LES PHÉNICIENS ET l'ODYSSÉE

LIVRE PREMIER. — TOPOLOGIE ET TOPONYMIE.

CHAPITRE II. — LES LIEUX ET LES NOMS.

 

 

La topologie, la géologie des sites, arriverait à classer les périodes et à dater les fossiles de l'archéologie. Les faits qu'elle nous révélerait auraient sur les monuments archéologiques deux grands avantages :

1° Ils sont localisés dans l'espace ; ils appartiennent sûrement à tel pays, à tel site ;

2° Ils sont presque toujours localisés dans le temps ; ils peuvent être sériés et datés avec quelque approximation.

Nous aurions donc une géographie certaine et une chronologie vérifiable. tout au moins les grandes lignes d'une géographie et d'une chronologie, le cadre et la charpente d'une histoire rationnelle. Ceci est bien un travail de géologue. Car l'histoire de la Méditerranée peut se comparer à un terrain sédimentaire où, couches par couches, les marines successives ont laissé leurs traces. Leurs dépôts, plus ou moins épais, sont de nature et de teintes différentes ; ils ont des traits communs ; mais chacun d'eux a aussi des particularités caractéristiques.

Ils ont des traits communs parce qu'à travers tous les siècles et toutes les civilisations, la Méditerranée ne change pas : elle conserve son régime des vents, son allure générale des courants et des côtes, son climat, sa faune, sa flore, etc. Par le seul fait qu'elle est méditerranéenne, une marine doit se plier à certains hivernages. adopter une certaine nourriture et un certain vêtement, conformer ses routes aux mêmes détroits et ses établissements aux mêmes routes de terre et de mer. Nous avons déjà vu comment et pourquoi une échelle méditerranéenne, installée au coin d'un delta, sera toujours différente d'un port atlantique, assis à l'estuaire d'un fleuve. A travers toute l'histoire, cette différence s'est maintenue : jamais un port méditerranéen n'a pu s'établir à la bouche d'une rivière. D'une marine à l'autre, un grand port méditerranéen a pu se déplacer sur une même côte : c'est que les fleuves eux-mêmes y déplaçaient leurs deltas. Milet, fermée par les boues du Méandre, fit place à Éphèse, que  fermèrent ensuite les boues du Caystre. Smyrne prit alors la place d'Éphèse ; mais nous pouvons prévoir qu'avant deux siècles les boues de l'Hermos auront tué Smyrne à son tour.... Ces causes permanentes peuvent être étudiées dans n'importe quelle période de l'histoire méditerranéenne. Connus pour une thalassocratie, leurs effets toujours identiques peuvent être, sans chance d'erreur, transportés à une autre thalassocratie. On peut dire que nos Instructions nautiques régissent déjà les navigations grecques et romaines. Les portulans et les voyageurs de la période franque fournissent — nous le verrons — le véritable commentaire des navigations d'Ulysse : dans Thévenot, Tournefort ou Paul Lucas, nous aurons l'explication rationnelle de ce que nous appelons, faute d'étude suffisante, les légendes de l'Odyssée.

Mais chaque période de l'histoire méditerranéenne eut aussi des particularités, et de deux sortes au moins : les unes de faits, les autres de mots. Car chacune des puissances thalassocrates apportait avec elle ses besoins nationaux et ses préférences. Et chacune apportait sa langue ou son dialecte.

Langue ou dialecte ne tardaient pas à se fixer au dehors, eu s'infiltrant dans le langage des peuples de la mer. Les thalassocrates imposaient une onomastique à leurs sites préférés : l'onomastique méditerranéenne garde encore des noms de lieux phéniciens (Tyr, Saida, Carthage, Malaga), grecs (Nauplie, Séleucie, Alexandrie, Palerme, Agde, Empurias), romains (Valence, Port-Vendres, Cherchell, Césarée), arabes, italiens, etc., etc. Les thalassocrates répandaient aussi leurs termes de commerce, noms de mesures, de monnaies et de marchandises : la langue ou le sabir commercial et maritime de la Méditerranée garde encore le souvenir des Phéniciens (sac, vin, thon, aloès, etc.), des Grecs et de tous leurs successeurs.

Pareillement, nous verrions les besoins et les habitudes des thalassocrates se traduire dans le choix des routes — l'Archipel du XVIIIe siècle a ses routes des Anglais et des Hollandais, et ses routes des Français —, dans le choix des relâches — venus de l'Ouest, Français et Anglais ne rencontrent pas la terre au même point que les Arabes, Grecs ou Phéniciens venus de l'Est —, dans l'aménagement des entrepôts — l'Anglais, pour son charbon, a besoin d'autres quais et d'autres docks que le Franc pour ses draps, l'Arabe pour ses épices ou le Grec pour sa poterie — et dans la disposition même des débarcadères — un vaisseau d'aujourd'hui, calant cinq ou six mètres, ne peut plus s'arrêter aux mêmes plages que les barques à fond plat des Anciens —. A chacune de ces marines différentes, il fallut des mouillages différents, des forteresses, des guettes, des stations de ravitaillement ou de repos, des aiguades toutes différentes. Chaque fois que l'une de ces thalassocraties disparut, faisant place à quelque rivale, ses aiguades — les gens de Paros se souviennent encore des séjours que faisait le capitan-pacha dans leur port de Trio au temps de la thalassocratie turque —, ses stations et relâches — les Provençaux n'ont pas oublié les anses où débarquaient les pirates sarrasins —, ses routes — les chemins des Francs existent encore en Morée — demeurèrent dans le souvenir des hommes, et, gardant leurs noms étrangers, elles formèrent l'une des couches de l'histoire méditerranéenne.

Cette histoire n'est donc qu'une série de couches empilées. Même sans grande habitude, il est facile de distinguer ces différents terrains. Dans chaque couche prise à part, il est non moins facile d'expliquer les divers éléments, de déduire ou d'induire la raison des emplacements choisis et des routes fréquentées. — c'est là ce que j'appelle la besogne topologique, — ou de retrouver le sens de l'onomastique imposée, — c'est le rôle de la toponymie. Topologie et toponymie, ces deux études combinées arrivent à découvrir les conditions efficientes, puis à remonter aux causes lointaines, pour reconstituer enfin dans ses grandes lignes chacune de nos époques. Origine, extension et durée, pour chaque thalassocratie, ces deux études nous dresseront une chronologie et une géographie d'ensemble. Mais elles parviendront surtout à pénétrer dans le détail, à ranimer devant nos yeux la vie locale de tel site aujourd'hui désert ou délaissé : quand le témoignage des écrivains et des monuments est absolument muet, elles feront émerger du sol même la vision des foules qui jadis s'agitaient au long de telle route oubliée ou dans les souqs de tel bazar disparu.

Les résultats de ces deux études auront une valeur générale, c'est-à-dire que. bien établies pour un point donné, leurs découvertes seront valables pour tous les autres sites de la même époque. Le dock anglais est partout le même : qui conne les us et mœurs de Gibraltar connaît aussi Malte, Aden et Singapoore. Ces résultats seront en outre discutables et vérifiables, parce qu'ils sont rationnels et régulièrement sortis d'inductions scientifiques. L'une et l'autre de ces études s'appuient, en effet, sur des lois constantes ; elles partent de l'expérience actuelle ou prochaine pour remonter aux faits du passé : la Méditerranée d'aujourd'hui explique la Méditerranée d'il y a quarante siècles.

Voyez comment, sous nos yeux. l'une de ces couches méditerranéennes est en train de se déposer. Depuis le commencement du me siècle, les Anglais ont conquis la direction du trafic méditerranéen. Leurs termes de marine et de commerce, leurs marchandises et leurs modes, leurs mesures et leurs habitudes de navigation ont pénétré de Gibraltar à Port-Saïd. La Méditerranée actuelle tient, comme en suspens, ces matériaux anglais, qui se déposeront quelque jour et passeront à l'état de sédiments, quand une autre puissance, — allemande. française ou italienne. — reprendra le dessus. On pourra étudier alors les gisements anglais autour de Gibraltar, de Malte, de Smyrne, de Chypre et du canal de Suez. Cette couche anglaise recouvrira presque partout le terrain français des XVIIIe et XVIIe siècles. Installée sous le flot anglais, à demi fixée déjà, mais non recouverte encore et toujours apparente, cette couche française est à peu près également répandue d'Alger au Caucase et de Beyrouth à Marseille. La thalassocratie franque de ces deux siècles nous est bien connue. Les gisements en ont été bien explorés. Nous pouvons sans peine en reconnaître les dépôts, grâce aux voyageurs du temps, Tournefort, Lucas, etc., grâce aux rapports diplomatiques et consulaires et grâce aux traditions locales.... Avant les Français, les Italiens avaient eu cinq ou six siècles de monopole : une épaisse couche italienne est encore visible en certains points ; mais, le plus souvent recouverte par la couche franque, elle serait plus accessible à nos recherches si nous avions les documents enfermés aux archives de Gènes et de Venise.... A leur tour, les Italiens avaient en comme prédécesseurs les Arabes. On peut dire que cette thalassocratie arabe. qui dura trois ou quatre siècles, nous est presque inconnue, non pas faute de documents, mais faute d'exploration et d'étude : ses gisements n'apparaissent plus sous les terrains nouveaux qui l'ont entièrement recouverte ; il suffirait pourtant de quelque attention pour les apercevoir encore presque à fleur de sol : dans la langue courante de nos marines méditerranéennes, voyez combien de mots arabes se sont maintenus, amiral, felouque, etc. Il en est de même de la couche byzantine, qui, sous le mince feuillet arabe, nous conduit aux bancs épais. compacts et uniformes des Romains et des Grecs : nous la connaissons très mal et nous l'étudions très peu. Sous elle, au contraire, les terrains de l'époque classique nous sont familiers. Nous en reconnaissons à première vue les échantillons et les fossiles : Alexandrie et Laodicée, le Méandre et le Tibre, Rhodes et Marseille, Ostie et Panorme parlent à tous nos souvenirs. C'est l'arrière-fond de notre science historique. Ce sont là, croyons-nous, les plus vieux gisements de l'histoire méditerranéenne.

