HISTOIRE DES CHEVALIERS ROMAINS

 

TOME I

LIVRE II. — HISTOIRE DES CHEVALIERS ROMAINS DE 400 À 133 AVANT JÉSUS-CHRIST.

NOTES AU LIVRE II.

 

 

1. — QUELLES FURENT LES PREMIÈRES MONNAIES D'ARGENT DES ROMAINS ?

 

Un grammairien du Ve siècle, Charisius (I, 81), nous a conservé un fragment de Varron, d'après lequel une pièce d'argent aurait été coulée, t Rome, dès le temps de Servius Tullius.

Voici ce fragment :

Nummum argenteum conflatum primum a Servio Tullio DICUNT : Is quatuor scriptulis major fuit quam nunc est.

Il faut remarquer que Varron n'affirme pas que cette pièce ancienne, dont il tonnait le poids, soit véritablement de Servius Tullius ; il ne fait que rapporter ce qu'on dit de son origine. Mais il est impossible d'attacher aucune importance à cette attribution, faite sans aucune critique, d'un denier fort ancien, au règne d'un roi connu généralement pour avoir fabriqué de la monnaie de cuivre.

Tite-Live (IV, 60), racontant comment les Romains, en l'an 403 av. J.-C., firent une contribution volontaire, nous les montre entassant la lourde monnaie de cuivre sur des chariots, parce qu'il n'y avait pas encore de monnaie d'argent :

Quia nondum argentum signatum erat, æs grave plaustris convehentes.

Dans l'épitomé du livre XV du même auteur, on lit, après le résumé de la guerre de Pyrrhus, et avant celui de la première guerre punique : TUNC PRIMUM POPULOS ROMANUS ARGENTO UTI CŒPIT ; et cette indication concorde tout à fait avec ce que nous dit Pline (Hist. mundi, lib. XXXIII, 13) : Populus Romanus ne argente quidem signato ante Pyrrhum regem derictum usus est.... Librales (unde etiam nunc libella dicitur et dupondius) adpendebantur asses.... Argentum signatum est anno urbis CCCCLXXXV, Q. Ogulnio et C. Fabio coss., quinque annis ante primum bellum punicum. Zonaras (VIII, 7) précise le fait encore davantage et dit que les Romains commencèrent à se servir de drachmes d'argent après la défaite des Caraceni, chez lesquels le samnite Lollius avait déposé son butin. Ce sont les consuls Q. Ogulnius et C. Fabius, de l'an 269 av. J.-C., qui remportèrent cet avantage[1].

On pourrait chercher à concilier ces passages avec l'idée d'une monnaie d'argent fabriquée sous Servius, en opposant le denier coulé par ce roi aux deniers frappés depuis 269 av. J.-C. ; mais les mots latins argentum signatum ne désignent pas particulièrement une monnaie frappée, mais, d'une façon générale, un morceau d'argent marqué d'une empreinte. Frapper la monnaie d'argent se dit en latin ferire ou cudere argentum ; et, si l'on relit les passages que nous avons cités, on s'aperçoit facilement qu'il s'agit là non d'un changement de procédé dans la fabrication, mais de l'introduction à Rome de la monnaie d'argent qui entre pour la première fois en concurrence avec la vieille monnaie de cuivre.

On ne se servait donc pas d'argent monnayé, à Ruine, avant 269 av. J.-C., et c'est par erreur, qu'au temps de Varron, on attribuait à Servius la fabrication du plus ancien denier romain.

Varron nous donne le poids de ce denier. Il était de quatre scrupules plus fort que le denier de son temps. Or, au temps de César, le denier était, selon 11. Letronne, de 71 grains, ou de 3 grammes 77 centigrammes.

Si l'on fixe la livre romaine, avec M. Letronne, à 327 gram. 18 c., le scrupule étant la 288e partie de la livre (Varron, De re rustica, I, 10), quatre scrupules pèseront 4 gram. 51 c. Le denier attribué à Servius pesait donc S gram. 31 c.

Ce prétendu denier de Servius, on peut le retrouver dans le premier denier romain, frappé en 269 av. J.-C.

