HISTOIRE DES CHEVALIERS ROMAINS

 

TOME I

INTRODUCTION.

 

 

SIXIÈME ÉPOQUE. — DE 285 À 220 ANS AVANT JÉSUS-CHRIST.

 

Après bien des générations, nous dit Denys d'Halicarnasse, des nécessités puissantes tirent changer la constitution de Servius Tullius, et lui donnèrent un caractère plus démocratique. L'historien grec n'a pu nous en dire davantage. Il n'avait étudié l'histoire romaine que jusqu'à l'an 264 avant Jésus-Christ, et le changement dont il parle eut lieu dans l'intervalle des deux premières guerres puniques. Il fut accompagné ou précédé d'une révolution économique et monétaire que Denys semble ignorer pour la même raison.

L'ensemble de l'histoire romaine peut faire comprendre quelles nécessités obligeaient les Poulains à changer, vers l'an 240 avant Jésus-Christ, la vieille organisation des centuries et des tribus.

L'aristocratie sénatoriale avait voulu former un corps à part dans les curies, et même dans l'assemblée centuriate. Le vote séparé des dix-huit centuries marquait le dessein arrêté de distinguer du reste de la nation, le peuple de la ville (Populus)[1], représenté surtout par les six prérogatives. La plèbe, en revanche, avait voulu s'isoler dans l'assemblée des tribus et en avait exclu le patriciat et toute la noblesse sénatoriale. Puis, devenue la plus forte, à la fin des guerres du Samnium, la plèbe imposa aux nobles l'obligation d'obéir aux plébiscites qu'ils ne votaient pas. La noblesse, pour ne pas subir cette tyrannie, devait donc souhaiter de se faire admettre dans l'assemblée des tribus. Elle ne pouvait y parvenir, qu'en renonçant elle-même à son vote séparé dans l'assemblée centuriate.

Les douze dernières centuries de chevaliers equo publico souffraient d'être traînées à la remorque des six centuries prérogatives remplies par les trois cents sénateurs et par leurs fils. L'appoint de leurs douze voix, qu'elles n'osaient refuser au Sénat, ne servait qu'à dissimuler la faiblesse numérique de l'aristocratie urbaine.

Les quatre-vingts centuries de chevaliers equo privato, qui formaient la première classe, contenaient tous les chefs de la plèbe. Elles obéissaient eu murmurant à l'influence religieuse et politique des dix-huit centuries de chevaliers equo publico, dirigées elles-mêmes par les six suffrages sénatoriaux. L'opposition d'ailleurs était difficile. Les nouvelles tribus rustiques, formées depuis 386 avant Jésus-Christ, avaient été réunies à la cité quatre par quatre ou deux par deux. A chaque annexion, les riches de chaque tribu nouvelle avaient dû être répartis dans vingt, sinon dans quarante, des centuries de la première classe. Chacune de ces quatre-vingts centuries de chevaliers equo privato était donc composée d'hommes venus de cantons différents du territoire, et que leur éloignement empêchait de s'entendre pour résister à la puissante initiative d'un corps, uni et concentré dans la ville, comme le Sénat.

Les classes moyennes, la seconde, la troisième et la quatrième, ne comptaient toujours chacune que vingt centuries, quoique le nombre des tribus rustiques se fut élevé de dix-sept à vingt-neuf, entre 386 et 299 avant Jésus-Christ. Les hommes de la petite et de la moyenne propriété, partout plus nombreux que les riches, y avaient été inscrits en foule. La disproportion entre les centuries des classes moyennes et celles de la première classe, s'était accrue à mesure que le peuple romain avait grandi. Chaque conquête de la République avait donc rendu plus forte l'inégalité établie par la constitution de 509, et la loi d'Hortensius, qui permettait de tenir les assemblées politiques aux jours de marché, la rendait plus sensible.

Au moment où la plèbe rustique pesait déjà dans la cité d'un poids plus lourd que l'aristocratie urbaine, un fait décisif emporta la balance. Les deux dernières tribus rustiques, la Quirina et la Velina, furent annexées au territoire, en 241 avant Jésus-Christ. Le nombre des trente-cinq tribus fut complété ; niais les cadres des cent quatre-vingt-treize centuries, se trouvant trop pleins, éclatèrent. La vieille constitution que personne ne pouvait plus souffrir, fut brisée (240 avant Jésus-Christ).