Mais étudiez cette couche gréco-romaine, et tout aussitôt, dans les gisements les plus anciens, une étude, même superficielle, vous fera reconnaitre des débris qui ne sont pas contemporains de la masse, qui n'ont pas glissé là non plus d'une couche postérieure, mais qui doivent provenir d'une couche plus ancienne encore. Ce sont ou des noms de lieux qu'aucune étymologie grecque ni latine ne parvient à expliquer, Ida, Samos, Korinthos, Salamis, Rheneia, Kasos, Massicus, Cumæ, Oenotria, etc. ; ou des situations de villes contraires à toutes les théories des Grecs, Tirynthe, Chalcédoine, Astypalées, etc. ; ou des systèmes politiques, des amphictyonies de sept ports, dont la politique grecque ne donne ni le modèle ni la clef ; ou des routes de commerce jadis suivies on ne sait par quelles caravanes, on ne sait pour quel trafic, et abandonnées, semble-t-il, du jour où le peuple grec, maitre de ses destinées, eut la conscience de ses propres besoins et la libre disposition de ses forces : telles, la route odysséenne de Pylos à Sparte ou la route légendaire (Thésée) de Trézène à Marathon. Si, mis en éveil par ces constatations, vous cherchez quelque lumière dans le plus vieux document géographique des Grecs, je veux dire dans l'Odyssée. vous y retrouvez bientôt les mêmes mots et les mêmes phénomènes incompréhensibles. Noms, routes, habitudes, conceptions, théories, l'Odyssée ne semble pas grecque. Elle est pleine du moins de souvenirs qui semblent anti-helléniques, parce qu'ils sont anti-helléniques, contradictoires à tout ce que nous savons de la langue, de la pensée, de la vie et de la civilisation grecques. A s'en tenir même au ton général de l'Odyssée et des autres poèmes homériques, Gladstone déjà remarquait avec justesse combien les belles formules homériques, — J'ai l'honneur d'être fils d'un tel, par exemple, — furent étrangères ensuite à ces ignorants du protocole qu'ont toujours été et que sont encore les Hellènes.... Au-dessous des terrains de l'époque classique, la topologie, la toponymie et l'étude de l'Odyssée nous forcent à supposer l'existence d'une couche plus ancienne, d'une thalassocratie antérieure aux marines grecques.

Les témoins de cette couche préhellénique sont répandus dans toute la Méditerranée, mais plus faciles à reconnaitre dans les eaux grecques. Là, ils abondent. Sur toutes les côtes grecques et même à l'intérieur des îles, des isthmes et des péninsules de la Grèce, ils arrêtent l'explorateur attentif. Pour les diverses régions de l'Hellade, vingt exemples typiques pourraient être cités. Je rapporterai par la suite une expérience qui me fut personnelle. Chargé de fouilles par l'École française d'Athènes à Mantinée et à Tégée (1888-1890), je m'étais proposé l'étude géographique de l'Arcadie à travers les âges. Pausanias en main, j'en ai, durant huit ou neuf mois, exploré tous les cantons. Le résultat final fut pour moi la conviction que l'Arcadie primitive, la terre des Pélasges, avec ses routes, ses villes et ses noms de lieux, était toute différente de l'Arcadie classique. Sûrement, cette Pélasgie avait moins de ressemblance avec l'Arcadie des Hellènes qu'avec la Morée des Francs ou des Vénitiens, c'est-à-dire avec une Arcadie aux mains de conquérants ou de négociants venus de la mer[1]. Si l'on veut comprendre, en effet, les habitats et le peuplement de cette Pélasgie primitive, il faut supposer qu'une route commerciale traversait les cantons parrhasiens, la haute plaine de l'Alphée, et que des caravanes étrangères. débarquées au golfe de Laconie, remontaient l'Eurotas et descendaient !'Alphée ou la Néda pour gagner les ports de l'Élide. Car le site de Lykosoura, mère de toutes les villes pélasgiques et centre du royaume primitif, n'est pas conforme aux nécessités des indigènes et n'est pas imposé non plus par les conditions naturelles. Durant les temps helléniques. jamais une ville ne s'est installée dans cette plaine du haut Alphée. Quand, luttant contre les indications de la nature. Épaminondas fonda Mégalopolis, cette ville militaire et artificielle n'eut qu'une existence éphémère et un rôle presque nul. C'est qu'une cité ne peut vivre en cet endroit que par un commerce de transit entre l'Eurotas et l'Alphée, par un trafic de caravanes entre le golfe de Laconie et le golfe d'Élide. Or nous ne voyons pas qu'aux temps helléniques cette route terrestre ait été suivie Ou du moins très fréquentée et nous pouvons, dans la Grèce actuelle, découvrir les raisons qui orientent suivant de tout autres directions le commerce hellénique : le chemin de fer grec s'en va aujourd'hui de Nauplie à Kalamata, du golfe d'Argos au golfe de Messénie, et non pas de Gythion à Pyrgos, des plages laconiennes aux plages de l'Élide. Sous les Francs et sous les Vénitiens, au contraire, les armées et les caravanes étrangères passent ici : elles vont de la Glarence éléenne à la Mistra de Laconie ; le château et la ville de Karyténa jouent alors pour les étrangers le même rôle d'étape et de forteresse qu'au temps des Pélasges la vieille Lykosoura, la première ville que les hommes construisirent sur le haut des monts[2].

D'autres, en des expériences analogues, sont arrivés au même résultat. Pour le Péloponnèse, M. Clermont-Ganneau a été le véritable initiateur de ces recherches en telle de ses études sur le Dieu Satrape et les Phéniciens dans le Péloponnèse[3]. M. E. Oberhummer a fait la même découverte pour l'Acarnanie et l'Épire méridionale. Il est obligé d'admettre la fréquentation de ces côtes par un commerce étranger, — phénicien, pense-t-il, — en des temps antérieurs à la floraison grecque[4] : c'est à cette côte des Thesprotes qu'embarqué sur un vaisseau phénicien, Ulysse dit avoir été jeté par la tempête.... Mais il est un exemple plus court et plus décisif que M. Kiepert a signalé déjà[5] : celui des villes prétendues grecques, portant le nom très grec, semble-t-il, d'Astypalaia.

Astypalaia, Άστυπάλαια, est un nom de lieu fort répandu dans l'Archipel. Étienne de Byzance confiait cinq Astypalées : 1° une île, occupée jadis par les Kariens et nommée par eux Pyrrha, puis colonisée par les Doriens, qui la surnommèrent la Table des dieux à cause de sa fertilité ; 2° une ville dans l'île de Kos ; 3° une île entre Rhodes et la Crète ; 4° une ville dans l'île de Samos ; ri° un promontoire de l'Attique. — En remontant aux sources, il est visible qu'Étienne a fait un double emploi du texte de Strabon, touchant la même île d'Astypalée : εσ πολλα τν Σπορδων μεταξ τς Κ μλιστα κα Ῥόδου κα Κρτης: ν εσιν στυπλαι τε κα Τλος, dit Strabon au liv. X (p. 488), et il ajoute : μν ον στυπλαια κανς στι πελαγα, πλιν χουσα. Étienne a transcrit le premier membre de phrase, Άστυπάλαια νήσος μία τών Κυκλάδων, en comptant une première Astypalée, puis le second membre, νήσος πόλιν έχουσα μεταξύ 'Ρόδου καί Κρήτης, en comptant une autre Astypalée, qu'il catalogue après la ville de Kos. Au vrai, ces deux Astypalées ne sont qu'une seule et même île et ville. — Restent donc seulement quatre Astypalées. Strabon nous en fait connaître une cinquième sur les côtes de Carie, et les inscriptions une sixième dans l'île de Rhodes.

A première vue, l'étymologie grecque de ce nom Asty-palaia paraît certaine : c'est la Ville Vieille, άστυ πλαιόν, synonyme des Vieilles Villes, Palai-polis ou Palaio-polis, que nous trouvons dans le Péloponnèse. Le neutre Asty-palaion, Άστυπάλαιον, est devenu le féminin Asty-palaia, Άστυπάλαια : c'est que la plupart des noms d'îles et de villes grecques étant du féminin, celui-ci a conformé sa terminaison au modèle commun, ou bien ce n'est là qu'un caprice de l'usage : nous avons en France des Villevieux. Asty-palaia serait donc la Vieille Ville. De tout temps l'Archipel, comme toutes les régions de la terre, a dû avoir un certain nombre de Villeneuves et de Vieillevilles. Mais si l'on admet cette étymologie, il faut bien voir qu'elle entraîne des conséquences très nettes et très précises pour le site et l'emplacement de ces Astypalées. Les Anciens avaient déjà noté comment la plupart des vieilles villes en Grèce sont bâties loin de la mer. Les villes nouvellement fondées, dit Thucydide (I, 6), ayant une plus grande expérience de la mer, plus riches d'ailleurs, s'établirent sur les rivages, en travers des isthmes, pour la plus grande commodité de leur commerce. Mais les vieilles villes, αί δέ παλαιαί, à cause de la piraterie jadis florissante, s'étaient bâties plutôt loin de la mer, aussi bien dans les îles que sur le continent.

Étudiez et contrôlez cette affirmation de Thucydide. En premier lieu, elle apparaît conforme à l'opinion commune des Anciens. C'était un lieu commun de la philosophie antique que les étapes de la civilisation humaine étaient aussi marquées par les étapes des villes sur le chemin qui mène du sommet des monts au bord de la mer : Platon, dit Strabon (XIII, 592), conjecture qu'après les déluges ou cataclysmes, les hommes ont dû passer par trois formes de sociétés très différentes. Ce fut d'abord une société simple et sauvage, que la peur des eaux couvrant encore les plaines avait refoulée vers les hauts sommets. Une seconde société se fixa sur les dernières pentes des montagnes, rassurée peu à peu en voyant les plaines qui commençaient à se sécher. line troisième société enfin prit possession des plaines mêmes. A la rigueur, on pourrait supposer une quatrième forme, une cinquième, voire davantage : en tout cas, on doit considérer comme la société la plus récente celle que les hommes, une fois délivrés de toute terreur de ce genre. vinrent former sur le bord de la mer et dans les îles. A chacun de ces déplacements, qui, des lieux hauts, entraînaient les populations vers la plaine, correspondait probablement un changement marqué dans le genre de vie des populations et dans leur gouvernement.

L'affirmation de Thucydide, en second lieu, est conforme à la logique des faits et à notre expérience contemporaine ou moderne. Aux siècles derniers, quand l'Archipel turc était infesté de corsaires occidentaux, toutes les villes et bourgs insulaires, à Milo, Syra, Kalimno, Nio, etc., étaient perchés en haut d'un mont. Quelquefois toute voisine de la rade principale, souvent, au contraire, fort éloignée, la ville était toujours distincte de son port ou échelle : Le port de Skyros, dit Choiseul-Gouffier (I, p. 125), qu'on nomme aujourd'hui la Grande-Plage, n'est plus d'aucune utilité aux insulaires, dont toute la marine consiste en

quelques bateaux qui trouvent forcément un abri entre les écueils ou que l'on tire à terre lorsque la mer est trop grosse. Réfugiés vers la pointe septentrionale de l'île, les habitants ne pensent qu'à se garantir de la piraterie générale, héréditaire chez les Grecs. Le village de Saint-Georges, bâti sur un pic élevé. leur offre un asile, et, quoique leurs habitations soient répandues sur le penchant de la montagne et jusqu'au rivage, chacun a, dans la partie supérieure, une seconde maison où il se retire en cas de danger. — A Syra, dit Tournefort[6], le bourg est à un mille du port tout autour d'une colline escarpée... ; on voit, sur le port, les ruines d'une ancienne et grande ville, appelée autrefois Syros. A Milo, dont les habitants sont bons matelots, et, par la connaissance des terres de l'Archipel, servent de pilotes à la plupart des vaisseaux étrangers, le bourg est à cinq milles du mouillage de Poloni, à deux milles de la grande rade[7]. Aujourd'hui les bourgs de Nio et de Milo sont restés sur leurs hauteurs parce que ces îles ont perdu toute importance maritime : seuls, les vaisseaux de guerre fréquentent encore leurs mouillages. Mais, en d'autres îles, la vieille ville a été désertée au profit de l'échelle : au-dessous de la vieille Syra des Francs, une ville nouvelle s'est installée tout au bord de la mer ; la commerçante Hermopolis cercle les quais du port.

