LOUIS XVII, SA VIE, SON AGONIE, SA MORT

CAPTIVITÉ DE LA FAMILLE ROYALE AU TEMPLE

TOME PREMIER

 

LIVRE HUITIÈME. — LA GROSSE TOUR DU TEMPLE.

27 octobre - 2 décembre 1792.

 

 

Description de l'intérieur de la grosse tour. — Personnel de la geôle et du service. — Garde du Temple. — Physionomie extérieure de la prison. — Vie du Roi dans la grande tour. — Marie-Antoinette. — Madame Elisabeth. — Le Dauphin. — Madame Royale. — Visite des commissaires de la Convention. — Les officiers municipaux. — Avanie. — Comment les nouvelles arrivaient au Temple. — Maladie du Roi. — Du Dauphin. — De la Reine. — De Madame Royale et de Madame Elisabeth. — Cléry, malade, soigné par la famille royale. — Attention du Dauphin pour sa mère. — Anecdote.

 

Les événements dont nous allons avoir désormais à parler s'étant passés dans un local différent de celui dont nous avons donné le plan et la description, il convient de faire connaître de même ici la nouvelle habitation de la famille royale.

Nous avons dit que la hauteur de la grande tour dépassait cent cinquante pieds et que l'épaisseur de ses murs était de neuf pieds dans leur moyenne proportion.

Ce bâtiment formait quatre étages, qui étaient voûtés et soutenus au milieu par un gros pilier depuis le bas jusqu'au quatrième étage. L'intérieur était d'environ trente-quatre à trente-six pieds en carré.

 

REZ-DE-CHAUSSÉE.

Le rez-de-chaussée n'eut à subir aucune transformation ; il resta avec ses vieux murs dégarnis, mais rappelant, malgré sa nudité, les temps et les choses d'autrefois, qui se reflétaient encore dans les arêtes de sa voûte, dans le fût lourd et dans l'élégant chapiteau de son pilier, et jusque dans les quatre lits à colonnes torses, adossés aux quatre murailles de sa vaste salle. C'est dans cette pièce, d'une architecture grandiose et sévère, qu'à dater du 8 décembre, comme nous le verrons plus loin, devaient se tenir habituellement, délibérer, manger et coucher, les officiers municipaux qui n'étaient pas de service à la porte du Roi et de la Reine. On l'appela l/i chambre du conseil, afin d'indiquer, par une noble dénomination, le plus noble des différents usages auxquels elle était consacrée. Des trois tourelles du rez-de-chaussée, l'une servait de cabinet et d'armoire aux commissaires, la seconde de bûcher, et la troisième de garde-robe. La quatrième, nous l'avons déjà dit, contenait l'escalier, qui allait jusqu'aux créneaux ; on y avait placé des guichets de distance en distance, au nombre de sept. De l'escalier on entrait dans chaque étage en franchissant deux portes, la première en bois de chêne fort épais et garni de clous, et la seconde en fer.

 

PREMIER ÉTAGE.

Le premier étage, que respectèrent aussi les combinaisons des geôliers et la truelle des maçons, demeura dans son intégrité première, et servit de corps de garde. C'était la répétition du rez-de-chaussée, moins ses lits à colonnes. Aux deux parois les plus larges de la muraille, on avait placé des planches légèrement inclinées, pour former avec quelques matelas un lit de repos pour la garde. Au milieu de la salle, autour du pilier, les armes se groupaient en faisceaux. Deux tourelles servaient de cabinets aux officiers, et la troisième de garde-robe. Ce corps de garde était, après celui du château du Temple, le poste le plus important de l'enclos.

 

DEUXIÈME ÉTAGE.

Le second étage avait été consacré au logement du Roi. Étant, comme tous les autres étages, d'une seule pièce, on l'avait divisé en quatre chambres par des cloisons en planches, avec de faux plafonds en toile. La première pièce était une antichambre, d'où trois portes différentes conduisaient .séparé- ment aux trois autres pièces. En face de la porte d'entrée était la chambre de Louis XVI ; on y plaça un lit pour son fils. A gauche était la chambre de Cléry ainsi que la salle à manger, qu'une seule cloison à vitrage séparait de l'antichambre. La chambre du Roi avait une cheminée ; les autres étaient chauffées par un grand poêle placé dans l'antichambre. Chaque pièce était éclair par une croisée ; mais les gros barreaux de fer et les abat-jour, scellés et posés en dehors, empêchaient l'air de circuler. Les embrasures des fenêtres avaient neuf pieds de profondeur ; toutes les cloisons de l'appartement étaient recouvertes d'un papier peint ; celui de l'antichambre représentait des pierres de taille, superposées les unes sur les autres comme on les figure au théâtre pour simuler l'intérieur d'une prison. Au milieu du mur, à gauche en entrant, on avait placardé la Déclaration des Droits de l'homme et du citoyen, écrite en très-gros caractères, et encadrée dans une large bordure aux trois couleurs, au bas de laquelle on lisait : l'an Ier de la République. La cloison qui séparait l'antichambre de la salle à manger était entièrement vitrée.