Tout semble contribuer aux révolutions devenues nécessaires. Les mutations pli furent faites dans le poids des monnaies, et l'élévation rapide qui se produisit dans la fortune privée des Romains, entre les années 269 et 240 avant Jésus-Christ, obligèrent les censeurs à disposer autrement les catégories du cens, et à eu changer tous lés chiffres. Ce remaniement des listes des citoyens fournit l'occasion désirée pour changer le fond même de la constitution.

L'âge où l'on n'employa que la monnaie de cuivre, a duré à Rome jusqu'à la guerre de Pyrrhus. Le trésor s'appelait le dépôt du cuivre (œrarium), et un emprunt ou une dette, le cuivre qu'on a reçu d'un autre (œs alienum). Mais la prise de Tarente (272 avant Jésus-Christ) et la conquête de la Sicile introduisirent dans le commerce romain un métal nouveau, l'argent, qui jusque-là n'avait paru qu'aux triomphes des conquérants de la Campanie et du Samnium, comme un butin rare et précieux. Le premier denier d'argent romain fut fabriqué en 269 avant Jésus-Christ ; et d'après les évaluations qui donnent à cette pièce de monnaie le poids le plus fort, elle ne pesait pas plus de 8 grammes 18 centigrammes. Elle s'échangeait pour 10 as d'une livre[2] romaine, c'est-à-dire pour 3.272 grammes de cuivre. Le cuivre, en 269 avant Jésus-Christ, était donc à Rome quatre cents fois moins précieux que l'argent ; mais l'argent s'avilit promptement en affluant sur le marché romain, et le Sénat, à la fin de la première guerre punique, profita de la hausse du cuivre par rapport à l'argent, pour faire fabriquer des as de deux onces qui ne pesaient plus que la sixième partie de la livre romaine (asses sextantario pondere). En même temps, il faisait tailler 84 deniers à la livre romaine d'argent. Chaque denier nouveau pesait 3 grammes 88 centigrammes, et se donnait pour dix as de deux onces. L'argent ne valait donc plus à Rome, en 241 avant Jésus-Christ, que cent quarante fois son poids de cuivre. Une baisse dans la proportion de 400 à 140 dans le prix de l'argent, se produisant à Rome en moins de trente ans, de 269 à 240 avant Jésus-Christ, indique dans la même période l'introduction de quantités énormes de ce métal, et le fait s'explique par la possession de la grande Grèce, par la conquête de la Sicile, par les tributs imposés à Carthage, auxquels s'ajoutèrent bientôt ceux de la Corse, de la Sardaigne, de la Cisalpine et de l'Illyrie.

Le prix des choses vénales, et la valeur des fortunes estimée en as s'élevèrent par deux raisons : L'as de deux onces n'étant que la sixième partie de l'ancien as d'une livre, le prix nominal des objets mobiliers et immobiliers dut être multiplié par six. De plus, l'affluence de l'argent avait augmenté la masse totale du numéraire. Chaque denier qui était frappé faisait entrer dans la circulation une valeur de dix as, et les sommes dues en as se payaient aussi bien avec la monnaie d'argent qu'avec la monnaie de cuivre. Cette seconde cause fit enchérir réellement toutes choses dans la proportion de 3 à 5. Pour fixer le prix des objets et les chiffres du cens en as de deux onces au commencement de la deuxième guerre punique, il fallait donc multiplier d'abord par 6 et ensuite par 5/3, c'est-à-dire en tout par 10, les prix des mêmes objets évalués en as d'une livre, en 270 avant Jésus-Christ.

Aussi le prix du cheval payé par l'État au chevalier equo publico était avant les guerres puniques, de mille as d'une livre de cuivre, était estimé au temps d'Annibal, dix mille as de deux onces. La solde s'éleva pour le fantassin de 120 à 1200 as ; pour le cavalier equo privato de 360 à 3600[3]. Ces sommes étaient payées en deniers ou drachmes d'argent, et dix as de deux onces (monnaie de compte) étaient représentés par un denier.

