Charybde est la Perte ; Aiaiè est l'île de Kirké ou de l'Épervière, parce que vraiment Ai est l'Île et Aiè, l'Épervière. C'est une série de pareils doublets qui localisent tout l'Errement d'Ulysse en des sites très exactement caractérisés et conformes aux descriptions du poème. Skylla est la Pierre, parce que réellement skoula est la roche.

Sur le pourtour des côtes méditerranéennes, il est probable que chacune de ces roches, de ces Skylla primitives, eut son déterminatif qui la distinguait des autres. Nos marines ont leurs Pierres du Corbeau, leurs Pierres Noires, etc., comme les marins classiques avaient au Sud de l'Italie leur Pierre Blanche. La Skylla odysséenne est la Pierre Coupée, dit le poème dans son contexte grec ; Skylla Krataïs, dit-il dans son texte légendaire. Nous verrons en effet que le mot grec περιξέστη, taillée, coupée, est avec le mot grec πέτρη, la pierre, dans les mêmes rapports que les deux mots étrangers Skoula et Krata sont entre eux : deux à deux ces mots doivent être réunis pour nous donner le nom complet du promontoire. Skoula krataΠέτρη περιξέστη, — Pierre coupée. Ayant fait de Skoula un personnage moitié humain, moitié divin, aux attributs monstrueux, le poète a pareillement personnifié Krata, qui dans sa légende est devenue Krataïs, Κραταΐς, mère de Skylla, comme Atlas, le Pilier du Ciel, va devenir le père de la Cachette, Kalypso.

A Mégare, notre Skoula eut un pareil sort. Le même anthropomorphisme grec fit de cette Pierre sémitique une héroïne de sang royal et lui donna des père et mère, un amant, une famille complète. Le père était Nisos, c'est-à-dire l'Épervier ou l'Aigle marin : si la légende grecque eut ici la Skylla de Nisos, Nicrou, c'est que la toponymie primitive avait ici sa Skoulat Nis, sa Pierre de l'Épervier ou de l'Aigle marin. La mère était Abrotè, nom tout aussi peu grec que Nisos, du moins tout aussi peu compréhensible pour une oreille grecque, et qui semble de même origine que Nisos. Car l'épervier, ίέραξ, passe dans les poèmes homériques pour le plus léger, le plus rapide, des êtres ailés. La traduction exacte de πετεηνών (πέτομαι, je vole) dériverait, en hébreu, de la racine abar, voler, et les Chypriotes avaient dû emprunter, à leurs voisins de Syrie ou aux navigateurs de Tyr, le mot abarta qui dans leur dialecte signifiait être ailé, car Hesychius nous dit άβαρται . πτηναί . Κύπριοι : dans la Bible, chaque fois qu'il est question de l'épervier, nis, on vante ses ailes épandues, aber, au singulier, abrot, au pluriel. Je crois que la légende fit d'Abrotè la mère de Skylla, parce que la toponymie primitive avait une Skoula Abrot, une Pierre des Oiseaux, comme elle avait une Skoulat Nis, une Pierre de l'Épervier. Il ne faut pas aller bien loin pour retrouver cette Pierre des Oiseaux : jusqu'à nous, la toponymie a conservé le Skyllaion d'Argolide. La triste histoire de Skylla, fille de Nisos, commence sur la plage de Mégare. près de la haute pierre qui porte aujourd'hui l'église de Saint-Georges et qui, durant l'antiquité, porta l'acropole de Nisa : c'est la Pierre de l'Épervier. L'histoire de Skylla finit au promontoire d'Argolide où son cadavre, rejeté par la vague, fut dévoré par les oiseaux : c'est la Skoula des Êtres Ailés, le Promontoire, la Pierre des Oiseaux[54].

Source de l'Amitié, Ville de la Caverne, Source de la Dispute, Melkart Roi du Peuple, Pierre de l'Épervier, Pierre des Oiseaux, une série de doublets gréco-sémitiques nous rend ainsi compte de la légende et de la toponymie mégariennes. Reste pourtant le nom du site qui dut jouer le rôle principal au temps des vieux navigateurs, le nom de l'îlot ou promontoire Minou. Si vraiment le premiers thalassocrates séjournèrent en ces parages, cet îlot dut être leur principale station et le nom de cet îlot garde sans doute le souvenir de leur établissement.

Ce nom de Minoa, Μινώα, est très répandu dans la plus ancienne toponymie méditerranéenne. De Syrie en Sicile, on le trouve sur toutes les rives continentales et insulaires, aux aiguades particulièrement. Partout les Grecs y voulurent reconnaître une trace de leur légendaire Minos. C'était Minos qui avait fondé la Minoa arabe, la Minoa syrienne (plus tard Gaza) et les deux Minoa de Crête. l'une dans la rade de la Sude et l'autre dans le golfe de Mirabelle. C'est à la thalassocratie de Minos que l'on attribuait les Minou d'Amorgos. de Paros, de Siphnos et enfin la Minoa sicilienne. Ces Minou sont des fondations de Minos au même titre sans doute que Soloi de Chypre devint au temps de la thalassocratie athénienne une prétendue fondation de Solon, ou Khaïfa de Syrie, aux temps de la thalassocratie franque, une prétendue fondation du grand-prêtre Caïfe. Tous ces calembours se valent et prouvent seulement que Khaïfa, Soloi ou Minoa étaient des noms étrangers pour les marins qui les interprétèrent d'une si belle façon. Il est possible de retrouver le sens véritable de Minoa par un procédé moins fantaisiste.

La Minoa sicilienne s'appelle de son nom complet Makara Minoa ou Hérakleia Minoa. Elle était située sur la côte de Sicile qui regarde l'Afrique. Elle occupait le sommet d'un haut promontoire. que nos marins appellent le Cap Mamie :

Ce promontoire blanc, disent les Instructions nautiques, a environ 28 mètres d'élévation et descend d'une hauteur de 127 mètres. Les petits fonds s'étendent à ses côtés à plus de ½ mille. Entre le Cap et Sciacca, le pays présente une grande plaine ondulée et bien cultivée, arrosée par plusieurs rivières ; les plus grandes sont la Verdura, le Maggazzolo et le Platani, qui coulent des deux côtés du mont Sara, dont le sommet, de couleur sombre, est élevé de 455 mètres. La plaine est adossée à une haute terre accidentée et il y a dans le N.-E. des mines de soufre à deux milles du cap. Du cap Bianco au cap Rosello, situé à dix milles de distance vers le S.-E., la côte est découpée par plusieurs caps et falaises rocheuses s'élevant à des hauteurs de 70 à 150 mètres. Sur les pointes, il y a des tours.... D'importantes mines de soufre sont exploitées dans le voisinage[55].

Hérakleia Minoa occupait donc l'un de ces promontoires de la mer, que Thucydide signale autour de la Sicile comme de vieux comptoirs phéniciens. Un établissement étranger trouvait ici toutes les conditions de sécurité et de fortune. Le cap protégeait le débarquement : les tours de guette, qui subsistent encore, rappellent que les Carthaginois modernes, je veux dire les pirates barbaresques de Tunis ou d'Alger, fréquentaient ce mouillage. C'est ici que les marines africaines trouvent la route la plus commode pour pénétrer vers l'intérieur de la Sicile et même pour traverser l'île de part en part. En travers de la Sicile, en effet, de la côte Sud à la côte Nord, deux vallées fluviales affrontées tracent un chemin continu, le seul chemin naturel pour monter de la mer d'Afrique au sommet des monts et redescendre vers la mer Tyrrhénienne. Le Platani, qui coule du Nord au Sud et qui vient se jeter au pied de Minoa dans la mer africaine, prend sa source non loin du Fiume Torto, qui coule du Sud au Nord et va se jeter près de Termini dans la mer italienne. Nous savons l'importance de ces couloirs terrestres, de ces routes isthmiques, pour les marines de l'antiquité. Aux deux extrémités du couloir sicilien, les Anciens eurent toujours deux grands débarcadères. Sur la mer italienne du Nord, ce fut Himèra (nous aurons à nous occuper de ce mouillage et de ce nom). Sur la mer africaine du Sud, ce fut tantôt Minoa, tantôt Agrigente, suivant l'orientation du commerce maritime. Car la vallée même du Platani (l'ancien Halycos) aboutit à Minoa. Mais ce fleuve, qui, dans la première partie de son cours, allait tout droit du Nord au Sud, fait brusquement un coude rectangle dans son cours inférieur et coule de l'Est vers l'Ouest : sa vallée aboutit ainsi au pied du Cap Marie. Si le fleuve n'eût pas tourné court, s'il eût poursuivi tout droit sa marche première, c'est près d'Agrigente qu'il eût débouché. Or ce coude n'est pas très éloigné de la mer. Des collines sans grande hauteur ne dressent entre la côte et la vallée du fleuve moyen que de faibles obstacles ; en outre, le petit couloir du Draco, la rivière d'Agrigente, pénètre droit au cœur de ces collines. Nous pouvons reprendre pour Agrigente la comparaison qui nous a servi déjà pour Pylos : Agrigente est à la vallée du Platani, ce que Gènes est à la plaine du Pô, ce que Pylos est à la vallée de l'Alphée, le port le plus proche. Nos chemins de fer vont aujourd'hui de Temin sur la mer du Nord à Porto Empedocle, qui est le mouillage d'Agrigente, sur la mer du Sud. C'est déjà la grande route sicilienne du Moyen âge et de l'Antiquité. Depuis les Hellènes, Agrigente est le marché, la forteresse et l'échelle de cette route sur la mer africaine. Les Hellènes, venus de l'Est, avaient adopté ce mouillage parce qu'il était le plus oriental, le plus voisin de leurs autres ports. Mais les Sémites venaient de Carthage. de l'Ouest : Minoa se présentait à eux d'abord ; Minoa pour eux était le mouillage le plus occidental, le plus proche. En outre, Minoa, ville du promontoire, n'est pas sous la main des indigènes : elle peut n'être, à la mode phénicienne, qu'une station pacifique, un comptoir commercial. A quelque distance de la mer, au penchant des collines intérieures, Agrigente est au contraire une colonie fortifiée ; à la mode hellénique ; sa sûreté exige une occupation effective des vallées et des montagnes, une conquête et une surveillance armée. Si donc Agrigente est pour les Hellènes l'échelle de notre grande route sicilienne. l'embarcadère du soufre, du vin, des fruits, des céréales et autres produits indigènes, et le débarcadère des manufactures, tissus et autres produits étrangers, — la topologie nous fait prévoir que Minoa tiendra ce rôle au temps des marines sémitiques. Et la toponymie vérifie cette prévision.

