LOUIS XVII, SA VIE, SON AGONIE, SA MORT

TOME PREMIER

DOCUMENTS ET PIÈCES JUSTIFICATIVES

 

IV. — LETTRE DE MADEMOISELLE PAULINE DE TOURZEL

 

 

Écrite de Vincennes, après sa sortie de la prison de la Force, lors des massacres des 2 et 3 septembre 1792, à madame de Sainte-Aldegonde, sa sœur, alors en pays étranger :

 

Je n'ai eu hier que le temps de vous dire, ma chère Joséphine, que ma mère et moi étions hors de péril ; mais je veux vous raconter aujourd'hui comment nous avons échappé aux plus affreux dangers. Une mort certaine m'en paraissait le moindre, tant la crainte des horribles circonstances dont elle pouvait être accompagnée ajoutait à mes frayeurs.

Je reprendrai l'histoire d'un peu loin, c'est-à-dire du moment où la prison a mis fin à notre correspondance.

Vous savez que le 10 août ma mère, avec M. le Dauphin, accompagna le Roi à l'Assemblée nationale. Moi, restée aux Tuileries dans l'appartement du Roi, je m'attachai à la bonne princesse de Tarente, aux soins de qui ma mère m'avait recommandée : nous nous promîmes, quels que fussent les événements, de ne jamais nous séparer.

Le château était investi de toutes parts. On s'occupa des moyens de salut : la fuite était impossible. Plusieurs personnes pensaient à se retirer dans les combles : madame de Tarente et moi nous pensâmes qu'il fallait plutôt nous rapprocher des portes de sortie, afin de nous échapper s'il se présentait quelque possibilité. La fusillade qui commença nous décida. Pour nous mettre un peu à l'abri, pour n'être point du côté d'où l'on tirait, nous descendîmes dans l'appartement de la Reine, au rez-de-chaussée, par cet escalier noir qui servait de communication entre son appartement et celui de M. le Dauphin.

Dans l'obscurité de ce passage, la lumière et le bruit d'un coup de canon vinrent nous glacer d'effroi : toutes les dames qui étaient dans l'appartement du Roi nous suivirent alors, et nous nous trouvâmes réunies.

Le bruit de la fusillade, le bruit du canon, les fenêtres, les vitres qui se-brisaient, le sifflement des balles, tout cela faisait un vacarme effroyable. Nous fermâmes les volets pour courir un peu moins de danger, et nous allumâmes à la lampe du passage une bougie pour n'être point tout à fait dans l'obscurité.

Cette position me fit venir une idée qui fut sur-le-champ adoptée : Allumons, dis-je, toutes les bougies du lustre, des candélabres, des flambeaux ; si les brigands doivent forcer notre porte, l'étonnement que leur causera tant de lumières pourra nous sauver du premier coup et nous donner le temps de parler.

Chacune de nous se mit alors en œuvre.

Et à peine nos arrangements étaient-ils faits, que nous entendîmes, dans les chambres qui précédaient celle où nous étions, des cris affreux et un cliquetis d'armes qui ne nous annonça que trop que le château était forcé et qu'il fallait nous armer de courage.

Ce fut l'affaire d'un moment. Les portes furent enfoncées, et des hommes, le sabre à la main, se précipitèrent dans le salon. Ils s'arrêtèrent à l'instant... Une douzaine de femmes dans cette chambre... et ces lumières répétées dans les glaces faisaient, avec la clarté du jour qu'ils quittaient, un tel contraste, que les brigands restèrent stupéfaits.

Nous étions réunies avec plusieurs dames de la Reine, de Madame Elisabeth et de madame de Lamballe. Plusieurs de ces dames se trouvèrent mal. Madame de Genestou se jeta à genoux, elle avait tellement perdu la tète, qu'elle balbutiait des mots de pardon.  Nous allâmes à elle, lui imposâmes silence, et, pendant que je la rassurais, cette bonne madame de Tarente priait un Marseillais d'avoir pitié de la faiblesse de la tête de cette dame et de la prendre sous sa protection. Cet homme, après un moment d'hésitation, y consentit et la tira aussitôt hors de la chambre ; puis tout à coup, revenant à celle qui lui avait parlé en faveur d'une autre, frappé apparemment d'une telle générosité dans cette circonstance, il dit à madame de Tarente : Je sauverai cette dame, je vous sauverai aussi et votre compagne. Effectivement il remit madame de Genestou entre les mains d'un de ses camarades, puis, prenant madame de Tarente sous un bras et moi sous l'autre, il nous entraîna hors de l'appartement.

En sortant du salon, il nous fallut passer sur le corps d'un valet de pied de la Reine et d'un de ses valets de chambre, qui, fidèles à leur poste, n'ayant pas voulu abandonner l'appartement de leur maîtresse, avaient été victimes de leur attachement. La vue de ces deux hommes morts nous serra le cœur. Madame de Tarente et moi nous nous regardâmes. nous pensions que peut-être dans un instant nous aurions le même sort. Enfin, après beaucoup de peine, cet homme parvint à nous faire sortir du château par une petite porte des souterrains.

Nous nous trouvâmes sur la terrasse près la grille du pont Royal. Là notre protecteur nous quitta, ayant, disait-il, rempli son engagement de nous conduire sûrement hors des Tuileries. Je pris alors le bras de madame de Tarente, qui, croyant se soustraire aux regards de la multitude, voulut, pour retourner chez elle, descendre sur le bord de la rivière. Nous marchions doucement et sans proférer une parole, lorsque nous entendîmes des cris affreux derrière nous : en nous retournant, nous aperçûmes une foule de brigands qui couraient sur nous le sabre à la main ; à l'instant il en parut autant devant nous, et sur le quai, par-dessus le parapet, d'autres nous tenaient en joue, criant que nous étions des échappées des Tuileries.

Pour la première fois j'éprouvai une peur réelle. Je crus bien que nous allions être massacrées. Madame de Tarente parla... elle eut bien de la peine à contenir la multitude... Enfin nous obtînmes qu'une escorte nous conduirait au district.

Il nous fallut traverser toute la place Louis XV au milieu des morts. Beaucoup de Suisses y avaient été massacrés et beaucoup d'autres personnes. Nous étions suivies d'un peuple immense qui nous accablait de toutes les injures imaginables. Nous fûmes menées au district, rue Neuve-des-Capucines : là nous nous fîmes connaître. La personne à qui l'on nous remit était un honnête homme ; il jugea notre position : elle lui inspira de l'intérêt ; il donna reçu de nos personnes, et, très-haut, annonça que nous serions conduites en prison : il congédia ainsi ceux qui nous avaient amenées.

Seul avec nous, il nous assura de tout son intérêt, nous promettant que, à la chute du jour, il nous ferait ramener chez nous. Sur les huit heures et demie du soir, il nous donna deux personnes sûres pour nous conduire, et nous fit sortir par une porte de derrière, afin d'éviter les espions qui surveillaient sa maison.

