L'ensemble des études qui vont suivre n'est guère que le
développement d'une ou deux phrases de Strabon : Si
Homère décrivit exactement les contrées, tant de la mer Intérieure que de la
mer Extérieure, c'est qu'il tenait sa science des Phéniciens.... ; les Phéniciens, conquérants de Plusieurs épisodes et plusieurs chants, toute une moitié peut-être de l'Odyssée, fournissent, je crois, les preuves de cette affirmation. Je voudrais m'attacher tout particulièrement aux dix ou onze chants de l'Ulysséide proprement dite, aux chants V-XV du poème en sa rédaction présente. Cet épisode me parait, plus que tous les autres, garder encore les traces de son origine. En le séparant du reste du poème, j'entends ne préjuger, pour le moment du moins, ni sa date ou son auteur, ni sa composition. Par la suite, nous aurons à discuter l'unité fondamentale du poème tout entier. D'ici là, admettons, si l'on veut, les dogmes les plus respectueux de la tradition : croyons à l'existence d'un grand et vénérable poète, d'un Homère compositeur ou rédacteur de l'Odyssée. Cela importe peu à la thèse que je voudrais soutenir. Cette thèse s'accorde même plus facilement avec le dogme de l'unité : j'imagine plus facilement un homme auditeur et disciple des sciences phéniciennes. Mais, alors même que l'on accepte ce dogme, on est obligé
de reconnaître dans l'Odyssée trois grands épisodes qui, juxtaposés, fondus,
si l'on veut, en une admirable unité, demeurent discernables cependant comme
les cristaux au sein du plus parfait granit. Les quatre premiers chants du
poème sont en réalité une Télémakhie, ou, comme dit le titre du second
chant, une Excursion de Télémaque : Télémaque en est le héros ; les
voyages de Télémaque à Pylos, Phères et Sparte, en sont tout le sujet ;
Ulysse n'apparaît qu'en un lointain fort obscur, comme personnage de deuxième
ou troisième plan.... Au cinquième chant seulement commence l'Ulysséide,
le Retour d'Ulysse, ou, comme dit Strabon, l'Errement d'Ulysse.
Alors, pendant une dizaine de chants (V-XV),
se déroulent les aventures de ce Retour. Ulysse occupe toute la scène. Ce
sont les dix chants que j'appelle l'Odysseia proprement dite.... Au chant XV
s'ouvre enfin la troisième partie, Le second épisode, l'Ulysséide, les dix chants de
l'Odysseia proprement dite, doivent surtout nous occuper. Nous ne
négligerons pas le reste du poème. C'est par l'étude de C'est, comme on voit, transportée dans l'histoire de la littérature grecque, cette même affirmation des influences orientales, qui depuis trente ans a renouvelé l'histoire de l'art grec. Et c'est aussi tout le problème des origines grecques posé d'une nouvelle façon, sur les textes et sur les réalités, et non plus sur les monuments ou sur les mythes. Pour les témoignages et les preuves, je voudrais recourir, en effet, à deux ordres d'études qui n'ont pas encore été appliquées à ce problème. Seules pourtant, elles me semblent pouvoir le résoudre. Jusqu'ici, on n'a guère recouru qu'à l'archéologie et à la linguistique. Je confesserai tout à l'heure mon peu de confiance en l'archéologie. La linguistique, d'autre part, et la philologie peuvent fournir de bons indices. Les livres d'Otto Keller, de Muss-Arnolt et de H. Lewy[1], en nous donnant la liste des mots empruntés par les Grecs aux vocabulaires sémitiques, nous font soupçonner les emprunts de la civilisation grecque aux civilisations orientales. Quand nous constatons dans les poèmes homériques la présence de mots authentiquement sémitiques, quand nous voyons les animaux de la mer, oiseaux et poissons, porter dans l'Odyssée les mêmes noms que dans l'Écriture, γύψ, άνοπαΐα, κήυξ, φώκαι, σκώπες, etc., et les armes, ξίφος, μαχαίρα, et les étoffes tissées, όθοναι, φάρος, χιτώνες, et des boissons fermentées, οΐνος, νέκταρ, etc., avoir à Ithaque les mêmes noms vraisemblablement qu'à Tyr, nous sommes forcés de nous demander laquelle des deux races vécut dans la clientèle de l'autre. Mais si l'on aborde par la linguistique le problème des origines grecques, il est à craindre que la solution ne soit difficile et ne semble à quelques-uns toujours discutable. Le transport des mots d'une langue à une autre est malaisé à prouver entièrement, souvent impossible à faire admettre. Même quand il est des ressemblances que l'on ne peut nier, on préfère encore n'y voir que des rencontres fortuites et les effets de cette cause, si commode à invoquer, que l'on nomme hasard. Les relations entre Grecs et Sémites, surtout, seront toujours aperçues à travers certains préjugés qui d'avance inclineront les esprits aux affirmations contradictoires. Longtemps encore il se trouvera de vaillants cœurs pour défendre le patrimoine sacré des ancêtres indo-européens et pour repousser toute invasion des influences sémitiques loin de ce domaine grec, citadelle et temple de la culture occidentale.... La seule linguistique n'arriverait pas, je crois, à désarmer ces préjugés. Je voudrais emprunter des arguments moins douteux à deux autres genres d'étude : la toponymie et la topologie. La toponymie, science des noms de lieux, est assez familière à tous pour n'avoir pas besoin d'autre définition. Mais le petit jeu des étymologies, auquel, savants ou ignorants, tous se livrent avec ardeur, a déprécié cette recherche dans l'estime publique. Ce jeu facile peut mener loin. Si l'on veut recourir à toutes les ressources des grammaires et vocabulaires comparés, chaque nom propre, en n'importe quelle langue, est susceptible de nombreuses étymologies. apparemment satisfaisantes et vraisemblables.... Il ne faut, je crois, faire de la toponymie qu'un usage prudent, suivant des règles strictes que je formulerai tout à l'heure. Quant au mot nouveau de topologie, voici pourquoi je l'ai forgé et voici ce que j'entends par là. Dans sa dissertation sur les Types d'établissements grecs durant l'antiquité[2] G. Hirschfeld regrettait l'absence d'un nom commode pour un genre d'études qu'il entrevoyait. Il pensait que la description des sites et emplacements anciens, la topographie antique, ne suffit pas. Il voulait fonder une science des sites, qui ne nous donnât pas seulement l'aspect des lieux, avec leur situation réciproque, leurs moyens de communication ou les obstacles intermédiaires, mais qui fût capable en outre de nous expliquer l'histoire particulière des différents habitats, leur origine, leur raison d'être, et le rôle de chacun dans l'histoire générale. Cette science des sites n'est pas la topographie, simple description des lieux. Mais elle en doit être la suite et le complément. Coordonnant les descriptions de la topographie, elle en doit tirer des lois historiques. Car, des conditions naturelles, il est visible que découlent, toujours les mêmes, certaines conséquences sociales. En présence d'un habitat, pensait G. Hirschfeld, on peut toujours déterminer quelle sorte d'agglomération humaine a existé ou a pu exister là, quel état de civilisation ces hommes ont connu, quels furent leurs occupations et leurs rêves, quel degré, quel minimum, quel maximum de richesse et de prospérité ils purent atteindre, bref, quel ensemble de conditions matérielles et morales durent réaliser leurs générations successives, pour que leur communauté naquit, grandit, se maintint ou disparût en cet endroit. G. Hirschfeld me semble avoir pleinement raison. Il est
des lois générales de milieu et de domicile qui président à la formation et à
la durée, comme au déplacement et à la dispersion, des communautés humaines.