Les monnaies à légende sémitique nous apprennent que le Cap Blanc porta la ville de Ron Melkart, du Cap de Melkart. La Minoa sicilienne connut, comme la Minoa mégarienne, le culte du dieu Melkart-Mélikertès. C'est ce nom de Melkart que les Hellènes transcrivirent en Makara et qu'ils traduisirent en Hérakleia. La traduction va de soi : les Hellènes retrouvaient leur Héraklès dans le Melkart de Tyr, dans l'Héraklès tyrien, comme ils disent ; la Ville de Melkart devient donc pour eux une Héraklée. La transcription Makara, Μακάρα, est moins exacte : il est probable qu'elle sort d'un calembour populaire. Melkart ne disait rien à l'oreille du matelot grec ; Makara était la ville heureuse[56]. Ce Melkart de Sicile avait son épithète déterminative comme le Melkart de Malte ou le Mélikertès de Mégare. C'était le même Melkart, le même Roi de la Ville, que le Sémite adorait partout, comme nos marins invoquent partout la même Notre-Dame, la même Reine des Anges. Pourtant nos marins ont ici Notre-Dame de la Garde, la Notre-Dame de Bon-Secours ou de Bon-Repos. ailleurs Notre-Dame du Salut ou Notre-Dame des Grâces. Melkart était à Malte le Seigneur de Tyr, Bal-Sour ; à Mégare, Mélikertès était le Seigneur du Peuple, Bal-Emon ; sur la côte sicilienne, il était, je crois, le Seigneur du Repos, Bal-Minoa. Voici du moins quelques autres noms de lieu qui me paraissent légitimer cette interprétation de la formule complète Hérakleia Minoa.

Un autre port d'Héraklès, dans la mer Occidentale, a conservé jusqu'à nos jours le nom de Monaco. Il suffit de prononcer le nom pour évoquer le site. Au flanc des côtes ligures, au voisinage d'une route terrestre qui pénètre dans les montagnes et conduit par la trouée du Var jusqu'à une porte des monts —notre col de Tende, — et jusqu'à la vallée supérieure du Pô, Monaco est un rocher presque insulaire, un promontoire sur la mer mal rattaché au continent et qui enserre une petite rade close. C'est le type même des vieux établissements maritimes au flanc d'une côte étrangère : le possesseur de Monaco est, aujourd'hui encore, indépendant du souverain côtier. La rade toute petite est pour nos marins sans importance :

Ouvert à l'Est, entre la côte de Monte-Carlo et le rocher de Monaco, ce port offre à des navires de tout tonnage un bon abri contre les vents du Sud au Nord, en passant par l'Ouest ; mais il n'a que trois encablures de longueur et n'est fréquenté que par les caboteurs. Le vent de N.-O. y souffle par rafales très violentes et oblige à doubler les amarres. Mais le vent d'Est, qui soulève une grosse houle, est seul à craindre. Au pied du rocher de Monaco, la côte peut être rangée à la distance de 50 mètres. La profondeur atteint 40 mètres à l'entrée du port où le fond est de vase grise de bonne tenue. Mais elle diminue rapidement et n'est plus que de 10 mètres, vase et herbes, à une encablure de la plage qui occupe le fond de la baie et sur laquelle est le vaste établissement des bains de tuer. On fait facilement de l'eau soit à Monaco même, soit à l'aiguade de Monte-Carlo, au delà du pont viaduc[57].

Rocher insulaire ou presque insulaire que couronnent encore la ville, le palais à tours crénelées et les fortifications[58] ; rade ouverte aux seuls vents de l'Est qui ne sont pas fréquents eu ces parages ; plage longue et basse, favorable au halage des embarcations ; double ou triple aiguade : voilà un mouillage de toute sécurité et de tout repos, où l'on n'a rien à redouter de la mer ni des indigènes. C'est chose précieuse sur cette côte barbare où les montagnards, pâtres, chasseurs, brigands, ont toujours eu triste renommée, et où la mer, soulevée par les grandes houles du Sud, bat les roches et sème le bord de pierres et d'écueils :

Depuis Monaco jusqu'à l'Étrurie, il n'y a pas de ports, dit Strabon : le rivage abrupt n'offre que des plages sans étendue et quelques mouillages en pleine eau. Les falaises de roches surplombent la côte et ne laissent qu'un étroit passage à la route qui longe la nier. Les Ligures vivent d'élevage ; le lait et la bière d'orge sont leurs seules boissons ; ils occupent le rivage et les Monts ; tout le pays est couvert de forints. Le port de Monaco n'est un mouillage que pour les petits bateaux et en petit nombre. On y voit le temple d'Héraklès Monoikos. Les Ligures du voisinage ont été célèbres par leur brigandage sur terre et leurs pirateries[59].

D'où venait cet Héraklès Monoikos et que pouvait signifier son nom ? La fantaisie des Grecs ne fut pas en peine pour lui trouver plusieurs sens. Héraklès, disaient les uns, était ainsi nommé parce que, dans ce temple. il n'avait souffert aucun parèdre, aucun commensal ; il voulait habiter seul, μόνος οίκέω. — Mais non, disaient les autres : la raison est qu'en cet endroit Héraklès le voyageur vint coucher une nuit ; il était las ; il voulut dormir tranquille : il s'abstint des prouesses nocturnes dont il avait l'habitude avec les filles de ses hôtes ; il coucha seul ; il fit lit ou chambre à part, μόνος οίκέω.... Voilà encore un joli calembour. La vraie raison est que les Phéniciens avaient en cet endroit leur port de Melkart du Repos ou de la Halte, Melkart Bal Menokha. C'était un dieu du Repos, sur ces mers agitées, un dieu de la Paix, parmi ces tribus hostiles : l'Écriture donne à Salomon le Pacifique le titre de is menokha, homme de repos. Ce port était un lieu (le repos, le Port du Repos, dont Melkart était le Seigneur : Voici l'Endroit du Repos, dit l'Écriture, Makom-Menokha, la Maison du Repos, Beth-Menokha, τόπος τής καταπαύσεως, οΐκος άναπαύσεως, traduisent les Septante. C'est bien ici qu'Héraklès se reposa et dormit. De Menokha, la fantaisie grecque tira sans peine Monoikos, d'où les Romains firent leur monæcus, et les Italiens Monaco. Mais la meilleure transcription grecque — en supprimant le calembour — serait Menoa ou Minoa, Μινώα.

La troisième consonne de Menokha est, en effet, un het, une aspiration très forte que les gosiers sémitiques prononcent sans peine, mais que la plupart des autres peuples sont incapables de reproduire. Elle occupait dans l'alphabet phénicien la place de la lettre h dans notre alphabet latin. Les Grecs l'employèrent d'abord comme signe de l'aspiration : elle tint lieu de l'esprit rude dans leurs inscriptions archaïques ; puis, la trouvant inutile comme consonne, ils en firent le signe de la voyelle longue η. Cette consonne sémitique, dédoublée par les Arabes, leur a donné deux aspirations, l'une forte et roulée que nous pouvons figurer par kh ou khr (elle est en tête du mot que nos journaux ont transcrit par Khoumirs ou Khroumirs), l'autre atténuée. que nous sommes incapables de rendre dans nos langues où l'aspiration a virtuellement disparu. Les Hébreux et les Phéniciens devaient aussi dominer deux valeurs à leur het : aussi dans les transcriptions de mots hébreux ou phéniciens, les Latins et les Grecs tantôt rendent le het par un κ, un χ, un h, ou un signe d'aspiration, esprit rude ou esprit doux, tantôt la négligent entièrement. Il semble qu'en tombant dans les mots, où elle n'est pas transcrite, cette consonne disparue amenait peut-être pour l'oreille grecque un allongement de la voyelle précédente : Iokhanan, a donné aux Grecs Iôannès, Ίωάννης, et Nokha, leur a donné Noé, Νωέ. Le mot de Manokha, lui-même est un nom propre dans l'Écriture : les Grecs l'ont transcrit en Manôe, Μανωέ, et en Manokhès, Μανώχης. On comprendra que Menokha ou Minokha ait pareillement donné tout à la fois Minoa, Μινώα, et, par calembour, Monoikos, Μόνοικος.

Le titre primitif de notre station sicilienne, Makara ou Hérakleia Minoa, est donc Melkart-Minokha, la ville de Melkart du Repos, ou, comme disent les monnaies, le Cap de Melkart du Repos. Et notre île mégarienne, est bien une île Minoa, I-Minokha, une île du Repos, semblable à ces Maisons du Repos, à ces Endroits du Repos que nous fournit l'Écriture. Et pour notre île mégarienne, si nous n'avons pas un doublet qui nous certifie la vérité de cette étymologie, nous avons du moins un indice : Un fils te naîtra, dit l'Éternel à David, qui sera un homme de repos (is-menokha) : je lui donnerai le repos contre tout ennemi ; son nom sera le Pacifique, Salomon, parce que je donnerai paix (salam) et repos à Israël durant son règne[60]. Notre île mégarienne, du Repos, est voisine de l'île de la Paix, Salamine, dont les rivages occidentaux bordent le détroit mégarien.