Nous arrivâmes chez la duchesse de la Vallière, grand'mère de madame de Tarente et chez laquelle elle logeait. Après cette cruelle journée, vous pouvez vous figurer dans quel état nous étions, notre fatigue, notre accablement : à peine avions-nous la faculté de penser. Je demandai à cette bonne princesse de Tarente de ne la point quitter de toute la nuit : je me couchai sur un canapé dans sa chambre, et je ne dormis guère, comme vous pouvez le penser.

Le 11 août, à cinq heures du matin, madame de Tarente et moi nous rappelions mutuellement les terribles scènes de la veille, quand nous entendîmes frapper à la porte de notre chambre : c'était mon frère. Il avait passé la nuit aux Feuillants près du Roi, et venait nous en donner des nouvelles.

Il nous apprit que la Reine avait demandé à ma mère que je vinsse la rejoindre, que le Roi en avait obtenu la permission de l'Assemblée, et que dans une heure il viendrait me chercher pour me conduire aux Feuillants.

Cette nouvelle me fit un sensible plaisir : c'était un vrai bonheur pour moi de retrouver ma mère et de rejoindre la famille royale. Madame de Tarente questionna beaucoup mon frère sur ce qui était arrivé au Roi depuis son entrée à l'Assemblée. Enfin je quittai mon excellente compagne ; nous nous fîmes de tendres adieux ; nous ne nous doutions pas cependant que ce fût pour si longtemps, et que je fusse destinée à des épreuves plus cruelles que celles auxquelles nous venions d'échapper ensemble.

A huit heures du matin j'arrivai aux Feuillants. Je ne puis assez vous dire la bonté du Roi et de la Reine quand ils me virent ; ils me firent bien des questions sur les personnes dont je pouvais leur donner des nouvelles. Madame et M. le Dauphin me reçurent avec des témoignages touchants d'amitié ; ils m'embrassèrent, et Madame me dit : Ma chère Pauline, ne nous séparons plus. Quand la Reine entendit la décision de l'Assemblée, qui ordonnait qu'elle et sa famille seraient conduites au Temple, cette malheureuse princesse se tourna vers ma mère, porta la main sur ses yeux et dit : J'avais toujours demandé au comte d'Artois de faire abattre cette vilaine tour qu'il y a là ; elle m'a toujours fait horreur je suis sûre que c'est là que nous serons enfermés !

Une demi-heure avant le départ pour le Temple, Madame Élisabeth m'appela, m'emmena dans un cabinet. Ma chère Pauline, me dit-elle, nous connaissons votre discrétion, votre attachement pour nous ; j'ai une lettre de la plus grande importance dont je voudrais me débarrasser avant de partir d'ici : comment la faire disparaître ? Il n'y avait ni feu ni lumière. Nous déchirâmes cette lettre de huit pages, nous essayâmes d'en broyer quelques morceaux dans nos doigts et sous nos pieds ; mais ce travail était long, elle craignait que son absence ne donnât des soupçons. J'en mis des morceaux dans ma bouche et je les avalai. Cette bonne Madame Elisabeth voulut en faire autant, mais son cœur se souleva. Je m'emparai de ce qui en restait, et je l'avalai encore, et bientôt il n'en resta plus vestige.

Nous rentrâmes, et l'heure du départ pour le Temple étant arrivée, la famille royale monta dans une voiture à dix places, composée de la manière suivante : le Roi, la Reine et M. le Dauphin dans le fond ; Madame Elisabeth, Madame et Manuel, procureur de la Commune, sur le devant ; madame la princesse de Lamballe et ma mère sur une banquette de portière, et moi avec un nommé Collonge, membre de la Commune, sur la banquette en face.

La voiture marchait au pas. On traversa la place Vendôme ; là la voiture s'arrêta, et Manuel, faisant remarquer la statue de Louis XIV qui venait d'être renversée, dit au Roi : Voyez comme le peuple traite les rois... à quoi le Roi, rouge d'indignation, mais se modérant à l'instant, répondit avec calme : Il est heureux, mon1 sieur, que sa rage ne se porte que sur des objets inanimés.

Le plus profond silence suivit cet échange de paroles et dura tout le reste du chemin. On prit les boulevards ; le jour commençait à tomber lorsqu'on arriva au Temple.

La cour, la maison, le jardin, étaient illuminés et avaient un air de fête qui contrastait horriblement avec la position où se trouvait la famille royale. Le Roi, la Reine entrèrent dans un fort beau salon, où nous les suivîmes ; on y resta plus d'une heure sans pouvoir obtenir de réponse aux questions que l'on faisait pour savoir où étaient les appartements. M. le Dauphin tombait de sommeil et demandait à se coucher. On servit un grand souper, auquel on toucha peu ; ma mère pressant vivement pour savoir où était la chambre destinée à M. le Dauphin, on annonça enfin que l'on allait l'y conduire.

On alluma des torches, on nous fit traverser la cour, puis un souterrain ; enfin on arriva à cette tour que la Reine craignait tant ; nous y entrâmes par une petite porte qui ressemblait fort à un guichet de prison.

La Reine et Madame furent établies au premier, dans la même chambre ; cette chambre était séparée de celle destinée à M. le Dauphin et à ma mère par une petite antichambre dans laquelle devait coucher madame la princesse de Lamballe. Le Roi fut logé au second, et Madame Elisabeth, pour laquelle il n'y avait plus de chambre, fut établie près de la chambre du Roi, dans une cuisine d'une saleté épouvantable. Cette bonne princesse dit à ma mère qu'elle se chargeait de moi ; elle fit mettre un lit de sangle près du sien, et nous passâmes ainsi la nuit sans dormir. Il nous eût été difficile de prendre quelque repos : la chambre qui précédait cette cuisine servait de corps de garde, et vous pouvez vous douter du bruit qu'on y faisait.

Le lendemain, à huit heures, nous descendîmes chez la Reine, qui déjà était levée, et dont la chambre devait servir de salon de réunion. Depuis, on y passa les journées entières et l'on ne montait au second que pour se coucher. L'on ne fut jamais seul dans cette chambre de la Reine, toujours un officier municipal était présent ; mais, à chaque heure, un nouveau municipal relevait celui qui avait fait son service.

Tous nos effets avaient été pillés dans notre appartement des Tuileries ; je ne possédais absolument que la rob e que j'avais sur le corps lors de ma sortie du château. Madame Elisabeth, à qui l'on venait d'envoyer quelques effets, me donna une de ses robes : elle ne pouvait aller à ma taille ; nous nous occupâmes de la découdre pour la refaire ; tous les jours la Reine, Madame, Madame Elisabeth, y travaillaient ; c'était notre occupation ; mais on ne nous laissa pas le temps d'achever notre ouvrage.

La nuit du 19 au 20 août, il était environ minuit, lorsque nous entendîmes frapper. A travers la porte de notre chambre, on nous signifia, de la part de la Commune de Paris, l'ordre qui venait d'être donné d'enlever du Temple la princesse de Lamballe, ma mère et moi.

Madame Élisabeth se leva sur-le-champ ; elle-même m'aida à m'habiller, m'embrassa et me conduisit chez la Reine. Nous trouvâmes tout le monde sur pied. Notre séparation d'avec la famille royale fut déchirante, et, quoique l'on nous assurât que nous reviendrions après avoir subi un interrogatoire, un sentiment secret nous disait que nous la quittions pour longtemps.