La prospérité ou la ruine d'une ville semblent parfois l'œuvre soudaine d'un
homme : Alexandre fonde Alexandrie ; Scipion ruine Carthage. Mais cette œuvre
apparente n'est que le couronnement du lent travail de mille forces obscures,
sur lesquelles la volonté des hommes n'a pas de prise soudaine. Le monde
ambiant, la force des choses, comme dit le populaire, est ici la grande cause.
Ce sont les changements du monde extérieur qui amènent aussi les changements
de nos villes : l'Atlantique exploré fait la fortune de Cadix ; la mer Rouge
ouverte, à travers l'isthme supprimé, ranime tous les ports
méditerranéens.... La nature et le site de leur domaine, la grandeur et
l'orientation de leurs golfes ou de leurs mers, la faune et la flore de leurs
terrains imposent aux diverses humanités des conditions d'habitat
inéluctables, et ces conditions sont régies par des lois aussi générales et aussi
fixes que tous les autres phénomènes terrestres. Le caprice des hommes échoue
toujours quand il veut se mettre en révolte contre ces lois : telle
préfecture ou sous-préfecture française, dont l'État voulut arbitrairement
faire la capitale d'un district, reste après cent vingt ans un bourg
misérable. Le travail des hommes n'aboutit que s'il étudie ces lois et les
respecte : au Ve siècle avant notre ère, les Rhodiens comprirent que leurs
vieux ports, Lindos, Kamiros et Ialysos, ne convenaient plus à l'orientation
du nouveau commerce entre Il existe des lois topologiques : il s'agit de les dégager ; il est facile de les dégager, surtout pour les sociétés disparues. A travers tous les siècles, un village de pêcheurs n'aura pas les mêmes besoins ni, par conséquent, le même site qu'un village de bergers. D'un siècle à l'autre, le même village de pêcheurs pourra se déplacer. Il émigrera du bord de la mer aux pentes ou au sommet des montagnes côtières, suivant l'état de sécurité ou d'insécurité des rivages, suivant la présence ou l'absence de navires pirates, corsaires, ennemis. Pareillement, le même village de bergers s'installera au fond des vallées, s'il doit vivre de ses vaches, s'accrochera au flanc des monts, s'il vit de ses chèvres, ou se dédoublera en village d'été, près des sommets, et en village d'hiver, près des pâturages maritimes, s'il vit de ses moutons transhumants.... Ajoutez les différences d'état social : bergers esclaves, bergers mercenaires ou bergers propriétaires auront des huttes, des fermes ou des bourgs tout particuliers. Ajoutez encore les différences d'état politique : le laboureur de la paix romaine n'aura pas à fuir les routes et les plaines ni à se clôturer de plessis comme le paysan de la guerre médiévale. Et l'on reconnaîtrait sans peine de pareilles différences entre les fondations des diverses marines sur une côte étrangère. Uniquement occupée de commerce, sans ambitions de
conquérants, sans besoin de terres à coloniser, telle marine s'est longtemps
contentée de surveiller les grandes routes de la mer et d'établir sur les
promontoires une forteresse ou un dépôt : elle tient Gibraltar sans posséder
l'Espagne ; elle occupe Aden sans pénétrer dans l'Arabie. Telle autre marine,
au contraire, ne projette que domination et conquêtes : nulle part elle ne peut
prendre pied sans rêver aussitôt de pénétration vers l'intérieur et d'empire
continental ; elle n'occupe Alger que pour aller jusqu'au désert ou, par
delà, jusqu'à l'autre rive du continent africain ; elle s'installe à Saigon
et, de proche en proche, compte pousser jusqu'en Chine. Les marines antiques
présentent en ce point les mêmes différences que nos marines modernes. Sur le
pourtour de C'est ainsi que certaines lois topologiques sont tellement
fixes et tellement générales qu'elles se dégagent elles-mêmes d'une simple
vue à vol d'oiseau. Dressez la liste des grands ports sur l'océan Atlantique
: tous sont à l'estuaire d'une rivière ou d'un fleuve, Lisbonne sur le Tage,
Bordeaux sur G. Hirschfeld donnait à la recherche et à l'étude de ces lois le nom de Typologie des établissements, Typologie griechischer Ansiedlungen. A ce nom, un peu long et trop peu clair, on substituerait avantageusement, je crois, celui de Topologie. Ce mot nouveau se comprend de lui-même. La topologie, science des lieux, serait à la topographie, simple description des lieux, exactement ce qu'est la géologie à la géographie. Le topographe, en effet, usant de notre expérience actuelle ou passée, décrit l'état des lieux, la surface des sites, tels que l'œil des hommes les a vus ou les a pu voir. De même, le géographe décrit les aspects de la surface terrestre dans toutes les régions et à toutes les époques où l'expérience humaine nous peut faire pénétrer. Mais il faut recourir au géologue si l'on veut connaître la nature intime de nos continents, la raison de leurs dépressions et de leurs reliefs, les lois et les modes de leurs formations et déformations, bref, l'histoire antérieure ou supérieure à l'expérience humaine, l'explication et non plus seulement la description de notre planète. Semblable à la géologie, la topologie nous expliquera les descriptions que lui fournit le topographe. Elle classera d'abord ces descriptions et répartira les sites en un certain nombre de catégories. Elle montrera ensuite comment telle classe de sites correspond ou s'oppose à telle autre classe et comment telle catégorie d'habitats appartient à la même forme de société que telle autre. Elle expliquera enfin pourquoi tel état de vie matérielle et sociale impose aux. communautés humaines le choix de tels ou tels refuges, etc. Inversement, en présence d'un site donné, elle cherchera pourquoi et quand cet habitat fut adopté ; sous quelles conditions et combien de temps il put se maintenir ; comment, surpeuplé à une époque, il devint désert ou peu fréquenté à quelques générations de là ; pourquoi telle route, longtemps battue, tomba plus tard en désuétude ; pourquoi tel port ouvre vainement aux vaisseaux d'aujourd'hui les bras hospitaliers de sa rade. que remplissaient les flottes des âges précédents ; pourquoi telle capitale se meurt et pourquoi tel bourg prend sa place. Bref, dans le présent et dans le passé, la topologie déduira les raisons des habitats humains, et réciproquement. en face d'un habitat humain, elle induira les conditions qui l'ont fait naître, le genre et la période de civilisation auxquels il faut le rapporter. Veut-on quelques exemples ? Regardez d'abord, tout près de nous, sur les côtes de