Salamine a été une station phénicienne. Tout le prouve, sa toponymie d'abord, sa topologie ensuite. Les géographes s'accordent à reconnaître dans les différentes Salamines, Σάλαμις, des Grecs, un vocable sémitique, salam. L'étymologie grecque est impuissante à rendre compte de ce vocable. Les Anciens avaient inutilement inventé de beaux calembours, σαλεύειν, σάλος = κλύδων, dit Hesychius, qui dit encore σάλα = φροντίς, βλάβη, et encore άσαλαμίνιος = άπειρος θαλάσσης[61]. Notre île de Salamine avait une série d'autres noms. Elle était l'Île des Pins, — le mont central de l'île, couvert de pins qui font une tache sombre sur la blancheur du calcaire, s'appelle aujourd'hui la Montagne Noire. — Salamine s'appelait encore Κύχρεια, Ίαονία, Σκιράς, Πέλανα. Mais il ne semble pas que l'un ou l'autre de ces noms puisse fournir matière à doublet. Par contre, salam, dans toutes les langues sémitiques, signifie la paix, la sûreté, le salut. Salamis est une Île du Salut, Νήσος Σωτηρίας, si l'on veut faire un nom grec sur le patron de ce Λιμήν Σωτηρίας, Port du Salut, de la Mer Arabique[62], auquel des rois échappés du naufrage donnèrent ce nom en souvenir. Toutes les onomastiques ont tiré des noms de lieu de ce nom commun : l'Écriture a des villes de Salam, des villes de la Paix ; Dahr-al-Salam, le Séjour de la Sécurité, et Nahr-al-Salam, le Fleuve de la Sécurité, sont les noms appliqués par les Arabes à Bagdad et au Tigre. Salamis est une Île de la Paix : telle cette île que les Grecs connurent sur les côtes de la Taprobane[63]. Salam signifie la paix avec les hommes ou la paix avec les dieux : Gédéon sacrifia et rôtit le chevreau, et vint offrir les chairs, le jus et des pains azymes... et le Seigneur dit à Gédéon : Paix à toi... Gédéon éleva en cet endroit un autel qui s'appelle encore Paix du Seigneur, Salam Iahvé[64]. Les Sémites ont un sacrifice que les Septante appellent le sacrifice de la paix ou du salut : c'est le zebah selamim, ou salam[65], tout court, pour lequel le Lévitique donne les règles rituelles : si l'on offre un bœuf... bakar. Le petit fleuve de notre île de Salamine s'appelle Bokaros : le mot hébreu boker ou bokar, qui veut dire le Gardeur de Bœuf, nous donnerait, transcrit en grec, Bokaros, βώκαρος[66]. Les premiers thalassocrates avaient dû noter soigneusement ce petit fleuve, car l'île tout entière manque de sources et les aiguades sont rares en tous ses parages.... Au Nord de ce Fleuve du Bouvier, la côte salaminienne a son cap de l'Écorche-Bœuf, Βούδορον.

La toponymie de Salamine semble donc étrangère, et elle correspond à une topologie qui sûrement n'est pas grecque. Si l'on jette, en effet, les yeux sur la carte de Salamine, ce qui frappe tout d'abord, c'est le déplacement de la capitale à travers les âges. Le bourg moderne est au fond de la grande rade de Kolouri, en un site qui a ses avantages par la profondeur, la sûreté et l'étendue du. mouillage, mais qui a le grave défaut de manquer absolument d'eau douce : Ce mouillage, disent les Instructions nautiques, n'offre ni eau ni provisions[67]. Pour une capitale indigène néanmoins, qui peut se creuser des citernes ou entretenir des puits, c'est le site tout indiqué : à la pointe d'une colline dominante, le bourg surveille toutes les approches de l'île et guette les descentes de pirates ou de corsaires : on voit le village sur la montagne ; de quelque côté de l'île que l'on soit, on le voit parce qu'il est au sommet[68]. Mais les indigènes de Salamine ont presque toujours vécu dans la dépendance commerciale et politique du voisin. Depuis le début des temps historiques, jamais une communauté autonome n'a subsisté dans l'île. Dès la première antiquité. Mégare et Athènes se la disputaient. Athènes finit par l'acquérir. La capitale de la Salamine athénienne s'installa en face du Pirée, sur le détroit de Psyttalie. C'était une échelle commode pour le passage vers la terre athénienne, commode aussi pour le transit entre les deux golfes athéniens de Phalère et d'Éleusis. Mais, au dire de Strabon, c'était là une ville nouvelle et nous voyons bien quelles relations de politique et de commerce l'ont créée. Ce site est dans une étroite dépendance de l'Attique. Les Athéniens tiennent cette capitale sous leur main. non seulement par les incursions dont ils peuvent la menacer en temps de guerre, mais encore par les mille nécessités de la vie quotidienne en temps de paix : Le détroit, disent les Instructions nautiques, offre un excellent mouillage ; mais on ne peut pas se procurer de l'eau douce aux rivages voisins ; tout doit venir du Pirée et les gros vents du Sud occasionnent souvent une forte mer entre ces deux points[69]. Avant que Salamine appartint aux Athéniens, — aux temps homériques, elle était le royaume indépendant d'Ajax, — elle avait sa vieille ville, dit Strabon, tournée vers Égine et vers le Sud[70]. La pointe Sud de l'île présente en effet une petite rade qui, ouverte vers Égine, protégée de la houle et du vent par le petit archipel des Colombes, est un site très favorable à un port de relâche et à une ville de commerce. Une vieille tour de guette subsiste encore pour rappeler les descentes des corsaires en cette rade. Des puits et de petits ruisseaux assurent l'aiguade.

Les avantages de cette rade et de ses îlots, avec les habitudes de commerce qu'elle suppose, nous sont familiers. La situation de cet emporium dénonce d'autre part un trafic étranger, anté-hellénique. Car ce port tourne le dos aux plainettes de l'île et à la terre grecque. Il s'ouvre vers la haute mer et vers les arrivages de l'étranger. Faut-il rappeler encore comment les îles méditerranéennes voient leur ville principale se déplacer au gré des courants commerciaux ? comment la Corse génoise avait son grand port en face de l'Italie, à Bastia, et comment la Corse française transporta sa capitale en face de la France, à Ajaccio ? En Sicile, le commerce grec avait fait la richesse de Syracuse ; le commerce carthaginois fit la grandeur d'Agrigente ; le commerce italien a créé Palerme. L'île de Paros turque avait son échelle sur la côte Sud-Est, en ce port de Trio, où le capitan-pacha s'installait chaque année pour lever le tribut, le kharadj des Îles ; quand Paros redevient grecque, le port de Parikia se rouvre sur la côte Ouest, en face de la Grèce. sur le site de l'ancienne capitale hellénique. Dans presque toutes les îles de l'Archipel ancien, il faut noter que les vieilles villes ne sont pas tournées vers l'Ouest ou vers le Nord-est, c'est-à-dire vers les terres d'Europe ou d'Asie peuplées par des Grecs : elles regardent toutes le Sud ou le Sud-Est, c'est-à-dire l'Égypte ou la Phénicie. A Rhodes, à Kos, nous avons étudié ce phénomène. Lindos, la vieille ville de Rhodes, ouvre sa rade et pointe son promontoire rocheux vers le Sud et vers Alexandrie. C'est à Lindos que les Danaïdes, venues d'Égypte, ont fondé le temple d'Athèna ; c'est à Lindos que Kadmos, venu de Phénicie, a consacré le sanctuaire de Poséidon et laissé un grand bassin avec une inscription[71]. En Crète, pareillement, c'est à la côte Sud. en face de l'Afrique, que Gortyne, la vieille capitale. a ses deux ports : quand Minos établit sa thalassocratie dans l'Archipel grec, il transporte la capitale crétoise à Knossos sur la côte Nord, en face de la Grèce. Nous verrons, à Santorin, la ville actuelle dominer la grande rade de l'Ouest, qui s'ouvre aux bateaux venus de la Grèce ; mais la vieille ville couvrait le promontoire opposé, sur la côte Sud-Est, et tournait vers les arrivages du Levant sa plage, son débarcadère, sa source fréquentée par les marins et ses falaises trouées de tombeaux phéniciens. A Sériphos, à Siphnos, à Kéos, même alternance. Et voici qu'à Salamine, enfin, le déplacement est tout pareil : la vieille capitale des origines, tournée vers la mer du Sud-Est, fut abandonnée par les Hellènes qui transportèrent au Nord, en face des terres grecques, le nouvel emporium grec de l'île.

Pour tous ces changements. il faut remonter à la même cause. A Salamine. à Kos, à Rhodes. à Santorin, en Crète, etc., dans toutes les îles, ce ne peut être qu'un même courant commercial, venu du Sud ou du Sud-Est, qui a créé les vieux entrepôts. La topologie, à elle seule, nous permettrait d'affirmer l'existence de ce vieux trafic. Mais, comme toujours, la toponymie conduit aux mêmes conclusions. Car ce courant commercial laissa dans tous les entrepôts une onomastique étrangère, qui ne présente aucun sens en grec. Lindos, Oea, Thèra, Sèriphos, etc., et qui s'explique sans peine par des étymologies sémitiques. C'est ce courant phénicien qui, dans notre Salamine, après avoir créé la vieille ville, apporta les noms de Salamis, Bokaros, etc. C'est ce courant qui, plus au Sud déjà, vers l'entrée du golfe Saronique, avait laissé la Pierre des Oiseaux, Skoula Abrot, que les Grecs nomment Skullaion. Ce courant phénicien dépassant Salamine-Île de la Paix et continuant sa poussée vers le Nord, fait de Minoa, l'Île de la Halte. Là s'arrêtent les vaisseaux. Mais les marchandises et les hommes débarqués poursuivent leur route par voie de terre. Ils longent la plage de Kerkyon et la Source de l'Amitié. Puis ils traversent le massif montagneux qui sépare de la mer la cuvette béotienne. Ils montent en Béotie, vers la ville de Kadmos.

La légende nous affirme que Kadmos, fils d'Agénor ou de Phoinix, est venu de Sidon fonder la Thèbes béotienne. Les philologues peuvent nier cette tradition, qui gène quelque peu leur système de mythologie indo-européenne[72]. Mais la tradition porte en elle-même les marques de son authenticité, marques toponymiques et marques topologiques.

Je n'insisterai pas sur la toponymie. Il y a longtemps que l'ou a découvert des étymologies sémitiques pour les grands noms de la légende thébaine, Kadmos, Europè[73], etc. Mais on n'a pas suffisamment dit que ces noms forment entre eux un système complet et que tout ce système se peut expliquer par une hypothèse unique. Kadmos et sa sœur Europè sont nés de Phoinix ou d'Agénor et de Téléphassa. Le nom de Phoinix parle de lui-même. Quant à Téléphassa, Delephat, Δέλεφατ, dit Hesychius, est, chez les Chaldéens, le nom de l'astre d'Aphrodite, de l'étoile Vénus. Cette étoile est double. Elle parait le matin et le soir, avant l'aurore et avant le crépuscule. Elle s'appelle l'Étoile de l'Aurore ou de la Lumière, et l'Étoile du Soir. L'astrologie orientale enseignait que, nulle le matin, cet astre était femelle le soir[74], ou, plus exactement, mâle du lever au coucher du soleil el femelle du coucher au lever[75]. Pour les Sémites, la traduction exacte de Έωσφόρος, l'Astre du Matin, serait empruntée à la racine kadam : Kedem, signifie l'Orient. De même c'est la racine 'arab, et la forme participiale ou substantive 'eroba, qui désignerait le couchant. Erobe nous conduit à Europè, par un calembour populaire qui, pour la compréhension de ce mot étranger change le β en π : Europè, dit Hesychius, est l'occidentale, la sombre. L'Étoile de Vénus, Delephat-Telephassa, est bien la mère du héros Kadmos et de l'héroïne Europè (en Crète, Europè devient la femme du Roi de l'Astre, Asterios), et nous avons ici une légende astronomique toute pareille à celle que nous découvrirons par la suite pour Io. La Vénus du Matin ou du Levant, Delephat-Kadem, est mâle : les Hellènes disent que Téléphassa est mère de Kadmos. La Vénus du Soir ou du Couchant, Delephat-Erobe, est femelle : les Hellènes disent que Téléphassa est mère aussi d'Europè. C'est toujours le même anthropomorphisme familier au cerveau grec.