Rien ne vérifierait mieux l'affirmation de Thucydide que l'exemple actuel de Kalymnos. L'île de Kalymnos est faite de trois ou quatre bandes de montagnes. dressées en murailles parallèles. Entre ces murailles, se creusent d'étroites vallées qui, parallèles aussi, vont finir sur la mer en des anses ou des golfes. La plus large de ces vallées touche à la mer par ses deux bouts. Sur la mer de Kos, sa rade circulaire, bien abritée, offre une grande plage pour tirer les bateaux et un bon mouillage par trente-six à vingt-deux mètres d'eau et de vase : c'est la rade de l'Échelle, la Skala. Sur l'Archipel du large, son autre port plus petit et moins bon occupe l'anse de Linaria. La population de Kalymnos, disent les Instructions nautiques[8], se monte environ à 7500 habitants, qui vivent, pour la plupart, à l'Échelle ou bien dans la ville de Kalymnos. Cette ville est bâtie à l'intérieur, au sommet d'une falaise abrupte, haute de plus de deux cent quarante-quatre mètres ; une bonne route y mène en moins d'une heure. La ville, en effet, se dresse au milieu de la vallée, juste à égale distance des deux ports. C'est là, sur une roche imprenable, qu'elle s'est réfugiée aux siècles derniers, aux temps des corsaires dont parle Tournefort : Patmos, dit-il à propos de l'île voisine, Patmos est considérable par ses ports : mais ses habitants n'en sont pas plus heureux. Les corsaires les ont contraints d'abandonner la ville, qui était au port de la Skala, et de se retirer à deux milles et demi sur la montagne, autour du couvent de Saint-Jean[9]. De même à Samos, la ville antique, voisine de la mer, était abandonnée depuis longtemps, et, pour se mettre à couvert des insultes des corsaires, on s'est retiré sur la montagne[10].

Aujourd'hui, les corsaires disparus permettent aux insulaires de ramener leurs villes à la côte : on redescend aux Échelles. A Kalymnos et à Patmos, les Échelles sont redevenues les grands centres de population. A l'intérieur de ces deux îles, les vieilles villes sur leurs montagnes sont presque désertées. Elles subsistent encore, mais vides. Leurs églises et leurs cultes appellent à certains jours les prêtres et les fidèles qui, pour quelques heures, remontent de la Skala. Ces panégyries annuelles repeuplent quelques instants la Ville de Kalymnos. Mais, le reste de l'année, les maisons et les rues sont désertes. Dans la Grèce romaine, sur le rivage de la Messénie, Pausanias nous décrit une vieille ville de Thouria, qui, perchée en haut d'une falaise, ne garde de même, en ses murs désertés, qu'un temple de la déesse syrienne : les habitants sont descendus dans la plaine maritime[11].

Des textes anciens comme des faits récents, voici donc une loi topologique qui ressort formelle et constante : les Vieilles Villes indigènes de l'Archipel sont éloignées de la mer, perchées au sommet des monts. Or revenons aux Vieilles Villes, aux Astypalées de l'Archipel hellénique : elles échappent toutes à cette loi ; toutes sont situées au bord de la mer, toutes celles du moins dont nous connaissons l'emplacement exact. Une seule fait exception : l'Astypalée samienne. A Samos, en effet, Polyen (I, 23) nous dit que Polycrate fortifia l'acropole nommée Astypalée. Cette Astypalée samienne rentrerait donc dans le type des Vieilles Villes indigènes : semblable à l'Acropole d'Athènes ou à l'Acrocorinthe, elle est sur la hauteur, à une certaine distance de la mer. Mais si, par le site, cette Astypalée de Samos semble indigène, nous verrons que le nom même de Samos n'est pas hellénique. La tradition locale attribuait aux Kariens la fondation de l'Astypalée samienne[12], et nous pouvons constater aujourd'hui que la capitale samienne des Grecs, maîtres de l'île, n'est pas installée sur les ruines de l'antique Astypalée. Tournée vers le Sud, la Vieille Ville était assise au bord du détroit, comme un port de transit : nos cartes actuelles gardent à ses ruines le nom de Samos. Au temps des corsaires francs, les indigènes enfuis au sommet des monts fondent, dans l'intérieur, leur Khora — nom générique appliqué à toutes les capitales insulaires de cette époque —. Nos cartes actuelles portent encore cette Khora. Mais, aujourd'hui. la sécurité des mers a permis à la ville de redescendre vers la rive. Elle n'est pas retournée à la côte Sud. La capitale contemporaine de Samos est sur la côte Nord, au fond de la meilleure rade insulaire, en face de l'Asie Mineure, à Port-Vathy. Ce changement d'orientation n'est pas fortuit ni causé par des nécessités passagères, puisque dès l'antiquité le même phénomène s'était produit dans les autres îles, à Kos et à Rhodes, par exemple. Le jour où les Hellènes ont vraiment disposé des îles, ils en ont transporté la capitale sur les côtes Nord, en face de l'Asie Mineure, après avoir abandonné de plus vieux établissements qui n'étaient pas indigènes, semble-t-il, mais qui s'étaient fondés, comme l'Astypalée samienne, sur les côtes méridionales des îles pour la commodité d'un commerce étranger. Dès l'antiquité, les gens de Rhodes délaissent la capitale primitive, Lindos, qui, pointée sur un promontoire de la côte méridionale, regarde vers le Sud-est et vers Alexandrie, dit Strabon : au bord du détroit, face au Nord et aux rivages d'Anatolie, ils construisent de toutes pièces leur grande ville des temps helléniques, qui jusqu'à nos jours restera la capitale insulaire. A Kos, nous allons étudier le même déplacement et la Vieille Ville abandonnée dans la rade méridionale de Képhala pour la capitale nouvelle sur le promontoire du Nord-est. A Samos, si, dès l'antiquité, les Hellènes, devenus maîtres de l'île, ne délaissèrent pas la Ville Vieille, c'est qu'un sanctuaire vénéré et des traditions religieuses rivaient la capitale au site préhellénique : la plaine méridionale de Samos et la rive du détroit étaient le séjour préféré de la grande déesse Héra.

Des cinq autres Astypalées, celle de Rhodes ne nous est connue que de nom. Kiepert croyait pouvoir la placer tout au Sud de l'île, sur un promontoire rocheux, véritable îlot rattaché à la côte par une langue de sable, que les Grecs modernes appellent Prasonisi. Mais il ne donnait aucune raison de son hypothèse, sauf peut-être la ressemblance des autres Astypalées.

L'Astypalée de Carie est un promontoire, έν τ παραλίᾳ τς περου στυπλαι στιν κρα[13], sur la côte entre le cap Termerion et le port Myndos, en face des îles Argées. C'est le même emplacement, sans doute, que d'autres appellent Παλαιά Μύνδος, la Vieille Myndos, Myndus et ubi fuit Palæmyndus, dit Pline[14]. La Nouvelle Myndos datait de la première colonisation grecque ; la tradition la rattachait aux Trézéniens et à leurs plus anciennes fondations[15]. Nous pouvons donc nous demander si la Vieille Myndos, antérieure à ces Trézéniens, est une ville hellénique.

L'Astypalée d'Attique est en un site exactement pareil. C'est un promontoire en face d'un îlot : Entre le Pirée et le cap Sounion, dit Strabon (IX, II, 21), on rencontre d'abord le promontoire Zoster, puis le promontoire Astypalée, qui, chacun, ont en face d'eux une île, l'îlot Phabra et l'îlot Éléoussa. Les cartographes contemporains[16] ont identifié cette Astypalée avec la butte rocheuse qui, non loin du Sounion, ferme à l'Ouest la rade d'Hagios Nikolaos, en face de l'île Arsida. Il est impossible, dit Kiepert, d'imaginer une ville sur cette butte, qui mesure à peine mille pas de circuit et qu'un isthme de sables et de marais réunit difficilement à une côte sans ressources. Il est impossible, en effet, que des indigènes. maîtres du continent, se soient jamais installés en pareil endroit. Mais, sur cette butte maritime, la présence actuelle d'une chapelle de Saint-Nicolas prouverait, à elle seule, que les marins de tous les temps trouvèrent quelque commodité à la possession de ce promontoire. Saint Nicolas, dans la Grèce moderne, a remplacé le dieu des mers : il est le protecteur des matelots, et souvent ses chapelles s'élèvent sur les ruines des temples de Poséidon. C'est que cette anse d'Astypalée est, à l'Ouest du Sounion, la première relâche à peu près sûre pour les barques et pour les bateaux venus du large : Le port San-Nikolo, disent les Instructions nautiques, est convenable l'été pour les caboteurs ; mais, comme il est ouvert au Sud, il n'est pas convenable en hiver[17]. Les Anciens ne naviguaient pas durant l'hiver. Ce port d'été n'avait donc pas à leurs yeux les mêmes désavantages qu'aux nôtres. Ajoutez qu'au fond du port, une plage de sable et de marais salants offrait un débarcadère commode pour les vaisseaux primitifs, que l'on halait à terne. Le pays voisin n'est pas très habité : nous verrons pourquoi les marines étrangères s'écartent un peu des coins de barbarie surpeuplés ; l'étude de leurs ports et leurs habitudes de navigation nous montreront en cette relâche estivale, sur cette plage d'échouement, une station nécessaire aux marins de l'Égée primitive.

Les deux dernières Astypalées sont des villes : l'une dans l'île de Kos, l'autre dans l'île que les Anciens appelaient du même nom Astypalaia, d'où les modernes ont fait Stampalia. La ville de Kos a disparu entièrement ; mais nous en pouvons retrouver le site exact. Strabon (XIV, 657) nous dit qu'elle était au bord de la mer : La ville des Koiens était autrefois Astypalée. Elle était située dans une autre partie de l'île, au bord de la mer néanmoins, comme la capitale actuelle. De l'avis de tous les explorateurs, cette Astypalée ne peut être située qu'à l'extrémité sud-occidentale de Kos, dans la presqu'île de Képhala, sous le promontoire courbe du cap Krokilos. Suivez le pourtour de cette île balayée par tous les vents : la pointe du Krokilos forme la seule rade abritée. Les archéologues retrouvent avec raison le site d'Astypalée auprès du hameau actuel de Stampalia. M. Paton, ayant longtemps séjourné à Kos et étudié l'île dans le plus grand détail[18], ne voit pas d'autre emplacement possible. Mais il, ne peut comprendre non plus les raisons de celui-là, et, en effet, le choix de cet emplacement semble à première vue tout à fait paradoxal.