En ouvrant la porte du Roi, on voyait la cheminée en face, la fenêtre à main droite, ainsi que la tourelle ; à main gauche, le lit de Louis XVI, et à ses pieds le petit lit du Prince Royal. Un papier jaune glacé, semé de fleurs blanches, tapissait la chambre du Roi. Sur les plaques de fonte de la cheminée on lisait : Liberté, égalité, propriété, sûreté.

Sur la console de la cheminée était posée une pendule portant gravés sur son cadran ces mots : Lepaute, horloger du Roi ; mais, dès l'installation de Louis dans la grosse tour, les commissaires de service-avaient collé un pain à cacheter sur le mot Roi, et un peu plus tard la pendule fut enlevée et remplacée par une autre.

La tourelle qui donnait dans la chambre servait au Roi d'oratoire et de cabinet de lecture ; ses murs enduits de plâtre étaient revêtus d'une peinture gris-de-liu. Un tout petit poêle était placé dans ce cabinet, où ce malheureux Prince passa tant d'heures dans l'étude, la prière et la méditation. Dans le coin de la chambre, à droite du lit du Dauphin, s'ouvrait une porte sur un couloir conduisant à gauche à la chambre de Cléry, et plus loin, en inclinant vers la droite, à la garde-robe que contenait la seconde tourelle. Le lit de Cléry, parallèle à celui du Roi, n'en était séparé que par l'épaisseur de la cloison.

La tourelle, à laquelle la salle, à manger communiquait, servait de bûcher.

 

TROISIÈME ÉTAGE.

Le troisième étage, destiné au logement de la Reine, était distribué, à peu de chose près, de la même manière que le second. L'antichambre, précédée de même de deux portes, l'une en chêne et l'autre en fer, avait pareille dimension ; le papier était le même.

La chambre de Marie-Antoinette et de sa fille était au-dessus de celle du Roi ; c'était la même répétition, moins le couloir. C'est dans l'encoignure placée au-dessus de ce couloir que se trouvait le lit de Madame Royale ; le lit de la Reine occupait la même place que celui du Roi. Une pendule représentant la Fortune et sa roue, — singulière ironie en face de cette grande fortune renversée ! — ornait la cheminée, pareille à celle du second étage. Le papier de la chambre était entremêlé de zones vertes et bleues, d'une nuance extrêmement tendre. La tourelle qui servait de cabinet à la Reine et à sa fille avait la même tenture.

Les deux autres pièces étaient tapissées d'un papier jaune.

Tous les détails d'ameublement sont puisés dans deux inventaires, l'un fait à la date du 25 octobre 1792, lors de l'entrée de la famille royale dans la grosse tour, et l'autre le 19 janvier 1793[1].

 

QUATRIÈME ÉTAGE.

Le quatrième étage, ne devant pas être occupé, était resté dans sa simplicité primitive. Il paraissait plus grandiose que les 'autres étages, à cause de sa voûte élevée et de l'absence du pilier central arrêté sous le plancher qu'il soutenait. Quelques vieux meubles de rebut et quantité de planches étaient relégués dans les bas-côtés de cette vaste salle.

Entre les créneaux et le toit de la grande tour régnait une galerie qui servait quelquefois de promenade. Les entre-deux des créneaux furent garnis, dans la suite, de planches, jalousies sans treillis, qui ne laissaient point au promeneur la possibilité de voir ou d'être vu.

Voilà quel était le palais définitif des rois de France, restauré par la truelle des révolutions.

Maintenant que nous avons esquissé la distribution intérieure de cet édifice, essayons de donner une idée générale de sa physionomie extérieure, un aperçu du personnel commis à sa garde et des dispositions prises par l'autorité républicaine.