Pour le nom de Thèbes, la suite de nos études nous fera découvrir un doublet égypto-phénicien, qui nous donnera la véritable étymologie de ce mot sémitique. Mais la seule topologie nous fournirait une preuve d'origine pour cette fondation phénicienne. L'étranger Kadmos, venu de l'Orient, fonde Thèbes, et le site de Thèbes prouverait à lui seul que ce bazar et cette capitale de la Béotie supposent en effet un commerce étranger venu des mers orientales. Thèbes n'est pas au milieu de la cuvette béotienne, mais à l'une de ses extrémités. La capitale indigène et le marché agricole de la Béotie devraient être au milieu des champs et des récoltes, dans le centre de la cuvette, en quelque site comparable à l'Orchomène des Minyens. C'est à Orchomène, comme le veut la légende, que dut fleurir la première puissance indigène. Orchomène est presque au milieu de la cuvette et les travaux de desséchement, exécutés par ses antiques possesseurs, lui avaient donné toute une plaine fertile qu'inondent aujourd'hui les boues ou les marais du Copaïs, mais que les ingénieurs modernes auront fini de recouvrer demain. Éloignée du centre, Thèbes a d'autres avantages : elle est au croisement des routes terrestres qui coupent la Béotie et qui. pour des marins orientaux surtout, serviraient à relier les mers du Sud et la mer du Nord. Une thalassocratie phénicienne implique un comptoir et une forteresse en cet endroit.

Il faut rectifier un peu certaines idées que nous pouvons avoir sur la Béotie et sur son rôle commercial. La Béotie pour nous est une plaine continentale, sans grandes relations avec la mer, une terre de paysans et de bouviers, sans grande influence sur les courants et les routes du commerce maritime. Mais il ne faut pas oublier les habitudes des vieilles marines et notre loi des isthmes. Pour les peuples de la mer, la Béotie n'est pas seulement la riche et grasse plaine que nous vantent les géographes et les poètes anciens[76], la contrée agricole d'où les navigateurs tirent leurs approvisionnements, leurs chargements de blés, de fruits, de légumes, de laines et d'animaux, par l'intermédiaire des caravanes indigènes. II est d'autres raisons qui forcent les navigateurs à monter eux-mêmes, à pénétrer et à séjourner dans l'intérieur du pays, à y posséder quelques points de défense et d'entrepôt : la Béotie est un carrefour de routes isthmiques. La Béotie, dit Éphore, a une grande supériorité sur tous ses voisins ; elle touche à trois mers et le grand nombre de ses excellents ports fait qu'elle est au confluent des routes qui viennent des mers d'Italie, de Sicile et d'Afrique, d'une part, de Macédoine, de l'Hellespont, de Chypre et d'Égypte. d'autre part[77]. Cette heureuse situation de la Béotie entre les trois mers était proverbiale parmi les Anciens. Les manuels de géographie la décrivaient à qui mieux mieux et le prétendu Scymnus de Chios la célèbre dans ses vers de mirliton : Voici la Béotie, grand pays, position favorable ; seule, dit-on, elle jouit de trois mers et possède des ports vers tous les horizons. Ceci nous ramène à notre loi des isthmes et à la traversée des continents par les caravanes des thalassocrates. L'histoire de la Béotie moderne nous peut rendre son histoire primitive. La Béotie fut toujours sillonnée de caravanes étrangères. La Grèce continentale, au pouvoir des Occidentaux, Francs, Catalans ou Vénitiens, eut son grand bazar, son centre des routes commerciales et militaires en Béotie, dans la ville de Livadi que les Turcs conservèrent ensuite pour capitale. Le commerce occidental avait créé cet entrepôt, parce que Livadi était à l'extrémité sud-occidentale de la cuvette béotienne, au point où débouchent, sur la plaine intérieure, les deux routes venues de la mer de l'Occident, je veux dire du golfe de Corinthe.

Ces deux routes partent des deux mouillages les plus sûrs et les plus fréquentés du golfe sur sa côte Nord-Ouest : l'une vient de la baie de Salone ou de Krisa, et l'autre vient de la baie d'Aspra Spitia ou d'Anticyre. Le premier de ces mouillages, durant l'antiquité, était le plus important. La grand-route antique. la λεωσφόρος de Pausanias[78], partait de Krisa. Passant au pied du grand sanctuaire de Delphes, puis longeant les escarpements du Parnasse, elle empruntait la vallée du Plistos avec le célèbre carrefour des Trois Chemins où Œdipe tua son père Laios. Partie de la baie d'Aspra Spitia, l'autre route, ardue et montagneuse, était la moins fréquentée jadis. Mais, plus courte, elle est devenue la grande voie commerciale des modernes, et, remplaçant pour les chrétiens l'oracle et le temple delphiques, le sanctuaire fameux de Saint-Luc en marque. depuis mille ans, l'une des étapes : Le port d'Aspra Spitia, disent les Instructions nautiques, est l'échelle de la ville de Livadia et fait un commerce considérable. Ces deux routes de la mer confluent au bord de la cuvette béotienne. Sur les dernières collines qui dominent la plaine, auprès de sources abondantes et toujours claires, Livadi s'est installée : de Livadi, divergent au Nord, au Nord-est et à l'Est, les routes qui, rayonnant à travers la Béotie, s'en vont à l'autre bout de la cuvette franchir les montagnes ou les collines côtières pour redescendre aux échelles de la mer d'Eubée, Aulis, Authédon, Atalante, Thronion ou Lamia.

Mais si Livadi est le bazar des Occidentaux, c'est Thèbes, qui, pour une marine orientale, tiendra ce rôle. A l'extrémité orientale de la cuvette béotienne, Thèbes occupe la position exactement symétrique à celle de Livadi, et une position tout aussi commode. Ses collines aux pentes abruptes s'offrent aussi pour dominer la plaine voisine. Une source coule au pied, que la légende de Kadmos a rendue célèbre, cette source Dirkè où le héros phénicien dut lutter contre le serpent, fils de la terre, et contre les géants autochtones. Les routes de la mer orientale aboutissent ici : d'ici, divergent à travers la plaine, vers les échelles dispersées aux quatre coins de l'horizon, les routes d'Ægosthènes, Kreusis, Thisbè et Bulis sur le golfe de Corinthe, d'Anthédon, Aulis, Délion et Oropos sur le détroit d'Eubée, d'Éleusis et Mégare sur le golfe Saronique : Thèbes, dit un géographe ancien, n'a pas de rivale comme ville d'été. L'abondance de ses eaux fraiches, la verdure de ses jardins, la douceur de ses brises, le bas prix de ses légumes, de ses fruits et de toutes les subsistances en font un séjour délicieux[79].... La légende a donc raison de placer ici une Livadi orientale, un marché et un reposoir phéniciens.

Cette légende de Kadmos fait débarquer son héros au port de Delphes : par les Trois Carrefours et la route qui mène à Livadi, Kadmos viendrait, à travers la plaine, jusqu'à Thèbes. Il est possible que la seule renommée de l'oracle de Delphes ait fait imaginer cet itinéraire. Il est possible aussi que le golfe de Delphes ait eu quelque station du commerce oriental ; les légendes et les vieilles traditions delphiques gardent le souvenir des marines crétoises qui seraient venues débarquer là. L'étude de la Télémakheia nous a fait retrouver la route maritime que suivaient les Phéniciens, de Crète vers Pylos et vers l'Élide divine. Contournant le Péloponnèse par l'Ouest, cette route prolongée pouvait mener ensuite les galères phéniciennes au golfe de Corinthe et à l'échelle de Krisa : nous l'étudierons plus tard. Mais le commerce oriental avait une voie bien plus courte pour atteindre le bazar de la Béotie. Cette voie partait du golfe Saronique, de nos mouillages mégariens.

Deux routes montent vers Thèbes du fond du golfe Saronique. Toutes deux partent de Mégare et de Minoa. Mais l'une franchit par le col d'Éleuthères la haute montagne du Kithéron : elle traverse, elle aussi, une terre sacrée, un grand sanctuaire hellénique, Éleusis. L'autre route contourne la montagne et traverse les champs de Platées. Ces deux routes n'ont pas une égale importance. La seconde n'est qu'un sentier. Mais, sur l'une et sur l'autre, il est facile de retrouver quelques traces du vieux commerce préhellénique. Sur la grand-route, le Kithéron nous a conservé, je crois, un souvenir indiscutable. Voici deux textes du moins qu'il suffit peut-être de rapprocher :

Pour commémorer la réconciliation de Zeus et d'Héra, les Platéens célèbrent les Daidala, fête ainsi nommée à cause des xoana, qui s'appellent dédales. Les Daidala reviennent tous les sept ans, m'a dit un exégète du pays ; à dire la vérité, ils reviennent plus souvent, sans que l'on puisse établir une moyenne fixe. Ces premiers Daidala, ou petits Daidala, sont particuliers aux Platéens.... Mais ils ont en outre les grands Daidala que les Béotiens célèbrent avec eux tous les soixante ans. Durant cet intervalle, à chaque petit Daidalon, ils ont préparé un xoanon et ils doivent en avoir quatorze en tout. Ces quatorze xoana sont partagés entre les villes béotiennes. Les grandes villes, Platées, Koronée, Thespies, Orchomène, Tanagra, Chéronée, Lébadée, Thèbes, en ont chacune un. Les petites villes se réunissent à plusieurs pour un xoanon. Chaque xoanon est mis sur un char et, suivant un ordre tiré au sort, les représentants des villes conduisent ces chars au sommet du Kithéron. Là un autel a été préparé avec des poutres carrées, empilées comme les pierres d'une construction, et ce bûcher est couronné de branches sèches. Chaque ville ou association de villes sacrifie une vache à Héra et un taureau à Zeus. Les victimes arrosées de vin et d'encens sont brûlées avec les Daidala. Les citoyens riches sacrifient aussi, de même que les pauvres. Il faut que toutes les victimes brûlent ensemble et que l'autel lui-même soit entièrement consumé. Une immense flamme s'élève que l'on aperçoit de fort loin : je l'ai vue[80].