L'île de Kos, par sa conformation, regarde vers le Nord. Toute la côte Sud, du cap Fouka au cap Krokilos, n'est qu'une montagne tombant à pic dans la mer. La côte Nord, au contraire, borde une plaine fertile, bien arrosée et rafraîchie par le vent du Nord : Anciens et Modernes en ont toujours vanté l'agrément et la salubrité. L'île de Kos, d'autre part, regarde vers l'Est. De par sa situation au bord du continent asiatique, elle ne peut avoir de débouchés commerciaux que vers ce continent : en outre, le détroit qui, vers l'Est, la sépare de l'Asie est un passage très fréquenté par tous les bateaux qui descendent de Smyrne à Rhodes, et inversement. Donc, conformation de l'île et situation du détroit, ces deux forces, attelées en quelque façon à la capitale de Kos, devaient avoir pour résultante la direction Nord-est. Nous voyons, en effet, que du jour où ces forces travaillent librement, du jour où Kos prend conscience d'elle-même, elle installe sa nouvelle capitale au bout de la plaine fertile et sur le bord du canal. près de la pointe Nord-est, dans un site exactement symétrique, mais exactement opposé aussi à l'emplacement d'Astypalée. La capitale actuelle est encore en cet endroit, et Paton a cent fois raison de dire que s'installer ailleurs c'est renoncer à toutes relations avec le monde. Mais Paton raisonne en citoyen de Kos. Si le nouveau site répond à tous les besoins des laboureurs indigènes,

peut-être n'est-il pas conforme à tous les désirs des marins étrangers. La côte

Nord et Nord-est de l'île est pour les bateaux un dangereux parage, où la mer

n'est qu'un semis d'îlots et de roches, où les calmes plats alternent avec les violents coups de vent. Sur le détroit. il faut sans cesse veiller aux sautes du Nord ou du Sud-est, prévoir les rafales et, dès que le ciel menace. chercher un mouillage et bien asseoir ses ancres par trente mètres de fond :

Entre la petite île de Palatie et un cap que je ne connois que sous le nom turc de Karabagda, qui signifie Dans la vigne noire, le calme nous obligea de rester un peu de temps. Toutefois, le premier jour d'octobre, nous nous efforçâmes dans le canal qui sépare la terre ferme de l'île de Co.... A peine avions-nous passé la nuit que tout d'un coup un vent contraire s'éleva, qui nous contraignit de relâcher et de retourner sur nos pas, et, continuant le lendemain, qui étoit le 2 du mois, il nous fit résoudre de donner fond pour prendre quelques nouvelles provisions dans cette île de Co.... Je m'avançai un peu dans la campagne, que je trouvai parfaitement belle, mais principalement la plaine, qui est aux pieds des montagnes et où la ville est située. De vray, elle estoit toute verdoyante d'orangers, de limons et de toutes sortes de fruits, et enfin cultivée en toutes ses parties et remplie de quantités de vignes et de plusieurs beaux jardins. J'entrai ensuite dans la ville, qui est jolie et assez peuplée.... Je me retirai dans notre galion. Le lendemain, néanmoins, on ne parla point de lever l'ancre, parce que nous avions toujours le vent contraire, et, comme le ciel et la mer nous menaçoient d'une grande tempeste, je ne voulus point sortir du vaisseau, parce que le lieu où nous avions pris terre n'estoit pas un port, ni même un endroit assuré pour nous.... La nuit qui précéda le 4 d'octobre, feste de saint François, le mauvais temps s'augmenta. Mais, comme notre vaisseau estoit d'une grandeur extraordinaire, que trois grosses anchres l'avoient rendu immobile contre cette tempeste, nous ne nous en aperçûmes presque point.... La tempête cessa avec la pluie. Néanmoins, comme je vis que le matin on ne parloit point de se remettre en mer, parce qu'elle n'estoit pas tout à fait tranquille, je descendis dans l'île une seconde fois[19].

La plupart des voyages au Levant[20] nous racontent de pareilles relâches en ce canal de Kos ou sur les côtes de l'île. Or notre ville de Kos n'a qu'un port incommode et périlleux[21]. La pointe sablonneuse ou marécageuse qui le forme est bordée de roches et de bas-fonds. Sous cette pointe de Koum, il n'y a pas une rade à vrai dire. Le vent Est-Nord-est et le siroco y soufflent en rafales, et des orages y tombent du haut des montagnes d'Asie. Les seuls grands voiliers peuvent tenir en ce mouillage. Le plus souvent, il faut aller se réfugier sous la côte asiatique, dans le port de l'ancienne Halikarnasse. Sur la côte méridionale de Kos, la rade d'Astypalée offre, au contraire, un excellent abri. Toute cette côte Sud de l'île est fermée aux vents du Nord par l'écran des hautes montagnes insulaires. Une sorte de queue montagneuse s'arrondit encore à l'extrémité occidentale, pour protéger des vents d'Ouest la rade d'Astypalée. Cette rade, ainsi close de deux côtés, serait ouverte aux vents du Sud si un îlot ne se dressait au-devant, pour former un bon mouillage où les caïques tiennent contre toutes les tempêtes. Les Génois ou les chevaliers de Rhodes trouvèrent jadis cet îlot de bonne prise. Ils s'y installèrent, le couronnèrent de fortifications. et leurs murs ruinés lui ont valu le nom de Palaio-Kantro ou Palaio-nisi : c'est l'exact équivalent de notre Asty-palée...[22] Ici encore, il semble donc que la Vieille Ville ne soit pas un établissement indigène, mais une station de marins étrangers. Avant les colons hellènes, cette Astypalée de Kos fut aux mains d'un peuple de la mer.

Enfin, la dernière de nos Astypalées insulaires, située dans l'isthme étroit qui rattache les deux masses rocheuses de l'île Stampalia, est bâtie sur la pointe d'un cap. Cette ville dominant les deux rades peuplées d'îlots commande les deux mers du Sud et du Nord. C'est, à tous points de vue, le type même de ces villes neuves, dont parlait Thucydide, installées sur les isthmes pour la facilité du commerce. Ici encore, un vieux château franc on vénitien, que nous signalent les Instructions nautiques (n° 691. p. 218), dit assez quelle relâche commode offrait aux corsaires et trafiquants latins l'une ou l'autre des deux rades.

En résumé, de toutes les Astypalées, aucune ne répond ni à l'idée que les Grecs se faisaient d'une Ville Vieille hellénique, ni aux éternelles nécessités qui, dans l'Archipel, déterminent tout vieil établissement indigène. Les Astypalées d'Attique, de Carie, de Kos et de Stampalie ne peuvent correspondre qu'aux préoccupations et aux habitudes des marins étrangers, quand ils débarquent et s'installent sur une côte barbare. En Asie Mineure, les Crétois, premiers fondateurs de Milet, ont installé leur forteresse au-dessus de la mer, à l'endroit où se trouve aujourd'hui Milet-la-Vieille, κτσμα Κρητικν πρ τς θαλττης τετειχισμνον, που νν πλαι Μλητος στι[23]. En Espagne, les premiers colons grecs d'Emporion ont fondé leur vieille ville sur un petit lot côtier ; puis leur ville nouvelle s'est transportée sur le continent, où elle est devenue une ville double, séparée en deux par une muraille : ville des indigènes et ville des Grecs[24]....  Mais nos Astypalées répondent surtout aux descriptions que Thucydide (VI, 2) nous donne des débarcadères phéniciens autour de la Sicile sur les promontoires avancés ou les îlots parasitaires. Or, dans la légende, une nymphe Astypalée est fille de Phoinix et sœur d'Europè : elle a de Poseidon un fils, Ankaios, qui devient roi de Samos. Une autre nymphe Astypalée est mère d'Eurypylos, roi de Kos. Une autre encore, fille aussi de Phoinix et sœur d'Europeia, avait donné son nom à l'île d'Astypalée[25]. N'avons-nous pas dans ces légendes le souvenir d'une thalassocratie phénicienne dont les embarcadères, délaissés par les Grecs, devinrent pour eux des Villes Vieilles ?

Cet exemple d'Astypalée, même si l'on n'accepte pas la dernière hypothèse, nous prouve tout au moins l'existence de marines antérieures aux Grecs et la survivance de leurs témoins topologiques. Il est une multitude de faits pareils qui, tous, après examen, conduisent au même résultat. Déjà, dans l'antiquité, quelques-uns de ces faits avaient excité la curiosité ou scandalisé le bon sens populaire. Les Grecs ne pouvaient comprendre l'aveuglement de leurs ancêtres, qui follement s'étaient installés en tels endroits incommodes ou peu avantageux, quand, tout près de là, un site admirable s'offrait à la fondation d'une cité hellénique. Aux portes du Bosphore, les Mégariens, disait-on, avaient fondé Chalcédoine. Cette ville, sur les falaises de la côte asiatique, n'avait qu'un très mauvais mouillage et des eaux peu poissonneuses. Sur la côte européenne, en face, la Corne-d'Or offrait le meilleur port de la Méditerranée, avec des plages, des aiguades et des bancs de thons qui assuraient la richesse d'une future capitale du monde : la Pythie s'était moquée des Mégariens et elle avait envoyé des colons plus avisés fonder Byzance en face des Aveugles. Si Chalcédoine choquait si fort le bon sens des Hellènes, c'est que peut-être, — nous le verrons, — elle n'avait été fondée ni par eux ni pour eux.

De même, dans l'onomastique primitive, combien de noms semblaient étranges ou mystérieux aux Hellènes de l'histoire et combien de beaux calembours ils inventèrent pour expliquer ces rébus ! De ces noms, quelques-uns ne nous ont été transmis que par leurs géographes. Mais la plupart nous ont été conservés aussi par l'usage populaire. Ce sont eux qui nous servent encore aujourd'hui pour désigner, par exemple, la plupart des îles grecques : Syra, Naxos, Sériphos, Siphnos, Paros, Corcyre, les îles grecques portent encore des noms anté-helléniques, des noms qui, du moins, ne présentent aucun sens eu grec et ne semblent pas grecs d'origine. A travers toutes les thalassocraties antiques, modernes et contemporaines, jusqu'à nous, ces vieux noms incompris ont toujours surnagé. Si parfois ils ont été recouverts par les apports des marines plus récentes, ils ont rapidement émergé à nouveau et leur engloutissement ne fut que passager : la Thèra des Hellènes est redevenue la Thèra des Grecs modernes, après avoir porté quelque temps un badigeon italien ou franc sous les vocables de Sainte-Irène ou Santorin.

Car les couches successives de l'onomastique méditerranéenne ne se sont pas toujours parallèlement superposées ni exactement recouvertes l'une l'autre. Elles ne se présentent pas à notre étude en une série verticale de tranches horizontales et continues. Il y a des plissements, des effondrements, des dislocations qui parfois interrompent la succession régulière, engloutissent les couches supérieures et font émerger celles du fond. Il y a aussi des points qui semblent dès l'origine être demeurés stables et émergés. Dans les eaux de notre Méditerranée, nous pouvons apercevoir à la surface ou atteindre à une faible profondeur les vocables, témoins de l'époque préhellénique. Sur nos côtes de Provence, Monaco parait remonter au delà de l'Hercules Monœcus des Romains et de l'Héraklès Monoikos des Grecs, jusqu'à un original sémitique. Près des Baléares, dans Iviça, affleure à nouveau le vieux nom phénicien que les Grecs recouvrirent de leur Pityoussa. mais que les Romains remirent au jour dans leur Ebusus. La toponymie, elle aussi, nous fournira pour cette période préhellénique d'abondants matériaux et, par son aide, nous compléterons l'œuvre de la topologie.