A la grande porte de la rue du Temple était un portier nommé Darque, naguère bedeau du grand prieuré, homme simple et bon, qui n'avait pas la prétention de descendre du même sang que la glorieuse vierge d'Orléans, quoique souvent cette consonance de noms lui attirât des plaisanteries grossières. Serviteur sexagénaire de l'hôtel de Conti, il avait été surpris par la révolution dans l'exercice de fonctions paisibles et dans la quiétude de ses vieux jours. Du reste, il comprenait peu les choses qui se passaient alors sous ses yeux, et c'était un bienfait de la Providence ; les vicissitudes qui entraînaient les hommes et les choses lui avaient laissé un abri sous le toit où il avait vieilli, et cela lui suffisait ; il se regardait comme étant partie intrinsèque du Temple.

Dans la loge de Darque pendait un cordon à sonnette correspondant par un fil de fer à l'intérieur de la salle du conseil, située, dès le premier jour de la détention du Roi, dans l'intérieur du palais du Temple, et, à dater du 8 décembre, au rez-de-chaussée de la grosse tour. Un nombre de coups convenus révélait aux officiers municipaux préposés à la garde du Temple la nature des messages ou l'importance des visiteurs. Un carillon prolongé annonçait la venue d'une autorité supérieure. A ce bruit, les municipaux venaient eux-mêmes reconnaître les personnages puissants et les introduire, s'il y avait lieu. Ces membres de la Commune furent d'abord au nombre de huit, jour et nuit de service dans l'intérieur du Temple, un près de Louis XVI, un près de Marie-Antoinette., et les six autres composant le conseil de la garde du Temple. Deux couchaient dans l'antichambre du Roi, et deux dans celle de la Reine, les quatre autres dans la chambre du conseil. Ces huit commissaires, dont le service durait pendant quarante-huit heures, se renouvelaient chaque jour quatre par quatre, désignés par le sort dans le conseil de la Commune. Étant de service auprès des prisonniers, ils étaient tenus de ne répondre qu'aux questions vagues et sans importance qu'on leur faisait, et le plus laconiquement possible.

A droite et à gauche, dans la cour, s'élevaient plusieurs corps de bâtiment affectés à différents services : à droite était l'appartement de Jubaud, ancien concierge du palais ; le nouvel économe, du nom de Coru, occupa une partie de ce logement.

Dans le bâtiment de gauche, faisant face à l'habitation de Coru, demeurait l'ancien suisse du château du Temple, nommé Gachet, protégé de M. le comte d'Artois, vieux débris, comme Darque, de, cet ancien régime sous lequel on buvait et l'on chantait, sans prévoir quel terrible visiteur viendrait briser les verres et interrompre les chansons Les orages du temps avaient quelque peu assombri l'humeur joviale du vieux Gachet, mais ils n'avaient pas dérangé l'antique habitude qu'il avait prise de vendre à boire à ses voisins. Depuis 1784, sa petite industrie était exploitée par un vieux célibataire nommé Lefèvre, assez étranger au grand drame qui se jouait sous ses yeux ; Lefèvre ne voyait dans le passage au Temple des officiers municipaux et de la force armée qu'une chance heureuse pour son commerce, et, sans souhaiter malheur à la famille royale dont il avait reçu les bienfaits, il acceptait volontiers un état de choses qui achalandait son cabaret. La triste humanité est ainsi faite ; quand on n'est pas soutenu par un sentiment plus haut, on juge l'histoire générale au point de vue de sa propre histoire. On s'assemblait chez le père Lefèvre pour savoir ce qui se passait, pour converser sur les affaires du jour : c'était le rendez-vous des nouvellistes du voisinage.

A gauche également, et sous le même toit que la buvette du père Lefèvre — car c'est ainsi qu'on appelait cet établissement —, se trouvaient les cuisines qui alimentaient non-seulement les prisonniers, .mais les commissaires de la Commune, les officiers, et dans la suite le poste tout entier de la force armée ; enfin tous les employés tenus par leur service à ne pas sortir du Temple.

Le palais ou château faisait face à la porte d'entrée et fermait dans toute sa largeur la première cour. Dans le château était le grand poste du Temple. Il résulte des états journaliers du service de cette époque que la garde du Temple se composait de : 1 commandant général, 1 chef de légion, 1 sous-adjudant général, 1 adjudant-major, 1 porte-drapeau, 20 artilleurs, 2 pièces de canon, et formait, avec les gardes nationaux, en y comprenant les officiers et sous-officiers, un effectif de deux cent quatre-vingt-sept hommes. Cette garde était fournie, chaque jour, au Temple tour à tour par les huit divisions de la garde nationale parisienne. Après la mort du Roi, cet effectif fut réduit à deux cent huit hommes, y compris quatorze canonniers.