A cet holocauste béotien, comparez un holocauste de Syrie :

De toutes les fêtes que j'ai vues, la plus solennelle est celle du printemps, qu'ils appellent le Bûcher ou la Lampe. On coupe de grands arbres que l'on dresse dans la cour du temple. On amène des chèvres, des moutons et d'autres animaux vivants que l'on attache à ces arbres. A l'intérieur du bûcher, on met encore des oiseaux, des vêtements, des objets d'or et d'argent. Quand tout est prêt, on promène les statues des dieux autour des arbres, puis on met le feu et tout flambe. A cette fête accourt une immense multitude qui vient de toute la Syrie et des contrées voisines : chacun apporte les dieux et les statues qu'il a préparées pour cette fête[81].

Ces deux textes rapprochés parlent d'eux-mêmes. Notons cependant le rôle du chiffre sept dans les rites platéens : sept ans et quatorze daidala. Les holocaustes hébraïques comportent aussi sept agneaux ou quatorze agneaux et quelques-uns se renouvellent durant sept jours[82]. Sept est le nombre rituel des Sémites. Nous l'avons rencontré déjà dans les navigations des Phéniciens, où le septième jour devait être le jour du Seigneur. Par la suite, nous allons le retrouver souvent dans les légendes de la Grèce homérique : les navigations odysséennes sont ordinairement rythmées par ce chiffre sept. La Thèbes de Béotie est la Ville aux Sept Portes ; elle a, dit-on, septante stades de tour ; Kadmos, après avoir erré sept ans, se fixe et se repose et consacre aux dieux la huitième année[83]. Notons aussi que le rite de l'holocauste n'est pas fréquent parmi les Hellènes, gens économes et entendus aux affaires, qui ne brûlent d'ordinaire en l'honneur des dieux qu'une faible part de la victime, la peau, les os, les entrailles, les viscères, les morceaux que les hommes ne veulent pas ou ne peuvent pas manger : les viandes vraiment comestibles sont gardées pour le prêtre et pour les assistants. L'Odyssée pourtant semble connaître des sacrifices pareils à nos holocaustes platéens ou syriens : Quand tu seras rentré à Ithaque, dit Kirké à Ulysse, tu sacrifieras en remplissant le bûcher d'objets précieux[84]. Mais d'ordinaire le bûcher divin n'est rempli que de fumée odorante. Le verbe θυμιώ, qui signifie brûler, fumer, faire brûler, faire fumer en l'honneur des dieux, signifie plus spécialement brûler de l'encens. Il avait donné le substantif θυμιατήριον, l'encensoir. Or la première ville que le Carthaginois Hannon fonde au sortir des Colonnes d'Hercule est appelée, dans la traduction grecque de son périple, Thymiaterion.

On a longuement discuté le sens et l'origine du mot. Je le crois authentiquement grec. Car cette traduction grecque d'un périple carthaginois contient deux sortes de noms de lieux. Les uns, simplement transcrits de l'original, sont à peine habillés d'une parure grecque : Nous arrivons à Soloeis, promontoire couvert d'arbres ; on verra par la suite que Soloe est un mot phénicien signifiant les Roches, le Cap Rocheux. Mais d'autres noms sont évidemment traduits du phénicien en grec, telle la Corne du Couchant, le Char des Dieux, la Corne du Sud, etc. Je crois que Thyimaterion est l'un de ces noms traduits. Il se présente comme un vocable tout à fait grec. Quand on a voulu voir en lui un mot étranger, il a fallu recourir à d'étranges jeux étymologiques[85]. Que ce nom demi-religieux ait été donné par les explorateurs carthaginois à leur première station au delà des Colonnes, en pays inconnu, nous pouvons l'expliquer sans peine. Hannon a fondé là un sanctuaire du Dieu de la Mer : il a fait là des sacrifices propitiatoires, brûlé des victimes et de l'encens ; c'est bien l'Encensoir. Skylax, qui nomme cette station Thumiateria, ajoute : De ce point au cap Soloeis, s'étend la région de Libye la plus renommée et la plus sainte, et sur la pointe du cap se dresse un grand autel[86].

Il faut donc supposer un original sémitique, que traduit le mot grec Thymiatérion. Cet original devait être emprunté à la racine k.th.r, fumer, brûler, et le synonyme parfait du grec Oup.ti5, brûler ou faire brûler des victimes ou de l'encens, serait la forme piel, kither, avec les deux voyelles caractéristiques de cette forme i et e. C'est du moins cette forme piel que les Septante traduisent par θυμιώ dans la phrase qui revient si souvent au livre des Rois : ils sacrifiaient et ils offraient de l'encens sur les hauts lieux. Pour l'onomastique de ces hauts lieux, si l'on voulait tirer un nom propre de kither, il faudrait recourir aux modèles que nous avons dans l'Écriture, Liban-on, Herm-on, Salom-on, etc. : à étudier la plupart des noms de montagnes palestiniennes, il semble que la terminaison on, ajoutée à la racine verbale, soit de règle. Nous aurions donc kitheron, et nous trouvons ce nom de lieu Kithéron dans la Bible : c'est le nom d'une région ou d'une vieille ville chananéenne, qui fut épargnée par la tribu de Zabulon et que les Chananéens continuent d'occuper, moyennant redevances. La transcription grecque Kithéron-Κιθαίρων, s'appliquerait exactement à ce nom propre hébraïque, car elle conserverait bien la vocalisation spéciale i et e de la forme piel. Le Kithéron serait θυμιατήριον, le Mont de l'Holocauste ou de la Fumée, le Mont du Bûcher, comme dit Pausanias, de la Lampe, comme dit Lucien, l'Encensoir dont on aperçoit de loin la colonne de flamme et de fumée : les dédales conservés et séchés depuis sept ans sont remplis d'aromates. Le Kithéron avait d'abord porté le nom très grec d'Asterion, la Montagne de l'Astre, parce que, dit Étienne de Byzance, ce sommet brille au loin comme un astre.

La route du Kithéron fut donc suivie jadis par les caravanes sémitiques, comme elle est suivie aujourd'hui par les convois d'Athènes. A vingt-cinq ou trente siècles d'intervalle, les mêmes conditions de commerce ont imposé à la Béotie le choix des mêmes routes et de la même capitale. Un trafic oriental, venu de Mégare comme jadis, ou d'Athènes comme aujourd'hui, fait de Thèbes la capitale béotienne parce qu'il fait des passes du Kithéron la grande route commerciale. Examinez ce qui se produit sous nos yeux. La capitale imposée à la Béotie par les navigateurs et par les routes de l'Occident, Livadi, la grande Livadi des Francs, des Vénitiens et des Turcs, perd de sa richesse et de sa population à mesure que le trafic vers le golfe de Corinthe diminue. Peu à peu, Thèbes, qui n'était rien il y a quarante ans encore, redevient la grande ville, le siège des autorités et des affaires. Nous voyons recommencer l'histoire lointaine. Il fut un temps très lointain, préhellénique, où Thèbes n'était rien. La capitale indigène était alors Orchomène, un peu au Nord de Livadi. Le commerce indigène et les émigrants venus du Nord avaient créé cette capitale au point où les routes venues du Nord, d'Atalante et des Thermopyles, convergent des dernières collines vers le centre de la cuvette ; les Minyens, sortis de Thessalie. étaient montés du détroit eubéen et du golfe maliaque ; c'est pourquoi leur ville est à la sortie des routes du Nord. Orchomène fut riche, Orchomène fut puissante jusqu'au jour où Thèbes fut fondée. La rivalité politique et militaire de ces deux villes ne fait ensuite que traduire dans l'histoire leur concurrence commerciale. Thèbes finit par l'emporter, quand le développement des grands ports de l'Est, Corinthe, Mégare, Égine ou Athènes, lui assure le monopole du trafic béotien.... Orchomène tomba comme Livadi tombe aujourd'hui. Mais aux temps gréco-romains, quand les échelles du golfe Saronique perdent leur trafic et quand les marines occidentales viennent aux mouillages du golfe de Corinthe. Thèbes à son tour décline et se vide. Strabon nous la décrit comme un simple village. Dion Chrysostome voit la basse ville déserte et la seule acropole encore habitée : au milieu de l'agora désolée, une statue se dresse parmi les ruines. Pausanias enfin nous dit : La ville d'en bas est tout entière déserte : il n'y reste que les temples. L'Acropole a encore quelques habitants ; elle a pris le nom de Thèbes au lieu de son ancien nom de Kadmée. Livadi ou Lébadée est déjà la grande ville romaine des Béotiens : elle présente un aspect aussi orné que les villes les plus riches de la Grèce[87].

Entre Mégare et Thèbes, le Kithéron n'est pas le seul témoin de la grand-route phénicienne. Légendes, tombeaux et lieux sacrés de fondation, semble-t-il, étrangère, s'échelonnent aux diverses étapes. Dans la ville de Mégare, c'était le tombeau de la mère d'Héraklès, Alkmène : elle s'en allait d'Argos à Thèbes ; elle mourut en chemin. A la passe d'Éleusis, étaient enterrés les chefs de l'expédition des Sept contre Thèbes. A la passe d'Éleuthères, c'étaient les soldats de la même expédition[88]. Et peut-être, au dire de certains savants, aurions-nous un souvenir religieux de cette époque dans les mystères d'Éleusis que tant de particularités rattachent aux pratiques orientales. Je n'ai pas à discuter ni même à exposer les si logiques et si vraisemblables conclusions que M. Foucart[89] a tirées de la seule étude des textes anciens : la légende d'Éleusis reconnaissait dans Eumolpos, qui fonda les mystères, un fils de la mer, un descendant de Poséidon, un étranger venu de Thrace (comme Kadmos) ou d'Éthiopie ; les Anciens rapportaient à l'Égypte le culte éleusinien, comme ils faisaient venir de la même Égypte le héros Lélex, fondateur de la Karia mégarienne[90]. Pour nous en tenir à nos arguments géographiques, le sanctuaire d'Éleusis est situé, comme les autres grands temples de la Grèce (Héraion d'Argos, Hyakinthion d'Amyclées, Olympieion d'Élide, Delphes de Phocide), à une étape courte ou longue du port de débarquement, au point où d'ordinaire les convois étrangers rencontrent les caravanes indigènes : le héros Éleusis passait pour un petit-fils d'Okéanos. Et dans ce pays d'Éleusis subsistent des noms de lieux ou des familles de héros à l'aspect étrange.