M. Bœckh (Recherches métrologiques, p. 152-159) a montré q lie le premier type de la monnaie d'argent, à Rome, vient de la Sicile et de l'Italie méridionale. Il s'appuie sur un passage de Varron (De lingua latina, IV, 36) : In argento nummi, id a Siculis.

Le mot grec νόμος[2], qui, dans le dialecte dorien-chalcidique de Sicile, désigne une pièce d'argent, est devenu le latin nummus, le plus ancien nom du denier[3]. M. Bœckh établit qu'en Sicile ce ternie. désigna d'abord le didrachme attico-sicilien, qui pesait un peu plus de 161 grains ou l S grammes 71 c. ; niais que le mot nummus ou numus s'appliqua aussi, dans l'Italie méridionale, à une pièce d'urgent qui pesait 154 grains (8 gram. 17 c.). Cette pièce n'était pas du pur style grec, puisqu'elle portait des lettres osques. Or, c'est (lu pays osque des Samnites, que les triomphateurs romains commencèrent à rapporter de grandes sommes d'argent, vingt-cinq ans[4] avant que le premier denier romain t'Ut frappé. Après la prise de Tarente (272 av. J.-C.), il devait se trouver, dans le trésor de Rome, un grand nombre de pièces osques de S gram. 17 cent. Bœckh suppose que ces pièces servirent de modèle au premier denier romain, et que ce dernier fut d'un peu plus de 154 grains, c'est-à-dire de 8 gram. 18 c., et qu'il pesait la 40e partie de la livre romaine.

Cette conjecture, très-vraisemblable, de M. Bœckh, est d'accord avec deux faits connus : en 207 av. J.-C., lorsqu'on fit les premiers deniers d'or, on en tailla aussi 40 à la livre. Le premier denier, de 269 av. J.-C., pesant, à ce que suppose M. Bœckh, 8 gram. 18 c., se confondait avec le denier attribué à Servius Tullius et pesant, d'après les indications de Varron, 8 gram. 31 c. Une différence de 13 centigrammes, c'est-à-dire d'un peu plus d'un dixième d'un scrupule, a pu élue négligée par Varron dans l'indication du poids du denier dont il parlait. Cette différence serait moindre encore si nous avions supposé la livre romaine de 326 grammes.

Toutefois il faut reconnaître qu'on n'a pas encore retrouvé de denier romain de 8 gram. 18 c., ni de 8 gram. 31 c.

Nous devons à l'amitié obligeante de M. Levasseur la communication d'une note sur les plus anciennes monnaies romaines du Cabinet des 3Iéda dies. Nous en tirons les observations suivantes :

On y trouve deux deniers d'argent, pesant : l'un 6 grammes 80 c., l'autre 6 gr. 70 c. ; deux deniers, pesant : Fun 4 gr. 70 c., l'autre 4 gr. 40 c. ; enfin, deux antres deniers, pesant 3 gr. 88 c. et 3 gr. 87 c.

Tous ces deniers d'argent sont frappés et non coulés.

Parmi les as de cuivre du Cabinet des Médailles, on en trouve qui pèsent 290 gr. (11 onces), 280 gr. 30 c., 274 gr. 15 c., 269 gr., 206 gr., 87 gr., enfin 56 gr., ou à peu près deux onces. Cette dernière pièce de cuivre est seule frappée. Toutes les autres, qui pèsent davantage, sont coulées.

De ces observations nous pouvons tirer les conséquences suivantes :

1° Le procédé du moulage a dis être employé par les Romains avant celui de la frappe ; et même il a dû s'appliquer à tontes les pièces, s'il est vrai, comme l'indique Varron, que le plus ancien denier romain ait été coulé ;

2° Puis on appliqua le procédé de la frappe aux pièces petites ou moyennes, dont la superficie n'offrait pas une résistance supérieure à la force de l'ouvrier chargé de battre monnaie. On coulait les grosses pièces comme les as de cuivre ;

3° Le procédé de la frappe fut exclusivement employé, lorsqu'à la fin de la première guerre punique, l'as se trouva réduit au poids de deux onces ;