On nous fit traverser les souterrains aux flambeaux. A la porte du Temple, nous entrâmes dans un fiacre, et l'on nous conduisit à l'hôtel de ville : un officier de gendarmerie était avec nous dans la voiture.

Arrivées, on nous fit monter dans une grande salle, et l'on nous fit asseoir sur une banquette : pour nous empêcher de causer ensemble, on nous avait séparées en plaçant entre nous des officiers municipaux. Nous restâmes assises sur cette banquette plus de deux heures. Enfin, vers les trois heures du matin, on tint appeler la princesse de Lamballe pour l'interroger : ce fut l'affaire d'un quart d'heure, après lequel on appela ma mère ; je voulus la suivre, on s'y opposa en disant que j'aurais mon tour.

Ma mère, en arrivant dans la salle d'interrogatoire, qui était publique, demanda que je fusse ramenée auprès d'elle ; mais on le lui refusa très-durement, en lui disant que je ne courais aucun danger, étant sous la sauvegarde du peuple.

On vint enfin me chercher et l'on me conduisit à la salle d'interrogatoire ; là, montée sur une estrade, on était en présence d'une foule immense de peuple qui remplissait la salle ; il y avait aussi des tribunes remplies d'hommes et de femmes. Billaud-Varennes, debout, faisait les questions, et un secrétaire écrivait les réponses sur un grand registre.

On me demanda mon nom, mon âge, et on me questionna beaucoup sur la journée du 10 août, m'engageant à déclarer ce que j'avais vu, ce que j'avais entendu dire au Roi et à la famille royale.

Ils ne surent que ce que je voulus bien leur dire, car je n'avais nullement peur ; je me trouvais comme soutenue par une main invisible qui ne m'a jamais abandonnée et m'a fait toujours conserver ma tête et beaucoup de sang-froid.

Je demandai très-haut d'être réunie à ma mère et de ne la plus quitter ; plusieurs voix s'élevèrent pour dire : Oui... oui... d'autres murmurèrent.

On me fit descendre les marches du gradin sur lequel on était élevé, et, après avoir traversé plusieurs corridors, je me vis ramenée à ma mère, que je trouvai bien inquiète de moi ; elle était avec la princesse de Lamballe ; nous fûmes toutes les trois réunies.

Nous étions dans le cabinet de Tallien, et nous y restâmes jusqu'à midi.

On vint alors nous chercher pour nous conduire à la prison de la Force. On nous fit monter dans un fiacre ; il était entouré de gendarmes, suivi d'un peuple immense. C'était un dimanche ; il y avait un officier de gendarmerie avec nous dans la voiture.

Ce fut par le guichet donnant sur la rue des Balais, près la rue Saint-Antoine, que nous entrâmes dans cette triste prison.

On nous fit d'abord passer dans le logement du concierge pour inscrire nos noms sur le registre.

Je n'oublierai jamais que là un individu fort bien mis, s'approchant de moi, restée seule dans la chambre, me dit : Mademoiselle, votre position m'intéresse, je vous donne le conseil de quitter les airs de cour que vous avez, d'être plus familière et plus affable.

Indignée de l'impertinence de ce monsieur, je le regardai fixement, et je lui répondis que telle j'avais été, telle je serais toujours, que rien ne pouvait changer mon caractère, et que l'impression qu'il remarquait sur mon visage n'était autre chose que l'image de ce qui se passait dans mon cœur indigné des horreurs que nous voyions.

Il se tut, et se retira, l'air fort mécontent.

Ma mère, qui, pendant ce temps, était dans une pièce à côté pour y signer le registre des écrous, rentra dans la chambre, mais, hélas ! ce ne fut pas pour longtemps.

Madame de Lamballe, ma mère et moi nous fûmes séparées : on nous conduisit dans des cachots différents.

Je suppliai qu'on me réunît à ma mère, mais on fut inexorable. Ainsi je me trouvai seule dans cette infâme demeure. Peu de moments après, le guichetier entra pour m'apporter une cruche d'eau. Cet homme était un très-bon homme. Voyant mes pleurs et mon désespoir d'être séparée de ma mère, entendant mes supplications d'être réunie à elle, il fut réellement touché, et, dans un excellent mouvement dont je garde une vraie reconnaissance, voulant me distraire de ma peine, il me dit : Je vais vous laisser mon chien ; surtout ne me trahissez pas ! j'aurai l'air de l'avoir oublié par mégarde.

A six heures du soir il revint : il m'apportait à manger ; et m'invitant à prendre quelque chose : Mangez, mangez, me dit-il, cela vous donnera des forces. Je n'avais aucune disposition à manger... Ecoutez, me dit-il à demi-voix, je vais vous confier un secret qui vous fera plaisir. Votre mère est dans le cabinet au-dessus du vôtre ; ainsi vous n'êtes pas bien loin d'elle. D'ailleurs, ajouta-t-il, vous allez avoir dans une heure la visite de Manuel, procureur de la Commune, qui viendra pour s'assurer si tout est dans l'ordre : n'ayez pas l'air, je vous en prie, de savoir ce que je vous dis.

Effectivement, quelque temps après, j'entendis tirer les verrous du cachot voisin, puis ceux du mien ; je vis entrer trois hommes, dont un que je reconnus très-bien être Manuel, le même qui avait conduit le Roi au Temple.

Il trouva le cachot où j'étais très-humide et parla de m'en faire changer.

Je saisis cette occasion de lui dire que tout m'était égal, que la seule grâce que je sollicitais de lui particulièrement était d'être réunie à ma mère. Je le lui demandai avec une grande vivacité, et je vis que ma prière le touchait. Il réfléchit un moment et me dit : Demain je dois revenir ici, et nous verrons ; je ne vous oublierai pas... Le pauvre guichetier, en fermant ma porte, me dit à voix basse : Il est touché, je lui ai vu les larmes dans les yeux ; ayez courage : à demain !

Ce bon François, car c'était le nom de ce guichetier, me donna de l'espoir et me fit un bien que je ne puis exprimer. Je me mis à genoux ; je fis ma prière avec un calme et une tranquillité parfaite, je me jetai tout habillée sur l'horrible grabat qui servait de lit ; j'étais abîmée de douleur et de fatigue, je dormis jusqu'au jour.

Le lendemain, à sept heures du matin, ma porte s'ouvrit, et je vis entrer Manuel, qui me dit : J'ai obtenu de la Commune la permission de vous réunir à votre mère ; suivez-moi. Nous montâmes dans la chambre de ma mère ; je me jetai dans ses bras, croyant tous mes malheurs finis, puisque je me trouvais auprès d'elle. Elle remercia beaucoup Manuel ; elle lui demanda d'être réunies à la princesse de Lamballe, puisque nous avions été transférées avec elle. Il hésita un instant, puis il dit : Je le veux bien : je prends cela sur moi. Il nous conduisit alors dans la chambre de madame de Lamballe, et à huit heures du matin nous étions toutes les trois seules ; nous éprouvâmes un moment de bonheur de pouvoir partager ensemble nos infortunes.

