HISTOIRE DES CHEVALIERS ROMAINS

 

TOME I

LIVRE PREMIER. — LES CHEVALIERS ROMAINS JUSQU'À L'AN 400 AVANT JÉSUS-CHRIST.

CHAPITRE IV. — HISTOIRE PARTICULIÈRE DES DOUZE CENTURIES ÉQUESTRES JUSQU'À L'AN 400 AVANT JÉSUS-CHRIST.

 

 

§ I. — ORIGINE DE LA PLÈBE.

La Rome de Servius contenait déjà une autre plèbe que celle des clients. Ancus Martius peupla l'Aventin en y transportant les Latins de Politorium, de Tellène et de Ficana[1]. Les bois de lauriers qui le couvraient furent abattus, et, entourée d'un mur et d'un fossé, cette montagne devint l'avant-poste de Rome vers le Midi comme le Janicule l'était vers le Nord[2]. Une chaussée fut jetée sur la vallée Murtia, gorge étroite et profonde, qui la séparait du Palatin, et entre les deux montagnes furent établis les anciens habitants de Medullia et de Fidènes. En même temps, dans l'enceinte de la ville quiritaire que Servius dut agrandir, affluait une multitude nouvelle où Tarquin l'Ancien choisit les nouveaux Quirites ; avec lesquels il doubla le nombre des sénateurs, des chevaliers et des citoyens des curies[3].

Mais, en dehors des cadres de la cité patricienne et de l'enceinte sacrée du Pomœrium, il resta une foule nombreuse et menaçante, qui fit plus tard de l'Aventin la citadelle de la libellé plébéienne. Deux fois les plébéiens révoltés cherchèrent à y fonder une cité plébéienne, en quittant celle du Mont-Sacré[4].

Servius, par sa constitution, n'appela point les plébéiens à partager les doits politiques des curies ; mais il les fit contribuer au paiement des impôts, et il les classa dans les rangs de l'armée. Les plébéiens, mêlés aux anciens Quirites dans les centuries ; commencèrent au temps de la République à exercer des droits politiques. L'assemblée centuriate nomma les premiers consuls[5], et la loi de Valerius Publicola sur l'appel au peuple fut la première qu'elle vota[6].

 

§ II. — PUISSANCE DE LA PLÈBE. ELLE COMPTE DES CHEVALIERS PARMI SES CHEFS.

Ce fut en grande partie parmi la plèbe d'origine latine que Servius prit les douze cents nouveaux chevaliers, qu'il attachait ses quatre légions actives[7]. Ce choix était naturel de sa part s'il est vrai, comme le dit Denys d'Halicarnasse[8], qu'il ait débuté par titre chef de l'armée des alliés latins ; et commandant de la cavalerie[9] sous le règne de Tarquin l'Ancien. La plèbe de l'Aventin était déjà assez forte au temps du premier dictateur[10] pour résister au patriciat et lorsqu'en 494 seize tribus rustiques vinrent renforcer le parti plébéien, elles trouvèrent la lutte engagée. Cette plèbe, qui affluait aux portes de Rome de toutes les villes environnantes, comptait déjà des chefs riches et puissants. Cinquante ans après (en 438 av. J.-C.), le chevalier[11] Spurius Mœlius était un homme de la plèbe ; car Tite-Live fait dire à Cincinnatus[12] qu'il aurait pu souhaiter le tribunat : fortune était si grande, qu'il nourrit le peuple dans une famine ; son ambition parut si haute. qu'on l'accusa d'aspirer à la royauté.

 

§ III. — LES PLÉBEIENS DANS LES DOUZE CENTURIES ÉQUESTRES.

Lorsque Brutus compléta la liste des trois cents sénateurs, il choisit, pour les y inscrire, les premiers citoyens du rang équestre[13], et ce choix, dit Tite-Live, contribua puissamment à réconcilier les patriciens et les plébéiens. Les premiers de l'ordre équestre étaient donc, aux yeux de l'historien, les chefs de la plèbe. Il dit autre part[14] que ces nouveaux sénateurs furent élevés au patriciat par un ordre du peuple des curies. Denys est encore plus explicite sur l'origine de ces Pères Conscrits[15].

Après l'abdication de Collatin, les deux consuls Brutus et Valerius commencèrent par choisir les plus puissants des plébéiens. Ils eu firent des patriciens, et remplirent avec eux les places vacantes du Sénat, de manière à rétablir le nombre de trois cents membres.

Ces chevaliers plébéiens, devenus d'abord patriciens, puis sénateurs, ne pouvaient avoir été choisis dans les six centuries des Rhamnes, des Tities et des Luceres ; car elles n'admettaient encore que des patriciens[16].

Ils sortaient donc des douze centuries équestres, de ces corps purement militaires, destinés à former les ailes des quatre légions consulaires[17]. Ces douze centuries contenaient donc un très-grand nombre de plébéiens, et cette induction est confirmée par les faits historiques.

Les décurions de chevaliers, Tempanius, Sellius, Antistius, Icilius, qui, en 420 av. J.-C., sauvèrent l'armée du consul Sempronius, étaient plébéiens, puisque l'année suivante, ils furent, en récompense de cet exploit, nommés tribuns de la plèbe[18]. Or, s'il y avait quatre plébéiens parmi les chefs de la cavalerie de deux légions consulaires, c'est-à-dire à la tête d'une moitié des douze centuries, combien ne devait-il pas y en avoir dans les rangs de ceux qu'ils commandaient ?

 

§ IV. — N'Y AVAIT-IL QUE LES PLÉBÉIENS DANS LES DOUZE CENTURIES ÉQUESTRES.