France, la répartition des villes maritimes autour de la presqu'île bretonne.
Vous verrez aussitôt que ces villes se classent en deux catégories. Les unes,
qui furent importantes et célèbres dans l'histoire de Dans la plaine d'Argolide, — si étranglée pourtant entre
le golfe et les montagnes. — trois ou quatre emplacements ont vu tour à tour
se succéder de florissantes capitales, Mycènes, Tirynthe, Argos et Nauplie.
Nous savons par l'histoire écrite que, sur sa roche côtière, au bord d'un
mouillage commode, Nauplie est la grande ville, depuis que les marines
étrangères exploitent ces parages. Pour Argos, de même, l'histoire écrite
nous montre comment, un peu à l'écart du rivage, au pied de sa forte
citadelle, au long des coteaux plantés de vignes, à la corne des monts
couverts de moutons et de chèvres, au bord des champs cultivés, l'Argos
hellénique ou franque a vécu de ses récoltes et de ses troupeaux. Par des
témoignages écrits, nous voyons sans peine la raison de ces deux choix. Mais
il resterait à nous expliquer de même le site de Tirynthe et le site de
Mycènes. Eux aussi, ils correspondent à un certain genre de vie, à un certain
état de société et de trafic, que nous ne connaissons plus par les
témoignages écrits, mais que nous pouvons induire du seuil témoignage des
lieux. Au bord de la plage marécageuse, Tirynthe, sur son flot rocheux,
émerge de l'alluvion. Le bord du golfe est aujourd'hui assez lointain. Depuis
les temps primitifs jusqu'à nos jours, la rive s'est envasée et étendue.
Jadis, la mer poussait vraisemblablement plus près des murailles sa vague
courte et ses pentes de halage : Tirynthe, échouée dans les roseaux et les
herbes, apparaît comme une autre Aigues-Mortes. Ses épaisses murailles et sa
terrasse abrupte dominent la plaine et surveillent le golfe. Mais,
étroitement enclose sur son tout petit rocher, Tirynthe n'est pas comme
Aigues-Mortes une cité de commerce et une grande place de guerre. Tirynthe
n'est qu'un château féodal, un palais fortifié avec des magasins bastionnés
ou taillés dans le roc. Elle est semblable de tous points aux résidences de
beys turcs et albanais ou d'émirs druses et arabes, que nos marines ont connu
ou connaissent encore sur les rivages de Akka, en revenant vers l'embouchure du port, on voit les ruines d'un ancien palais que les princes druses ont fait bâtir sur les ruines d'une église. A quelque distance de là, il y a une grosse tour carrée que l'on nomme par honneur le Château. C'est la demeure d'un aga, qui a sous ses ordres dix ou douze janissaires, qui composent la garnison de la ville, avec quatre petites pièces de canon pour faire peur aux corsaires qui voudroient y faire descente et piller les magasins[3].... A Saida, l'émir Fekherdin a ramené d'Italie nombre d'ingénieurs, d'architectes et d'ouvriers de toutes sortes pour la fortification de ses places et les embellissements de ses palais[4]. Ce n'est pas autrement (nous
reviendrons à ce sujet) que, suivant la tradition, les émirs de
Tirynthe avaient fait venir des constructeurs étrangers pour la fortification
et l'embellissement de leur résidence. Passons à Mycènes et faites les mêmes
comparaisons. Au flanc des monts, à l'angle le plus retiré de la plaine, à
une étape environ de la côte, auprès de sources constantes (chose rare en cette contrée aride, dans cette
Argolide de Toutes les précautions avaient été prises pour fermer la route à l'invasion. Ici c'est une tour, qui se dresse au bord du chemin, à l'entrée d'un défilé. Ailleurs c'est une sorte de place d'armes qui pouvait contenir trois ou quatre cents hommes. De ces camps retranchés, le plus curieux est celui dont le rempart enveloppe la chue du mont Élie (800 mètres au-dessus de la mer). On se demande à quoi a pu servir sur ce faite tout cet appareil de murs et de portes.... Il semble que les Mycéniens accoutumés à entasser les quartiers de rocs aient bâti ce fort pour le plaisir de bâtir et qu'ils aient pris ici une peine vraiment inutile.... En revanche, c'était un site merveilleusement choisi pour une tour de guet. De ce sommet la vue se promène sur tous les monts d'Argolide, du golfe Saronique au golfe d'Argos, et découvre le fond de toutes les vallées par lesquelles une armée peut déboucher devant Mycènes[5]. En réalité, Mycènes est toute semblable à ces guettes
d'armatoles ou de dervendjis, que les
caravanes du siècle dernier rencontraient à tous les défilés, dervend, du Pinde, du Balkan, du Taurus ou du
Liban. Car Mycènes surveille un dervend
très passager. A ses pieds commence le défilé qui de la plaine d'Argos
conduit à la plage de Corinthe. L'Acrocorinthe et Mycènes sont les deux
portes de cette route étroite sur laquelle Héraklès rencontra le lion de
Némée, sur laquelle aujourd'hui les locomotives mènent aux quais de Corinthe
les voyageurs débarqués aux quais de Nauplie. Mycènes est la véritable clef
du passage terrestre entre les deux golfes d'Argolide et de Lépante. Or nous
verrons par la suite de quelle importance étaient ces passages terrestres
pour les marines primitives.... Dans les dervends