Le lendemain matin, nous reçûmes un paquet venant du Temple : c'étaient nos effets que nous renvoyait la Reine ; elle-même, avec cette bonté qui ne se démentit jamais, avait pris soin de les rassembler. Dans le paquet se trouvait cette robe de Madame Elisabeth dont je vous ai parlé plus haut ; elle devient pour moi un gage d'un éternel souvenir, d'un éternel attachement, et je la, conserverai toute ma vie.

L'incommodité de notre logement, l'horreur de la prison, le chagrin d'être séparées du Roi et de sa famille, la sévérité avec laquelle cette séparation semblait nous annoncer que nous serions traitées, tout cela m'attristait fort, je l'avoue, et effrayait extrêmement cette malheureuse princesse de Lamballe. Quant à ma mère, elle montrait cet admirable courage que vous lui avez vu dans de tristes circonstances de sa vie ; ce courage qui, n'ôtant rien à sa sensibilité, laisse cependant à son âme toute la tranquillité nécessaire pour que son bon esprit puisse lui être d'usage. Elle travaillait, elle lisait, elle causait d'une manière aussi calme que si elle n'eût rien craint ; elle paraissait affligée, mais ne semblait pas même inquiète.

Nous étions depuis près de quinze jours dans ce triste séjour, lorsqu'une nuit, vers une heure du matin, étant toutes trois couchées et endormies comme on dort dans une telle prison, de ce sommeil qui laisse encore place à l'inquiétude, nous entendîmes tirer les verrous de notre porte ; elle s'ouvrit, un homme parut et dit :

Mademoiselle de Tourzel, levez-vous promptement et suivez-moi.

Je tremblais, je ne répondais ni ne remuais...

Que voulez-vous faire de ma fille ? dit ma mère à cet homme.

Que vous importe ? répondit-il d'une manière qui me parut bien dure ; il faut qu'elle se lève et qu'elle me suive.

Levez-vous, Pauline, me dit ma mère, et suivez-le ; il n'y a rien à faire ici que d'obéir.

Je me levai lentement, et cet homme restait toujours dans la chambre.

Dépêchez-vous, dit-il deux ou trois fois.

Dépêchez-vous, Pauline, me dit aussi ma mère.

J'étais habillée, mais je n'avais pas changé de place ; j'allai alors à son lit, je pris sa main pour la baiser ; mais cet homme s'approcha, me prit par le bras et m'entraîna malgré moi.

Adieu, Pauline, Dieu vous bénisse et vous protège ! cria ma mère.

Je ne pouvais lui répondre. deux grosses portes étaient déjà entre elle et moi, et cet homme m'entraînait toujours.

Comme nous descendions l'escalier, mon conducteur entendit du bruit. D'un air fort inquiet il me fit remonter quelques marches et me poussa précipitamment dans un petit cachot, ferma la porte, prit la clef et disparut.

Dans ce cachot brûlait un reste de chandelle. En peu d'instants cette chandelle prit fin. Je ne peux vous exprimer ce que je ressentais, ni les réflexions sinistres que m'inspirait cette lueur tantôt forte, tantôt mourante. Elle me représentait une agonie et me disposait à faire le sacrifice de ma vie mieux que n'auraient pu faire les discours les plus touchants. Elle s'éteignit entièrement. je restai alors dans une profonde obscurité.

Enfin j'entendis ouvrir doucement la porte ; on m'appela à voix basse, et, à la lueur d'une petite lanterne qu'il portait, je reconnus l'homme qui m'avait enfermée pour être celui qui, dans la chambre du concierge, lors de mon entrée à la Force, avait voulu me donner des conseils. Il me fit descendre à petit bruit ; au bas de l'escalier il me fit entrer dans une chambre, et me montrant un paquet, il me dit de m'habiller avec ce que je trouverais dedans. Il sortit, ferma la porte, et je restai immobile, sans agir, sans presque penser.

Je ne sais combien de temps je demeurai dans cet état. J'en fus tirée par le bruit de la porte qui se rouvrit, et le même homme parut.

Quoi ! vous n'êtes point encore habillée ! me dit-il d'un air inquiet. Il y va de votre vie si vous ne sortez promptement d'ici !

J'ouvris alors le paquet : il contenait des habits de paysanne ; ils me parurent assez larges pour aller sur les miens, je les eus passés dans un instant. Cet homme me prit par le bras, me fit sortir de la chambre ; je me laissai entraîner sans faire aucune question, presque même aucune réflexion ; je voyais à peine ce qui se passait autour de moi.

Lorsque nous fûmes sortis de la prison par la porte donnant sur la rue du Roi de Sicile, j'aperçus à la clarté du plus beau clair de lune une prodigieuse multitude de peuple et j'en fus entourée dans le moment. Tous ces hommes avaient l'air féroce ; ils avaient le sabre nu à la main, ils semblaient attendre quelque victime pour la sacrifier !... Voici un prisonnier que l'on sauve ! crièrent-ils tous à la fois en me menaçant de leurs sabres.

L'homme qui me conduisait faisait l'impossible pour les écarter de moi et pour se faire entendre. Je vis alors qu'il portait la marque qui distinguait les membres de la Commune de Paris ; cette marque lui donnait le droit de se faire écouter : on le laissa parler.

Il dit que je n'étais pas prisonnière, qu'une circonstance particulière m'avait amenée à la Force, qu'il m'en venait tirer par ordre supérieur, les innocents ne devant pas périr avec les coupables. Cette phrase me fit frémir... ma mère était restée enfermée !... Abîmée dans cette affreuse pensée, je n'entendis plus rien. Cependant ses paroles firent effet sur la multitude, et l'on allait enfin me laisser passer, lorsqu'un soldat en uniforme de la garde nationale cria au peuple qu'on le trompait, que j'étais mademoiselle Pauline de Tourzel, qu'il me connaissait fort bien pour m'avoir vue aux Tuileries chez M. le Dauphin, lorsqu'il y était de garde, et que mon sort ne devait pas être différent de celui des autres prisonniers.

La fureur redoubla alors tellement contre moi et contre mon protecteur, que je crus bien certainement que le seul service qu'il me rendrait serait de me conduire à la mort au lieu de me la laisser attendre.

Enfin, ou son adresse, ou son éloquence, ou mon bonheur, me tira encore de ce danger, et nous nous trouvâmes libres de poursuivre notre chemin.

Nous pouvions cependant rencontrer bien d'autres obstacles, nous avions à traverser des rues dans lesquelles nous devions trouver beaucoup de peuple ; j'étais bien connue, et je pouvais encore être arrêtée. Cette crainte détermina mon libérateur, car je commençais à voir que c'était le rôle que voulait remplir envers moi cet homme qui m'avait inspiré tant d'effroi et de terreur ; cette crainte le détermina à me laisser dans une petite cour fort sombre qui n'avait pas d'issue, et il alla voir ce qui se passait aux environs. Il revint au bout d'une demi-heure : il me dit qu'il croyait prudent que je changeasse de costume ; il m'apportait un habit d'homme, un pantalon, une redingote, dont il voulait que je me vêtisse.