4° L'as de deux onces frappé vers 241 av. J.-C., correspondant au denier de 3 gr. 87 88 c., et l'as d'une livre, de 2G9 av. J -C., au denier que M. Bœckh estime avoir pesé 8 gr. 18 c., la valeur de l'argent, relativement au cuivre, baissa considérablement à Rome, de 269 à 241 av. J.-C. ; ce qui indique une introduction très-rapide de numéraire en argent dans le commerce romain, au temps de la première guerre punique, ;

5° Le poids de Vas et le poids du denier durent diminuer graduellement de 209 à 241 av. J.-C., le denier ayant, à cette époque, valu toujours dix as. Mais la diminution du poids de l'as dut, être proportionnellement bien plus forte que celle du poids du denier.

6° L'on possède, au Cabinet des Médailles, l'as de deux onces et le denier de 3 gr. 88 c., qui ont été de la même valeur, et plusieurs types antérieurs et intermédiaires entre ceux-ci et ceux de 269 av. J.-C. Mais l'as de 269 av. J.-C., qui était exactement d'une livre (327 grammes) et le denier de 8 gr. 18 c., qui correspondait, ne se trouvent pas dans cette collection.

Toutes ces conséquences sont justes, si l'hypothèse de M. Bœckh, sur le poids du denier de 269 av. J.-C., est vraie.

On peut, dans cette même hypothèse, calculer les valeurs relatives de l'argent et du cuivre à Rome, avant la première guerre punique, et l'on arrive rationnellement a des conséquences très-différentes de celles où s'est arrêté M. Bœckh lui-même, de sorte que ce savant aura manqué ici non d'érudition, mais de logique.

Tous les historiens anciens s'accordent à dire que le denier de 269 av. J.-C. valait dix as d'une livre.

Pline, Hist. mundi, lib. XXXIII, 13 :

Placuit denarium pro decem libris æris, quinarium pro quique, sestertium pro dupontio et semisse.

Varron, De lingua latine, IV, 36 :

Nummi denarii decuma libella, quod libram pondo æris valebat et erat ex argento parva.

Volusius Mœcianus Apud Gronovium, de pecunia veteri, p. 881 :

Qum olim asses libriles essent et denarius decem asses valeret.

Si donc, en 2.69 av. J.-C., le denier d'argent a pesé, ainsi que le veut M. Bœckh, le 40e de la livre romaine, c'est-à-dire 8 gr. 18 c., comme il valait dix as d'une livre, c'est-à-dire 3,272 gr. de cuivre, le rapport de la valeur de l'argent à celle du cuivre devait être, en 269 av. J .-C., fixé par la fraction 327.200/818 = 400. Le cuivre valait donc à Rome, au commencement de la première guerre punique, 1/400 de son poids d'argent ; tandis que de l'aveu de tous les auteurs de métrologies, à la fin de la première guerre punique, le rapport de la valeur du cuivre à celle de l'argent était de 1/140.

De 269 à 241 av. J.-C. la valeur de l'argent, par rapport au cuivre, avait donc Laissé à Rome dans la proportion de 400 à 140, ce qui s'explique par une énorme importation de numéraire en argent. Cette importation produisit à Rome une révolution économique, et par suite, une révolution politique dont nous avons donné la description.

Nous serions heureux de pouvoir faire hommage à M. Bœckh des résultats que l'on peut tirer, par les procédés de l'arithmétique, des données que son érudition fournit, s'il n'avait désavoué d'avance ces résultais dans son ouvrage des Recherches métrologiques.