Les chiffres du cens des différentes classes furent de même multipliés par dix. Le cens équestre ou de la première classe est déjà porté à un million d'as de deux onces (decies œris), c'est-à-dire à cent mille deniers ou quatre cent mille sesterces, dans les registres des censeurs de 220 à 219 avant Jésus-Christ. L'unité de fortune, census, qui, avant les guerres puniques, était de 25.000 as d'une livre, était en 220 avant Jésus-Christ de 250.000 as de deux onces. C'était le chiffre inférieur du cens de la quatrième classe, dont les multiples formaient les chiffres du cens des classes supérieures (500.000— 730.000 — 1.000.000 as). C'est pourquoi dans la loi Voconienne de 168 avant Jésus-Christ, ceux qui possédaient au moins une fortune de cent mille sesterces, c'est-à-dire de 25.000 deniers ou de 250.000 as de cieux onces, sont appelés censi : ceux qui ont au moins un CENSUS. Ce sont les citoyens des quatre premières classes, auxquels seuls s'applique la loi Voconienne.

Ceux de la cinquième classe (accensi), qui possédaient une demi fortune, avaient, en 220 avant Jésus-Christ, un cens de 125.000 as de deux onces, tandis qu'avant les guerres puniques, il était de 12.500 as d'une livre. Aussi, dans la discussion de la loi Voconienne, Caton appelait classici, hommes des classes, ceux qui avaient au moins 125.000 as de deux onces, parce qu'on ne convoquait que cinq classes à l'assemblée centuriate.

Au-dessous des classici étaient inscrits les œrarii ou cœrites, c'est-à-dire les anciens quirites de la sixième classe ; on les appelait, parce qu'ils ne votaient point au Champ-de-Mars, citoyens rangés en sous-classe (infra classem). Il y avait en 220 avant Jésus-Christ, trois sous-classes d'œrarii, dont le cens avait pour chiffres inférieurs 100.000 — 75.000 et 50.000 as de deux onces. Les censeurs avaient conservé l'habitude ancienne de distinguer les citoyens par catégories où la fortune différait de 25.000 as, et, sur les registres de l'époque des dernières guerres puniques, chaque classe était partagée d'après ce principe, en dix ou en cinq subdivisions. Les cœrites ou œrarii payaient le tribut. Ils votaient dans les assemblées des tribus, et faisaient le service militaire depuis les guerres du Samnium, mais ils étaient exclus de l'assemblée centuriate.

Au-dessous des œrarii s'étaient formées deux autres sous-classes : celle des prolétaires et celle des capite censi. Avant les guerres puniques les premiers avaient un cens supérieur, les seconds un cens inférieur à 375 as d'une livre. Ce cens multiplié par un peu plus de dix, entre 240 et 220 avant Jésus-Christ, devint celui de 4.000 as ou de 400 drachmes qui est celui des derniers légionnaires du temps de Polybe. En effet, les prolétaires avaient été enrôlés extraordinairement dans la guerre contre Annibal. Ils furent inscrits régulièrement dans les tribus en 179 ayant Jésus-Christ, et ils avaient un cens de 50.000 à 4.000 as de deux onces. Les capite censi, qui avaient moins de 4.000 as, ne frirent admis dans les légions que par Marius : et, introduits dans rassemblée des tribus, ils se mêlèrent à tous les troubles qui ensanglantèrent le Forum an dernier siècle de la République. La sixième classe de Servius s'étant ainsi décomposée en cinq sous-classes (trois d'œrarii ou cœrites, une de prolétaires, une de capite censi), était appelée pour cette raison quintana classis, la classe partagée en cinq.

Quand, pour infliger il un citoyen de la première classe une dégradation politique, un censeur l'inscrivait sur les tables des œrarii ou cœrites, il avait soin de le marquer comme œrarius à cens octuple (octuplicato censu), 125.000 as, limite supérieure du cens des œrarii, était la huitième partie d'un million d'as ou du cens de la première classe. Le censeur ne voulait pas que sa note d'infamie fût un dégrèvement d'impôt. Le citoyen dégradé était donc rangé dans la sixième classe comme votant, en restant dans la première comme contribuable.

A la faveur des remaniements que durent subir les registres des censeurs, entre 240 et 220 avant Jésus-Christ, la vieille constitution fut changée.