Ce déguisement qu'il pensait nécessaire, je le refusai avec obstination : j'avais horreur de périr sous des habits qui ne devaient pas être les miens. Je lui fis remarquer qu'il n'avait apporté ni chapeau ni souliers : le déguisement devenait impossible ; je restai comme j'étais.

Pour sortir du lieu où nous étions, il fallait repasser presque aux portes de la prison où étaient les assassins, ou traverser une église — le Petit-Saint-Antoine — dans laquelle se tenait l'assemblée de ceux qui donnaient l'impulsion aux massacres. L'un et l'autre chemin étaient également dangereux.

Nous choisîmes celui de l'église : et je fus obligée de la traverser par un bas-côté, me traînant presque à terre, afin de n'être point aperçue de ceux qui formaient l'assemblée. Mon conducteur me fit entrer dans une petite chapelle latérale, et. me plaçant derrière les débris d'un autel renversé, me recommanda bien de ne pas remuer, quelque bruit que j'entendisse, et d'attendre son retour, qui serait le plus prompt qu'il pourrait.

Je m'assis sur mes talons. Entendant beaucoup de bruit, des cris même, je ne bougeai pas, bien résolue à attendre là mon sort et remettant ma vie entre les mains de la Providence, en laquelle je m'abandonnai avec confiance, résignée à recevoir la mort si telle était sa volonté.

Je fus très-longtemps dans cette chapelle ; enfin, je vis arriver mon guide, et nous sortîmes de l'église avec les mêmes précautions que nous avions prises pour y entrer.

Très-peu loin de là, mon libérateur s'arrêta à une maison qu'il me dit être la sienne : nous montâmes dans une chambre au premier, et, m’y ayant enfermée, il me quitta sur-le-champ ; il était environ neuf heures du matin.

J'eus un moment de joie en me trouvant seule ; mais je n'en jouis pas longtemps : le souvenir des périls que j'avais courus ne me montrait que trop ceux auxquels ma mère était livrée, et je restai tout entière à mes craintes. Je m'y abandonnais depuis plus d'une heure, lorsque M. Hardy, car il est temps que je vous nomme celui à qui nous devons la vie[1], revint et me parut plus effrayé que je ne l'avais vu encore.

Vous êtes connue, me dit-il ; on sait que je vous ai sauvée, on veut vous ravoir ; on croit que vous êtes ici, on peut vous y venir prendre ; il en faut sortir tout de suite, mais non pas avec moi : ce serait vous remettre dans un danger certain. Prenez ceci, me dit-il en me montrant un chapeau avec un voile et un mantelet noir, écoutez bien tout ce que je vais vous dire ; surtout n'en oubliez pas la moindre chose.

En sortant de la porte cochère, vous tournerez à droite, puis vous prendrez la première rue à gauche ; elle vous conduira sur une petite place dans laquelle donnent trois rues ; vous prendrez celle du milieu, puis, auprès d'une fontaine, vous trouverez un passage qui vous conduira dans une grande rue ; vous y trouverez un fiacre près d'une allée ; cachez-vous dans cette allée, et vous n'y serez pas longtemps sans me voir paraître ; partez vite, et surtout, dit-il après me l'avoir encore répété, tâchez de n'oublier rien de tout ce que je viens de vous dire, car je ne saurais comment vous retrouver, et alors que pourriez-vous devenir ?

Je vis la crainte qu'il avait que je ne me souvinsse pas bien de tous les renseignements qu'il m'avait donnés ; cette crainte, en augmentant celle que j'avais moi-même, me troubla tellement, que, en sortant de la maison, je savais à peine si je devais tourner à droite ou à gauche ; comme il vit de la fenêtre que j'hésitais, il me fit un signe, et je me souvins alors de tout ce qu'il m'avait dit.

Mes deux habillements, l'un sur l'autre, me donnaient une figure étrange : mon air inquiet pouvait me faire paraître suspecte ; il me semblait que tout le monde me regardait avec étonnement.

J'eus bien de la peine à arriver jusqu'à l'endroit où je devais trouver le fiacre ; les jambes commençaient à me manquer.

Mais enfin je l'aperçus, et je ne puis dire la joie que j'en ressentis : je me crus pour lors absolument sauvée.

Je me retirai dans l'allée, qui était fort sombre, en attendant que M. Hardy parût. Plus d'une heure s'était écoulée, et il ne venait pas. Alors mes craintes recommencèrent. Si je restais plus longtemps dans cette allée, je craignais de paraître suspecte aux gens du voisinage. mais comment en sortir ?. Je ne connaissais pas le quartier dans lequel je me trouvais : si je faisais la moindre question, je pouvais me mettre dans un grand danger.

Enfin, comme je méditais tristement sur le parti que je devais prendre, je vis venir M. Hardy ; il était avec un autre homme.

Ils me firent monter dans le fiacre et y montèrent avec moi ; le nouveau venu se plaça sur le devant de la voiture et me demanda si je le reconnaissais.

Parfaitement, lui dis-je ; vous êtes monsieur Billaud-Varenne ; c'est vous qui m'avez interrogée à l'Hôtel de ville. — Il est vrai, dit-il ; je vais vous conduire chez Danton afin de prendre ses ordres à votre sujet.

Arrivés à la porte de Danton, ces messieurs descendirent de voiture, montèrent chez lui et revinrent peu après, me disant : Vous voilà sauvée !... Nous en avions assez. Nous sommes bien aises que cela soit fini.

Il ne nous reste plus maintenant, me dirent-ils, qu'à vous conduire dans un endroit où vous ne puissiez pas être connue, autrement vous seriez encore en danger.

Je demandai à être menée chez la marquise de Lède, une de mes parentes : elle était très-âgée, et je pensais que son grand âge éloignerait d'elle les soupçons.

Billaud-Varenne s'y opposa, à cause du nombre de ses domestiques, dont plusieurs, peut-être, ne garderaient pas le secret de mon arrivée dans la maison. Il me demanda d'indiquer une maison habitée par une personne dont l'obscurité serait une sauvegarde pour moi. Je me souvins alors de la bonne Babet, notre fille de garde-robe ; je pensai que je ne pouvais être mieux que dans une maison pauvre et dans un quartier retiré.

Billaud-Varenne, car c'était toujours lui qui entrait dans ce détail, me demanda le nom de la rue, pour l'indiquer au cocher.

Je nommai... la rue du Sépulcre.

Ce nom, dans un moment comme celui où nous étions, lui fit une grande impression, et je vis sur son visage le sentiment d' horreur que lui inspirait le rapprochement de ce nom de mauvais augure avec les événements qui se passaient. Il dit un mot tout bas à M. Hardy, lui recommanda de me conduire là où je demandais à aller, et disparut.

Pendant le chemin je parlai de ma mère, je demandai si elle était encore en prison : je voulais aller la rejoindre si elle y était encore ; je voulais aller moi-même plaider son innocence. Il me paraissait affreux que ma mère fût exposée à la mort à laquelle ou venait de m'arracher... Moi sauvée... ma mère condamnée à périr... cette idée me mettait hors de moi.