de Mais, de part et d'autre, à Mycènes comme à Tirynthe, apparaissent nettement certaines conditions qui furent indispensables à la fondation et à la prospérité de ces habitats. Si telle de ces conditions n'est pas remplie, il est impossible que le problème ait eu jadis la solution que nous venons de constater. A quoi bon. sur cette plage d'Argolide. les fortifications et les magasins de Tirynthe, si, dans le golfe, des navires étrangers ne venaient pas charger les provisions qu'entassaient chez le seigneur les redevances du pays voisin ? Au temps des marines franques, c'est pour trafiquer avec les gens de la mer que les émirs syriens, les agas et dere-beys turcs, les beys et capitaines albanais installent de pareilles Tirynthes sur les rivages d'Europe et d'Asie. A quoi serviraient de même les imprenables remparts de Mycènes et d'où viendraient les richesses accumulées dans ses tombeaux, si la route du bas n'avait été fréquentée par de riches caravanes, si à cette étape, auprès de cette source, une douane n'avait été levée sur un trafic régulier entre les deux mers du Levant et du Couchant ? Prenez en Albanie un terme de comparaison plus précise et.
voyez comment ont vécu, jusqu'au milieu du XIXe siècle, les beys d'Elbassan,
de Bénit et de Tépéléni. A l'entrée des dervends
qui mènent de la côte adriatique aux vallées intérieures du Pinde, ces beys
n'ont pu construire de grands châteaux, entretenir de somptueuses résidences,
qu'aux dépens des muletiers valaques qui, des ports de Durazzo et d'Avlona,
menaient en Macédoine ou en Thessalie les marchandises européennes. Ces
nobles pillards levaient une lourde douane sur le trafic européen que
l'insécurité des mers forçait alors à prendre cette route terrestre. Les
vaisseaux de Trieste ou de Venise amenaient à la côte adriatique, à Raguse,
Durazzo ou Avlona, les ballots que ces muletiers se chargeaient de convoyer à
travers le Pinde vers Monastir, Larissa, Salonique et Constantinople. Quand ce
trafic terrestre des Valaques diminua : quand nos grands vaisseaux se mirent
à contourner C'est par de semblables déterminations que la topologie servira surtout les études antiques. A la lumière des faits actuels ou permanents, elle nous fera mieux connaître des détails et des chapitres de l'histoire disparue. Dans la mince, très mince couche d'histoire écrite que nous connaissons, elle rencontrera bien des énigmes dont elle seule pourra nous rendre compte. Mais, sous cette couche ou eu dehors d'elle, elle rencontrera bien plus de mystères encore, et ce sont les abîmes profonds de l'humanité primitive, sauvage ou inconnue, qu'elle nous aidera surtout à éclairer. La préhistoire et l'histoire des origines deviendront son domaine. Elle nous en fournira de nombreuses traces, qu'elle seule est capable de retrouver. Elle nous en classera ou nous en expliquera de plus nombreux documents que d'autres études peuvent fournir (archéologie, linguistique, anthropologie, etc.), mais qu'elle seule peut sérier et dater avec une approximation raisonnable. Elle résoudra, je crois, le problème des origines grecques. L'histoire écrite de Les grandes navigations,
dira-t-on, n'ont commencé qu'au IXe ou Xe siècle avant notre ère, avec les
Grecs, avec les populations actuelles ou leurs ancêtres directs. Car il est
des races à qui la navigation et la colonisation sont antipathiques[8]. — Sur le
pourtour de Avant les Grecs, qui sont des tard venus dans le monde
levantin, les humanités anté-helléniques n'ont pu vivre autrement que tous
leurs successeurs. Que l'on imagine ces premiers autochtones aussi barbares
que l'on voudra, ils devront encore nous apparaître semblables à ces
.populations malaises dont les guerriers, armés de jade et outillés de bois,
sillonnaient les immensités du Pacifique bien avant que les voiliers de nos
conquistadors en eussent découvert le chemin. Avant les Argonautes,
Ce mot de thalassocratie
rend bien compte du phénomène qu'il veut définir. A travers toute l'histoire
écrite, Le mot thalassocratie correspond donc à une éternelle réalité. Mais quelle valeur peut avoir la liste, donnée par les lexicographes, des thalassocraties primitives ? Il est à craindre que ce catalogue n'ait à travers l'antiquité subi les mêmes épreuves que le Catalogue des Vaisseaux homérique. Chaque auteur, en recopiant cette liste, dut augmenter les numéros de la série, en prolonger la longueur, en renverser l'ordre, au gré de ses préjugés ou de son patriotisme. Je crois qu'il est impossible de tirer de cette liste quelque renseignement certain. Il est des auteurs anciens qui nous ont parlé de ces premières marines. Mais leurs affirmations concises et peu nombreuses ne nous conduisent pas à plus de certitude. Même quand ces auteurs sont Hérodote et Thucydide, la part de vérité et la part de légende, ou du moins les apparences de vérité et les apparences de légende, sont dans leur texte mêlées trop étroitement : il faut quelque critérium extérieur pour les discerner. En cette incertitude, on crut au cours des trente années
dernières que l'archéologie, apportant l'ample moisson des fouilles mycéniennes, reconstituerait sans peine la période
anté-hellénique. On ne saurait exagérer l'utilité de ces fouilles : Mycènes,
Tirynthe et Ilion, Priam et Agamemnon, désenlisés de la légende, ont été
remis sur le sol historique. L'Iliade et l'Odyssée ont cessé de nous