Dans chacune des trente-cinq tribus, les citoyens furent partagés en cinq classes, et chaque classe d'une tribu, le fut en deux centuries, une de seniores, une de juniores. En comptant dix centuries par tribu, dix-huit centuries de chevaliers equo publico et quatre centuries d'ouvriers ou de musiciens, on arrive au total de trois cent soixante-douze centuries, dans cette constitution réformée. La première classe se composa désormais de soixante-dix centuries de chevaliers equo privato, de dix-huit centuries de chevaliers quo publie° et d'une de charpentiers : elle n'avait donc plus que quatre-vingt-neuf voix sur trois cent soixante-douze, et, pour former la majorité de cent quatre-vingt-sept voix, il fallait qu'elle votai, tout entière d'accord, qu'elle ralliait à elle les soixante-dix centuries de la seconde classe, et près de la moitié de celles de la troisième. Les hommes des classes moyennes, ceux qui avaient les petites et les moyennes propriétés rurales, prenaient donc, dans la nouvelle assemblée centuriate, une importance décisive, tandis que, avant les guerres puniques, ils étaient à peine consultés, la première classe avant alors la majorité de quatre-vingt-dix-neuf voix sur cent quatre-vingt-treize.

Les dix-huit centuries de chevaliers equo publico qui, jusque-là avaient été appelées séparément, et avant le reste de la première classe, dans l'enceinte de l'ovile, perdirent ce privilège. Désormais, le héraut faisait entrer dans l'enceinte toute la première classe à la fois, c'est-à-dire les dix-huit centuries de chevaliers equo publico, avec les soixante-dix centuries de chevaliers equo privato. Les six centuries urbaines de la chevalerie, les six suffrages sénatoriaux étaient privés par là du droit important de prérogative, qui était transféré à une centurie de jeunes gens, tirée au sort parmi celles de la première classe des trente et une,tribus rustiques. C'étaient de jeunes chevaliers equo privato, des enfants de cette aristocratie municipale, à laquelle Cicéron se glorifie d'appartenir, qui allaient désormais, par l'initiative de leur vote, séparé et proclamé avant tous les autres, signifier au peuple du Champ-de-Mars la volonté des dieux. Les chevaliers des tribus rustiques héritaient de l'influence religieuse du Sénat.

Dans le sein même de la première classe, les douze dernières centuries de la chevalerie equo publico, presque toutes remplies de fils de publicains, prirent le pas sur les six centuries sénatoriales, et votèrent avant elles. La constitution, réformée vers l'an 240 avant Jésus-Christ, fut donc la consécration légale du triomphe de la plèbe rustique, qui formait trente et une tribus, c'est-à-dire trois cent dix centuries, sur le peuple de la ville, qui, dans ses quatre tribus, n'avait que quarante voix. Ce fut aussi le triomphe de la noblesse municipale des chevaliers, qui acquérait le droit de prérogative, sur la noblesse urbaine du Sénat, qui le perdait. Voilà pourquoi Cicéron reconnaît le vrai peuple romain dans l'assemblée centuriate, où dominaient les hommes des municipes et de la plèbe rustique (municipales rusticique Romani), tandis qu'il accable de son dédain les mercenaires des tribus urbaines, qui remplissaient l'assemblée du Forum.

Pourtant, dans la réforme de 240 avant Jésus Christ, les deux peuples de la ville et de la campagne tentèrent de se fondre ensemble. L'aristocratie sénatoriale n'avant plus de vote séparé au Champ-de-Mars, il n'y avait plus meule de prétexte pour l'exclure de l'assemblée des tribus : elle y fut admise ; mais les sénateurs et leurs fils voulurent être inscrits dans les tribus rustiques, désormais les plus honorées et les plus influentes. Il n'en avait pas toujours été ainsi. Il se conserva même de l'ancienne prédominance des tribus urbaines une marque assez évidente : c'est que, dans l'assemblée du Forum, on continua de les appeler les premières au vote, en commençant par la Suburane. La première des tribus rustiques, la Romilia, n'était que la cinquième dans l'ordre général des tribus (ordo tribuum), et on l'avait surnommée quinta.