M. Hardy chercha à me calmer ; il me dit que j'avais pu voir que, depuis le moment où il m'avait séparée d'elle, il n'avait été occupé que du soin de me sauver ; qu'il y avait malheureusement employé beaucoup de temps, mais qu'il espérait qu'il lui en resterait encore assez pour sauver ma mère ; que ma présence ne pourrait que nuire à ses desseins ; qu'il allait sur-le-champ retourner à la prison, et qu'il ne regarderait sa mission comme finie que lorsqu'il nous aurait réunies ; qu'il me demandait du calme ; qu'il avait tout espoir. Il me laissa remplie de reconnaissance pour le danger où il s'était mis à cause de moi, et avec l'espérance qu'il sauverait ma mère de tous les périls que je craignais pour elle.

Adieu, ma chère Joséphine ; je suis si fatiguée, que je ne puis plus écrire. D'ailleurs, ma mère dit qu'elle veut vous raconter elle-même ce qui la regarde : elle vous écrira demain.

PAULINE DE TOURZEL.

 

Après avoir transcrit cette lettre de sa fille dans ses Mémoires, madame de Tourzel ajoute :

Pauline, en racontant les tristes épreuves par lesquelles elle a passé, a oublié de nous dire la manière dont elle les a soutenues. Elle a bien prouvé que la patience et le courage peuvent s'allier à la douceur et à l'extrême jeunesse. Elle n'a pas montré, m'a dit M. Hardy, un seul moment de faiblesse dans les dangers qu'elle a courus ; et je ne lui ai pas vu un instant d'humeur dans la prison, ni pendant les quatre mois que nous avons passés si tristement à Vincennes ; elle a adouci toutes mes peines, augmentant cependant les inquiétudes que j'éprouvais. L'idée de lui voir partager des périls dont son âge devait naturellement la mettre à l'abri, me tourmentait sans cesse, et m'empêchait de jouir du bonheur de l'avoir auprès de moi. Le ciel eut pitié de nous, il protégea son innocence et permit qu'elle fut la sauvegarde de sa mère. Sans ma chère Pauline, je n'existerais plus, et c'est une grande consolation pour une mère, de devoir au courage et à la tendresse de sa fille le bonheur de se retrouver au milieu de tous ses enfants.

 

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J'ai pensé que le lecteur me saurait gré de compléter ces intéressants détails par le récit de la délivrance de madame de Tourzel elle-même. Je fais cette addition avec d'autant plus de plaisir, que si d'une part elle est une preuve de la force d'âme et de la présence d'esprit de madame de Tourzel, elle est aussi un éclatant témoignage des sentiments généreux du peuple quand il obéit à ses bons instincts. Voici ce qui se passa à l'hôtel de la Force, après la sortie de mademoiselle Pauline de Tourzel, dans la matinée du 3 septembre 1792.

 

On ne pouvait se dissimuler, raconte madame de Tourzel[2], le danger que nous courions tous ; mais celui où je croyais Pauline absorbait toute autre idée de ma part. J'aperçus celui qui m'avait enlevé si durement ma fille ; sa vue me fit horreur, et je cherchais à l'éviter, lorsque passant auprès de moi, il me dit à voix basse : Votre fille est sauvée, et s'éloigna sur-le-champ. Je vis clairement qu'il ne voulait pas être connu, et je renfermai dans mon cœur l'expression de ma reconnaissance, espérant que si Dieu me conservait la vie, elle n'y resterait pas toujours.

La certitude que Pauline était sauvée me rendit heureuse au milieu de tant de dangers : je sentis renaître mon courage, et, rassurée sur le sort de cette chère partie de moi-même, il me sembla que je n'avais plus rien à craindre pour l'autre. Les propos qui se tenaient auprès de nous ne nous permettaient cependant pas de nous dissimuler le danger que nous courions. Mais ma fille sauvée me le faisait supporter avec résignation ; et pensant que, s'il y avait quelque moyen de se tirer d'affaire, ce ne pouvait être que par une grande présence d'esprit, je ne m'occupai qu'à la conserver. Je me trouvai heureusement assez calme pour espérer conserver jusqu'à la fin — et dans quelque situation que je pusse me trouver — la tranquillité nécessaire pour ne rien dire que de convenable, et dont on ne pût tirer d'inductions fâcheuses contre moi, et contre ceux qui m'étaient plus chers que moi-même.

On nous faisait mille questions sur la famille royale, car on avait eu grand soin de donner à ces meurtriers les impressions les plus fâcheuses contre chacun de ses membres. Nous cherchions à les dissuader, en leur racontant des traits de bonté dont nous avions été témoins, et madame de Mac.kau nommément se conduisit parfaitement. Nous apprîmes avec grand plaisir que, réclamée par la commune de Vitry, dont le maire en personne était venu la chercher, il était parvenu à l'y remmener avec lui. La mise en liberté de mesdames Thibault, Navarre et Basire, m'en fit aussi un sensible ; mais n'entendant pas parler de madame la princesse de Lamballe, je ne craignais que trop de voir réaliser les craintes que ce silence me faisait concevoir.

Je commençai à faire quelques questions aux gens qui étaient auprès de moi ; ils y répondirent, et m'en firent à leur tour. Ils me demandèrent mon nom, je le leur dis, et ils m'avouèrent alors qu'ils me connaissaient bien ; que je n'avais pas une trop mauvaise réputation, mais que j'avais accompagné le Roi lorsqu'il avait voulu fuir du royaume ; que cette action était inexcusable, qu'ils ne concevaient pas comment j'avais pu m'y décider, et qu'elle serait la cause de ma perte. Je leur répondis que je n'avais pas le moindre remords, parce que je n'avais fait que mon devoir. Je niai que le Roi eût jamais eu l'intention de quitter le royaume, et je leur demandai s'ils croyaient qu'on dût être fidèle à ses serments. Tous répondirent unanimement qu'il fallait mourir plutôt que d'y manquer. Eh bien, leur dis-je, j'ai pensé comme vous, et voilà ce que vous blâmez. J'étais gouvernante de Monseigneur le Dauphin, j'avais juré entre les mains du Roi de ne le jamais quitter, et je l'ai suivi dans œ voyage comme je l'aurais suivi partout ailleurs, quoi qu'il dût m'arriver. — Elle ne pouvait pas faire autrement, dirent-ils ; mais c'est bien malheureux, ajoutèrent quelques-uns d'entre eux, d'être attaché à des gens qui font de mauvaises actions.

Je parlai longtemps avec ces hommes ; ils paraissaient frappés de ce qui était juste et raisonnable, et je ne pouvais craindre que des gens qui ne paraissaient pas avoir un mauvais naturel vinssent froidement commettre un crime que l'exaltation de la vengeance aurait eu peine à se permettre.