Mais il faut nous méfier un peu de cette aide. Le même exemple d'Astypalée pourrait montrer les dangers de l'argument toponymique et de quelles précautions il faut nous entourer avant de risquer une étymologie ou de la tenir pour certaine. Kiepert, ayant terminé son étude des Astypalées, conclut que le site n'étant pas grec le nom ne doit pas l'être non plus. Il propose une étymologie sémitique. De la racine hébraïque Sapal ou Saphal (être bas), il tire une forme verbale, istapel, et il s'efforce de montrer que toutes les Astypalées sont situées en contrebas, d'où leur nom. S. Bochart lui-même n'avait pas mieux trouvé, Astippela ab humilitate dictum. Ce n'est pas que je veuille médire de S. Bochart ; mais il a été, je crois. la plus illustre victime de la fureur toponymique en ce XVIIe siècle, où pourtant elle fit rage. S. Bochart (1599-1667), qui fut un des philologues les plus érudits de l'École normande et que Bayle proclamait l'un des plus grands savants du siècle, jouit aujourd'hui d'un oubli parfaitement immérité. Souvent on l'utilise sans le nommer. Kiepert croit découvrir des choses nouvelles que depuis deux cents ans Bochart avait inventées. C'est le sort commun de tous les érudits du vine siècle, et nos archéologues, qui ne manqueraient pas de lire le moindre mémoire du moindre professeur-docteur allemand, semblent ignorer ces grands érudits de l'école française.

S. Bochart avait reconstitué, en deux livres, la Géographie sacrée. Le premier de ces livres, intitulé Phaleg, était consacré aux Pays de l'Écriture et traitait, dans ses quatre parties. de la Division des Races et des trois Descendances de Sem, Japhet et Cham. Le second livre, intitulé Chanaan, étudiait, en ses deux parties, la colonisation phénicienne et la langue phénicienne et punique. Chanaan seul nous intéresse. Par l'examen des légendes et des noms de lieux, grâce à une connaissance admirable de tous les auteurs de l'antiquité classique, historiens, géographes, poètes ou mythographes, grâce aussi, il faut bien l'avouer, à une faculté moins admirable de trouver dans l'une quelconque des langues sémitiques une étymologie pour tous les noms de lieux grecs ou romains, Bochart était arrivé à reconstituer une Méditerranée phénicienne : en Chypre, en Égypte, en Cilicie, en Pisidie, en Carie, à Rhodes, à Samos — on pourrait continuer ainsi, par la seule énumération des trente-six premiers chapitres, tout le périple de la mer Intérieure —, partout il retrouvait les témoins de la colonisation sémitique. Aucun littoral n'échappait à ses prises de possession pour le compte des Phéniciens. Il hésitait même à nier (chap. XXXVIII) que l'Amérique fût restée en dehors de leur clientèle. Il savait (chap. XLII) que la langue des Gaulois avait plus d'une ressemblance avec celle des Phéniciens.

Malgré toutes ses erreurs, S. Bochart est d'une fréquentation profitable, aujourd'hui que triomphe le préjugé contraire. Fondée sur la Bible et sur le préjugé de l'infaillibilité biblique, la théorie de Bochart s'écroula avec ce préjugé[26]. Le XVIIIe siècle, séparant la vérité de la religion, sépara aussi l'histoire sainte de l'histoire et chassa Phéniciens et Juifs de l'antiquité philosophique. Il est grand temps de revenir à certaines conceptions de Bochart. Mais il faut profiter de son exemple pour éviter parfois ses erreurs. A le lire, on s'aperçoit bientôt d'où proviennent surtout la faiblesse de son argumentation et la fantaisie de ses découvertes. C'est que, d'habitude, il n'envisage dans ses recherches toponymiques qu'un seul nom à la fois. Il ne reconstitue presque jamais la classe ou la série à laquelle ce nom peut appartenir. Il n'en recherche pas les similaires ou les complémentaires. Il procède presque toujours sur un fait isolé, et il voudrait en tirer une loi générale. Le vice de la méthode saute aux yeux. Mais la correction est fournie par Bochart lui-même. En deux ou trois points, il est arrivé à des résultats indiscutables[27] ; c'est qu'alors il s'est donné la peine de collectionner un grand nombre de faits avant de risquer une hypothèse. Il dresse par exemple la liste des parfums et plantes odorantes, et montre que Grecs, Latins et Hébreux leur ont donné les mêmes noms.

Pour l'un de ces noms, kinnamon ou kinnamom, Hérodote (III, 171) dit que les Grecs l'ont emprunté aux Phéniciens. Bochart en conclut avec raison que les autres vocables sont de pareils emprunts faits par les Grecs aux Sémites : le même Hérodote nous dit que le libanotos et la kasia sont fournis aux Grecs par les Arabes.

Bochart nous offre ainsi le moyen de corriger les écarts de sa fantaisie. Sans le vouloir, il pose la loi de toute recherche étymologique : il ne faut jamais étudier un nom isolé ; la première règle en toponymie doit être la règle des systèmes.

J'entends par là qu'il faut commencer par dresser des listes, des systèmes de noms, et étudier toujours un ensemble de faits et non un fait isolé. Cette règle s'impose d'elle-même. Un fait isolé n'est point matière à science. Un nom propre isolé n'est point matière à étymologie scientifique. Vraie pour toutes les études d'onomastique, cette règle doit être suivie plus scrupuleusement quand il s'agit d'étymologies sémitiques. Dans toutes les langues sémitiques. en effet. le rôle des voyelles est effacé ; la charpente du mot est faite de consonnes et le plus souvent d'une triade de consonnes ; autrement dit, les racines sémitiques sont le plus souvent trilitères. Toutes les combinaisons de trois consonnes, d'ailleurs, ou presque toutes, se rencontrent dans le vocabulaire des racines sémitiques. Il sera donc possible de trouver une étymologie sémitique à presque tous les noms de lieux grecs, romains ou français : PaRiS deviendra la Ville du Cavalier parce que PaRaS veut dire Cavalier en hébreu.

Ce sont des étymologies de cette sorte ou de pires encore qui, malgré toute sa valeur, ont discrédité le travail de Bochart : Lindos est un nom phénicien. Limda, qui signifie le Port de la Pointe ;Lindos, phœnicio nomine Limda, quasi mucro aut aculeus dicta est, quia in insulæ promontorio sita, nous dit-il (p. 368) en parlant de la ville rhodienne de Lindos. Pelinas signifie le Grand Serpent ;dracone immani mons phœnicio sermone vocatus est Peli-naas, id est stupendi serpentis, dit-il (p. 384) en parlant du mont chiote Peinas. On peut malheureusement ouvrir son livre presque au hasard pour tomber sur de pareils exemples.

Movers, à son tour, ne s'est pas assez défié de trouvailles aussi fantaisistes. Hécatée et Hérodien, cités par Étienne de Byzance, lui fournissaient une ville égyptienne de Liebris, colonie des Phéniciens, Λίηβρις, πόλις Φοινίκων[28] : si le nom est phénicien, dit Movers, il ne peut s'expliquer que par Li-ebrim, c'est-à-dire (statio) ad Hebræos ; il n'est qu'un équivalent des Ίουδαίων στρατόπεδον, Vicus Judæorum, Castra Judæorum, dont nous parlent Josèphe et la Notifia Dignitatum[29]. Pareillement Libybée, Λιλύδαιον, se traduira par Li-Libye, versus Libyes[30]. Mieux encore, Byrsa, la citadelle de Carthage, viendra de Basra[31].

Pour nous garder un peu des imaginations de Bochart et de Movers, il ne faut donc étudier que des systèmes de noms. Mais ces systèmes peuvent être de différentes sortes, et l'on peut en imaginer deux ou trois sortes au moins.

Tout d'abord, la Méditerranée actuelle ou ancienne nous offre des noms de lieux qui présentent entre eux une grande similitude de structure, d'allure et de consonance. Il suffit de citer Maratha, par exemple, comme type de ces vocables antiques qui se rencontrent de Syrie en Espagne et de Thrace en Libye. et qui, pour nous, semblent n'avoir aucun sens, n'ayant aucune étymologie valable ni en grec ni en latin. La Phénicie avait sa ville de Marathos ou Marathous, son fleuve Marathias ; la Syrie, ses pirates Marato-cupreni ; l'Arabie a son mont Mareitha ; l'Ionie, son port de Marathèsion ; la mer Ionienne, son île Marathè ; la Laconie, son fleuve Marathon ; l'Attique, son port de Marathon ; l'Espagne, sa plaine de Marathon, etc. Autres exemples : d'Espagne en Carie, îles, villes et promontoires s'appellent Same ; de même Zakynthe, Ζάκυνθος, est le nom de vingt îles ou ports.... En dressant la liste de ces noms similaires, on formera une première sorte de système, que l'on peut appeler le système verbal, parce qu'il est uniquement fondé sur la ressemblance des vocables.

A défaut de similitude, les noms seront unis par des liens de voisinage. Dans telle région donnée, dans tel golfe, dans telle île ou dans tel port, il arrive que tous les noms de lieux puissent se rattacher les uns aux autres. Si, par exemple, on dresse la liste des noms insulaires de l'Archipel hellénique, on s'aperçoit bientôt qu'il faut les ranger en deux colonnes. Chaque fie, en effet, a plusieurs noms. Les uns, authentiquement grecs, se comprennent et s'expliquent sans peine par le vocabulaire grec : telles sont l'île aux Cailles, Όρτυγία ; l'île de l'Écume, Άχνη ; la Belle-Ile, Καλλίστη, etc. Les autres noms, au contraire, semblent inintelligibles, Délos, Paros, Kasos, Naxos, etc. En prenant tous ces noms insulaires et en réunissant, d'une part, les vocables grecs, et, d'autre part, les vocables étrangers, on aura un double système local ou géographique.

Enfin, les noms peuvent avoir une sorte de parenté historique ou légendaire. La légende béotienne met les noms de Kadmos, Europè, Téléphassa, Thèbes, etc., dans une union indissoluble. L'histoire mégarienne unit de même Mégare, Nisos, Abrotè, Minoa, etc. On trouverait mille autres exemples de pareils systèmes historiques ou légendaires, soit que l'histoire du commerce établisse des liens entre les Tamasses, Τάμασσος et Τεμέση, productrices de cuivre, entre les Siphne ou Spane, Σίφνος et Σπανία, productrices d'or ou d'argent ; soit qu'une légende coloniale mette en rapports Mégare et Chalcédoine ; soit enfin que des cultes communs ou les mythes d'Héraklès et de Thésée nous ramènent à ces amphictyonies primitives, à ces groupes de sept ports dispersés sur le pourtour du golfe Saronique.