De même que la plèbe ouvrait ses rangs aux patriciens, le Sénat ouvrit ses portes aux tribuns de la plèbe. Jusque-la, ils ne pouvaient dépasser le vestibule de la curie. La loi Atinia les fit asseoir au rang des sénateurs. En même temps. les plébéiens de la campagne, qui n'étaient pas encore inscrits dans les curies de la ville, y furent reçus et devinrent quirites. Le nom de peuple (populus), qui, jusque-là, ne s'était appliqué qu'a la population quiritaire de Rome, s'étendit à ions les citoyens qui votaient au Champ-de-Mars. C'est seulement aux temps qui ont suivi la première guerre punique et la réforme de 240 avant Jésus-Christ, que convient cette définition du mot populus, donnée par quelques auteurs : la réunion des patriciens et de la plèbe. Désormais, dans la formule consacrée des prières publiques : Pro populo romano quiritibusque, les premiers mots désignaient les cinq classes de l'assemblée centuriate, et le dernier, les quirites ou cœrites des sous-classes. Le populus du Champ-de-Mars tenait désormais dans la cité la place qu'avait remplie autrefois le populus noble des patriciens.

Si le peuple de la ville et celui de la campagne se pénétrèrent en quelque sorte l'un l'autre, entre 240 et 220 avant Jésus-Christ : si cette fusion donna pour la première fois à l'État romain la force de l'unité nationale, et rendit a jamais impossible toute sécession de la plèbe[4], il faut l'avouer aussi, du jour où le duel de la Rome intérieure et de la Bonne extérieure Cessa la croissance du peuple romain fut arrêtée. Depuis 241 avant Jésus-Christ, le nombre des tribus fut définitivement fixé à trente-cinq. Les tribuns de la plèbe, n'avant plus de droits à conquérir, ne sentirent plus le besoin d'appeler d'autres peuples italiens à les seconder dans la lutte, ni de créer des tribus nouvelles. Les chefs de l'ancienne plèbe s'identifièrent à la noblesse urbaine, qui les comptait désarmais parmi les siens. Les anoblis de Tusculum et de Prœneste furent aussi orgueilleux que li !s patriciens descendus des sénateurs de la ville du Septimontium. Les plébéiens des tribus rustiques, jaloux des privilèges du nom romain, interdisaient dédaigneusement aux alliés latins d'y aspirer. Pour ouvrir à d'antres italiens les portes de cette cité des trente-cinq tribus que la paix intérieure immobilisait dans sa grandeur acquise, il fallut la violence des Gracques, les terribles convulsions de la guerre sociale ; et la toute-puissance de César. Ne valait-elle pas mieux, cette guerre en règle, que le viens tribunat avait, au nom des lois sacrées, circonscrite dans le champ clos du Forum, antagonisme fécond qui pendant deux siècles et demi (493-240 avant Jésus-Christ) avait mis Rome dans la nécessité de vaincre et de grandir toujours, en envoyant les plébéiens combattre pour elle et en transformant les vaincus en plébéiens ?

Par malheur, sitôt que la plèbe rustique cessa de s'augmenter, elle diminua. La principale raison du succès politique des plébéiens avait été leur nombre toujours croissant. Si le peuple de la ville et le peuple de la campagne furent à peu près égaux en nombre et eu influence pendant le premier siècle de la République, au temps d'Annibal les proportions avaient changé : car, de 218 à 213 avant Jésus-Christ, on leva chaque année six légions, dont deux urbaines seulement. Sur les deux cent soixante-dix mille citoyens que Rome comptait en 218 avant Jésus-Christ, les deux tiers, cent quatre-vingt mille environ devaient donc appartenir aux trente et une tribus rustiques. Mais les hommes des classes moyennes qui les remplissaient furent bientôt décimés par les grandes guerres. Leur disparition graduelle nous est attestée par bien des signes dans le siècle qui va de la bataille de Cannes à la guerre de Jugurtha. Autrefois, les hommes de la cinquième classe n'étaient même pas reçus dans l'infanterie régulière ils servaient comme infanterie légère hors des rangs. Au contraire, au temps de Polybe, ceux des ærarii de la sixième classe qui ont dix mille drachmes de cens figurent comme les légionnaires les plus riches du rang des hastats. Au milieu des guerres du Samnium, il avait fallu appeler au service les ærarii de la sixième classe. Après les victoires d'Annibal, on arma jusqu'aux prolétaires. Enfin, Marius trouva la population militaire si épuisée qu'il enrôla même les capite censi, qui n'avaient pas quatre mille as de fortune.

Or, c'était un principe de la constitution romaine de n'enrôler régulièrement que les hommes inscrits dans les trente-cinq tribus. La République confiait une tablette pour voter sur le Forum à tous ceux à qui elle confiait une épée. Tous les soldats devenaient donc citoyens des tribus. Les quatre tribus urbaines se remplissaient de prolétaires et de capite censi. Le Forum était investi par des milliers de misérables, comme ceux qui pullulent toujours dans la corruption des grandes villes.