apparaitre plus mythiques que La recherche et l'étude, la détermination et le classement des organismes fossiles réclament à coup sûr une attention critique, des habitudes de comparaison, un esprit scientifique. Mais on ne peut nier aussi que la part de la fantaisie et du sentiment ne soit encore très grande en ces recherches et surtout que cette part ne devienne prépondérante quand il s'agit de mettre en œuvre les matériaux réunis et classés[11]. De ces membres épars, de ces fémurs écourtés, de ces vertèbres égrenées, de ces dents desserties, il faut reconstituer un organisme complet[12]. Or, sans cesse, l'imagination grossissante du paléontologue est sollicitée par les matériaux mêmes qu'il a sous les yeux. A travers l'usure de milliers de siècles, dans les cahots de révolutions successives, la plupart des organismes fragiles et ténus ont, comme il est naturel, disparu presque entièrement. Le paléontologue ne vit dans la compagnie que d'êtres gigantesques dont l'ossature put jadis échapper à tous les hasards et dont la taille, la force et la beauté créent aujourd'hui, pour l'esprit qui les reconstitue, un monde de merveilles et parfois de chimères, tout différent de notre petit monde terre à terre[13]. Aussi l'histoire à la mode des paléontologues était-elle très différente de l'histoire réelle que nous commençons d'entrevoir. Elle avait une conception fausse des phénomènes terrestres
et de leur marche à travers les siècles. Entre le monde merveilleux des
origines, tel qu'ils l'imaginaient, et la mesquine réalité des temps
présents, telle qu'ils l'apercevaient autour d'eux, les paléontologues ne
pouvaient supposer une évolution lente et continue. Il leur fallait des
révolutions brusques, des cataclysmes soudains, des déluges, des éruptions et
des soulèvements, pour expliquer les abîmes insondables, croyaient-ils, qui
séparent notre époque des époques primitives. Régie par des lois, visitée par
des phénomènes, bouleversée par des forces, dont nous chercherions vainement
autour de nous les similaires ou les équivalents, la terre des mammouths et
des ichtyosaures était, à les en croire, aussi différente de notre sol que le
peuvent être les mammouths de nos moutons et les ichtyosaures de nos lézards,
— aussi différente que les archéologues imaginent l'Hellade des héros et En outre, les conclusions de la paléontologie — on le
constata bientôt —avaient été viciées d'avance par les vices mêmes de la
méthode paléontologique. Elles ne fournissaient aucune certitude historique,
parce qu'il était impossible d'appliquer à l'ensemble de la planète les
résultats, même les plus certains, d'une ou de plusieurs enquêtes sur des
provinces particulières. A vouloir dater, en effet, par les seuls organismes
fossiles, telle couche de terrain et la période correspondante[14], on s'aperçut
bientôt d'erreurs grossières. indiscutables. lei encore, le spectacle du monde
actuel pouvait servir de leçon. Les diverses régions émergées nous offrent
les différences qui séparent les faunes et flores contemporaines. Les plantes
et les animaux de l'Australie semblent d'une autre époque que nos faunes et
flores d'Europe, d'Amérique ou d'Asie : les crucifix. calvaires et statues de
La paléontologie humaine — je veux dire : l'archéologie — a les mêmes insuffisances. Ses défauts[17] sont encore aggravés peut-être par la religion de l'antiquité, par le respect un peu dévot du moindre fragment de pierre ou de terre cuite, de bois, de verre, d'ambre ou de métal[18]. La tendresse des archéologues pour le moindre déchet de leur bric-à-brac se fait parfois touchante : Ce mode d'exploration a permis de retrouver, sous les restes de rage classique, la trace du naïf et touchant effort de l'artisan primitif. Tout gauche qu'il soit encore, cet artisan nous intéresse passionnément : on n'épargne aucune dépense et aucune peine pour recueillir jusqu'au moindre fragment de ses travaux même les plus grossiers ; on voit et l'on aime en lui le prédécesseur et l'ancêtre direct des grands artistes du siècle de Périclès et de celui d'Alexandre. Ces idoles informes de pierre et d'argile, ces morceaux d'enduits coloriés, ces éclats d'une poterie à la couverte mate et au décor purement géométrique..., est-ce autre chose que les premiers anneaux de la chaîne à l'autre bout de laquelle il y a les statues de Phidias et de Lysippe, les peintures de Polygnote et de Zeuxis, les entailles de Pyrgotèle, les vases d'Euphronios et de Sosias ?[19] Une telle tendresse et une telle admiration ne sont pas favorables, semble-t-il, à l'exercice d'une critique bien sévère. D'ailleurs, à ne vouloir chercher que les empreintes des idées et des goûts, des habitudes et des croyances, on risque de n'en pas apercevoir les causes, les fluctuations et les conséquences, même les plus proches : le monument et le signe cachent un peu l'intention et le sens. A demeurer en extase devant les admirables bornes milliaires des Romains[20], on oublie parfois de noter les détours et la direction générale de la route. La contemplation des œuvres d'art ne dispose pas l'esprit à l'étude des opérations moins esthétiques de la vie ordinaire, et souvent elle ferme les yeux sur les nécessités un peu basses, un peu laides du train-train journalier : pourtant, ces opérations et ces nécessités ont dominé et façonné toute la vie des Anciens comme elles dominent et façonnent la nôtre. de suis toujours demeuré pensif devant certaines affirmations
d'archéologues : L'archéologie, dit l'un, démontre que L'histoire réelle ou du moins rationnelle des origines
humaines demande autre chose que les traces fossiles des héros et des
artistes : La bêche et la pelle, disait déjà
Strabon[23],
ne suffisent pas : il faudrait aussi la connaissance
des lois générales du monde. Jamais ce conseil n'a été plus utile
qu'aujourd'hui. Les archéologues négligent cette connaissance des lois
générales. Ils semblent ignorer de parti pris les nécessités quotidiennes
qui, à travers tous les siècles, régissent toute société humaine dans ses
migrations comme dans ses établissements. Leur conception de l'histoire est
moins philosophique. leur classification des diverses humanités est plus
enfantine que les premières tentatives des plus vieux historiens grecs.