Il ne faudrait, pas en conclure que le corps de douze cents cavaliers, destiné à combattre à côté des quatre légions de la levée annuelle, fût exclusivement composé de plébéiens. La cavalerie en campagne se montra souvent, sons les premiers consuls, animée d'un tout autre esprit que l'infanterie. Dès l'an 478 av. J.-C.[19], les légions refusent une victoire facile, pour ne pas procurer un triomphe à un consul impopulaire. Ce sont les cavaliers qui seuls niellent en fuite les ennemis que les fantassins refusent de poursuivre[20]. Ne faut-il pas supposer qu'a l'orgueil du rang, qui déjà rapprochait du patricial les chefs de la plèbe[21], se joignait, pour maintenir les cavaliers légionnaires dans le devoir, la présence dans leurs rangs d'un certain nombre de patriciens ?

Tous les patriciens ne servaient pas dans les six centuries équestres. L. Tarquitius, le digne lieutenant de Cincinnatus, avait fait, quoique patricien, ses années de service dans l'infanterie, parce qu'il était pauvre[22]. S'il avait eu le cens équestre, le mine dictateur qui le nomma maître de la cavalerie, n'aurait-il pu lui assigner un cheval donné par l'État, et le classer comme simple chevalier dans une des douze dernières centuries équestres ? On ne voit pas quelle loi, ni quelle raison eût exclu un patricien, renommé par sa bravoure et par ses talents, des rangs de la cavalerie des quatre légions actives. Il est même certain que les jeunes patriciens pouvaient aspirer à l'honneur d'y être admis, puisque les sénateurs étaient jaloux de l'obtenir pour leurs fils.

Denys raconte[23] que, lorsque Valerius abdiqua la dictature (493 av. J.-C.), il se plaignit amèrement d'avoir été, ainsi que le peuple, trompé par les sénateurs. Il attribuait leur malveillance au choix qu'il avait fait, pour compléter la liste des chevaliers, de quatre cents plébéiens enrichis. Ces nouveaux chevaliers n'avaient pas été introduits dans les six centuries, alors toutes patriciennes ; car une telle promotion eût supposé un remaniement de tout le système des tribus anciennes et des curies[24]. Denys dit qu'ils étaient destinés aux enrôlements militaires, et fait entendre par là assez clairement qu'ils étaient, appelés à servir dans les douze centuries de cavaliers que Servius avait enrôlées pour accompagner les quatre légions de levée ordinaire[25]. Ces douze centuries avaient, en effet, besoin d'être recrutées. Valerius lui-même en avait fait sortir cent soixante-quatre chevaliers plébéiens qu'il avait inscrits sur la liste du Sénat[26], et plus de deux cents avaient pu succomber à la bataille du lac Régille, où la chevalerie eut le principal honneur de la victoire (496 av. J.-C.).

Quatre cents plébéiens avant été appelés à remplir les cadres des douze centuries équestres, les sénateurs n'auraient eu aucune raison d'en être mécontents, si ce choix eût été dicté à Valerius par une loi ou par un usage, et s'il n'eût paru aux patriciens la marque d'une préférence injurieuse pour leurs lits. Les jeunes patriciens pouvaient donc servir dans les douze centuries, à la seule condition d'avoir le cens équestre ; mais il est vrai que les six centuries consacrées, leur ayant été exclusivement réservées jusqu'au temps des tribuns militaires (444 av. J.-C.)[27], et même, peut-être, jusqu'au partage du consulat (366 av. J.-C.), les douze dernières centuries se recrutaient ordinairement parmi les fils des riches plébéiens.

 

 

 



[1] Tite-Live, I, 33. Jusqu'à Claude, l'Aventin fut en dehors de l'enceinte sacrée du Pomœrium (Aulu-Gelle, XIII, 14. Tacite, Annales, XII, 23, 24).

[2] Denys, III, 37, 38 et 43.

[3] Denys (III, 37, fin) dit que les Latins le Politorium furent répartis dans les curies dès le temps d'Ancus.

[4] Cicéron, De Republica, II, 33 et 37.

[5] Tite-Live, I, 60.

[6] Cicéron, De Republica, II, 31.

[7] Tite-Live, I, 43 appelle les douze cents chevaliers enrôles par Servius : primores civitatis ; et les chevaliers plébéiens, avec lesquels Brutus compléta le Sénat : primoris equestris gradus, II, 1.

[8] Denys, IV, 3.

[9] Denys, III, 39 et 40. Tarquin avait été de même chef de la cavalerie sous Ancus Appius.

[10] Denys, V, 63. Tite-Live, II, 18.

[11] Tite-Live, IV, 13.

[12] Tite-Live, IV, 15.

[13] Tite-Live, II, 1.

[14] Tite-Live, IV, 4. Nobilitatem item quam plerique habetis aut ab regibus lecti aut POST REGES EXACTOS JUSSU POPULI.

[15] Denys, V, 13.

[16] Voir plus haut, ch. II, § 3, fin.

[17] Voir plus haut, chap. III, § 1 et 4.

[18] Tite-Live, IV, 38, 39 et 42.

[19] Tite-live, II, 43.

[20] Comparez la conduite des cavaliers dans la révolte des légionnaires, en 340. Tite-Live, VII, 41.

[21] Tite-Live, IV, 60, fin. An 403 av. J.-C. Primores plebis nobilium amici.

[22] Tite-Live, III, 27.

[23] Denys, VI, 41.

[24] Voir plus haut, ch. II, § 1 et 2.

[25] Tite-Live, I, 43.

[26] Voir au présent chapitre, n° 3. Plutarque, Vie de Publicola, XI, et Festus, s. v., Qui Patres, quique conscripti.

[27] Voir plus haut, ch. II, § 3.