On entrait au jardin par l'intérieur du château : ce fut pour obvier à cet inconvénient que, d'après l'ombrageuse inspiration de la Commune et sous sa surveillance sévère, le patriote Palloy — on ne le nommait jamais sans cette qualification — éleva plus tard, au milieu de l'espace qui séparait le château de la tour, un gros mur qui forma ainsi une nouvelle cour entre le château et le jardin.

Ce nouveau mur avait deux portes, l'une charretière, fermée par une forte cloison de chêne, garnie de barres de fer et de verrous, et que l'on ne pouvait ouvrir sans le concours de deux guichetiers, possesseurs chacun d'une clef différente.

La seconde porte, à droite et tout à côté de la première, consistait en un guichet étroit ; deux clefs étaient également nécessaires pour en opérer l'ouverture ; ces clefs étaient aux mains de deux hommes dont les loges étaient situées à côté de ces deux portes, l'une en dedans, l'autre en dehors. Un fil de fer et une double sonnette reliaient ces deux cases à travers le mur. Les deux guichetiers passaient là les jours et les nuits sans interruption aucune, dérangés à toute minute, dépendant l'un de l'autre, et condamnés, comme Sisyphe, à une action continuelle. L'un de ces suppliciés s'appelait Richard, l'autre Mancel.

Dès qu'on avait franchi ces portes, tous les bâtiments contigus à la tour ayant été démolis, le sombre édifice, dépositaire des débris de la royauté, apparaissait dans sa libre tristesse, dégagé de toutes parts, et renfermé, avec quelques bouquets d'arbres, entre quatre murailles nues. Son complet isolement lui imprimait encore un caractère plus religieux et plus redoutable. A ses angles, quatre tourelles rondes élançaient leurs toits aigus, que dominait de sa masse imposante le pignon également aigu du donjon. L'œil ne retrouvait dans leurs girouettes découpées à jour aucune trace d'armoiries ; aucun cartouche de pierre n'indiquait non plus, au-dessus de la porte d'entrée, la féodalité des âges de foi : le passage des Templiers n'y était pas inscrit ; les écussons des grands maîtres n'étalaient point leurs émaux sur un portail guilloché. Tout le monument était grave et empreint de la physionomie des temps guerriers, mais n'ayant rien d'épique ni de romanesque dans son architecture simple et sévère, dépouillée de ces belles fantaisies, de ces images capricieuses que le mo yen âge taillait dans la pierre.

Depuis que, veuf de ses nobles hôtes, veuf aussi de son arsenal et de ses trophées, il avait, silencieux, servi d'asile à de poudreuses archives, une sombre mélancolie planait sur lui et semblait annoncer qu'il devait un jour servir de prison..On sentait, en effet, en le regardant, qu'absente à l'extérieur, la gaieté ne pouvait habiter le dedans, et que la main de l'adversité devait seule pousser des habitants dans une telle demeure. Théâtre parfaitement approprié à la terrible tragédie qui allait s'y accomplir, l'architecte, en le faisant si lugubre, semblait l'avoir prédestiné à l'usage qu'il venait de recevoir.

La réunion de la famille royale dans la grosse tour amena peu de changements dans ses habitudes : les repas, les lectures, les promenades, l'éducation des enfants, tout resta réglé comme par le passé. A son lever, Louis XVI entrait dans la tourelle et lisait l'office des chevaliers du Saint-Esprit ; et comme on avait refusé de laisser dire la messe au Temple, même les jours de fête, il avait prié Cléry de lui acheter un bréviaire à l'usage du diocèse de Paris. Aimant à s'instruire et sentant plus que jamais le besoin de prier, ce prince tenait, par l'esprit, du bénédictin, et, par le cœur, du pieux solitaire de la Thébaïde. Il consacrait quatre heures de la journée à la lecture des auteurs latins, en prenant des notes au crayon ; des livres de voyages venaient ensuite, puis tour à tour Montesquieu et Buffon, le Spectacle de la nature de Pluche, le répertoire des différents théâtres, l’Histoire d'Angleterre de Hume, en anglais, le Tasse en italien, et puis enfin et toujours l'Imitation de Jésus-Christ en latin. C'est là qu'il puisait les vertus qui nous étonnent, et cette patience surhumaine qui ne pouvait venir que de la perpétuelle contemplation de la patience divine.