Ceux-ci partageaient l'humanité en différents peuples, suivant un caractère
qui nous fait un peu sourire, parce que nous n'en voyons pas la lointaine
portée, suivant la nourriture. Ils distinguaient les Ichthyophages des
Rizophages, les Mangeurs de Pain, comme dit
l'Odyssée, des Mangeurs d'Homme. Distinction
pleine de philosophie, à laquelle tôt ou tard on reviendra ! Car elle est
fondée sur le caractère le plus important peut-être, le plus fertile en conséquences
de tous genres. Car il y a vraiment des Peuples de Négligeant ces caractères fondamentaux. les
historiens-archéologues s'attachent aux menus détails extérieurs, qui
permettent de classer dans la vitrine les produits de la fouille, et ils
arrivent à transporter dans l'histoire humaine ces classifications de musée.
Ils inventent des civilisations morgienne, hallstattienne, mycénienne,
égéenne, etc., des humanités de la bouterolle et du casque pointu. Sous forme
d'apophtegmes, ils émettent des oracles qui ferment la bouche aux non-initiés
: La bouterolle est hallstattienne.... Le casque pointu est marnien.... L'épée en fer est de l'époque de Le vulgaire doit admettre ces oracles sans toujours les comprendre, sans protester contre les invraisemblances, sans même oser avouer ses doutes. Si parfois il demande des raisons, on lui sert des archéologues : M. Furtwængler a dit : C'est une des pires erreurs de l'archéologie préhistorique, etc. — Un très bon juge, M. Goblet d'Alviella, a dit... etc.[25] L'argument d'autorité n'est que trop souvent la seule réplique des archéologues. C'est par le nombre des références au bas des pages que se juge couramment le mérite d'une œuvre archéologique. La valeur d'un archéologue se cote au poids des fiches qu'il possède en ses tiroirs. Dans le livre que je lui offre, le lecteur trouvera au bas des pages le minimum de références. Pourtant — et in Arcadia ego ! — les J. Wimmer (Lokalisierung der Homer. Inseln), les M. Hergt (Quam vere de Ulyxis erroribus Eratosthenes judicaverit), les P. Pervanoglu (La légenda de Ulysse), et P. Matranga, et A. Freiherr vor Warsberg, et Wölcker, et K. Iarz me sont familiers, et tant d'autres docteurs dont, hélas ! j'ai lu les mémoires sans le moindre profit. Mais c'est ma théorie de l'Odyssée que je voudrais présenter ici et non pas celles d'autrui. Je ne citerai donc que les auteurs dont j'adopte ou dont je combats expressément les opinions. Quand, d'ailleurs, je renvoie le lecteur à des répertoires, Chroniques d'Orient de S. Reinach ou Dictionnaires de Daremberg-Saglio, de Roselier et de Pauly-Wissowa, à des ouvrages devenus classiques, comme l'Épopée homérique de W. Helbig, l'Histoire Ancienne de G. Maspero ou le Pausanias de Frazer, à des manuels qui sont dans toutes les mains, comme les Homerische Realien de E. Buchholz, il me semble inutile de recopier les listes bibliographiques que peuvent donner ces divers auteurs. C'est du moins pour le publie une consolation fort appréciée que le spectacle des étranges disputes entre les oracles de l'archéologie : M. Undsett a essayé de montrer
que l'épée de bronze occidentale (type
danubien) dérivait d'un modèle égyptien par l'entremise de M. de Mortillet allègue, à l'appui de sa thèse indienne, les épées de bronze à petite poignée de l'époque morgienne. Ces poignées sont remarquables par leur petitesse.... Elles étaient faites évidemment pour des mains moins larges que les nôtres, du moins tout à fait analogues à celles des habitants de l'Inde. C'est, pense M. de Mortillet, une des nombreuses preuves que l'industrie du bronze nous a été apportée de l'Asie. Il peut d'abord sembler singulier de conclure des mains dindons actuels à celles des Indous antérieurs au XVIe siècle avant notre ère. Mais ce n'est là qu'un détail. Tout, dans l'argument du savant préhistorien, me semble entaché d'erreur[26].... Et ce ne sont encore ,là que discussions françaises, toutes pleines de modération et d'urbanité. Si le lecteur veut connaître le véritable tort des disputes entre archéologues, je le renvoie aux querelles allemandes de M. Furtwængler, une des lumières de l'histoire archéologique[27].... Une citation de Voltaire a fait fortune parmi les archéologues en dispute. Quand ils veulent juger les arguments d'un adversaire : La moitié se compose d'erreurs, disent-ils, et le reste d'injures[28]. Nous avons là, en effet, le dernier mot de la méthode archéologique. Procédant par affirmations sentimentales, elle n'aboutit qu'à des querelles dogmatiques, à des excommunications contre les personnes et à des crédos passagers que l'on admet d'abord sur la foi du maître, quitte à les rejeter ensuite comme préjugés d'un autre âge[29]. Les Anciens, dit Helbig avec son ironique belle humeur, attribuaient aux Phéniciens une grande influence sur les Grecs primitifs. et cette tradition fut jadis admise par la plupart des savants modernes. Moi-même je l'ai suivie dans mon Épopée Homérique. J'y ai supposé que les Phéniciens eurent une large part dans le développement de la