En réalité, ces différentes sortes de systèmes toponymiques sont inséparables les unes des autres. Les Siphne et Spane, Σίφνος et Ίσπανία, pourraient aussi bien former, — nous le verrons par la suite, — un système verbal qu'un système historique. Ces deux dernières sortes de systèmes surtout se pénètrent constamment : ce sont, à vrai dire, les plus fructueuses et les plus légitimes. Car un système local est toujours un peu arbitraire : où s'arrête une région ? pourquoi prendre tel golfe dans une mer et telle mer dans la Méditerranée ? Les systèmes locaux prêtent à trop de tentations : ils ne doivent servir que de vérificateurs. Des deux autres, c'est le système verbal qui doit servir de base et de règle ; le système historique arrivera comme couronnement : le système verbal des Astypalées nous a conduits à la légende d'Astypalée, fille de Phoinix. Le système verbal est, en fin de compte, le plus facile et le plus sûr. C'est lui qui, jusqu'ici, a fourni les matériaux les plus utiles pour l'étude de la toponymie préhellénique. C'est le système verbal, en effet, qu'Olshausen, dès 1855, avait pris comme fondement de ses Études sur les noms de lieux phéniciens en dehors du domaine sémitique. Il avait groupé les noms de la forme Adramut, Άτράμυττειον, Adrumetum, Χατραμώται, Άτραμωτίται, ou ceux de la forme Atabour et Jordanos, Άτάβυρις et Άταβύριον, Ίορδάνης, Ίαδάνος et Ίόδανος, et il avait montré comment ces noms, qui n'ont un sens que par l'étymologie sémitique, sont pourtant répandus de l'Arabie au Bosphore et de la Lycie aux côtes Barbaresques. Ces études d'Olshausen peuvent toujours être citées comme les modèles du genre ; les résultats m'en paraissent convaincants[32].

Voici donc une première précaution contre les entrainements de la fureur étymologique : une hypothèse étymologique qui ne s'appuie que sur un nom isolé, qui ne s'applique pas à tout un système, doit être résolument écartée. Mais la formation des systèmes n'est que le premier pas. Une fois les systèmes dressés. isolés et bien reconnus, il faut encore les pénétrer et en trouver l'explication. Or celle-ci peut être de plusieurs sortes. D'un peuple à l'autre, en effet, les noms de lieux se transmettent de plusieurs façons. A première rencontre, semble-t-il, on imaginerait vingt sortes de prêts et d'emprunts en ces matières. Pourtant ces variétés de transports, si nombreuses apparemment, se ramènent en fin de compte à trois principales.

Première manière : transcription. Le peuple emprunteur accepte l'onomastique des étrangers telle qu'elle se présente à lui, tout entière, idées et vocables. Il la transcrit telle qu'il la perçoit. Il en calque les noms et les reproduit de son mieux. Il ne fait subir aux consonnes et aux voyelles que des modifications légères pour les adapter seulement aux nécessités ou aux habitudes de son oreille et de son gosier. Bref, il transpose les noms du voisin dans son ton particulier ; mais il n'en altère aucune des valeurs essentielles. Consonnes et voyelles, les noms Espagne, Italie, Syrie, Égypte, Chypre, Rhodes, Péloponnèse. Sicile, Baléares, etc., se sont exactement transmis de thalassocrates en thalassocrates depuis les origines helléniques jusqu'à nos jours.

Seconde manière : traduction. Le peuple emprunteur rejette les formes extérieures de l'onomastique étrangère ; mais, gardant les idées, il traduit les vocables du voisin en sa propre langue. A l'entrée du détroit de Gibraltar. toutes les marines actuelles connaissent le Mont-aux-Singes ; mais chacune lui applique un vocable différent : anglais, français, espagnol, allemand, etc. On trouverait pareillement des caps de la Roche-Noire, que les Turcs appellent Kara Bouroun, les Francs et les Italiens Pietra Neva ou la Pierre-Noire, et les Grecs Mavrolithari.

Troisième manière : entre ces deux extrêmes, transcription ou traduction, souvent le peuple prend un moyen terme. Il ne sait pas traduire le nom qu'il emprunte. Il ne se contente pas de le transcrire. Il s'en empare et le pétrit, le raccourcit, l'allonge ou le façonne, au gré de son imagination et de ses raisonnements : il arrive, par quelque calembour ; à faire sortir un sens apparent de ce vocable incompris[33]. Les Francs prennent le Megara des Grecs et en font le port de la Maigre. Les Anglais prennent le Livorno des Italiens et en font leur Leghorn (Corne de Jambe). Les Romains, dans l'antiquité, avaient tiré de l'Ogilos des Hellènes leur Aegilia. Nous verrons les Hellènes, par le même procédé, tirer des Roches phéniciennes (Solo), leurs villes de Solon, Soloi, ou des Caps phéniciens (Ros), leurs promontoires des Rhodiens, Rhodos, ou des Haltes phéniciennes (Minoha), leurs colonies de Minos, Minoa. Parfois, de tels calembours sont à nouveau traduits par quelque successeur : les Italiens ayant pris l'Hymettos des Hellènes en firent par calembour leur Mont-du-Fou, Il Matto, que les Turcs traduisirent en Deli Dagh : les Grecs modernes, ayant traduit le mot turc, disent aujourd'hui Trèlo Vouno.

Transcription, traduction ou calembour populaire, toute onomastique empruntée subit l'une de ces trois opérations. Devant un système à ouvrir, il faut donc envisager trois explications possibles, et l'on peut, on doit hésiter entre trois clefs : laquelle choisir ? On ne saurait avoir trop de défiance : pour diminuer encore les chances d'erreur ou les écarts de fantaisie, une règle stricte pourrait être posée, la règle des doublets. J'entends par là qu'une hypothèse étymologique ne doit être tenue pour entièrement valable que si elle s'appuie sur un doublet. Les Grecs, à la côte d'Afrique, ont un promontoire qu'ils nomment Mégalè Akra, ce qui veut dire en grec le Grand Cap : ils le nomment aussi Rous Adir, ce qui ne veut rien dire en grec. Mais, dans les langues sémitiques, ce nom de Rous Adir, signifierait pareillement le Grand Cap ou la Grosse Tête. Megalè Akra et Rous Adir forment donc un doublet gréco-sémitique, et, sûrs du premier ternie, nous pouvons, je crois, affirmer le sens précis et l'origine du second, car nous savons par l'histoire que les Grecs ont succédé aux Phéniciens sur ces côtes africaines. Or nous voyons bien. par l'histoire constante de la Méditerranée, comment les marines successives se transmettent leurs noms de lieux en se les expliquant, et comment les nouveaux venus parfois traduisent l'onomastique de leurs prédécesseurs, tout en conservant les noms originaux à côté de la traduction. Les Vénitiens et les Génois apprennent des Byzantins le nom de Montagne Sainte pour l'Athos peuplé de moines : ils acceptent le nom grec Hagion Oros ; mais ils le traduisent aussi en italien : Monte Santo. Toutes les thalassocraties méditerranéennes en out usé de même. Dans la couche hellénique. on trouve en abondance de pareils doublets, qui nous donneront une certitude absolue sur quelques problèmes des origines grecques. Quand la plupart des îles de l'Archipel portent à la fois deux ou trois noms quand de ces noms l'un, sûrement grec, Akhnè, signifie l'Écume, et quand l'autre, d'origine inconnue, Kasos, peut, expliqué par une étymologie sémitique, nous ramener au même sens d'Écume, nous devons affirmer, je crois :

1° Que Akhnè-Kasos forment un doublet gréco-sémitique ;

2° Qu'une thalassocratie sémitique occupa jadis l'Archipel et que la phrase de Thucydide est l'écho d'une tradition digne de foi, l'expression d'une vérité historique, nullement légendaire : Les insulaires étaient des Kariens et des Phéniciens ; car ces deux peuples avaient colonisé la plupart des îles[34].

Que l'on prenne bien garde à cette double affirmation. Elle contient en germe toute notre thèse. C'est une série de doublets gréco-sémitiques qui nous entrouvriront le mystère des origines grecques. C'est une série de pareils doublets qui nous montreront les échanges de mots, de produits et d'idées entre les Phéniciens et les plus anciens habitants des terres helléniques. Or je crois cette méthode inattaquable. Si une étymologie peut toujours être discutée, mise en doute et rejetée, je crois qu'un doublet porte en lui-même sa preuve d'authenticité. Un esprit critique peut repousser l'étymologie la plus vraisemblable, sous prétexte que toutes les rencontres sont possibles et qu'un nom grec peut ressembler à un mot phénicien sans en être dérivé ou sans lui avoir servi de modèle. Mais, en face d'un doublet. la certitude s'impose à tout homme de bonne foi, pourvu que le doublet soit bien établi, pourvu que les deux termes s'appliquent bien à une seule et même chose. Et la certitude devient absolue si l'on peut prouver en outre que la chose convient bien à ce double nom. Quand il s'agit de noms de lieux, il faut donc que le doublet toponymique soit bien le double nom d'un seul et même site, et il faut que cc double nom soit en concordance avec la topographie et la topologie de ce lieu.

Cette dernière condition, — concordance du doublet toponymique avec la nature ou l'aspect du site qu'il dénomme, — est d'une étude particulièrement profitable. Car souvent cette étude peut conduire à quelques résultats certains sur l'origine même et sur la date du doublet. Reprenez l'exemple du Mont Athos et supposez que nous ne connaissions ni la date ni l'origine du doublet Hagion OrosMonte Santo. Nous constatons seulement que la montagne porte un double nom grec et italien : nous en concluons que deux !narines grecque et italienne ont tour à tour fréquenté ces parages. Mais nous ignorons laquelle des deux précéda l'autre et laquelle des deux inventa en réalité ce nom de Montagne Sainte que l'autre traduisit. Si nous cherchons pourquoi ce nom fut inventé, en quoi il peut convenir à ce site, nous trouvons que, seuls, les monastères grecs, russes ou bulgares, orthodoxes, qui peuplent encore aujourd'hui cette montagne, en font véritablement une montagne sainte[35]. La cause du doublet étant grecque, il est vraisemblable que le nom grec fut l'original et que le nom italien ne fut que la traduction. Si les Italiens, catholiques, avaient eu à trouver une appellation pour ce promontoire, ils l'eussent appelé peut-être le Mont des Couvents, la Montagne des Vieux ou des Moines — en langue indigène, moine et saint vieillard ne font qu'un — ; mais, ne partageant pas le respect des indigènes pour ces refuges et pour ces ministres de la chrétienté orthodoxe, ils n'eussent certainement pas inventé le nom respectueux de Sainte Montagne : ces bons catholiques ne pourraient avoir de Sainte Montagne dans les mers levantines que le Calvaire ou le Carmel.

Toponymiquement comme topologiquement, plus on explore la Méditerranée et mieux on voit l'énorme quantité de matériaux encore inexploités qu'elle offre pour la reconstitution des thalassocraties primitives. Toutes les îles de l'Archipel, tous les cantons de l'Hellade, nous offrent quelque site de Vieille Ville antérieure aux Hellènes et que les Hellènes ont délaissée. Les grands sanctuaires grecs, Delphes, Olympie, Éleusis, etc., semblent tous appartenir à cette même époque préhellénique. Que sont, aux temps historiques, les grands ports de l'épopée, Ithaque, Pylos, Aulis, Iolkos, etc. ? Dans les eaux grecques, sur toutes les plages de débarquement, à tous les détroits, aux environs de toutes les pêcheries, les doublets gréco-sémitiques abondent. Il suffit de les ramasser. Ils se présentent d'eux-mêmes quand une fois on a commencé de les réunir. Sites et noms, les mers grecques offrent tous les matériaux pour l'étude des thalassocraties primitives, qui certainement ont existé, qui ont duré plusieurs dizaines de siècles peut-être. et dont la connaissance finira quelque jour par renouer l'histoire toute moderne des Hellènes aux vieilles histoires des Égyptiens et des Sémites.

