HISTOIRE DES CHEVALIERS ROMAINS

 

TOME I

INTRODUCTION.

 

 

CINQUIÈME ÉPOQUE. — LOIS DE PUBLILIUS PHILO, D'HORTENSIUS ET DE MÆNIUS, 397-285 ANS AVANT JÉSUS-CHRIST.

 

L'époque des lois de Publilius Philo, d'Hortensius et de Mænius fut celle du triomphe définitif de la plèbe rustique. On peut en trouver la cause dans les agrandissements du territoire romain qui, en achevant de déplacer la majorité, firent passer la prépondérance politique de la ville à la campagne. Si l'annexion des quatre tribus rustiques du territoire véien, en 386 avant Jésus-Christ, avait donné à la plèbe la force de se faire admettre en 366 au partage du consulat ; la campagne romaine s'accrut encore de huit tribus rustiques entre les années 355 et 299 avant Jésus-Christ. En cette dernière année, sur trente-trois tribus ;la campagne en comptait vingt-neuf. L'équilibre était donc rompit à son profit, et la défaite politique de l'aristocratie urbaine était inévitable. Chaque victoire de Rome sur ses ennemis, chaque conquête qu'elle faisait sur ses voisins était un coup porté aux privilèges des patriciens. Entre la ville enfermée dans l'enceinte de son vieux pomœrium, et le pays plébéien qui grandissait sans cesse autour d'elle, l'issue de la lutte n'était pas douteuse. Aussi voit-on en même temps le nombre des tribus s'accroître, et les plébéiens partager tous les honneurs depuis le consulat jusqu'à l'augurat, 366-300 avant Jésus-Christ.

Le partage des honneurs prépara à fusion des deux peuples de la ville et de la campagne, en faisant entrer les chefs de la plèbe dams les curies de la ville. La loi du tribun Ovinius, qui est de peu d'années postérieure au partage du consulat, détermina les droits des anciens magistrats à siéger au nombre des trois cents sénateurs. Tous ceux qui avaient géré les magistratures curules[1] devaient, à moins d'indignité personnelle, être inscrits par les censeurs sur la liste du Sénat. C'étaient les anciens censeurs, consuls, préteurs et édiles curules. Le plébéien que le suffrage populaire classait parmi ces ordres de magistrats, prenait rang au Sénat parmi les dix chefs d'une des trente curies. Il devenait chef de gens[2] et pouvait transmettre son image à sa postérité. Sitôt qu'un plébéien arrivait à la première des charges curules, à l'édilité, tous les liens de clientèle qui pouvaient l'attacher à une des grandes maisons de Rome se trouvaient rompus. De client il devenait patron.

Ainsi se forma la noblesse sénatoriale composée de patriciens et de plébéiens qui comptaient leurs litres par les images de leurs ancêtres, c'est-à-dire par le nombre des grandes magistratures que leur famille avait obtenues. Des plébéiens venus des municipes les plus rapprochés de Rome, de Tusculum par exemple, s'anoblirent en parvenant aux honneurs de la ville (honores urbis, honores populi romani) ; et des patriciens sans ambition ou sans vertu, comme Servius Sulpicius[3], laissèrent tomber clans l'oubli leur antique noblesse pour n'avoir pas su la rajeunir par une candidature heureuse. Ces patriciens se trouvèrent, à la fin, comptés parmi les simples chevaliers de famille équestre, c'est-à-dire parmi les citoyens de la première classe qui n'avaient non plus que leur père ni leur aïeul, pris place sur le fauteuil orné d'ivoire on siégeaient les magistrats.

La composition du Sénat patricio-plébéien[4] de la République, depuis la fin du IVe siècle avant Jésus-Christ, explique pourquoi au lieu d'être seulement divisé en trente curies, comme l'ancien Sénat, il présente aussi trois ordres distincts : 1° celui des consulaires (consulores) : 2° celui des anciens préteurs (prœtorii) ; 3° celui des anciens édiles curules (œdilicii). Les consulaires étaient consultés les premiers, les anciens préteurs parlaient ensuite, les anciens édiles n'étaient appelés qu'en troisième lieu à dire leur avis. Il y avait aussi de jeunes magistrats ; comme les questeurs et les tribuns des légions, qui, sans avoir le titre de sénateurs, étaient invités à fournir des renseignements sur les affaires financières ou militaires qu'ils avaient conduites. et à en dire leur avis. Leur présence dans l'assemblée fait comprendre celte formule par laquelle un consul donnait rendez-vous au Sénat en convoquant : les sénateurs et ceux à qui il est permis de dire leur avis dans le Sénat. Après les dix ans de service exigés de tout cavalier romain, et qui se faisaient ordinairement de vingt à trente ans, un homme de la première classe pouvait briguer la questure et exercer cette charge de trente à trente et un ans (œtate quæstoria). Un usage, que les lois annales consacrèrent plus tard, voulait qu'on laissât écouler deux ans (biennium) entre deux magistratures successives[5]. En attendant qu'il pût briguer l'édilité curule, l'ancien questeur avait le droit de dire son avis au Sénat, sans être encore sénateur en titre. Il pouvait devenir édile à trente-quatre ans et être inscrit sur la liste du Sénat de trente-quatre à trente-cinq ans (œtate senatoria).