civilisation que nous connaissons surtout par les monuments de Mycènes et qui a pris, pour cette raison, le nom de mycénienne. Dans les dernières années, comme dit un personnage de Molière, nous avons changé tout cela. Les malheureux Phéniciens sont devenus l'objet de la profonde antipathie de plusieurs savants, antipathie que l'on serait presque tenté de mettre eu rapport avec le mouvement antisémite de nos jours[30].... Pour compléter la ressemblance avec les querelles théologiques d'antan, il arrive parfois que l'archéologue condamné, battu et mécontent, fasse appel au bras séculier et menace ses adversaires des tribunaux de commerce vengeurs de la diffamation[31].... Ce ne sont pas de tels errements qui conduiront à la vérité. Voilà, du moins, ce que commencent à penser certains savants, et l'on ne peut les soupçonner de mauvais vouloir à l'endroit des archéologues. En tête de ses admirables Chroniques d'Orient, qui
resteront comme le répertoire le plus complet de tous les travaux
archéologiques durant les vingt années dernières, M. Salomon Reinach écrivait
avec son ordinaire impartialité : Un des caractères
les plus frappants de la science à la fin du IIIe siècle a été l'effacement
graduel de l'ancienne philologie devant l'archéologie envahissante. Il en
est résulté un certain abaissement. Car un philologue, qui n'est pas
archéologue, conne encore l'antiquité et l'aime, tandis qu'un archéologue,
qui n'est pas philologue, n'est qu'un collectionneur ou un éditeur de
curiosités.... Une nouvelle révolution se
dessine. Les papyrus grecs, sortant de terre, remettent en honneur, comme à
l'époque de En parcourant les ruines de Troie, raconte un voyageur[34], j'avais ramassé un grand nombre de fragments de poteries, car j'avais lu dans quelques voyageurs que les débris des vases de terre sont souvent les ruines les plus anciennes et celles qui résistent le plus au temps. Je choisissais ceux qui avaient le caractère de la plus grande vétusté. Je croyais avoir trouvé tantôt les restes d'un vase qui avait appartenu à la belle Hélène, tantôt les débris d'une coupe dans laquelle le roi Priam aurait fait des libations au grand Jupiter. Mes compagnons et moi, nous étions chargés de ces fragments. Mais à mesure que nous avancions dans le pays, de quelque côté que nous portassions nos pas, des débris pareils s'offraient partout à nos regards. Enfin il y en avait une si grande quantité que nos reliques troyennes finirent par perdre de leur prix et nous crûmes devoir nous débarrasser d'un fardeau qui nous paraissait plus incommode à mesure que nos illusions s'évanouissaient. Que l'on pense ce que l'on voudra des méthodes mêmes de
l'archéologie, le résultat du moins semble prouver qu'elle est incapable de
résoudre notre problème des origines méditerranéennes. Les Anciens avaient
imaginé deux solutions à ce problème. L'archéologie moderne n'a fait que
remettre ces deux solutions en présence, avec des autorités considérables et
quelques arguments en faveur de l'une et de l'autre. Suivant Hérodote.
Thucydide et Strabon, suivant tous les Anciens qui eurent une renommée
d'érudition ou de critique, les Orientaux avaient été les maitres et les
initiateurs des Grecs ; c'est parmi les archéologues, l'opinion des Helbig,
des Heuzey et des Pottier. Par contre, telles pages de M. J. A. Evans sur l'Origine
de l'Alphabet ou de M. S. Reinach sur le Mirage oriental et sur
le Culte de Entre ces deux opinions, le choix, si l'on s'en tient aux textes de l'antiquité ou aux monuments archéologiques, ne peut être qu'arbitraire. Mais les arguments empruntés, comme le voulait E. Curtius, à la topographie, — ou plutôt à la topologie, — nous donneraient, je crois, une solution. |
[1]
O. Keller, Lateinische Volkæetymologie ; Lateinische Etymologien.
Muss-Arnolt, Semitie Words
in Greek and Latin. H. Lewy, Die Semitischen Fremdwürter im Griechischen.
[2] Histor. und Philolog. Aufsätze dédiés à Ernest Curtius, p. 552. Berlin, 1884.
[3] D'Arvieux, Mémoires, I, p. 276.
[4] D'Arvieux, Mémoires, I, p. 362.
[5] Perrot et Chipiez, VI, p. 577 ; cf. Steffen, Karten von Mykenai.
[6] Cf. les Gardiens de routes du Grand Roi, Hérodote, VII, 239.
[7] Odyssée, III, 505.
[8] E. Renan, Hist. des langues sémit., p. 183.
[9] Cf. Tournefort, I, p. 289 et 293.
[10] Eusèbe, Chron., I, p. 225. Voir la discussion de cette liste dans D. Ballet, les Premiers Établissements, p. I et suiv. Il est probable que ces listes proviennent de Castor le Rhodien.
[11] Perrot et Chipiez, Hist. de l'Art. t. VI, p. 10-11 : L'archéologie dispose de matériaux dont la richesse va toujours croissant, et, par suite, ses méthodes d'analyse et de comparaison deviennent de plus en plus précises.... Il n'est pas un petit fragment de pierre ou de terre cuite, de bois. de verre, d'ambre ou de métal qu'elle ne recueille et qu'elle ne classe pour y retrouver l'empreinte plus ou moins marquée des idées et des croyances, des goûts et des habitudes qui régnaient alors qu'ont été façonnés tous ces objets.