Pendant cette conversation, un de ces hommes, plus méchant que les autres, ayant aperçu un anneau à mon doigt, me demanda ce qui était autour. Je le lui présentai ; mais un de ses camarades qui commençait à s'intéresser à moi, et qui craignait qu'on n'y découvrît quelque signe de royalisme, me dit : Lisez-le vous-même. Je lus alors : Domine, salvum fac Regem, Delphinum et sororem, ce qui veut dire en français : Seigneur, sauvez le Roi, le Dauphin et sa sœur. Un mouvement d'indignation saisit ceux qui m'entouraient. Jetez à terre cet anneau, s'écrièrent-ils, et foulez-le aux pieds. — C'est impossible, leur dis-je ; tout ce que je puis faire, si vous êtes fâchés de le voir, c'est de le mettre dans ma poche. Je suis tendrement attachée à Monseigneur le Dauphin et à Madame, qui sont tous deux des enfants charmants. Je donne depuis plusieurs années des soins particuliers au premier, et je l'aime comme mon enfant ; je ne puis renier le sentiment que je porte dans mon cœur, et vous me mépriseriez, j'en suis sûre, si je faisais ce que vous me proposez. — Faites comme vous voudrez, dirent alors quelques-uns, et je mis l'anneau dans ma poche.

Quelques gens d'aussi mauvaise mine que ceux qui m'entouraient vinrent de l'autre bout de la cour pour me demander de venir au secours d'une jolie femme qui se trouvait mal. J'y allai et je reconnus madame de Septeuil qui était évanouie. Ceux qui la secouraient essayaient en vain de la faire revenir. Elle étouffait ; je commençai par la délacer. Un de ces gens-là, pour aller plus vite, voulait couper son lacet avec son sabre ; je frémis d'un tel secours, mais bien plus encore quand je les entendis se dire entre eux : C'est dommage qu'elle soit mariée, elle aurait pu, pour se sauver, épouser l'un de nous. Que je remerciais Dieu de n'avoir pas Pauline auprès de moi dans cet instant ! Pendant que je m'occupais à faire revenir à elle madame de Septeuil, un de ceux qui nous entouraient aperçut à son cou un médaillon sur lequel était le portrait de son mari ; le prenant pour celui du Roi, il s'approcha de moi et me dit tout bas : Cachez ceci dans votre poche, car si on le trouvait dans la sienne cela pourrait lui nuire. Je ne pus m'empêcher de rire de la sensibilité de cet homme qui l'engageait à me demander si vivement de prendre sur moi une chose qui lui paraissait si dangereuse à conserver ; et je m'étonnais de plus en plus de ce mélange de pitié et de férocité qui existait dans ceux qui m'entouraient. Quand madame de Septeuil fut revenue de son évanouissement, ces mêmes hommes la consolèrent, l'encouragèrent, et, émus de compassion, ils la firent sortir de la cour et la ramenèrent chez elle.

Pendant ce temps, M. Hardy, mon libérateur, ne m'oubliait pas, et s'occupait à réaliser la promesse qu'il avait faite à Pauline d'employer tous ses moyens pour me sauver. Pour éloigner vis-à-vis de ces gens-là toute idée de rapport entre moi et la malheureuse princesse de Lamballe, il fit passer avant moi, à ce tribunal, un grand nombre de malfaiteurs qu'on y devait juger, et tous ceux qui se trouvaient marqués étaient impitoyablement massacrés. J'en vis passer un qui me fit un mal affreux : il portait déjà sur son visage l'empreinte de la mort, tant sa frayeur était grande, et implorait en sanglotant lu pitié de ceux qui le conduisaient. J'étais entourée en ce moment de gens à figure atroce, et qui ne me cachaient pas le sort qui m'était destiné. M. Hardy, qui sentit que j'étais perdue s'ils entraient au tribunal, forma le projet de les enivrer. Il y parvint avec le secours d'un nommé Labre, gendarme, et d'un excellent petit homme appelé Grenet, qui était venu au secours de mademoiselle de Hanère, fille de la concierge de la Force, laquelle lui avait demandé, quand il l'eut mise en sûreté, de travailler à me sauver, et qui ne me quitta que lorsqu'il m'eut ramenée chez moi. Ces misérables qu'on avait enivrés, ne pouvant plus se tenir sur leurs jambes, furent obligés de s'aller coucher, et ceux qui restaient s'adoucissaient sensiblement, et nommément deux d'entre eux qui étaient toujours à côté de moi.

Plusieurs gardes nationaux commencèrent alors à me marquer de l'intérêt, et me dirent : Vous nous avez toujours bien traités aux Tuileries, et bien différemment que la princesse de Tarente, qui était si fière avec nous ; vous en allez trouver la récompense. Ce propos me fit trembler pour elle, et je cherchais à les dissuader de cette idée, en leur disant qu'elle était, malgré cet extérieur, la bonté même, et qu'elle aurait été la première à les obliger s'ils eussent été dans le cas d'avoir recours à elle. Quand les gardes nationaux me virent prête à entrer au tribunal, ils voulurent me donner le bras, mais ceux qui me tenaient s'y opposèrent : Nous avons toujours été auprès d'elle lorsqu'elle courait les plus grands dangers, répliquèrent-ils, nous ne la quitterons pas quand nous la voyons au moment d'être sauvée. Ils cherchaient à m'inspirer de la confiance, et elle redoubla quand j'aperçus M. Hardy, que je vis clairement n'être là que pour me protéger.

Après avoir passé quatre mortelles heures dans cette cour, qu'on pouvait appeler quatre heures d'agonie, je me présentai au tribunal d'un air calme et tranquille. J'y restai environ dix minutes, pendant lesquelles on me fit diverses questions sur ce qui s'était passé aux Tuileries : j'y répondis avec simplicité ; et comme on allait me mettre en liberté, un de ces monstres qui ne respiraient que le carnage m'interpella en me disant : Vous étiez du voyage de Varennes ?Nous ne sommes ici, dit le président, que pour juger les crimes commis le 10 aoùt. Je pris alors la parole et je dis à cet homme : Que voulez-vous savoir ? je vous répondrai. Honteux du peu d'effet que faisait sa question, il se tut : et le président, voyant le moment favorable pour me sauver, se pressa de mettre aux voix la question de ma libération ou de ma mort. Et le cri de Vive la nation ! que je savais être celui du salut, m'apprit que j'étais sauvée. On me conduisit à la porte de la prison, et lorsque je fus au moment de passer le guichet, ces mêmes hommes qui étaient prêts à me massacrer se jetèrent sur moi pour m'embrasser et me féliciter d'avoir échappé au danger qui me menaçait. Cela me fit horreur, mais il n'y avait pas moyen de s'y refuser.

J'en éprouvai une bien plus vive lorsque, sortant de la rue des Ballets pour entrer dans la rue Saint-Antoine, je vis comme une montagne de débris des corps de ceux qui avaient été massacrés, de vêtements déchirés et couverts de boue, entourée d'une populace furieuse qui voulait que je montasse dessus pour crier Vive la nation ! A ce spectacle, mes forces m'abandonnèrent ; je me trouvai mal, mes conducteurs crièrent pour moi, et je ne repris ma connaissance qu'en entrant dans un fiacre dont on fit descendre un homme qui, effrayé de tout ce qu'il voyait, ne se fit pas presser pour en sortir. Ce fiacre fut entouré de ces mêmes personnes qui étaient à côté de moi dans la cour de la Force. Trois d'entre eux se placèrent avec moi dans la voiture, deux autres à chaque portière, et un à côté du cocher. Ils eurent pour moi, tout le long du chemin, des attentions inimaginables, recommandant au cocher d'éviter les rues où je pourrais trouver quelques objets effrayants, et me demandèrent où je voulais aller. Je me fis conduire chez cette bonne marquise de Lède, qui me reçut avec la tendresse d'une mère, et qui, dans l'excès de sa joie, voulait récompenser généreusement ceux qui m'avaient amenée chez elle. Quoique leur extérieur n'annonçât rien moins que l'opulence, nous ne pûmes les engager à rien accepter.

