SECONDE ÉPOQUE DES ROIS. — LES TARQUINS ET SERVIUS TULLIUS. Des chefs de cavaliers mercenaires, qui vinrent de
l'Etrurie se mettre au service des rois de Rome, méritèrent par leurs
exploits de leur succéder. Ce furent les deux Tarquins et Servius Tullius que
l'histoire Etrusque appelait Mastarna.
Les Tarquins semblent originaires de la vieille ville pélasgique ou grecque
de Cortone[1]. Là s'était
réfugiée et maintenue la race des Pélasges-Tyrrhènes lorsqu'ils durent céder
les plaines de l'Arno et de l'Ombrone aux conquérants Rhasènes, descendus des
montagnes de 1° Agrandissement de la cille ri organisation de la population urbaine.Sous les règnes des Tarquins et de Servius, la ville du Septimontium fut agrandie. Les marais du
Vélabre et de la vallée Murtia furent desséchés, et leurs eaux conduites au
Tibre par le grand égout (cloaca maxima). Le cirque fut tracé
entre le Palatin et l'Aventin, et chacune des trente curies y eut sa place
marquée, où les sénateurs et les chevaliers de cette curie établirent leurs tribunes.
Au nord du Septimontium et du faubourg
de Subure, Servius Tullius annexa à la ville le Quirinal et le Viminal qui
formèrent la tribu Colline. Pour défendre Rome du côté de En même temps la population quiritaire, c'est-à-dire celle
des trente curies de la ville, avait doublé ainsi que le nombre des gentes. C'est pourquoi Tarquin doubla le nombre
des sénateurs et le porta, selon Cicéron, de cent cinquante à trois cents. Le
Sénat ne dépassa jamais ce dernier chiffre jusqu'au dernier siècle de Les anciens sénateurs étaient les pères des premières gentes (majorum gentium), il y eut désormais dix sénateurs par curie. Chaque curie nommant aussi un certain nombre de jeunes chevaliers, les trois centuries des Rhamnes, des Tities et des Luceres furent doublées comme le Sénat, et chaque centurie, au lieu de deux cents chevaliers, en contint désormais quatre cents. Les chevaliers de nouvelle création (posteriores) étaient les fils des familles dont les chefs principaux étaient les sénateurs des secondes gentes (minorum gentium), et les chevaliers d'ancienne création (princes) correspondaient aux sénateurs des premières maisons (majorum gentium). Ce doublement des ordres supérieurs de l'État provenait du doublement de la cité tout entière. Car nous voyons sous Servius les trois tribus anciennes des Rhamnes, des Tities et des Luceres, se décomposer en six demi-tribus dont trois distinguées par l'épithète de priores, trois par celle de posteriores. Ces six parties du peuple romain sont désormais représentées au foyer public par six vestales. Un dédoublement analogue se produit dans le corps des chevaliers qui portaient les noms des tribus, et, au lieu de trois centuries de quatre cents chevaliers, on y compte depuis Servius, six centuries de deux cents hommes chacune. Servius fit encore un autre changement dans l'organisation
de la population urbaine. Les affranchis convertis en clients héréditaires
des grandes maisons furent admis pour la première fois à voter dans la curie
de leur patron, à côté des pères de famille d'origine libre (ingenui).
Ce changement n'était pas fait pour diminuer l'influence des grandes maisons
dans l'assemblée curiate. Mais il est juste de dire que Servius, pour ne pas
rendre illusoires les droits politiques de la plèbe urbaine, paya les dettes
des clients. Il habita lui-même le quartier de l'Esquilin qu'il avait agrandi
et peuplé d'affranchis. Mais les clients ne tardèrent pas à retomber dans la
dépendance des riches qui étaient à la fois leurs patrons et leurs
créanciers, et les hommes de famille libre, dont l'orgueil aristocratique
avait fait une sorte de gentry toute prête à se confondre avec le patriciat,
rougirent de se trouver rapprochés des citoyens qui descendaient des esclaves
de leurs pères. De là cette distinction dédaigneuse qui est marquée dans les
formules anciennes : Le peuple romain et les Quirites (Populus romanos, Quiritesque), ce qui signifie les
Romains de bonne maison, le peuple proprement dit, et les petites gens des
curies. Mais comme les curies contenaient légalement les uns et les autres,