Plus émue que son royal époux, Marie-Antoinette faisait matin et soir de courtes oraisons ; son âme, incessamment agitée, ne donnait à la prière que le temps où elle se sentait parfaitement recueillie devant Dieu. Quant à Madame Élisabeth, la méchanceté des hommes ne l'impressionnait plus. Souvent, dans la journée, au milieu des jurements et des blasphèmes qui l'environnaient, elle s'agenouillait près de son lit avec un calme imperturbable, et, s'isolant dans ses méditations profondes, elle priait avec une ferveur angélique. Cependant, pareils à deux faons au milieu de leur famille cernée par les chasseurs, deux têtes blondes d'enfants se dressaient éveillées par les aboiements redoublés de la meute révolutionnaire et le cri fatal qui annonçait déjà l'hallali.

A neuf heures, on venait chercher Louis XVI et son fils pour le déjeuner : Cléry les accompagnait ; il arrangeait ensuite les cheveux des trois Princesses ; et, par les ordres de la Reine, il montrait à coiffer à Marie-Thérèse. Pendant ce temps, le Roi jouait aux dames ou aux échecs, tantôt avec la Reine, tantôt avec Madame Elisabeth. Les heures d'étude du jeune Prince et de sa sœur ne furent pas changées ; celles de la promenade non plus ; toute la famille descendait ensemble dans le jardin. Après le dîner, les enfants jouaient dans l'antichambre, au volant, au siam ou à d'autres jeux. Madame Elisabeth, toujours présente, prenait un livre et s'asseyait près d'une table ; Cléry restait dans cette pièce, et, se conformant aux ordres de cette Princesse, il s'asseyait lui-même un livre à la main. La famille prisonnière, ainsi dispersée, inquiétait souvent les deux municipaux de garde, qui ne voulaient ni laisser le Roi et la Reine seuls ni se séparer eux-mêmes, tant ils se méfiaient l'un de l'autre, à la fois surveillants et surveillés. C'était le moment que saisissait Madame Elisabeth pour entrer en communication avec Cléry ; celui-ci l'écoutait et lui répondait sans détourner les yeux de son livre, pour ne pas être surpris par les commissaires. Le Prince Royal et sa sœur, d'accord avec leur tante, facilitaient ces conversations par leurs jeux bruyants, et souvent par quelques signes ils l'avertissaient de l'entrée des municipaux dans cette pièce. Les captifs avaient surtout à se défier de Tison, redouté même des commissaires, qu'il avait plus d'une fois dénoncés. C'était en vain que Louis XVI et Marie-Antoinette traitaient cet homme avec bonté, rien n'avait pu vaincre sa méchanceté naturelle.

Le soir, à l'heure du coucher, les municipaux plaçaient leurs lits dans l'antichambre du Roi et dans celle de la Reine, de manière à barrer la pièce occupée par les augustes prisonniers. Ils avaient soin aussi de fermer .les portes de communication entre la chambre de Louis XVI et celle de Cléry, et d'en emporter les clefs. Si le Roi appelait son valet de chambre pendant la nuit, celui-ci était obligé d'essuyer la mauvaise humeur des commissaires, et d'attendre qu'ils voulussent bien se lever pour lui livrer passage et pour l'accompagner.

Une recrudescence se révélait dans les sentiments haineux du plus grand nombre de ces commissaires ; l'influence des journaux et autres écrits sanguinaires n'était pas étrangère à la conduite de ces hommes, qui jusque-là ne s'étaient montrés ni si durs ni si méfiants. Toute circonstance, la plus insignifiante, leur devenait un élément de soupçon, tout soupçon un motif de vexation ou de tyrannie. Un jour, le dimanche 28 octobre, après dîner, Cléry ayant écrit un mémoire de dépenses dans la salle du conseil, il le renferma dans un pupitre dont on lui avait donné la clef. A peine fut-il sorti qu'un municipal, du nom de Marinot[2], dit à ses collègues, quoiqu'il ne fût pas de service, qu'il fallait ouvrir le pupitre et examiner ce qu'il contenait : Je le connais bien, ajouta-t-il, et je sais qu'il est en correspondance avec les ennemis du peuple. Puis, accusant ses collègues de ménagements, il les accabla d'injures et les menaça de les dénoncer tous au conseil de la Commune. Il sortit en effet pour exécuter ce dessein. Un procès-verbal de tous les papiers que contenait le pupitre fut dressé et envoyé aussitôt à la Commune, où le fougueux commissaire avait déjà fait sa dénonciation. Deux jours après, on rapportait à Cléry un damier dont il avait fait raccommoder les cases, avec la permission des municipaux ; Marinot, de service ce jour-là, prétendit que le damier renfermait une correspondance ; il le défit en entier, et, ne trouvant rien, il fit recoller les cases en sa présence.