Il établit, et il a été suivi dans ses calculs par M. Mommsen[5], que la livre de cuivre de Sicile pesa les deux tiers de la livre romaine, c'est-à-dire 218 gr.[6], et que, dès les temps les plus reculés, on frappa à Syracuse des livres d'argent pesant 872 milligrammes, qui valaient exactement les livres siciliennes de cuivre. Le cuivre valait donc à Syracuse, entre 600 et 500 av. J.-C., 1/250 de son poids d'argent. M. Bœckh en conclut que, sous Servius Tullius, à Rome, les deux métaux devaient être à peu près dans le même rapport. Voici ses paroles[7] : L'établissement du système de la λίτρα sicilienne, d'après toute vraisemblance, est plus ancien que Servius Tullius ; par conséquent, on n'est pas autorisé a admettre, dans Rome, pour l'époque de Servius Tullius, une valeur du cuivre plus faible qu'à peu près 1/250 ou 1/200 de la valeur de l'argent. C'est sur ce raisonnement que M. Mommsen se fonde pour affirmer qu'aux premiers siècles de la République, l'as d'une livre valait, à Rome, 1/288 de son poids d'argent, c'est-à-dire un scrupule d'argent[8]. Mais le raisonnement de M. Bœckh est sans force. Le rapport des deux métaux à Syracuse, n'autorise pas à supposer entre eux, à Rome, pour la milite époque, un rapport semblable. A Rome, on ne se servit pas de monnaie d'argent jusqu'à l'an 269 av. J.-C. A l'époque de Servius Tullius, les Romains ne connaissaient donc que la monnaie de cuivre. Tout l'apport que l'on veut établir entre les valeurs de ces deux métaux à Rome, pour un siècle où un seul des deux y avait cours, est donc un rapport imaginaire.

De plus, en admettant que le cuivre, à Rome, valait, au temps de Servius, de son poids d'argent, M. Bœckh se met en contradiction avec lui-même. Car, d'après ses propres données, en 269 av. J.-C., le cuivre valait 1/400 de son poids d'argent. Il faudrait donc que l'argent eût été beaucoup plus commun, à Rome, par rapport au cuivre, sous les derniers rois, qu'il ne le fut en 269 av. J.-C.

Enfin, si en 269 av. J.-C., le cuivre eût valu 1/288 ou 1/256 de son poids d'argent, le denier de cette époque, fini était l'équivalent de dix livres de cuivre, aurait pesé en grammes 3272/288 ou 3272/256, c'est-à-dire 11 gr. 36 c. ou 13 gr. 8 c. Nous croyons qu'on a peu de chances de trouver des deniers romains d'un tel poids.

Si, pour établir un rapport entre les valeurs de l'argent et du cuivre, à Rome, sous Servius, on supposait que les Romains de l'époque des rois, à défaut de monnaie d'argent, ont connu l'argenterie, nous pourrions opposer à cette hypothèse le fait suivant rapporté par M. Mommsen[9] :

Quand les envoyés de Carthage revinrent pour la première fois de l'Italie, ils racontèrent à leurs collègues que, dans les relations intimes et réciproques entre sénateurs romains, la simplicité dépassait toute imagination ; qu'il n'y avait pour tout le Sénat qu'un seul service de table en argent ; qu'on le portait dans chaque maison où étaient invités les convives et les hôtes.

 

2. — HYPOTHÈSE DE M. BŒCKH SUR LES CHIFFRES DU CENS DE SERVIUS.

 

M. Bœckh, dans ses Recherches métrologiques, part de cette idée fausse que le cens de la première classe à Rome, au temps de la seconde guerre 'punique, était de 100.000 as de deux onces romaines (sextantario pondere), et il cherche par quel chiffre ce cens a dû être exprimé, lorsque, avant la première guerre punique, l'as était d'une livre romaine ou de douze onces. Il raisonne ainsi (Recherches métrologiques, p. 444) :

Au temps de la première guerre punique l'as d'une livre fut coupé en six as de deux onces :

On pourrait dire que le plus naturel eût été, de multiplier par six la valeur nominale du cens, puisque l'unité monétaire était devenue six fois plus légère.

Pourtant cela n'était nullement nécessaire ; car comme la valeur du cuivre avait monté, et qu'a l'époque de l'as de deux onces, ce métal par rapport à l'argent avait été porté à un prix bien plus élevé qu'auparavant, on arrivait déjà à une notable élévation du cens en valeur d'argent, si on multipliait les sommes anciennes par un nombre un peu inférieur à six, par exemple par cinq : et le multiplicateur six pouvait paraître trop élevé. Il est certain qu'on n'a pas multiplié par six ; car les sommes antérieures, et notamment les sommes primitives, celles du cens de Servius, doivent avoir été des sommes rondes que l'on ne trouverait pas au résultat, si l'on divisait par six les sommes qui représentent le cens des classes, c'est-à-dire 100.000 as pour la première classe, et ainsi de suite. Pour cette même raison on ne peut diviser que par dix ou par cinq pour obtenir les anciens chiffres.