Près du Képhise éleusinien, dont le courant est beaucoup plus violent que le Képhise attique, on montre le tombeau d'un certain Zarax ou Zarex : On prétend qu'Apollon lui enseigna la musique. Moi je crois que Zarax est un étranger venu dans le pays de Lacédémone et, s'il existe vraiment un héros Zarax d'Athènes, je n'ai rien à en dire. Sur la côte laconienne, en effet, on trouve un port de Zarax. Cette côte, qui fournit les meilleures coquilles à pourpre après celles de la Phénicie[91], présente deux mouillages voisins, mais très différents. C'est d'abord un îlot, rattaché à la terre par une mince jetée de sables et de roches, la pointe Minoa, ou l'île Minoa, toute semblable à notre Minoa mégarienne, avec la source d'Ino dans le voisinage[92] : cette source est un trou profond, — un œil noir, dirait le mythe ; — ce n'est pas un ruisseau courant. Le port, qui suit, s'appelle Zarax (port actuel d'Hieraka) : c'est une sorte de long fiord ou de canal rocheux qui sert de débouché à plusieurs torrents, avec un très bon mouillage[93]. Nous verrons plus longuement par la suite que cette côte fut fréquentée par les flottilles phéniciennes et quels souvenirs nombreux elle en a gardés. Zarax doit être de ceux-ci : la racine z. r. k., signifie en hébreu verser. Après le Port de la Source, Ino, nous aurions le Port du Déversoir ou du Courant, Zarax, qui serait bien un nom venu de l'étranger en terre laconienne. Il semble même qu'un doublet, sous forme de légende anthropomorphique, nous permette de vérifier notre étymologie : car le héros Zarax d'Éleusis, avait pour fille Rhoio, c'est-à-dire le Courant : en montant de Mégare, ville d'Ino-la-Source, vers le Kithéron, montagne de l'Encensoir, les caravanes avaient à passer le Képhise, qui, desséché pendant l'été, devient, pendant l'hiver ou après les orages[94], un grand courant d'eaux troubles, le déversoir des gorges d'Éleusis et d'Oinoé, le Saranda-Potamos, Quarante-Fleuves, d'aujourd'hui : Zarak, disaient les Phéniciens ; Rhoio, dirent les Hellènes. Et l'Odyssée nous donnerait comme toujours la traduction la plus exacte : elle connaît un mouillage d'Ithaque qui s'appelle le Port Rheithron, le Port du Courant, par opposition à l'autre mouillage de l'île où les Nymphes ont leur source dans la caverne[95].

Aux temps historiques, cette grand-route du Kithéron était doublée d'un sentier difficile qui, par Pagæ et Aegosthènes, contournait la montagne et traversait le pays de Platées : c'est le sentier que suit Agésilas pour rentrer de Béotie dans le Péloponnèse, quand les Athéniens de Chabrias gardent le défilé d'Éleuthères. Mais, dangereux, étroit, exposé aux terribles rafales du golfe[96], ce chemin n'était suivi qu'en cas de nécessité : sur son parcours, au bourg d'Ereneia, on montrait le tombeau d'une fille de Kadmos, Autonoé, qui était venue s'établir et mourir là.

Je crois donc que, sur la route menant de Sidon, ville de Phoinix ou d'Agénor. à Thèbes, ville de Kadmos, il suffit d'explorer les rives méridionales de l'île de la Paix, Salamis, l'île de la Halte, Minoa, et la Pierre de l'Épervier, Skula Nis, pour retrouver, grâce aux noms de lieux, l'emplacement d'un emporium phénicien. A l'entrée des passes qui pénètrent dans la baie d'Éleusis, ces trois points de débarquement, de défense ou de surveillance, ces trois guettes et cet entrepôt s'appuyaient et se complétaient les uns les autres. Mais il leur manquait encore une chose essentielle, l'aiguade. Pour avoir de l'eau, les marins devaient aller à la Source de l'Amitié, Alopè, ou mieux au Rocher de la Caverne, Megara, sous lequel ou près duquel la Source de la Dispute, Sithnides, et la Source de Melkart, Ino Melikertès, pouvaient assurer la provision. C'est près de ces sources que s'installa le bazar et que se bâtit la Ville de la Caverne, Karia Megara. Les indigènes racontaient qu'en ce pays avait régné Lélex qui, venu d'Égypte, était fils de Poséidon et de Libye. Mais ils disaient aussi que la ville était alors Nisa et que le héros Mégareus vint plus tard de Béotie pour fonder Mégare.

Ces légendes signifient, en langage historique, que Nisa fut le débarcadère des étrangers, Mégare le bazar des indigènes, et que la Béotie avait alors un port en face de Salamine : toutes choses parfaitement vraisemblables. En nous reportant aux habitudes des marines primitives, nous savons que les navigateurs traversent les isthmes et les péninsules : la Béotie, nous disait Éphore, est une péninsule baignée par toutes les mers grecques ; c'est un isthme véritable entre les golfes du Sud et le canal du Nord, entre les mers de Corinthe ou de Mégare et les mers eubéennes ou maliaques. Reportons-nous à telle route que nous avons étudiée entre la mer d'Eubée et le golfe Saronique, la route isthmique de Dékélie. A travers l'isthme attique, les caravanes débarquées à Oropos viennent reprendre la mer au Pirée. A travers la Béotie, de Chalkis à Mégare, on peut tracer une route exactement parallèle. Quand le Pirée n'est encore rien, quand Mégare est l'emporium du golfe Saronique, cette route béotienne remplace avantageusement la route attique de Dékélie. C'est à travers la Béotie que les convois eubéens descendent vers les flottes étrangères et que les caravanes étrangères montent à leur rencontre. A mi-chemin entre les deux mers, Thèbes marque l'étape principale. Quand donc cette route est suivie, Thèbes est le grand bazar et, réciproquement, quand Thèbes est le bazar, il lui faut aux deux bouts de la route terrestre deux échelles, l'une sur la mer du Nord, l'autre sur la mer du Sud. C'est pourquoi, aux temps homériques, Thèbes a les deux échelles de Nisa et d'Aulis.

Aulis est le port des Achéens sur le détroit d'Eubée : c'est à Aulis que l'épopée réunit la flotte du Roi des Rois. Nisa figure aussi dans l'Iliade : Nisa tient alors la place de Mégare. Car les poèmes homériques ne mentionnent même pas le nom de Mégare. Par contre, le Catalogue des Vaisseaux range parmi les villes béotiennes Nisa la divine, Nio4v cdfi.riv. La ville terrienne de Mégare n'existe pas encore ; mais la légende locale se rappellera toujours que Nisa était alors l'échelle et la ville, Μέγαρα, dit Pausanias, πρότερον Νΐσα καλουμένη[97]. Aux temps helléniques, les philologues, commentateurs et géographes cherchent vainement cette Nisa homérique dans la cuvette béotienne. Leur Béotie n'a pas de Nisa. Ils ne peuvent songer à la Nisa mégarienne, parce que, de leur temps, tout lien commercial est rompu entre Thèbes et Mégare : Thèbes trafique avec Chalkis et le Pirée. Les commentateurs croient à une faute. Ils corrigent donc le texte homérique et les uns lisent Isos, d'autres Kreusa, d'autres encore Phares. Quelques-uns, enfin, découvrent dans l'Hélikon un bourg de Nysa[98], qui semble inventé pour les besoins de la cause : Strabon et les scholiastes, qui le copient, sont les seuls à nous en parler ; Hesychius inventa une autre Nysa béotienne près d'Érythrées, dit-il. La Béotie n'a jamais eu d'Érythrées ; mais sur la côte d'Eubée une Nysa est voisine d'Érétrie[99]. Nous voyons clairement l'erreur ou l'invention d'Hesychius. L'erreur ou l'invention de Strabon est moins facile à prouver. Mais Nisa, dans Homère, est divine, ζαθέη, et cette épithète de divine, ζαθέη, semble réservée par le poète aux îles ou villes côtières : Killa de Troade, Pharai de Messénie, Krisa de Phocide, Kythèra de Laconie[100]. C'est une particularité sur laquelle nous aurons à revenir. Je crois donc que l'Iliade parle bien de Nisa, l'échelle mégarienne : aux temps homériques, Nisa est béotienne, comme Mégare et Aegosthènes redevinrent béotiennes aux temps hellénistiques. Nous voyons, en effet, par les inscriptions de ces villes à l'époque des successeurs d'Alexandre, que toutes deux appartiennent alors à la confédération des Béotiens et datent leurs décrets[101] par les archontes fédéraux d'Onchestos, — c'est la patrie du légendaire Mégareus. La prospérité d'Alexandrie et l'exploitation par les Grecs du monde levantin rétablit alors une grande route de commerce entre le Levant égyptien ou syrien et Thèbes, qui est le grand marché agricole de la Grèce centrale. Ce nouveau courant hellénistique reprend les voies et les étapes du vieux courant phénicien : au fond du golfe Saronique, Mégare redevient l'échelle béotienne, l'embarcadère des villes continentales, le débarcadère des vaisseaux étrangers....