quand on voulait éviter la distinction, on disait : Populus romanus Quiritium, le peuple romain des
Quirites, ou, omises Quirites, tous les hommes des curies. Plus tard nous
trouvons les pauvres Quirites des clientèles, désignés sous le nom de Curites ou Cœcites[3]. Ce furent les
citoyens de la sixième classe de l'assemblée centuriate. Mis hors des
centuries sous Servius Tullius partagea la ville en quatre quartiers ou tribus locales appelées : Palatine, Suburane, Esquiline et Colline. Chaque tribu était subdivisée en six ou sept districts religieux, et au centre de chacun était une des chapelles des Argées. Le nom de ces héros protecteurs des carrefours avait fait imaginer par les Grecs la légende d'Hercule, le héros Argien, enterrant plusieurs de ses compagnons sur les collines romaines au retour de son voyage d'Espagne. Varron compte en tout vingt-sept de ces sanctuaires ; il donne l'énumération, et indique l'emplacement de la plupart d'entre eux. Chaque district religieux de la ville s'appelait vicus. Le magister vici était chargé d'entretenir les édifices et le culte du carrefour (compitum) qui en était le centre. La fête mobile des compitalia qui était ordinairement placée en hiver après les saturnales, réunissait autour des chapelles des héros la population des trente curies de la ville, et Servius, l'ami des affranchis, avait même voulu que les autels des dieux protecteurs fussent desservis par des esclaves. Les quatre tribus entre lesquelles étaient répartis les vingt-sept vici ou districts religieux de Rome, avaient des chefs purement civils, appelés plus tard curatores tribuum. Ils étaient chargés de lever dans chaque quartier les soldats et les tributs, et ce fut un principe de la constitution romaine, que l'inscription du citoyen dans une tribu, l'obligation de payer l'impôt et celle de faire le service militaire fussent les trois marques principales du droit de cité. La ville de Rouie et la population quiritaire, ayant été doublées par Tarquin et Servius, la levée de tous les jeunes gens de la ville (juniores) fournissait quatre légions de cinq mille hommes au lieu de deux qu'elle fournissait au temps de Tullus et d'Ancus. En 479 avant Jésus-Christ, un demi-siècle après Servius Tullius, Denys[4] nous dit que la ville seule pouvait encore armer quatre légions, qu'il distingue, et des quatre légions levées dans la campagne romaine, et des .contingents latins et berniques. C'est aux quatre légions urbaines qu'étaient attachés les douze cents chevaliers Rhamnes, Tities et Luceres, choisis dans les familles riches des trente curies de la ville. 2° Organisation du territoire et de la population rurale.L'organisation du territoire et de la population rurale,
qui dépendaient de Rome sous Servius, était tout à fait distincte de celle de
la ville, quoiqu'elle y correspondit par des divisions symétriques. S'il y
avait dans la ville vingt-sept districts religieux ou vici, il y avait dans la campagne vingt-six
districts religieux appelés pagi. Au centre de chaque pagus, comme au centre de chaque vicus, il y avait un autel d'un héros
protecteur que l'on fêtait le jour des paganales (Pagenalia). Le centre du pagus était en même temps une petite forteresse
qui offrait, à côté de la chapelle du Dieu, un lieu de refuge aux paysans
attaqués, une enceinte où ils venaient passer la nuit en temps de guerre. Une
tradition fausse porte à vingt-six le nombre des tribus rustiques sous le
règne de Servius. Mais Tite-Live, Aurelius Victor, Caton ne connaissent à
cette époque que les quatre tribus urbaines, et le compte des trente tribus
romaines de Servius est présenté comme faux dans à passage de Denys
d'Halicarnasse[5]
qu'on cite pour l'établir. C'est Denys qui nous apprend que Fabius Pictor,
historien romain qui écrivait en grec, avait désigné du même nom de φυλαί les vingt-six pagi de la campagne et les quatre tribus de la
ville, et formé ainsi le total de trente tribus. Fabius avait commis la faute
d'arithmétique qui consiste à ajouter ensemble des choses de nature
différente. Le pagus de la campagne avait pour analogues dans la ville, le vicus et le compitum,
centre du vicus, et non pas la tribu.