Mais, au cours de cette étude, on ne tarde pas à faire une autre découverte : c'est que les poèmes homériques sont une description ou tout au moins un souvenir fidèle de cette Méditerranée des origines. L'Épopée homérique, grâce à W. Helbig, a éclairé déjà les découvertes de l'archéologie égéenne ou mycénienne, préhellénique. Et. réciproquement, cette archéologie a élucidé ou mis en valeur bien des détails. bien des mots, bien des épisodes de l'Épopée, que l'explication littérale ou littéraire des philologues n'avait pas compris. La géographie homérique peut conduire à un double résultat similaire. L'Ulysséide, surtout, apparaît bientôt comme une mine de renseignements précis. Car ce n'est pas l'assemblage de contes à dormir debout que les vains littérateurs nous présentent. C'est un document géographique. C'est la peinture poétique. mais non déformée, d'une certaine Méditerranée avec ses habitudes de navigation, ses théories du monde et de la vie navale, sa langue, ses Instructions Nautiques et son commerce. Dès les premiers pas. nous verrons que cette Méditerranée odysséenne est aussi la Méditerranée des doublets gréco-sémitiques, car l'Ulysséide n'est qu'un tissu de ces doublets : ses descriptions semblent contemporaines du temps où des Phéniciens et des Kariens occupaient les îles. Réciproquement. cette Méditerranée phénicienne, une fois explorée, nous explique l'ensemble et le détail des aventures odysséennes. Ulysse ne navigue plus dans une brume de légende en des pays imaginaires. De cap en cap, d'île en île, il cabote sur les côtes italiennes ou espagnoles que fréquentait déjà le commerce phénicien. Les monstres atroces qu'il rencontre, cette horrible Skylla, qui, du fond de sa caverne, hurle comme un jeune chien à l'entrée du détroit. Les Phéniciens la connaissaient réellement et la signalaient à leurs pilotes. comme nos marins la connaissent encore et la signalent dans les parages du détroit de Messine : En dedans du cap s'élève le mont Scuderi, qui a 1250 mètres de hauteur. Auprès du sommet aplati de cette montagne, il existe une caverne dont le vent sort en soufflant avec une certaine violence[36].

Nous aurons souvent à citer nos Instructions nautiques. Elles sont le meilleur commentaire de l'Ulysséide. Les Anciens avaient coutume de chercher dans les poèmes homériques la source de toute science et de toute vérité : même avant d'entreprendre ces études odysséennes, j'avoue que cette conception me paraissait la plus satisfaisante. Il me paraissait impossible, en effet, de voir dans une œuvre des Hellènes, quelle qu'elle fût, un produit de la seule imagination. Je n'insiste pas sur cette idée en ce moment. Mais quiconque a longtemps vécu dans la fréquentation des Hellènes anciens et modernes est bien obligé de convenir que l'imagination n'est pas leur faculté maîtresse ni la source de leurs œuvres d'art. L'invention créatrice ou évocatrice n'est pas ce qu'ils demandent' à leurs artistes. Peu leur importe qu'après vingt autres un tragique leur répète. sans y rien changer, les douloureuses aventures d'Hécube ou d'Antigone. Sans inventer le moindre changement dans la disposition générale de l'œuvre, un architecte ou un sculpteur pourra toujours leur recommencer le temple ou la statue que cent autres avant lui auront faits. Si l'œuvre présente une régulière et harmonieuse ordonnance, sans rien de violent ni d'exagéré qui choque le regard ou l'esprit ; si la conception est toujours subordonnée à la mesure d'une raison équilibrée ; si l'exécution habile et consciencieuse ne trahit ni l'ignorance ni la hâte ; si l'ensemble garde, malgré les simplifications, l'apparence d'une fidèle copie de la nature ; toute œuvre, même un peu banale ou sans. grande originalité, semblera toujours aux Hellènes vraiment grecque et digne de l'estime des connaisseurs.

Les poèmes homériques et surtout l'Odyssée ne se distinguent pas en cela des autres œuvres grecques. Il ne faut pas comparer l'Ulysséide aux énormes tératologies des Hindous ni aux folles rêveries des Arabes : bâtir une vaine tératologie sans aucun fondement de vérité n'est pas homérique, dit Strabon (I, p. 20). Il vaut mieux rapprocher l'Odyssée de tels poèmes géographiques. demi-scientifiques, utilitaires, que composèrent ou traduisirent les Grecs et les Romains pour codifier leurs découvertes et celles d'autrui. Il y aurait quelque irrévérence sans doute et une grosse erreur à pousser jusqu'à l'extrême ce rapprochement entre Homère et Scymnus de Chios ou Aviénus. Il faut pourtant l'avoir présent à l'esprit. Il ne faut jamais oublier les tendances utilitaires de l'esprit grec. Les poètes grecs se proposent d'abord d'instruire ou de moraliser leur auditoire.

Les poètes homériques devaient s'adapter aux mêmes goûts. Ces marins écoutent plus volontiers les vers qui peuvent les servir dans leurs navigations. Tout en passant une heure agréable, ces hommes pratiques veulent apprendre le chemin des eldorados, la longueur du voyage et le retour à travers la mer poissonneuse.

ς κν τοι επσιν δν κα μτρα κελεθου

νστον θ, ς π πντον λεσεαι χθυεντα[37].

Il faut donc étudier et traduire l'Odyssée, non pas à la façon des rhéteurs et manieurs de Gradus, qui n'y voient qu'un assemblage de beautés et d'épithètes poétiques. Dès l'antiquité, certains ne tenaient Homère que pour un conteur de fables : Ératosthène, dit Strabon[38], prétend que tout poète ne cherche que l'amusement et non la vérité. Mais une école adverse, celle des Plus Homériques qui suivent vers par vers l'épopée, savait que la géographie d'Homère n'est pas inventée, que le poète est, au contraire, le chef de la science géographique : ses récits sont exacts, plus exacts bien souvent que ceux des âges postérieurs ; ils contiennent sans doute une part d'allégories, d'apprêts, d'artifices pour le populaire ; mais toujours, et surtout dans les Voyages d'Ulysse, ils ont un fondement scientifique[39]. Plus on avance dans l'étude des Voyages d'Ulysse et mieux on vérifie la justesse de cette phrase. Les descriptions odysséennes les plus fantaisistes en apparence ne sont toujours qu'une exacte, très exacte copie de la réalité. Le plus souvent, en regard de l'Odyssée, on peut copier quelque passage de nos Instructions nautiques.

La description de Charybde et de Skylla n'est qu'une instruction nautique d'une précision parfaite. Voici mes instructions, pilote, dit Ulysse à l'entrée du détroit, tu vois cette vapeur et ce remous ; tiens le navire en dehors ; ne perds pas de vue le rocher qui est sur la côte en face, de peur que le navire ne t'échappe et que tu ne nous jettes en perdition :

σο δ, κυβερνθ, δ πιτλλομαι....

Τοτου μν καπνο κα κματος κτς εργε

να, σ δ σκοπλου πιμαεο, μ σε λθσι

κεσ ξορμσασα κα ς κακν μμε βλσθα[40].

Nous ouvrons nos Instructions nautiques[41] : La navigation de ce détroit demande quelques précautions à cause de la rapidité et de l'irrégularité des courants qui produisent des remous ou tourbillons dangereux pour les navires à voiles. En outre, devant les hautes terres, les vents jouent et de fortes rafales tombent des vallées et des gorges. de sorte qu'un navire peut arriver à ne plus être maitre de sa manœuvre. La rencontre de deux courants opposés produit, en divers points du détroit, des tourbillons et de grands remous appelés garofali (œillets) dans la localité. Les principaux sont sur la côte de Sicile et sont aussi appelés carioddi : c'est le Charybde des anciens.

Le détroit, dit Kirkè à Ulysse, est bordé de deux roches, l'une très haute, où habite Skylla, l'autre très basse, sous laquelle Charybde engloutit les flots. Rapproche-toi de Skylla, qui te prendra six compagnons. Mais il vaut mieux perdre six hommes que tout ton équipage.

Les Instructions nautiques recommandent encore la même manœuvre. Quand on vient de la mer Tyrrhénienne, il faut s'écarter de la côte sicilienne et se rapprocher de la côte calabraise où l'on trouve la marée plus favorable. Puis. la région des garofali étant dépassée, on gouverne au milieu du canal et l'on va sans difficulté soit à Messine, soit à Reggio. sur l'un ou l'autre bord du détroit. Ulysse, qui vient du Nord, gouverne ainsi. Il longe d'abord Skylla sur la côte de Calabre. Puis il revient au milieu de la passe et de là il entend les mugissements des troupeaux siciliens. Il met alors le cap sur la côte sicilienne et débarque au Port-Creux, à Messine.... En sens inverse, après le massacre des troupeaux divins et le naufrage qui en est la punition, Ulysse, sur son épave, est d'abord jeté vers Charybde, puis vers Skylla. Il retourne vers le Nord. Il est exilé de nouveau par les dieux vers les terreurs et les enchantements de la grande mer Occidentale, où l'attend la captivité de Kalypso.

Pour mieux illustrer l'exactitude des descriptions odysséennes, on verra par la suite que les cartes et photographies des lieux sont d'un indispensable secours. Ces documents scientifiques donnent l'explication précise de tous les mots du poète. Quand autour de la Grotte du Kyklope il nous décrit le rond de pins et d'arbres à la haute chevelure, c'est que, en réalité, actuellement encore, les rivages du Kyklope et la grotte elle-même sont ombragés de grands chênes et de pins-parasols, tout différents des chênes verts et des pins rabougris qui bordent les mers helléniques. W. Helbig protestait déjà contre les gens qui ne tiennent pas un compte rigoureux de tous les mots du texte : Les épithètes homériques, dit-il, traduisent la qualité essentielle de l'objet qu'elles doivent caractériser[42]. Ce ne sont pas des épithètes poétiques que l'on peut traduire ou négliger selon la fantaisie du moment. Il faut suivre la méthode des Plus Homériques et s'attacher à tous les mots de l'épopée : le livre de W. Helbig est là pour montrer quels résultats on peut espérer d'une pareille méthode. Il est néanmoins assez plaisant de trouver sous la plume du même Helbig, en ce même ouvrage (p. 21), des phrases de ce ton : Les recherches de Hercher (Homerische Aufsätze) ont démontré que le fond topographique de l'Épopée est traité avec une grande liberté, que des fleuves, des montagnes, des vallées, des édifices, apparaissent et disparaissent tour à tour. Aussi l'on peut se demander si (dans la description du bouclier d'Ajax) le poète n'a pas cité le nom de la ville de Hylè, uniquement pour donner un cachet personnel à son tableau, mais sans attacher à ce nom de conception géographique bien déterminée. Il était certain d'avance qu'aucun de ses auditeurs ne lui demanderait. question embarrassante, si réellement il y avait une localité de ce nom dans la patrie du fils de Télamon.