Mais bientôt le commerce hellénistique disparaît. Ce n'est plus vers la Grèce que voguent les flottilles du Levant, mais vers l'Italie et vers Rome. Les marchés grecs perdent toute importance et les ports grecs sont délaissés. Mégare redevient ce qu'elle avait été avant l'apparition des premiers navigateurs : dans la plaine desséchée, un pauvre bourg ; auprès des plages marécageuses, des échelles inutiles, que peuplent seulement les troupes d'oiseaux marins. Avant l'arrivée des Levantins de Tyr ou de Sidon, il en était ainsi. Cette côte était couverte d'oiseaux de mer, dont la toponymie garda toujours le souvenir. Les Éperviers occupaient Nisa. Les Mouettes campaient sur la butte voisine, la roche conique de Saint-Nicolas où les topographes placent à tort l'antique Minoa : c'est la Roche d'Athèna la Mouetteet sur ce rocher était enterré Pandion, dont le gendre Téreus et les filles Prokné et Philoméla avaient été mués en huppe ou en épervier, en hirondelle et en rossignol. Au travers de l'Isthme, se dressaient les monts des Grues, où le héros Mégaros avait dû s'enfuir lors du déluge de Deucalion[102]. De l'autre côté de l'Isthme. s'ouvrait la Mer des Alcyons. Il n'est pas étonnant qu'entre les deux golfes l'Isthme ait été le perchoir, le rendez-vous des oiseaux marins. Le détroit de Minoa surtout, avec ses marécages et ses eaux peu profondes où viennent frayer les bandes de poissons, pouvait nourrir les troupes d'éperviers et d'oiseaux de proie : l'autre chenal vers la baie intérieure d'Éleusis, le détroit de Psyttalie sur la façade Nord de Salamine, eut aussi la Roche de l'Épervière où les exégètes plus tard montrèrent le Tombeau de l'Épervière-Kirkè[103]. Mais une telle abondance d'oiseaux n'indique ni une côte très fréquentée ni une terre couverte de villes. Les premiers navigateurs ne trouvèrent ici que ces hôtes ailés. La butte de Nisa et l'île de Minoa ressemblaient à telle autre île, dont nous parlent les anciens géographes : l'île est vide d'hommes, mais des quantités innombrables d'oiseaux y sont campées[104], — et l'Odyssée elle-même connaît l'une de ces îles dans le golfe Saronique : Égisthe alors transporta l'aède dans une île déserte où il l'abandonna pour être la proie des oiseaux[105].

Avant l'arrivée des Phéniciens, la plaine était déserte : la topologie nous montre que Mégare n'est pas une ville hellénique, indigène. Mais les Phéniciens s'établirent sur cette côte. Leur établissement dut être important, continu et durable. La seule présence des doublets gréco-sémitiques, en si grand nombre et qui ont persisté si longuement, nous permet de conclure sûrement à l'existence d'une population mêlée, qui parlait ou comprenait les deux langues.

L'histoire subséquente des marines méditerranéennes nous offre des phénomènes tout pareils. Au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, l'Archipel turc, exploité par la thalassocratie française, va reproduire, avec des différences presque négligeables, l'Archipel préhellénique, exploité par les thalassocraties levantines. Dans l'Archipel turc, le commerce franc a des Minoa et des Mégare, je veux dire des reposoirs (c'est le mot courant alors) et des bazars. A Milo, à Nio, à Mycono, dans tous les reposoirs francs, le séjour des corsaires et la fréquentation des négociants occidentaux créent une population mêlée et un sabir gréco-italo-français dont les restes subsistent encore[106]. Milo a gardé, depuis ces temps lointains, quelques familles qui sont toujours restées françaises de langue, de nom et de nationalité. Les autres îles ont aussi des familles latines qui n'ont pas abandonné le catholicisme de leurs pères, au milieu de cette population orthodoxe. La toponymie de Milo garde encore des caps Bombarde et des îlots de l'Argentière. Le dialecte des Iles est farci de mots étrangers. C'est que les Insulaires avaient appris les langues des thalassocrates. Les Francs s'efforçaient d'inculquer à leurs pilotes de Milo quelques notions d'italien, qui était la langue commune des Francs, et quelques mots de français ou d'anglais :

A Milo, les Capucins françois sont assez bien logés, à l'entrée de la ville, à droite en venant du port. Il y a quelques années, leur couvent fut démoli par les Turcs, qui se plaignoient qu'on y receloit les vols des corsaires. La maison a été relevée et l'église est fort jolie pour le pays. Le Roy a donné mille écus pour cet édifice. Les marchands françois, les capitaines de vaisseaux et les corsaires même ont contribué selon leurs facultez. Des deux Pères qui sont dans le couvent de Milo, fun fait l'école grecque, l'autre l'italienne[107].

A Mégare, il en fut de même sous la thalassocratie phénicienne. Une population, une langue et des coutumes étrangères s'y vinrent installer dont les souvenirs ont longtemps survécu, outre les noms de lieux que nous venons de voir. Les femmes de Mégare, aux temps historiques, avaient un costume particulier nommé aphabroma : D'où vient, dit Plutarque, le costume aphabronm. άφάβρωμα, des Mégariennes ? Nisos, ayant perdu sa femme Abrotè, ordonna, en signe de deuil, que les femmes de son royaume porteraient toujours le vêtement d'Abrotè, l'aphabroma. Dans la suite, il semble que la divinité ait voulu perpétuer cet ordre, car les Mégariennes voulurent changer de modes ; mais l'oracle le leur défendit toujours[108]. A Milo, les indigènes adoptaient aussi la mode étrangère et se distinguaient par leur costume des autres Insulaires :

A Milo, il y a plus de trafic et l'on y est plus riche qu'ailleurs, parce que les corsaires y vont vendre leurs prises. De là vient aussi que les gens y sont mieux habillés et plus à la mode que dans les autres isles. C'est aussi le refuge de plusieurs banqueroutiers. qui s'y rendent de Marseille, de la Ciotat et de Martigues et qui s'érigent en marchands de conséquence parmi les pauvres Grecs ignorants, quoiqu'ils ne vendent que des couteaux, des ciseaux, des peignes, des aiguilles et autres bagatelles de cette nature[109].

La fréquentation des étrangers avait eu pour les îles de l'Archipel une autre conséquence. Au temps de Tournefort, les Miliotes sont bons matelots ; par l'usage et la reconnaissance des terres de l'Archipel, ils servent de pilotes à la plupart des vaisseaux étrangers ; l'île abondoit jadis en toutes sortes de biens. quand les corsaires y amenoient leurs prises, comme à la grande foire de l'Archipel. De même à Mycono, où les bâtiments françois, destinés pour Smyrne et Constantinople, relâchent dans les mauvais temps et viennent prendre langue pendant la guerre, les matelots passent pour les plus habiles de tout le pays ; il y a pour le moins cinq cents marins dans cette île et l'on y compte plus de cent bateaux[110]. Dans les Îles, cette population navigante subsista même après le départ des marines franques. Ce fut elle qui prit la succession des Français pour le cabotage levantin, le jour où les guerres de la Révolution et de l'Empire tournèrent vers d'autres besognes l'activité des Provençaux. A Mégare, la fréquentation des Phéniciens dut former aussi une population de pilotes, de matelots et de rameurs, qui subsista même après la disparition des marines de Tyr et de Sidon. Et voilà qui nous explique la contradiction entre les deux chapitres de l'histoire mégarienne. Aux premiers siècles de l'histoire grecque, quand les autres Hellènes n'étaient pas encore tournés vers la mer, Mégare, instruite par les gens de Sidon, a pu détenir un instant le trafic du golfe voisin et même des mers lointaines. Clients, puis mercenaires, puis associés et disciples d'une marine étrangère, les Mégariens ont fait au début de l'hellénisme classique ce que firent les Insulaires au début de l'hellénisme moderne : ils ont succédé pour le commerce à des maîtres .étrangers, le jour où quelque révolution intérieure, quelque invasion ou quelque cataclysme interrompit les navigations de Kadmos, de Melkart et autres grands Seigneurs du Peuple phénicien.

Avec l'esprit méthodique et les habitudes traditionnelles de leur race, Insulaires et Mégariens poursuivent l'œuvre des prédécesseurs, sans y rien changer d'abord : en toutes choses le Grec est d'abord un élève respectueux : il ne s'affranchit que lentement et cherche le progrès à petits pas. Sur les chemins que leur ont appris les marins de Sidon, les Mégariens s'en vont donc faire le même trafic, relâcher aux Mêmes refuges et s'installer aux mêmes aiguades. C'est du moins ce que paraissent nous indiquer les noms et l'histoire de certaines de leurs colonies. Telle fondation mégarienne ou prétendue mégarienne, Chalcédoine par exemple, est, par son site comme par son nom, étrangère au monde grec. Le choix du site était tellement incompréhensible pour les Grecs qu'ils appelaient Chalcédoine une ville d'aveugles : à l'étude, peut-être, le nom se rapprocherait de telle autre Chalkèdon ou Karchèdon, Καλχήδων ou Καρχήδων, que nous savons pertinemment être une ville sidonienne, une Ville-Neuve, Carthage.

La comparaison entre Insulaires et Mégariens ne s'arrête pas là : elle nous explique la déchéance de Mégare comme elle nous avait expliqué sa fortune. Insulaires et Mégariens détiennent en effet le commerce et l'empire de la mer, tant que l'hellénisme toujours enfant reste dans les lisières de l'étranger. Mais, du jour où l'hellénisme grandit et comprend ses véritables besoins, la nécessité de vivre par lui-même et pour lui-même, non pour les autres, lui fait abandonner peu à peu les échelles étrangères. Il découvre et il adopte des mouillages plus conformes à ses commodités, plus indigènes si l'on peut ainsi dire. Le XIXe siècle voit se rouvrir le port vraiment grec du Pirée, qui sous les étrangers n'était qu'un marais désert. Le Pirée s'enrichit et prospère à mesure que l'hellénisme reprend ses forces et s'enrichit. Les échelles des étrangers, Milo, Mycono, Hydra, Spetzia, tombent l'une après l'autre. Un seul grand port des Insulaires rivalise encore avec le port continental : c'est Syra dont nous étudierons bientôt le site et les destinées. Mais lentement Syra décroît et le Pirée grandit toujours. De même, dans la première antiquité, Mégare, l'échelle étrangère, disparut devant la fortune des marines vraiment grecques de Corinthe et d'Athènes.... Jusqu'à nos jours pourtant, les îles fréquentées jadis par les Francs ont gardé quelques traces visibles encore de leur ancienne splendeur. Du bénéfice de leur commerce et de leurs courses, les gens d'Ilydra et de Spetzia ont bâti ces grandes maisons à l'italienne, ces palazzi, qui distinguent leurs villes des autres bourgs malpropres du Levant :

La ville d'Hydra entoure le port. Ses maisons sont confortablement construites. Un grand nombre d'entre elles sont spacieuses, avec des appartements bien aérés et parés en marbre. Parmi les édifices publics, on voit beaucoup d'églises et d'établissements religieux, une bourse, un collège et des écoles élémentaires, commerciales et de navigation. Les rues sont accidentées mais remarquablement propres[111].