De menu que la tribu urbaine contenait six ou sept vici, il fallut aux premières années de 3° Constitution commune aux deux populations urbaine et rurale au temps de Servius.La constitution des centuries n'eut pas sous Servius
Tullius l'importance qu'on lui suppose. Lorsqu'aux premières années de En réalité, la première loi portée devant rassemblée centuriate fut, comme Cicéron nous l'apprend, la loi de Valerius Publicola sur l'appel au peuple, votée en 494 avant Jésus-Christ, et les centuries n'eurent à élire aucun magistrat avant les premiers consuls. Quel aurait été sous les rois le rôle politique d'une assemblée qui n'eût fait ni lois ni élections ? Ceux qui prêtent aux centuries de Servius un caractère politique, sont réduits à supposer que la tyrannie de Tarquin-le-Superbe suspendit le jeu de cette belle constitution. Mais il se trouve qu'elle n'a pas plus fonctionné sous Servius lui-même, qu'au temps de son successeur. Ne serait-il pas étrange qu'un roi, qui se serait donné la peine de l'imaginer, n'eût pas eu au moins la curiosité d'en faire l'essai ? Les curies étaient si bien la seule assemblée du peuple au temps des rois, qu'aussitôt après l'expulsion de Tarquin-le-Superbe, Brutus ne songea nullement aux centuries. Sa première pensée fut de convoquer l'assemblée curiate pour lui faire légaliser, par un vote, la révolution qui venait de s'accomplir. La constitution de l'assemblée centuriate, attribuée à Servius, est donc un testament politique apocryphe, antidaté, et rédigé de la main de ces chefs de l'aristocratie qui, en 509, s'instituèrent eux-mêmes héritiers de la puissance des rois. On doit aussi bien préciser dans quel sens on peut dire que les centuries de Servius furent une organisation militaire. On a confondu souvent les centuries qu'on passait en revue au Champ-de-Mars, cette armée civile (urbanus exercitus) qui ne présentait que des cadres de recrutement, avec les centuries militaires organisées pour le combat. Qu'on réfléchisse à ce qu'eût été une armée rangée comme l'étaient les centuries du Champ-de-Mars. Dans chaque rang on eût trouvé des légionnaires grands et petits, jeunes et vieux, faibles et forts, mêlés ensemble uniquement parce qu'ils avaient même fortune. Mais est-il possible, pour composer un corps destiné à agir sur un champ de bataille, de ne pas considérer bien plutôt les aptitudes militaires que la fortune des soldats ? de faire combattre côte à côte le jeune homme de dix-huit ans, qui est propre à engager la bataille par une légère escarmouche, et le robuste vétéran qui en décidera le succès en soutenant le dernier choc ? Si l'on relit la description de la légion, telle que Tite-Live la donne pour l'époque de la première guerre latine, 337 avant Jésus-Christ, ou celle que nous fait Polybe de la légion de son temps, on verra que les Romains tenaient compte, pour la composition des corps aussi bien de rage, de la force et de l'expérience militaire des soldats, que de leur cens. D'ailleurs, la légion que suppose Denys d'Halicarnasse, formée de quatre rangs d'hoplites, dont chacun eût renfermé des citoyens d'une des quatre premières classes, eût été composée de corps aussi inégaux entre eux, que l'auraient été les soldats d'une même centurie. Car les centuries civiles de la première classe contenaient moins de citoyens que celles des classes moyennes ou pauvres. Une telle armée eût donc tout à fait manqué de la consistance propre aux corps homogènes, et de fait on ne la voit figurer dans aucune guerre[6] pas plus que la phalange romaine à huit rangs de M. Mommsen. De ces deux armées imaginaires, on ne peut pas plus citer un combat qu'on ne citera un vote de la prétendue assemblée centuriate du temps des rois. Du reste, il n'était pas nécessaire que les légionnaires du même rang eussent exactement la même armure. Au temps de Polybe, nous voyons encore dans le même rang des hastats, des légionnaires qui avaient pour arme défensive une plaque de cuivre sur la poitrine, et d'autres qui avaient une cotte de mailles complète. Qu'était-ce donc que le cens de Servius ? et que
signifiait sous son règne la réunion des centuries civiles au Champ-de-Mars ?
Elle avait pour but une simple opération de statistique destinée à
reconnaître le nombre et la richesse des défenseurs de Rome. Les tributs
étaient répartis proportionnellement à la fortune estimée de chacun, et l'on
savait au besoin quelle armure on pouvait exiger d'un légionnaire plus ou
moins riche. Ainsi, la première classe avait un cens équivalent à cent mille
as d'une livre, c'est-à-dire à trente-deux mille sept cents kilogrammes de