Pendant le chemin, je remarquai avec étonnement l'extrême désir qu'ils témoignaient de me voir en sûreté ; ils pressaient le cocher pour le faire aller plus vite, et chacun d'eux paraissait personnellement intéressé à ma conservation. J'oubliais de dire que ceux qui refusaient l'argent que je voulais leur donner me dirent qu'ils n'avaient voulu me sauver que parce que j'étais innocente des crimes qu'on m'avait imputés, qu'ils se trouvaient heureux d'avoir réussi, et qu'ils ne voulaient rien recevoir, parce qu'on ne se faisait pas payer pour avoir été juste. Tout ce que je pus obtenir d'eux fut que chacun me donnât son nom, espérant pouvoir les récompenser un jour des services que j'en avais reçus.

..... Il y avait à peine une heure que j'étais chez madame de Lède, lorsqu'on me dit qu'un homme demandait à me parler. C'était M. Hardy, qui, en m'assurant que cette chère Pauline se portait bien, ajouta qu'il ne voulait pas me dire encore où elle était, de peur que mon empressement de la revoir ne lui fût nuisible ; mais que s'il n'y avait pas d'inconvénients un peu plus tard, il me donnerait son adresse pour que je l'envoyasse chercher. Je voulus lui témoigner ma profonde reconnaissance : Ne parlez pas de cela, dit-il, vous m'affligeriez. Je lui demandai au moins son adresse, il me la refusa et s'éclipsa. Il revint, deux heures après, m'apporter le nom de la rue où logeait Babet Deshaies, qui était celle qui avait retiré Pauline. Madame la comtesse de Charry, fille de madame de Luppé, qui avait un cœur excellent, mit la plus grande obligeance à découvrir l'endroit de la rue où elle logeait, parvint à la trouver, et avant sept heures Pauline était entre mes bras. On peut juger de l'émotion avec laquelle nous nous embrassâmes, et que de sentiments se confondirent dans notre première entrevue. Je ne pus soutenir tant d'assauts, et je tombai dans un abattement excessif. Cette bonne madame de Lède voulait que je prisse un peu de nourriture : mon gosier était tellement serré que je ne pouvais rien avaler ; on me fit coucher, et je m'endormis d'excès de fatigue.

..... Nous étions, Pauline et moi, comblées des marques d'amitié de cette bonne madame de Lède ; je me faisais un bonheur de la soigner, lorsque je vis arriver chez moi M. Hardy, qui m'engagea à quitter Paris, où nous n'étions pas en sûreté. Non, lui dis-je, je ne quitterai jamais madame de Lède, que je regarde comme ma mère, dans l'état de faiblesse où la réduisent des événements beaucoup trop forts pour son âge. Je vivrai ou mourrai avec elle. — C'est fort bon pour vous, qui n'avez, dit-il, que les risques de chacun à courir, puisque vous avez été jugée et innocentée ; il n'en est pas de même pour mademoiselle Pauline, qui, ayant été sauvée, pourrait être reprise et y être reconduite. Et il me répéta que c'était très-sérieusement qu'il me donnait le conseil de l'éloigner de Paris le plus promptement possible, et de manière que personne ne put découvrir le lieu de sa retraite, et qu'il viendrait le lendemain savoir ma détermination.

J'étais au désespoir d'être forcée de quitter madame de Lède dans un moment où je pouvais lui être si utile, et je ne savais comment lui annoncer l'impossibilité où je me trouvais de pouvoir rester plus longtemps chez elle. Elle me devina au premier mot, et comme elle s'oubliait toujours pour s'occuper de ceux qu'elle aimait, elle fut la première à m'engager à presser mon départ. M. Hardy vint me revoir le lendemain, et je le priai de me choisir un endroit où je pusse vivre inconnue et en sûreté. 11 me loua deux chambres à Vincennes, et me dit que je pouvais, sans me compromettre, mener avec moi la vieille bonne de ma fille, et ma femme de chambre comme cuisinière, si elle voulait s'engager à en prendre le costume, et qu'il viendrait nous prendre le lendemain pour nous y mener. Je lui parlai de l'engagement pris avec Truchon ; il s'en moqua, et nous confia qu'il était si peu accrédité, qu'il allait être forcé de quitter la Commune, et il rassura les gens de madame de Lède sur l'inquiétude qu'ils concevaient du départ de Pauline.

J'embrassai, la mort dans l'âme, cette bonne et excellente parente ; un secret pressentiment m'avertissait que je ne la reverrais plus ; il ne me trompa pas, et, un mois après, j'eus la douleur d'apprendre qu'elle n'existait plus.

Nous partîmes de Paris le 7 septembre, sur les quatre heures après midi, et nous nous fîmes conduire en fiacre dans un café où M. Hardy nous avait donné rendez-vous. Nous le renvoyâmes, et nous en prîmes un autre un peu plus loin pour gagner Vincennes. Il était temps, car on commençait à établir des corps de garde sur les barrières de cette route. L'adresse de M. Hardy parvint à surmonter toutes les difficultés, et nous arrivâmes à bon port à Vincennes.

Il nous donna d'abord le conseil de ne pas sortir et de ne pas nous mettre à la fenêtre, jusqu'à ce que nous fussions reconnues dans la maison pour être des gens calmes et tranquilles, et nous dit qu'il viendrait nous voir de temps en temps, et qu'étant au courant de ce qui se passait, il nous ferait aller plus loin s'il y avait du danger à rester si près de Paris. Il me promit de m'amener mon homme d'affaires, qui fui le seul dans la confidence du lieu de notre retraite. Ce fut pour moi une grande consolation ; il m'était fort attaché, et nous donna dans tous les dangers que nous courûmes des preuves du plus entier dévouement.

Les précautions que nous prîmes dans le commencement de notre séjour à Vincennes s'adoucirent un peu à la longue. Nous nous promenions tous les jours dans de petits sentiers sous le bois de Vincennes, et nous allâmes même quelquefois à Paris voir une de mes sœurs qui était religieuse, et à qui la bonne madame de Lède avait loué un petit appartement quand elle fut forcée de quitter son couvent. Nous ne limes personne d'ailleurs, et nous passâmes quatre mois à Vincennes, dans une entière solitude, et plongées dans la plus profonde douleur. Toutes nos pensées se portaient vers !e Temple, et nous ne voulûmes jamais penser à quitter la France, tant qu'elle renfermerait des êtres qui nous étaient si chers et que nous, ne pouvions nous résoudre à perdre de vue.

 

 

 



[1] Mademoiselle de Tourzel, anticipant sur son récit, veut parler de la vie de sa mère et de la sienne.

[2] Ce passage de ses Mémoires fait suite au fragment que nous en avons donné ci-dessus, livre VI.