Les grands ports déchus restent longtemps reconnaissables au luxe de leurs habitations et à la beauté de leurs façades : Nantes et Saint-Malo gardent leurs grands hôtels Louis XIV, Venise ses palais, Pise ses demeures de riches bourgeois et ses ponts de marbre : Les Mégariens, dit Isocrate, qui n'ont ni terre, ni ports, ni mines d'argent et qui labourent le rocher, ont pourtant les plus grandes maisons de la Grèce. — Ces gens-là, disait Diogène le Cynique, mangent comme s'ils devaient mourir demain et bâtissent comme s'ils devaient vivre toujours[112]. Les séjours à la mer et la sobriété forcée du bord développent un peu la gourmandise ; à terre le marin sait apprécier un bon repas :

Le séjour de Mycone, dit Tournefort, est assez agréable pour les étrangers. On y fait bonne chère quand on a un bon cuisinier. Car les Grecs n'y entendent rien. Les perdrix sont en abondance et à bon marché, de même que les cailles, les bécasses, les tourterelles, les lapins et les becfigues. On y mange d'excellents raisins et de fort bonnes figues. Les salades s'y font avec une espèce de laiteron tout à fait ragoûtante quand on a frotté le plat avec de l'ail. — On fait bonne chère à Scio..., qui est le rendez-vous de tous les bâtiments qui montent ou qui descendent, c'est-à-dire qui vont à Constantinople ou qui en reviennent pour aller en Syrie et en Égypte.... Les huîtres qu'on y apporte de Mételin sont excellentes et toute sorte de gibier y abonde, surtout les perdrix : elles y sont aussi privées que les poules[113].

Le détroit de Mégare fut réellement une station étrangère. La tradition de Lélex est l'écho d'une historique vérité. Des navigateurs levantins ont fait leur Reposoir à Minoa. La tradition les disait venus d'Égypte. Leur toponymie sémitique les rattache plutôt aux marines et aux ports de la côte syrienne. Mais ces marines et ces ports syriens ont été, durant plusieurs siècles, dans la vassalité ou dans la sujétion de l'Égypte : les Phéniciens de Lélex pouvaient se dire les envoyés ou les serviteurs de Pharaon. C'est l'Égypte qui nous a fourni le véritable modèle de leurs vaisseaux. C'est l'Égypte qui va nous donner la véritable explication de leurs théories du monde et le sens profond de leur onomastique : le Pilier du Ciel, Atlas, dont Kalypso est la fille, est sorti de la cosmographie égyptienne.

 

 

 



[1] Pline, III, 7 ; Ptolémée, III,  3, p. 193.

[2] Pars prima, I, p. 184.

[3] Jos., XIII, 4.

[4] Pausanias, I, 59, 5.

[5] Instructions nautiques, n° 691, p. 145. Pour toute la topographie antique, cf. Frazer, II, p. 520 et suiv.

[6] Voir Frazer, Pausanias, II, p. 540.

[7] Voir Lolling, Mitth. Athen., V, p. I.

[8] Thucydide, III, 51.

[9] Thucydide, II, 51 ; IV, 66.

[10] Thucydide, II, 51.

[11] Cf. Frazer, Pausanias, II, p. 540.

[12] Thucydide, II, 93.

[13] Thucydide, II, 94.

[14] Strabon, IX, 391.

[15] Dans sa description de la Mégaride, une phrase semble empruntée presque textuellement à Thucydide, I, 41, 8.

[16] Pausanias, I, 44, 5.

[17] Strabon, IX, p. 395.

[18] Michelot, Portulan, p. 395.

[19] Michelot, p. 395.

[20] Michelot, p. 396.

[21] Michaud et Poujoulat, Corresp. d'Orient, I, p. 143-141.

[22] Instructions nautiques, n° 691, p. 146.

[23] Instructions nautiques, n° 691. p. 145.

[24] Pour tout ceci voir Roscher, Lexic. Myth. : je préviens le lecteur, une fois de plus, qu'il trouvera dans Roscher les références exactes, que je ne puis donner chaque fois que je cite un nom légendaire ou divin. Cf. aussi Pausanias, I, 41 et suivant.

[25] Instructions nautiques, n° 730, p. 260.

[26] Strabon, XVI, 752.

[27] Je dois les renseignements qui vont suivre à N. René Dussaud, dont on connaît les explorations syriennes.

[28] C. I. L., V, 8732.

[29] Cf. H. Lewy, Die Semit. Fremdwörter, p. 141-142.

[30] Cf. C. I. S., I, n° 122.

[31] Cf. V. Bérard, Origine des Cultes Arcadiens, p. 98 et suiv.

[32] C. I. S., I, n° 122 et 423.

[33] Pausanias, I, 39, 2.

[34] Cf. Hesychius, s. v.

[35] Genèse, XXVI, 19 et suiv.

[36] Pausanias, I, 40, 1.

[37] Pausanias, I, 58, 9.

[38] Odyssée, V, 70.

[39] Odyssée, IV, 359.

[40] Diodore Sic., IV, 23, 5.

[41] Odyssée, V, 333-335.

[42] Perrot et Chipiez, VII, p. 455.

[43] Pausanias, II, 34, 7.

[44] Odyssée, XII, 79 et 251.

[45] Odyssée, XII, 86.

[46] F. Lenormant, Grande Grèce, II, p. 370.

[47] Strabon, VI, p. 257.

[48] N° 731, p. 116.

[49] Énéide, III, 555.

[50] Instructions nautiques, n° 691, p. 155.

[51] Pline, IV, 12, 14 et 25.

[52] Cf. Schol. Eurip., ad Hecub., 1243 et suiv. Cf. Daremberg-Saglio, s. v. Lapidatio.

[53] Cf. Gesenius, Handwört., s. v.

[54] Pausanias, II, 24, 7. Cf. la théorie indo-européenne de Siecke, de Nisa et Scylla.

[55] Instructions nautiques, n° 751, p. 282-285.

[56] Cf. H. Lewy, Die Semit. Fermdw., p. 217.

[57] Instructions nautiques, n° 803 p. 202-203.

[58] Instructions nautiques, n° 803 p. 202-203.

[59] Strabon, IV, 202.

[60] I Chroniques, XXII, 9.

[61] Cf. Pape-Beuseler, Griech. Eigenn., s. v.

[62] Strabon, XVI, 770 : Diodore, III, 40.

[63] Ptolémée, VII, 4, 12.

[64] Juges, VI, 19, 25.

[65] Cf. l'Inscription phénicienne de Marseille, C. I. S., p. 228-229.

[66] Cf. Βουκόλων πόλις sur la côte syrienne. Strabon, XVI, 738.

[67] Instructions nautiques, n° 691. p. 145.

[68] Michelot, Portulan, p. 593.

[69] Instructions nautiques, n° 691, p. 147.

[70] Strabon, IX. p. 593 ; sur tout ceci cf. Frazer, Pausanias, III, p. 477 et suiv.

[71] Strabon, XIV, 654 ; Diodore, V, 58.

[72] Roscher, Lexic. Myth., s. v. Kadmos.

[73] H. Lewy, die Semit. Fremdw., p. 214.

[74] Cf. Rawlinson. W. A. I., III, p. 55. col. 2, l. 30.

[75] Cf. Schrader, die Keilinschr., p. 179.

[76] Cf. Aristophane, Paix, v. 1005 et suiv. ; cf. Dicæarque, Geog. Græc. Min., p. 102 et suiv.

[77] Strabon, IX, p. 400 ; cf. Scymn. Chi., V, 488.

[78] Pour tout ceci, voir Pausanias, X, 5 et 33 ; cf. Frazer, Pausanias, V, p. 222 et p. 446.

[79] Geog. Græc. Min., I, p. 103.

[80] Pausanias, IX, 5, 2.

[81] Lucien, De dea Syr., 49.

[82] Cf. Vigouroux, Dict. Bibl., s. v. Holocauste.

[83] Geog. Græc. Min., I. p. 102.

[84] Odyssée, X, 523.

[85] Geogr. Græc. Min., éd. Didot. I, p. 2, en note.

[86] Skylax, 53, éd. Didot, p. 93.

[87] Pausanias, IX, 7, 76 ; VIII, 33, 2 ; Strabon, IV, 403 ; Dion Chrysostome, Or., VII, vol. I, éd. Dindorf, p. 106 ; Pausanias, IX, 39, 2 ; cf. Frazer, V, p. 27.

[88] Pausanias, I, 44, 5.

[89] P. Foucart, Mémoires de l'Acad. des Inscriptions et Belles-Lettres, XXXV, p. 1.

[90] Pausanias, I, 39, 2 ; 41, 4 ; cf. Frazer, Pausanias, II, p. 519 et V, p. 6.

[91] Pausanias, III, 21, 6.

[92] Cf. Frazer, Pausanias, III, p. 584.

[93] Pausanias, III, 23, 6 ; 24, 1.

[94] Cf. Frazer, Pausanias, II, p. 501.

[95] Odyssée, I, 186.

[96] Xénophon, Helléniques, V, 14 et suiv.

[97] Iliade, II, 508 ; Pausanias, I, 39. 5.

[98] Strabon, IX, 405.

[99] Voir Pape Benseler, Griech. Eigenn., s. v.

[100] Cf. Ebeling, Lexix. Hom., s. v. ζαθέη.

[101] C. I. G. G. S., 27, 28, 209-212 ; 214-222 ; cf. Foucart, B. C. H., 1880, p. 85.

[102] Pausanias, I, 40, 1 ; 41, 6.

[103] Strabon, IX, 594.

[104] Arrien, Peripl. Eux., 52.

[105] Odyssée, III, 270-271.

[106] Je reviendrai là-dessus.

[107] Tournefort, I, p. 148-149 ; cf. W. Turner, Journal, etc., I, p. 51.

[108] Plutarque, Quæst. Græc., XVI.

[109] Robert, Voyage, p. 278.

[110] Tournefort, I, p. 149 et 279.

[111] Instructions nautiques, n° 691, p. 155.

[112] Isocrate, de pace, 117 ; Tertullien, Apol., 59.

[113] Tournefort, I, p. 279 et 371.