La division par dix donnerait pourtant des valeurs trop petites. Mais si l'on divise par cinq on obtient des chiffres extrêmement vraisemblables, qui sont les suivants :

 

CHIFFRES

CHIFFRES

anciens du cens en as d'une livre[10]

nouveaux du cens en as de deux onces[11]

PREMIÈRE CLASSE.

20.000

100.000

SECONDE CLASSE.

15.000

75.000

TROISIÈME CLASSE.

10.000

50.000

QUATRIÈME CLASSE.

5.000

25.000

CINQUIÈME CLASSE.

2.500

12.500

Æs equestre (Prix du cheval)

9.000

10.000

Æs hordearium

400

2.000

CENS le plus élevé des prolétaires.

300

1.500

CENS le plus bas des prolétaires.

75

375

Ce tableau met en lumière les erreurs de M. Bœckh. Il résulterait de son hypothèse que la première classe n'aurait jamais eu pour cens que la somme équivalente au prix de dix chevaux ; et que le cens des derniers prolétaires aurait eu une valeur plus de 26 fois inférieure au prix d'un cheval. C'eût été à peine le prix de leur tunique et de leur toge. Quand on pense que M. Mommsen suppose que les estimations du cens représentaient, jusqu'à 312 av. J.-C., des valeurs en propriétés foncières, on se demande quelle parcelle de terre on pouvait avoir, avant l'année 312, avec la 26e partie du prix d'un cheval. Cicéron, dans le passage où il parle du cens le plus élevé des prolétaires, de celui de 1.500 as (De Republica, II, 22), décrit la constitution de Servius Tullius. Aulu-Gelle dans le chapitre où il donne le chiffre du cens le plus bas des prolétaires, celui de 375 as (livre XVI, ch. 40), cherche à expliquer l'expression de prolétaire, qu'il trouve dans la loi des Douze-Tables. Ces deux chiffres ne peuvent donc pas représenter, comme le veut M. Bœckh, des as de deux onces qui ne furent frappés qu'au temps de la première guerre punique. Cicéron et Aulu-Gelle ont voulu parler de 1.500 et de 375 as d'une livre, comme ceux qui eurent seuls cours à Rome pendant les deux premiers siècles de la République. Aucun des chiffres marqués par M. Bœckh, comme ceux du cens en monnaie ancienne (colonne A), ne se trouve dans aucun auteur. Tous ces chiffres sont faux. Jamais Caton le Censeur ne mit plus de trente as à son liner, ni plus de cent drachmes à son habillement. Eût-il passé pour un modèle de sobriété et de simplicité, si sa toge eût coûté les deux tiers du prix de la fortune du plus riche prolétaire, et s'il eût mangé à son repas la douzième partie de la fortune d'un prolétaire pauvre (Plutarque, Vie de Caton l'Ancien, ch. IV) ?

 

3. — SUR LES CENTURIES PRÉROGATIVES ET SUR L'EXPRESSION FAUSSE DE TRIBUS PRÉROGATIVES.

 

Cicéron (In Verrem actio prima, IX.) accuse Verrés d'avoir voulu faire traîner son procès en longueur jusqu'à l'an 69 av. J.-C., parce qu'il serait jugé par un tribunal présidé par le préteur M. Metellus, son ami, et parce que les consuls désignés pour l'an 69 av. J.-C. étaient Hortensius et Q. Metellus. Cicéron insinue que ce dernier a promis à Verrès d'employer son influence pour le faire absoudre, afin de le récompenser d'avoir payé son élection au consulat en achetant des prérogatives. Le jeu de mot de Cicéron est intraduisible :

In eo esse hœc commode : primum M. Metellum amicissimum ; deinde Hortensium consulem non solum, sed etiam Q. Metellum : qui quam isti sit amicus, attendite : DEDIT ENIM PRÆROGATIVAM SUÆ VOLUNTATIS ejusmodi, ut isti PRO PRÆROGATIVIS eam reddidisse videatur.