D'autres commissaires manifestaient leur haine ombrageuse et vexatoire par des traits bizarres, par des actes ridicules. Celui-ci faisait rompre des macarons pour voir si l'on n'y avait pas caché quelque billet. Celui-là ordonnait, dans la même appréhension, qu'on coupât des pêches devant lui et qu'on en fendit les noyaux. Un autre forçait Cléry de boire de l'essence de savon destinée à la barbe du Roi, affectant de craindre que ce ne fût du poison. A la fin de chaque repas, Madame Elisabeth remettait à Cléry un petit couteau à lame d'or pour qu'il le nettoyât ; plus d'une fois les municipaux le lui arrachèrent des mains, afin d'examiner s'il n'avait pas glissé quelque papier au fond de la gaine. Madame Elisabeth l'avait prié de renvoyer un livre de piété à la duchesse de Sérent, les commissaires coupèrent les marges de ce livre dans la crainte qu'on n'y eût écrit quelque avis avec de l'encre sympathique. Un d'eux défendit un jour à Cléry de monter chez Marie-Antoinette pour la coiffer ; il fallut que cette princesse descendît chez le Roi et qu'elle apportât elle-même tout ce qui était nécessaire à sa toilette. Un autre voulut la suivre quand, selon l'usage, elle entrait à midi dans la chambre de Madame Élisabeth pour quitter sa robe du matin ; Cléry représentant à cet homme l'inconvenance de ce procédé, il insista ; la Reine sortit alors de la chambre et renonça à s'habiller.

Lorsque Cléry recevait le linge du blanchissage, les officiers municipaux le lui faisaient déployer pièce par pièce et l'examinaient au grand jour. Le livre de la blanchisseuse et tout autre papier servant d'enveloppe étaient présentés au feu, afin de s'assurer s'il n'y avait aucune écriture secrète. Le linge que quittaient les prisonniers était aussi examiné. C'étaient les avanies journalières de la captivité.

Renfermée dans la tour depuis plus de deux mois et demi, la famille royale n'avait encore vu que des mandataires de la Commune, lorsque, le 1er novembre, on lui annonça une députation de la Convention nationale[3], composée de J. B. Drouet, de François Chabot et de Duprat. Cette députation arriva au Temple vers dix heures du matin. Elle donna communication de ses pouvoirs, s'installa dans le château, interrogea les officiers municipaux et le commandant en chef de la force armée, et ayant obtenu d'eux tous les renseignements qu'elle désirait, elle requit les commissaires de lui faire ouvrir les portes de la tour.

Accompagnés de Santerre et des membres du conseil du Temple, les députés montèrent au second étage, où ils trouvèrent la famille royale réunie. Ils examinèrent l'appartement en détail et rentrèrent dans la chambre du Roi, où Drouet s'assit auprès de Marie-Antoinette ; à son exemple, Chabot et Duprat prirent un siège. A la vue du maître de poste de Sainte-Menehould, la Reine ne put maîtriser un mouvement d'horreur. Drouet ne le vit pas ou feignit dé ne pas le voir : Nous venons, dit-il, en s'adressant plus particulièrement à Louis XVI, vous demander si vous vous trouvez bien, si vous ne manquez de rien, et si vous n'avez pas de plaintes à former. — Je ne me plains de rien, répondit le Roi, je ne veux pas me plaindre lorsque je suis avec ma famille. Quelques questions lui étant encore adressées sur la commodité de son appartement, sur sa nourriture : Je vous l'ai dit, je ne me plains de rien ; je désire seulement qu'on me laisse la satisfaction de vivre réuni avec ma famille. Cléry, qui se tenait debout près de la porte avec les municipaux de service, fit observer en termes respectueux qu'on ne payait pas les marchands qui fournissaient au Temple. Chabot répondit : La nation n'est pas à un écu près. — Oui, messieurs, dit alors Louis XVI, c'est là une question sur laquelle il est de mon devoir d'appeler toute votre attention. Je demande aussi que la commission fasse remettre à mon valet de chambre, ou déposer au conseil du Temple, une somme de deux mille livres pour les petites dépenses courantes, et qu'on nous fasse parvenir du linge et d'autres vêtements dont nous avons le plus grand besoin. La commission promit que ce triple vœu serait exaucé.