Dans le cas où les magistratures curules n'envoyaient pas au Sénat assez de sénateurs pour remplir toutes les places vacantes, afin de maintenir le nombre de trois cents membres dans cette assemblée, on inscrivait sur la liste, même des citoyens qui n'avaient géré que des magistratures secondaires. C'est ce que fit, en 216 avant Jésus-Christ, après la bataille de Cannes, le dictateur Fabius Buteo. Ces sénateurs supplémentaires n'avaient pas le droit comme les autres d'orner d'argent le mors de leurs chevaux. N'étant pas sortis d'un des trois ordres de magistratures curules, ils n'avaient pas la parole dans le Sénat, mais ils prenaient part aux votes par division en se portant à droite ou a gauche. Comme, pour faire connaître leur avis, ils ne pouvaient se servir que de leurs pieds, et non de leur langue, on les appelait sénateurs pédaires (senatores pedarii). On les nommait plus exactement chevaliers pédaires (equites pedarii), parce qu'une des magistratures curules était l'échelon par où l'on s'élevait ordinairement du rang équestre au rang sénatorial, et qu'ils n'en avaient obtenu aucune.

Mais, pour que les élections du Champ-de-Mars pussent sans obstacle porter aux magistratures curules, et par suite faire entrer au Sénat les candidats de la plèbe extérieure, il fallait que le Sénat perdit le droit d'en proposer l'annulation aux curies. C'est le contrôle du Sénat et de l'assemblée urbaine du Comitium sur les votes du Champ-de-Mars qui disparut grâce aux lois de Publilius Philo et du tribun Mænius, 337-285 avant Jésus-Christ. Par la loi Publilia, les décisions législatives des centuries, par la loi Mœnia, les élections centuriates durent être approuvées d'avance par le Sénat, c'est-à-dire que les sénateurs, avant le vote des centuries, rédigeaient le sénatus-consulte par lequel ils proposaient aux curies de confirmer ce que les centuries auraient décidé. L'initiative du Sénat auprès des curies, et le droit. de contrôle de l'assemblée curiate furent ainsi rendus illusoires. Des deux sortes de comices nécessaires jusque-là pour valider chaque élection et chaque loi, une seule désormais fut sérieuse. Les comices du peuple de la ville étaient réduits à une vaine formalité, et les membres des curies ne se donnaient plus la peine de se réunir. Ils se faisaient représenter par les trente licteurs des trente curies, et c'est devant ce simulacre d'assemblée que l'élu du Champ-de-Mars venait, par respect pour un vieux souvenir, demander l'imperium et prendre les auspices.

La souveraineté passait donc de la curie et du Comitium au Champ-de-Mars, du peuple de l'intérieur de la ville au peuple du territoire entier réuni hors des murs. L'importance de cette révolution a frappé Cicéron et Salluste. D'après Cicéron, le privilège que le Sénat s'attacha le plus énergiquement à défendre, fut celui de faire ratifier ou improuver par l'assemblée curiate les décisions des centuries. Pour Salluste, une des plus grandes conquêtes de la plèbe, fut de s'être délivrée de cette tutelle politique des sénateurs et des patriciens des curies[6]. Désormais, l'opposition aux volontés du sénat et aux votes des six centuries prérogatives avait au Champ-de-Mars quelque chance de succès. Une loi du dictateur Hortensius, 286 avant Jésus-Christ, développa chez la plèbe la conscience qu'elle avait de sa force numérique, au moment même où Publilius et Manlius assuraient l'indépendance de son droit. Sur le Janicule, oit la plèbe rustique essaya une dernière fois de transporter son centre commercial pour échapper aux tribunaux romains et à l'usure patricienne, Hortensius lit voter plusieurs plébiscites, dont l'un déclarait fastes les jours de nundines. La plèbe, en revenant apporter tous les neuf jours ses denrées an marché du Forum, eut désormais le droit de traiter aux mêmes jours ses affaires commerciales et ses affaires politiques. Cet usage dura de 286 à 136 avant Jésus-Christ, c'est-à-dire depuis la loi Hortensia jusqu'à la loi Fufia.

Dans les assemblées de centuries et de tribus, tenues aux jours de marché, les plébéiens purent se compter. Dès qu'ils se furent aperçus qu'une révolution Favorable à leur droit était possible, elle devint inévitable. Car il se trouva que, par des motifs différents, tout le monde la désirait, même les patriciens, et que la constitution aristocratique de 509 avant Jésus-Christ ne convenait plus à personne.

 

 

 



[1] Curulis est le même mot que curialis. La magistrature curule est celle qui donne un siège à la curie. Aulu-Gelle entre toutes les étymologies qu'on donnait de ce mot a choisi la moins bonne curutis pour curulis, venant de currus char.

[2] Tite-Live, X, 8 : Vos solos (patricios) gentem habere.

[3] Cicéron, Pro Murœna, 7 et 8.

[4] Voir sous ce titre une belle étude du M. Mommsen, dans ses Recherches romaines (Rœmische forschungen). Nous n'avons pu admettre avec lui que les conscripti fussent des plébéiens reçus au Sénat, dès l'origine de la République, sans être sénateurs et sans avoir le droit de parler. M. Mommsen les identifie avec les pedarii. Mais, d'après les auteurs anciens, les conscripti furent sénateurs et patriciens, et ils reçurent ce titre des curies. Nous avons montré que les conscripti sont les mêmes que les Patres minorum gentium.

[5] La préture, où l'on pouvait arriver à trente-sept ans, était une magistrature de deux ans lorsqu'on était nommé propréteur à trente-huit. L'intervalle entre la fin de la propréture et le consulat, devait être double, c'est-à-dire de quatre ans. C'est pourquoi l'âge consulaire fut fixé à quarante-trois ans. Quelquefois l'intervalle de quatre ans était placé après la proquesture.

[6] Salluste. — Fragm. des Hist., liv. III, frag. 3 du discours de C. Licinius : Libera ab auctoribus patriciis suffragia majores vestri paravere.