Les quatre tribus urbaines votaient toujours les premières dans l'assemblée plébéienne. Au contraire, celles des tribus rustiques, qui étaient inscrites les dernières sur la liste, votaient rarement. La majorité de 18 voix sur 35 était le plus souvent formée avant que leur tour de voter fût arrivé.

Pour venir au Forum, le plébéien de la campagne avait d'ailleurs une longue route à faire. Aux environs de Rome s'étendait un désert où s'élevaient les somptueuses villas des sénateurs romains, mais d'où la population agricole avait disparu. C'était le pays de Tusculum, de Bovillæ, de Gables, de Tibur. Du temps de Cicéron, ce territoire latin, autrefois si peuplé, avait à peine assez d'habitants pour se faire représenter aux féries latines du mont Albain. Pour retrouver la plèbe rustique, il fallait aller jusqu'aux bords du Liris supérieur, aux montagnes du pays des Volsques, aux municipes populeux de Sora, de Fregelles, d'Arpinurn, d'Atina. Mais le paysan romain ne pouvait pas faire trente lieues toutes les fois qu'il plaisait à un tribun de proposer une loi ; surtout depuis que la loi Fusia ou Fufia, de l'an 136 avant Jésus-Christ, avait déclaré que les jours de marché ne seraient plus jours de comices.

La plèbe rustique, bien affaiblie par les guerres, était encore maîtresse de l'assemblée centuriate. Mais elle dut, faute d'institutions représentatives, abandonner l'assemblée du Forum à la merci des hommes de la ville. Il suffisait que quatre ou cinq désœuvrés de chaque canton rural vinssent à Rome trafiquer de leurs suffrages, pour qu'un tribun se crût autorisé à dire que les trente-cinq tribus avaient voté. Mais ceux qui faisaient réellement les plébiscites, au temps de Milon et de Clodius, c'étaient les gens sans aveu des tribus urbaines, surtout de la Palatine et de la Suburane, les plus rapprochées du Forum. Distribués en bandes armées, ils assiégeaient la tribune ; ils campaient souvent sur le lien des délibérations et le transformaient en un champ de bataille ensanglanté par les luttes de tous les condottieri politiques.

Entre cette plèbe urbaine, redevenue la plus forte par le nombre, mais violente et corrompue, et la plèbe rustique, disséminée loin du centre du gouvernement, une noblesse avide, égoïste, inintelligente n'avait su créer aucun lien nouveau. Rome livrée à l'anarchie, les provinces, livrées au pillage, appelaient la fin de ce régime cruel et misérable. C'est alors que parut César. Héritier d'un des noms les plus anciens du patriciat de la ville, héritier de la pensée politique des Gracques et de Marins, qui avaient été les derniers défenseurs de la plèbe rustique, il semblait né pour concilier les deux éléments qui avaient lutté l'un contre l'autre pendant toute l'histoire de Rome. Il avait assez de gloire et de génie pour les fondre ensemble sous les lois d'une monarchie devenue nécessaire. Peut-être y eut-il réussi, pour le bonheur de Rome et du monde, s'il ne se fut livré, pendant toute sa dictature, au plaisir dangereux de tourner en dérision des institutions usées, mais respectables, qu'il valait mieux détruire en les remplaçant.

 

 

 



[1] Le sens du mot populus est : peuple d'une seule ville, par opposition à gens, pris dans le sens de nation. Tite-Live, IV, 49 : Simul Æquos triennio ante accepta clades prohibuit Bolanis suæ gentis populo prœsidium ferre.

[2] La libella, la plus petite monnaie d'argent, qui était la dixième partie du denier de 269 avant Jésus-Christ, valait un as d'une livre romaine de cuivre. La livre romaine était de 327 grammes. La libella pesait à peu près autant que l'argent contenu dans notre pièce de 20 centimes, un peu plus de 8 décigrammes.

[3] Le trésor payait la solde en sommes rondes et bénéficiait d'abord de cinq as d'une livre, pois de cinquante as de deux onces tous les ans.

[4] La dernière avait eu lieu en 286 avant Jésus Christ. C'est elle qui amena les lois Hortensiennes.