[12]
F. Houssay (
[13] Thucydide, I, 10. Cf. Perrot et Chipiez, t. VI, p. 381 : Je suis tenté de croire que Thucydide lui-même n'a jamais été à Mycènes. S'il avait parcouru ce vaste champ de ruines, si ses yeux s'étaient levés vers le dôme des deux grands tombeaux et en avaient mesuré le vaisseau spacieux, s'il avait contemplé les murs de la citadelle et s'il en avait franchi la porte, il n'admettrait pas que Mycènes était une petite ville, comme toutes les villes de ce temps-là.... Les monuments de Mycènes éveillent encore maintenant l'idée d'une ville populeuse, d'une royauté riche et puissante. Dans quelques siècles et après quelques révolutions, Chambord, Chenonceau ou Langeais pourront soulever entre archéologues et historiens les mêmes contradictions. grand château, un grand tombeau, un grand donjon n'impliquent pas nécessairement une grande ville : Chambord n'est qu'une résidence royale sans même un village ; le Versailles de Louis XIV n'était pas une cité populeuse et l'Escurial est encore un désert.
[14]
S. Reinach, le Mirage oriental, p. 43 et 44 : Au
mois de décembre 1875, M. E. Burnouf [étudiait] un
vase que Schliemann venait de découvrir à Hissarlik. Ce vase était orné de
caractères incisés que M. Burnouf essaya d'abord d'expliquer par le phénicien
et l'égyptien ; n'y parvenant point, il les compara aux caractères chinois
d'ancien style. O. Rayet s'égaya de cette hypothèse ; mais il se déclara
frappé de l'aspect éminemment asiatique des trouvailles troyennes, qui
lui rappelaient certains ornements figurés sur les bas-reliefs de Ninive et
de
[15]
Cf. S. Reinach,
[16] Cf. S. Reinach, le Mirage oriental, p. 26 : Les plus anciens exemples que nous connaissions de la croix gammée remontent pour le moins au XXe siècle avant J.-C.... Je dis pour le moins, car je considère la deuxième ville d'Hissarlik comme beaucoup plus ancienne, peut-être de dix ou quinze siècles.
[17] C'est dans les œuvres de l'archéologue allemand H. Furtwængler que l'on peut voir, par les exemples les plus typiques, comment s'écrit l'histoire à la façon des archéologues. Pour ne prendre que quelques pages de cet auteur, je recommande la lecture de l'article Gorgones dans le Dictionnaire de mythologie de Roscher, p. 1709-10 ; en voici le raisonnement mis en forme : Les Gorgones sont toujours ailées.... Sur la métope de Sélinonte. les Gorgones ne sont pas ailées : c'est que la place manquait pour les ailes ou que ce ne sont pas là des Gorgones.... Le Bouclier d'Hésiode ne parle pas des ailes des Gorgones ; naturellement, ce n'est pas une preuve que les Gorgones étaient sans ailes.... Un monument particulièrement vieux et significatif est un bronze du Louvre, représentant une Gorgone agenouillée : elle est sans ailes ; ce n'est que par hasard ; les ailes étaient sans doute appliquées, et elles ont disparu. Devant un monument, l'auteur n'hésite jamais sur la date ou la provenance : ceci est echt ionisch, cela chalkidisch. Jamais il n'hésite non plus sur l'authenticité. Tons les monuments conformes à ses théories ou à ses fantaisies personnelles sont authentiques, indiscutables. Les autres sont évidemment faux. Il ne veut pas qu'il y ait de Gorgones sur les pierres des Iles. Voici pourtant une pierre des Iles qui représente une Gorgone. C'est que la pierre n'est pas des Iles : elle est postérieure, du VIIe siècle.
[18] Perrot et Chipiez, VI, p. 11.
[19] Perrot et Chipiez, VI, p. 15.
[20]
A. Bertrand,
[21]
A. Bertrand,
[22] S. Reinach, le Mirage oriental, p. 57.
[23] Strabon, II, 110.
[24] S. Reinach, le Mirage oriental, p. 27, 39, etc.
[25] S. Reinach, le Mirage oriental, p. 28, 32, 38 et suiv.
[26] S. Reinach, le Mirage oriental, p. 28.
[27] Cf. E. Pottier, Revue archéol., 1900, II, p. 181 ; P. Jamot, Revue archéol., 1895, II, p. 7.
[28] S. Reinach, Chron. d'Orient, I, p. 599.
[29] S. Reinach, le Mirage oriental, p. 27 el 57.
[30]
W. Helbig,
[31] Voir dans S. Reinach, Chron. d'Orient, I, p. 508, l'histoire résumée de la grande querelle sur les groupes de terres cuites.
[32] S. Reinach, Chron. d'Orient, II, p. X.
[33] Ernst Curtius, Topographie und Mythologie (Rhein. Museum, 1893. p. 573 et suiv.) : Es ist lange ein herkönamlicher Satz unserer Alterthumsforschung gewesen, die europäische Geschichte beginne in Hellas : es wird doch endlich Zeit der alten Schultradition zu entsagen... : beginnt die Topographie eine der ergiebigsten Quellen unserer historischen Kenntniss zu sein.
[34] Michaud et Poujoulat, Corr. d'Orient, II, p. 20.
[35] Diodore, V, 74, 1. Cf. J. A. Evans, Journ. of Hellen. Studies, 1897, p. 327 et suiv.
[36] Diodore, V, 55-57. Cf. S. Reinach, le Mirage oriental, Chron. d'Orient, II, p. 509 et suiv.
[37] Diodore, V, 77. Cf. S. Reinach, les Déesses nues dans l'art oriental et dans l'art grec (Revue archéol., 1895, p. 367).