Déterminons d'abord ce que veut dire Cicéron :

De son temps, chacune des trente-cinq tribus était divisée en cinq classes, et chacune des cinq classes d'une tribu, subdivisée en deux centuries, une de seniores, une de juniores. Il y avait, dans chaque élection, qu'une seule centurie prérogative, que l'on tirait au sort parmi les centuries de juniores de la première classe des trente-et-une tribus rustiques. Il suffisait de mettre dans l'urne les noms des trente-et-une tribus rustiques et d'en tirer un au sort, pour savoir quelle centurie voterait la première. Cette centurie des jeunes gens de la première classe s'appelait prérogative, et on appelait du même nom la tribu à laquelle elle appartenait, parce que c'était le nom de la tribu qui était sorti de l'urne. Mais la tribu ne votait pas ensemble tout entière, puisque les consuls étaient nommés dans l'assemblée centuriate. Verrés, pour assurer l'élection de son ami Q. Metellus, avait donc, selon Cicéron, payé les suffrages de plusieurs des trente-et-une centuries, parmi lesquelles le sort désignait la prérogative. De là le pluriel employé par Cicéron : pro prœrogaticis.

Le pseudo-Asconius qui, comme on sait, n'est pas le contemporain de Cicéron et de Virgile, mais un grammairien du premier siècle après J.-C., qui a pris son nom, a écrit le commentaire suivant sous les mots dedit enim prærogativam, de la Verrine que nous avons citée :

Mos enim fuerat, quo facilius in comitiis concordia populi firmaretur, bina omnia de iisdem candidatis comitia fieri : quorum TRIBUS PRIMÆ PRÆROGATIVÆ dicebantur, quod primæ rogarentur, quos vellent consules fieri, secundæ, JURE VOCATÆ, quod in his, sequente populo, ut sœpe contigit, præcrogativerum voluntatem, jure omnia complerentur (Comparez Tite-Live, XXVII, 6).

Le pseudo-Asconius vivait après l'époque ou Tibère avait supprimé les comices ; et c'est ce qui explique pourquoi il a pu commettre, sur ce sujet, deux erreurs.

L'explication donnée par ce grammairien ne peut convenir à l'époque de Cicéron, où il y avait, non pas plusieurs tribus prérogatives, mais une seule centurie prérogative. Elle conviendrait à l'époque antérieure aux guerres puniques, à condition d'écrire dans le passage d'Asconius centuriæ au lieu de tribus prœrogativæ ; car il y avait alors plusieurs centuries prérogatives, celles des chevaliers equo publico.

Comment Asconius a-t-il été amené à parler de tribus prérogatives ? Peut-être par la lecture du passage suivant de Tite-Live (liv. V, 48) :

Haud invitis patribus, P. Licinium Calvum prœrogativa tribunum militant non petentent creant... omnesque deinceps ex collegio ejusdem anni refici apparebat... qui, priusquam renuntiarentur JURE VOCATIS TRIBUBUS, permissu interregis, P. Licinius Calvus ita verbe fecit.

Lorsqu'en 412 av. J.-C. les patriciens avaient consenti à admettre les plébéiens comme candidats au tribunat militaire avec pouvoir consulaire, et lorsque peu de temps après (Tite-Live, IV, 13-11), ils avaient aussi admis la concurrence des candidats plébéiens demandant la questure, ils n'avaient pas voulu faire les honneurs de l'assemblée centuriate aux candidats plébéiens ; ils avaient imaginé une sorte d'assemblée mixte : c'était celle des tribus, votant avec toutes les formalités du droit politique des patriciens. Les tribus se réunissaient alors au Champ-de-Mars. Un magistrat patricien présidait ; on prenait les auspices avant de commencer l'élection, et on tirait au sort une tribu prérogative (Cicéron, Ad familiares, VII, 30. Varron, De re rustica, III, 2 et 17). Ce même mode d'élection, qui avait paru convenable, lorsque des candidats plébéiens briguaient une magistrature patricienne, fut aussi appliqué aux élections des édiles curules, parce que des candidats patriciens briguaient l'édilité, qui était une magistrature originairement plébéienne (Tite-Live, VI, 42). Les questeurs, étant choisis par la même assemblée que les édiles curules, avaient même juridiction qu'eux (Institutes de Gaius, I, 6). M. Mommsen a traité cette question, dans la dissertation intitulée les Comices patricio-plébéiens de la République (Römische Forschungen, S. 151 und ff.).