cuivre. Ce cens eut pendant tout le premier siècle de La seconde classe avait un cens de 75.000 as. La troisième classe avait un cens de 50.000 as. La quatrième classe avait un cens de 25.000 as. Les citoyens de ces quatre premières classes étaient distingués des autres par le nom de celui, parce que 25.000 as d'une livre formaient l'unité de fortune[7] appelée census. Le cens de chacune des classes supérieures était un multiple de 25.000 as. La cinquième classe, où étaient inscrits ceux qui n'avaient qu'une demi-fortune (12.500 as), se composait des accensi, c'est-à-dire des citoyens adjoints aux censi. Ils ne servaient pas dans les rangs de l'infanterie pesamment armée ; ils formaient hors des Fanes nue sorte d'infanterie légère, et dans la légion de 337 avant Jésus-Christ, nous trouvons les accensi placés après les rorarii, jeunes gens d'infanterie légère comme eux qui, après avoir engagé la bataille, rentraient dans les rangs pour s'abriter derrière les vétérans de la troisième ligne. La sixième classe ne servait pas dans l'armée. Des quatre-vingt mille citoyens compris sur les listes du cens de Servius, quarante mille appartenaient à la plèbe, au peuple de la zone agricole située en dehors de la ville et de ses dépendances immédiates[8]. Ces plébéiens ne faisaient partie ni des tribus ni des curies urbaines. Ils habitaient les vingt-six pagi de la campagne, et jouissaient du droit de cité, mais sans suffrage, sans droits politiques. Seulement ils venaient dans la plaine du Champ-de-Mars, en dehors de la ville de Servius, se faire inscrire au nombre des défenseurs de Rome, à côté des citoyens du peuple quiritaire. Exposés les premiers à toute invasion dirigée contre cette ville, qui était le débouché de leur commerce, ils aidaient les Romains de leurs contributions, et leurs quatre légions rurales étaient les premières à entrer en campagne. Les quatre légions urbaines, et les chevaliers des six centuries des Rhamnes, des Tities et des Luceres formaient une réserve qui, au besoin, doublait la force défensive de l'État romain. |
[1] Virgile (Énéide, 8, vers 506 et 603) nous montre Tarcho, chef des Tyrrhènes, venant chasser Mézence de Cære. Silius Italicus (VIII, vers 474) avait recueilli la même légende et fait venir Tarchon de Cortone. Cortona Superbi Tarchontis domus. Virgile donne pour compagnon à Tarchon Acton qu'il appelle un Grec. (Énéide, X, vers 719). Venerat antiquis Corythi de finibus Acron Graius homo. Dans plusieurs passages de l'Énéide (III, vers 166-171, VII, vers 207 et VIII, vers 130) le poète parle de Cortone ou de Corythe comme de la patrie de Dardanus, fondateur pélasgique de Troie, dont Enée ramène en Italie la postérité, et cette même ville de Cortone nous est représentée par Hérodote (I, 57) et par Denys d'Halicarnasse (I, 26-29) comme une des villes qui conservèrent le plus longtemps la population et la langue des Pélasges. L'histoire Etrusque faisait de Mastarna ou Servius Tullius un des compagnons du mercenaire Cœtes Vibenna. Or, on a retrouvé à Pérouse des tombes portant le nom de Fipin dans lequel Ott. Müller reconnaissait le nom de Vibennus, nom latin d'une famille de Volsinies. A Chiusi on a retrouvé le nom de Vipona. Tarquin l'Ancien et Servius Tullius nous sont présentés avant leur règne comme deux chefs de cavalerie. Qu'on suive sur une carte le chemin qui descend de Cortone ou Corythe par Pérouse ou par Chiusi à Vulsinies, et de là à Tarquinies et à Cære, et l'on verra le chemin par où les mercenaires pélasges de l'Etrurie arriveront à Rome.
[2]
Le grammairien Sergius place sous Servius Tullius l'admission des Patres minorum gentium dans le Sénat. Tacite la
retarde jusqu'au consulat de Brutus et de Valerius Publicola. Festus et
Plutarque appellent conscripti les sénateurs
nommés par ces consuls. Tite-Live répète le même fait sous les deux formes et
aux deux époques. C'est un des nombreux exemples du déplacement arbitraire des
faits de l'histoire de
[3] Cærites est le même mot que Curites et Quirites comme mœrus le même que murus et Clœlius le même que Clodius. Cœrites ne vient pas plus du nom de la ville Etrusque de Cære que Curites ne vient de celui de la ville Sabine de Cures. Nous démontrerons la fausseté de ces étymologies.
[4] Denys, IX, 5 et 13.
[5] Nous avons rétabli et complété ce passage d'après les manuscrits cités dans les plus anciennes éditions de Denys d'Halicarnasse. Voir à la fin du volume la note 6, au livre premier.
[6] Tite-Live, II, 21 à l'an 493 avant Jésus-Christ, cite un centurion de primipile, et II, 41 à l'an 478 avant Jésus-Christ il parle des triaires. Les triaires supposent les princes et les hastats.
[7] Mommsen (Histoire Romaine, t. I, p. 129 et 251-252 de la traduction de M. Alexandre) cherche, à l'imitation de M. Bœckh, l'unité de fortune à nome dans une certaine étendue déterminée de terrain. Mais une même étendue de terre n'a pas partout même valeur, et dans un même endroit cette valeur varie selon la fertilité du sol et le mode de culture qu'on y applique. D'ailleurs, on ne voit pas pourquoi Rome qui avait, selon M. Mommsen (Ibid., p. 191), grandi comme ville de commerce, et qui, selon Polybe, passait des traités de commerce avec Carthage dès le temps des premiers consuls, n'aurait connu que la propriété foncière.
[8] Les dépendances immédiates de la ville allaient jusqu'à un mille de ses murs.