Le troisième étage fut inspecté avec le même soin, ainsi -que toutes les dépendances du Temple, et en particulier les cuisines et les ouvrages en construction. Le patriote Palloy assura que les travaux seraient achevés dans un mois : mais il se plaignit du retard qu'apportaient les architectes de la Commune à régler ses mémoires. Il faut, dit-il, qu'ils soient ordonnancés dès demain, afin que mes ouvriers soient payés samedi. Cette réclamation, consignée au rapport de la députation, ne fut pas élevée en vain[4] ; mais les trois demandes de Louis XVI demeurèrent sans résultat. Il y avait déjà longtemps que le maçon avait plus d'autorité que le Roi.

Les envoyés de la Convention passèrent la journée au Temple. Après le dîner ils firent-une seconde visite aux prisonniers. Drouet paraissait embarrassé ; instrument des infortunes royales, avait-il la conscience de tout le mal qu'il avait fait, et l'aspect de cette famille malheureuse éveillait-il en lui quelque remords passager ? Je ne sais ; mais nous tenons pour certain qu'avant de quitter le Temple il se fit introduire de nouveau au troisième étage de la grande tour. Il était pâle, sa voix était faible ; il demanda à la Reine d'un ton mélancolique si elle n'avait pas de plaintes à former ; la Reine ne lui répondit pas. Il renouvela deux fois la même question : Il importe cependant de savoir si vous avez à vous plaindre de quelque chose ou de quelqu'un. La Reine le regarda d'un œil fier, et, sans répondre un seul mot, elle alla s'asseoir avec sa fille sur son canapé. Drouet, ouvrant et étendant les bras comme un homme étonné, mais qui a plus de dépit peut-être que de regret, s'inclina et sortit. Voyant l'émotion de sa mère, Marie-Thérèse la pressait dans ses bras et lui baisait les mains, lorsqu'elle l'entendit adresser ces paroles à Madame Elisabeth : Pourquoi donc, ma sœur, l'homme de Varennes est-il remonté ? Est-ce parce que c'est demain le jour des Morts ?

Dans la séance du samedi 3 novembre au soir, il fut question au conseil général du traitement annuel du valet de chambre de Louis XVI ; mais, considérant que le procès du ci-devant Roi allait s’instruire, le conseil se borna à accorder un traitement provisoire de 500 livres par mois. C'était la première fois que la Commune songeait à coter le dévouement et à payer la fidélité.

Le mardi 6 novembre, après le dîner, la famille royale entendit un grand bruit au dehors : elle écouta aux fenêtres... C'était une nombreuse populace qui remplissait de cris les abords du Temple, et demandait la tête de Louis XVI et de Marie-Antoinette.

Le 8, la femme de Cléry vint à la tour avec son amie ; Cléry put les voir comme de coutume dans la salle du conseil ; la famille royale, qui était à la promenade, les aperçut à travers les larges fenêtres du rez-de-chaussée. La Reine et Madame Elisabeth leur firent un signe de tête ; ce mouvement de simple intérêt fut remarqué d'un municipal ; il n'en fallut pas davantage pour qu'il fit arrêter les deux visiteuses au moment où elles sortirent de la salle du conseil. On les interrogea séparément : on demanda à madame Cléry qui était la dame qui l'accompagnait, elle répondit : C'est ma sœur. Questionnée sur le même sujet, celle-ci dit être sa cousine.

Cette contradiction servit de matière à un long procès-verbal et aux soupçons les plus graves ; un commissaire prétendit que cette dame était un page de la Reine déguisé. Enfin, après trois heures de l'interrogatoire le plus pénible, on leur rendit la liberté. Le municipal instigateur de cette enquête injurieuse n'était autre que Marinot.