Asconius, commentant Cicéron, a donc confondu les assemblées centuriates, oit l'on choisissait les consuls, avec les assemblées des tribus, réunies au Champ-de-Mars, sous la présidence d'un patricien, pour choisir ou un tribun militaire avec pouvoir consulaire, ou un édile curule, ou un questeur.

De plus, il a imaginé plusieurs tribus prérogatives, et l'assemblée des tribus du Champ-de-Mars n'en tirait au sort qu'une seule.

 

4. — DISCUSSION DE M. MOMMSEN SUR LE PASSAGE DE TITE-LIVE, II, 21, OÙ ON LIT : ROMÆ TRIBUS UNA ET VIGINTI FACTÆ.

 

M. Mommsen, dans son livre sûr les Tribus romaines (p. 9 et suivantes), établit ainsi que les mots una et viginti de ce passage sont une interpolation, et que le texte primitif devait être Romæ tribus factæ.

Tite-Live dit au livre VI, chap. 5, qu'en 386 av. J.-C. (367 de Rome) quatre tribus nouvelles furent formées, la Stellatine, la Tromentine, la Sabatine et l'Arniensis, et que le nombre des tribus fut ainsi porté à vingt-cinq.

Au livre V, ch. 30 (à l'année 392 av. J.-C.), il parle d'un nombre impair de tribus qui ne peut être que celui de vingt-et-une ; la vingt-et-unième, la tribu Crustumine, ayant été formée à une époque indéterminée, entre 490 et 392 av. J.-C.

Denys (livre VII, ch. 64), racontant le procès de Coriolan, qui eut lieu en 490 av. J.-C., dit qu'il fut condamné à une majorité de cieux voix, et que neuf tribus votèrent en sa faveur, Il y avait donc alors vingt tribus, onze qui votèrent contre Coriolan et neuf qui votèrent pour lui. Il est vrai que Denys se contredit dans la même phrase :

Comme il y avait alors vingt-et-une tribus qui votèrent, Marcius en eut neuf en sa faveur ; de sorte que, s'il en avait eu deux de plus, il aurait été absous par le partage égal des voix, comme la loi le voulait.

Mais, avec vingt-et-une tribus, il est impossible d'arriver au partage égal des voix. Le raisonnement de Denys ne peut donc avoir qu'un sens : Si, aux neuf tribus qui Ont absous Coriolan, on en ajoute deux par l'imagination, on arrive au nombre de onze, égal à celui des tribus qui l'ont condamné. Ce raisonnement suppose vingt tribus et non vingt-et-une en 490 av. J -C. Le texte de Denys qui porte vingt-et-une est donc altéré. Denys répète, an livre VIII, ch. 6, que Coriolan a été condamné à une majorité de deux voix ; au contraire, Plutarque, qui admet le nombre de vingt-et-une tribus (Vie de Coriolan, ch. XX), fait condamner Coriolan par une majorité de trois voix, celle de douze tribus contre neuf.

L'étude des manuscrits de Tite-Live a conduit M. Mommsen au même résultat que celle du texte de Denys.