Je n'ai pas à discuter ce que valent les théories de Hercher pour le reste des poèmes homériques. Mais il me sera facile de prouver, — et cet ouvrage n'a pas d'autre but, — qu'elles sont inapplicables à la Télémakhie et aux Voyages d'Ulysse. Ayant fait moi-même (mars-juin 1901) le voyage ; ayant soigneusement noté l'aspect des lieux, la disposition et le caractère des sites ; ayant pris les photographies et vérifié les cartes de tous les endroits décrits par le poète, je reste fidèle aux conceptions des Plus Homériques. Sauf les interpolations faciles à reconnaître. je crois qu'il faut, mot par mot, suivre le texte de l'épopée. et je crois que, pour comprendre vraiment ce texte de l'Ulysséide, il faut replacer l'ouvrage dans la série des livres analogues que, de siècle en siècle, de thalassocratie en thalassocratie, les marines méditerranéennes se sont fidèlement transmis, — dans la série des Instructions nautiques, Portulans, Guides des Pilotes, Flambeaux ou Miroirs de la Mer.... Car les marines successives ne se transmettent pas seulement leur onomastique, leurs aiguades et leurs routes : les nouveaux venus empruntent encore les habitudes de navigation, les cartes et renseignements de leurs prédécesseurs. Toutes les marines actuelles copient leurs Instructions nautiques dans les Pilots anglais :

Cet ouvrage, disent nos hydrographes dans l'Avertissement du n° 751 de leurs Instructions, contient la description des côtes occidentales de l'Italie. On s'est servi du Mediterranean Pilot de l'amirauté anglaise, livre en usage à bord des bâtiments de la flotte italienne. Pour les îles de Malte et de Gozo, on a traduit textuellement les instructions du Mediterranean Pilot, vol. I, édit. 1885, en les complétant à l'aide des renseignements publiés depuis cette date par le Bureau hydrographique de Londres.

La thalassocratie anglaise répand ainsi les Pilots d'outre-Manche. Aux siècles précédents, la thalassocratie franque avait vulgarisé les Portulans de Marseille : de 1702 à 1830, toutes les marines méditerranéennes copient le Portulan de Henry Michelot, ancien pilote hauturier sur les galères du Roi. Mais, avant Michelot, les Français copiaient, dit-il lui-même dans sa préface, les cartes et documents hollandais, sans même en corriger les fautes les plus choquantes :

Les cartes hollandaises sont remplies de fautes qui paraissent surtout dans les différents Miroirs de Mer. On y donne des démonstrations de côtes et plusieurs plans de ports, havres et baies, qui font connaître que leurs auteurs n'ont jamais été sur les lieux. Un portulan imprimé au Havre-de-Grâce dit, en parlant du port de Palamos, que c'est le meilleur port de la Catalogne, dont l'entrée est à l'E.-S.-E. ; les Hollandais, avant lui, dans leurs Miroirs de Mer, mettent le môle de Palamos du côté de l'Ouest, bien qu'il soit du côté de l'Est.

Les Miroirs des Hollandais avaient copié à leur tour les portulans espagnols ou italiens, qui n'étaient eux-mêmes que la copie ou la mise au point des périples anciens de la Grèce et de Rome. Les marines classiques à leur tour avaient traduit les périples antérieurs de Carthage, de Tyr ou d'ailleurs. Nous verrons par la suite comment un périple carthaginois d'Himilcon, traduit d'abord en grec à une époque inconnue, fut mis en vers latins par un poète de la décadence, R. Aviénus. Un autre périple carthaginois d'Hannon nous est parvenu sous sa traduction grecque et, des marines classiques, il s'est transmis aux marines de la Renaissance, grâce à J.-B. Ramusio, qui, en 1558, ouvre son recueil delle Navigazione et Viaggi par la navigation de Hanone capitano de Cartaginesi.... Mais nous aurons à revenir longuement sur cette transmission des Instructions, Portulans et Périples. L'Ulysséide n'est même pas la tête de cette série : les monuments égyptiens nous forcent à l'hypothèse qu'au XVIIIe siècle avant notre ère, le genre littéraire du périple existait déjà. Sur les murs de Deir et Bahari, la reine Haitshopsitou a voulu raconter et dépeindre les belles navigations de ses flottes vers les Échelles de l'Encens. Nous étudierons longuement les récits et les tableaux de ce périple pharaonique. G. Maspero suppose avec raison que les Phéniciens empruntèrent à l'Égypte la mode d'exposer dans leurs temples leurs périples écrits ou dessinés : le périple d'Hannon, dit la traduction grecque, était exposé à Carthage dans le temple de Kronos.

J'emploie le mot de genre littéraire, car il ne faut pas croire à l'avance que, remise en pareille série, l'Odyssée ait quelque chose à perdre de notre admiration ni de l'estime des littérateurs. Tout au contraire : il n'est jamais inutile de bien comprendre pour mieux admirer. Expliquée à la façon des Plus Homériques, l'Odyssée prend une couleur et un relief qui en font véritablement une œuvre d'art et une œuvre personnelle. On peut alors, avec de bonnes raisons, admirer cette poésie des premiers Hellènes. On y peut reconnaître le travail conscient d'un ou de plusieurs grands poètes. Ce n'est plus l'informe sécrétion ou les balbutiements de la foule anonyme : Plus on envisagera le monde et le passé tels qu'ils sont, en dehors des conventions et des idées préconçues, — disait un jour Renan, — et plus on y trouvera de véritable beauté. C'est en ce sens que l'on peut dire que la science est la première condition de l'admiration sérieuse. Jérusalem est sortie, plus brillante et plus belle, du travail en apparence destructeur de. la science moderne. Les pieux récits, dont on berça notre enfance, sont devenus, grâce à une saine interprétation, de hautes vérités et c'est à nous autres critiques qu'il appartient vraiment de dire : Stantes erant pedes nostri in atriis tuis, Jerusalem ![43]

Pans cet atrium de la Grèce, qu'est le monde homérique, le lecteur dira si j'ai découvert plus d'art et plus de réelles beautés. J'ai taché du moins d'y pénétrer. J'ai mis en pratique le double conseil de S. Reinach et de E. Curtius : j'ai cherché dans le vrai grec, comme le voulait S. Reinach, et dans la géographie, comme le voulait E. Curtius. quelques lumières sur les mystérieuses origines du peuple et de l'art grecs ; j'en ai rapporté plus d'admiration et plus de respect pour les premiers monuments littéraires de ce peuple et de cet art.

 

 

 



[1] Victor Bérard, De l'Origine des cultes arcadiens, Paris, Thorin, 1894.

[2] Pausanias, VIII, 58, 1.

[3] Journal asiatique, X, p. 157 ; XII, p. 237.

[4] E. Oberhummer, Die Phœnizier in Akarnanien, Munich, 1884.

[5] H. Kiepert, Sitzungsberichte König. Preuss. Akad., 1891, II, p. 859.

[6] Nous aurons à revenir longuement sur cette Syra de Tournefort.

[7] Tournefort, Voyage du Levant, Lettres VIII et IV.

[8] Instruct. naut., n° 691, p. 217. — On appelle Instructions nautiques les publications officielles du service hydrographique de la Marine pour la navigation à voile et à vapeur.

[9] Tournefort, Lettre X.

[10] Tournefort, II, p. 114.

[11] Pausanias, IV, 31, 1.

[12] Cf. Etym. Magn., s. v.

[13] Strabon, XIV, II, 20.

[14] Pline, V, 29 ; cf. Et. de Byz., v. v. Μύνδος.

[15] Pausanias, II, 30, 9.

[16] Karten von Attika, Text. III, 21.

[17] Instruct. naut., n° 691, p. 151.

[18] Paton et Hicks, Inscr. of Kos, Oxford, 1891.

[19] Pietro de la Valle, I, p. 195.

[20] Cf. Thévenot, I, chap. 71 : Nous nous arrestasmes à Stanchio, ne pouvant aller à Bodroun à cause que le vent estoit contraire. Nous jettasmes quatre anchres pour nous mettre en sûreté de ce vent de siroc, qui nous donnoit de grandes secousses et, nonobstant toutes ces anchres, nous ne laissasmes pas de souffrir beaucoup de ce vent.

[21] Instruct. naut., n° 778, p. 277 et suiv.

[22] O. Rayet, Mém. sur l'île de Kos, p. 59.

[23] Strabon, XIV, 654.

[24] Strabon, III, 160.

[25] Roselier, Lexic. Mythol., s. v. Astypalaia.

[26] Je le citerai d'après la 3e édition de 1692.

[27] Cf. H. Lewy, Die Semit. Fremdw., p. 36 et suiv.

[28] Étienne de Byzance, s. v.

[29] Movers, III, p. 186.

[30] Movers, III, p. 333.

[31] Movers, II, p. 130.

[32] Rhein. Mus., VIII, p. 320.

[33] Bondelmont., Lib. Insul., chap. XII et suiv. : Nunc ad insulam Carpanti venimus. Carpoa enim græce, latine fructus.... Nisaros : nisos græce, insula latine interpretatur.... Dicitur Sicandros a multitudine ficuum : sicos, etenim græce, latine ficus, interpretatur.... Policandros dicitur a poli, civitas, et andros, homines, id est civitas hominum vel virorum.... Panaya a pan græce, totum latine, et ya, sanitas, quasi tota sanitas.... Anafios surgit insula, ab ana græce, latine sine, et fios, serpens, id est sine serpente. De même Thévenot, I, chap. LXIX : L'île de Milo est ainsi appelée de Mylos, qui, en grec vulgaire, veut dire moulin, à cause qu'il y a quantité de moulins à vent et aussi parce qu'ils en tirent les meules de moulin.... L'île de Syra, qui en grec vulgaire veut dire Signora ou maîtresse, est ainsi appelée parce qu'elle commande par sa hauteur toutes les autres îles.... De même encore, d'Arvieux, II, p. 10 : Les gens du pays appellent ce port Hheifa et les Francs Caïfa, parce qu'ils prétendent qu'il a été rebâti par le grand-prêtre Caïffe. Nous avons en ce dernier exemple le meilleur équivalent du calembour grec Soloi, ville de Solon.

[34] Thucydide, I, 8.

[35] Cf. Instruct. naut., n° 778, p. 441 : L'Athos et la presqu'île sur laquelle il s'élève sont connus actuellement dans le Levant sous le nom de Montagne Sainte ou Monte Santo, à cause du grand nombre de monastères et de chapelles qui y sont établis.

[36] Instruct. naut., n° 731, p. 249.

[37] Odyssée, IV, v. 389-390.

[38] Strabon, I, p. 7.

[39] Strabon, I, p. 1 et 18.

[40] Odyssée, XII, v. 216-220.

[41] Instruct. naut., n° 731, p. 237 et suiv.

[42] W. Helbig, L'Épopée homérique, trad. Trawinski, p. 201.

[43] E. Renan, Études d'Hist. relig., p. 74.