Victorianus est celui qui, d'après les papiers de Nicomachus, a corrigé la première décade de Tite-Live, et l'a remplie des interpolations de ce Nicomachus ; or, Nicomachus, au passage de Tite-Live du livre II, ch. 5, où il est question de la création des quatre tribus nouvelles qui, en 386 av. J.-C., complétèrent le nombre de vingt-cinq, s'est souvenu du passage de Tite-Live, I, 43, post expletas quinque et tringita tribus ; et il a écrit en marge le chiffre XXXV, à côté du nombre de vingt-cinq tribus qu'il trouvait dans l'auteur latin. Le copiste du manuscrit de Florence a écrit les deux chiffres, et l'on trouve dans son texte, au livre VI, ch. 5, eœque (quatuor tribus) quinque triginta XXV tribuum numerum explevere. Le copiste du manuscrit de Paris, moins fidèle, a omis le premier chiffre, et mis viginti quinque numerus ; il est ainsi, par une négligence, revenu à la vérité. Au contraire le correcteur Victorianus, prenant comme établi le chiffre XXXV qu'il trouvait dans Nicomachus, s'est imaginé qu'avant la formation des quatre tribus de l'an 386 av. J.-C. Il y en avait trente et une ; et, trouvant dans Tite-Live, II, 21 (à l'an 494) : Romæ tribus factæ, il a ajouté una et triginta. C'est pour cela que, dans le manuscrit de Florence, dans celui de Paris, dans celui de Leyde, n° 1, et dans celui de la collection Harléienne, on lit ainsi ce passage : Romæ tribus UNA ET TRIGINTA factæ, ce qui n'est pas une altération du chiffre, mais une erreur complète, provenant de l'interpolation du chiffre XXXV au livre VI, ch. 5.

Il est vrai que l'Épitomé du livre II de Tite-Live porte ces mots :

Claudia tribus adjecta est. Numerus tribuum ampliatus est, ut essent vingiti et una. Mais l'auteur de l'Épitomé a pu, en rapprochant deux passages de Tite-Live, ajouter, par un double emploi, la tribu Claudia, dont il est question dès l'an 503 av. J.-C., aux vingt tribus de l'an 494 av. J.-C. Il a pu aussi tirer le nombre de vingt-et-une tribus de celui de vingt-cinq porté au livre VI, ch. 5, en retranchant les quatre tribus de l'an 386 av. J.-C. sans tenir compte de la tribu Crustumine formée entre 490 et 392 av J. C.

M. Mommsen conclut de là que le texte de Tite-Live II, 21, devait porter : Romæ tribus factæ ; que ces mots indiquaient, dans le vieil annaliste auquel Tite-Live les a empruntés, la formation des seize premières tribus rustiques, puisqu'il n'y avait sous Servius Tullius que quatre tribus urbaines, et qu'en 490 av. J.-C., il y avait vingt tribus en tout.

Les seize plus anciennes tribus rustiques étaient :

La Romilia, la Voltinia, la Claudia, la Fabia, la Lemonia, l'Æmilia, la Cornelia, l'Horatia, la Menenia, la Papiria, la Sergia, la Veturia, la Camilia, la Galeria, la Pollia et la Pupinia.

En admettant que ces seize tribus rustiques se sont formées en 494 av. J.-C., des pagi de la campagne du temps de Servius, accrus sans doute en nombre et en étendue par les conquêtes de Tarquin-le-Superbe, on comprend pourquoi, l'année suivante, 493 av. J.-C., éclata la révolution qui fonda le tribunat de la plèbe.

 

 

 



[1] Les Caraceni habitaient le pays osque du nord du Samnium, sur le cours supérieur du fleuve Sagrus.

[2] Mommsen, t. Ier, p. 271 de la trad. de M. Alexandre.

[3] Bientôt le nom de nummus fut exclusivement réservé au sesterce, quart du denier, qui devint la monnaie la plus usitée à Rome.

[4] Tite-Live, X, 46. Au 293 av. J.-C.

[5] Mommsen, Histoire romaine, t. Ier, p. 271 de la trad. de M. Alexandre.

[6] Cette livre de 218 grammes λίτρα était la moitié de la mine du talent d'Egine qui fut apporté en Sicile (Bœckh, Disquisitiones metrologicæ, p. 294, et De Libra, dans l'Index lectionum de l'Université de Frédéric-Guillaume, 1833-34).

[7] Bœckh, Recherches métrologiques, p. 345.

[8] Mommsen, Hist. romaine, trad. de M. Alexandre, t. II, p. 272.

[9] Histoire romaine, trad. de M. Alexandre, t. III, p. 28, et Pline, Hist. mundi, XXXIII, 30.

[10] Avant la première guerre punique.

[11] Au temps de la seconde guerre punique. Ce sont les chiffres de la colonne (A), multipliés par cinq.