Le bruit se répandait que les officiers municipaux de garde au Temple, tout en maintenant leur consigne sévère envers la famille royale, faisaient entre eux de gais festins et y admettaient des parasites qui en compromettaient les convenances. Ils crurent donc, dans l'intérêt de leur dignité, devoir prendre l'arrêté suivant :

Les membres composant le conseil de la garde du Temple, informés que les malveillants ont répandu dans plusieurs sections, et notamment dans celle des Arcis, ci-devant des Incorruptibles, que le conseil du Temple se livrait à des orgies ; considérant qu'il est instant de relever ces traits mensongers, quoiqu'ils ne paraissent dignes que du plus profond mépris, pour ôter à l'avenir tout prétexte aux perturbateurs d'en répandre de semblables, ont arrêté ce qui suit :

Personne ne pourra se présenter à la table que les commissaires de service et ceux chargés de commissions particulières et autorisés par le conseil général de la Commune ; et aussi les quatre officiers supérieurs de la garde nationale de service ; en conséquence, les citoyens vétérans sont invités à ne laisser entrer, au moment du repas, que les personnes indiquées par le présent arrêté ;

Arrête en outre que le présent arrêté sera affiché dans la salle des citoyens vétérans et dans la salle à manger.

 

Dans sa séance du 9 novembre, le conseil général de la Commune approuva cet acte, et arrêta que copie en serait envoyée aux quarante-huit sections.

Peu de jours après, 14 novembre, la maladie vint habiter au milieu de la famille royale ; Louis XVI, le premier, eut un gros rhume et une fluxion qui l'incommodèrent beaucoup. Sa famille demanda instamment qu'on fît appeler M. Dubois-Foucou, son dentiste ; le conseil du Temple, après une longue délibération, rejeta cette demande.

Le lendemain, le conseil général de la Commune arrêta que le conseil du Temple enverrait tous les matins le bulletin de la santé des prisonniers de la tour ; et, sur la nouvelle que l'indisposition du ci-devant Roi était augmentée, il nomma deux commissaires pour aller instruire la Convention de la santé du ci-devant.

Le 22 novembre, la fièvre survint ; la Commune, avertie, s'inquiéta ; elle permit à M. Le Monnier, ancien premier médecin du Roi, d'entrer à la tour, accompagné de M. Robert, chirurgien, et elle réclama, chaque jour, un bulletin de la santé du. malade. Cléry sollicita de nouveaux vêtements pour son maître, et il les obtint sur-le-champ[5]. Il profita des bonnes dispositions qu'il rencontrait pour produire de nouveau une liste d'auteurs classiques que Louis XVI lui avait dictée depuis plus d'un mois, et dont la demande n'avait pas été alors accueillie par la commission du Temple. Celle-ci, sans revenir sur sa première décision, transmit la pétition au conseil général de la Commune, qui consentit, non sans de vifs débats, à l'acquisition des livres réclamés[6]. Le royal prisonnier apprit cette décision avec d'autant plus de plaisir que la bibliothèque du Temple fournissait peu de ressources d'enseignement pour son fils et de lectures solides pour lui-même.

La douleur de M. Le Monnier avait été grande en revoyant son maître, auquel il avait voué la plus profonde affection. Il lui offrit les soins les plus empressés ; il venait à la tour deux fois par jour. On le fouillait chaque fois, avant ses visites, dans lesquelles il était toujours escorté de plusieurs municipaux ; il ne lui était permis de parler qu'à haute voix ; ses ordonnances mêmes devaient être contre-signées par eux[7]. Marie-Antoinette, sa sœur et ses enfants, toujours présents auprès du Roi pendant le jour, le servaient avec tendresse, et enviaient à Cléry jusqu'au plaisir de faire le lit de ce cher malade.

Un jour, M. Le Monnier demanda à rester au Temple quelques heures, pour apprécier l'effet d'un médicament qu'il avait ordonné au Roi ; et, comme il demeurait debout, pendant que plusieurs commissaires étaient assis, le chapeau sur la tête, Louis XVI l'engagea à s'asseoir. Le respectable vieillard ayant refusé de prendre dans la prison et devant le malheur une autre attitude que celle qu'il avait toujours gardée dans le palais et devant la puissance, les municipaux le traitèrent de courtisan et d'aristocrate. Il ne leur répondit que par le silence du mépris. L'indisposition du Roi dura huit jours ; il souffrait bien moins de son mal que de son inaction ; il prenait mieux en patience ses douleurs que l'impossibilité d'être utile à ses enfants. Marie-Antoinette avait demandé que pendant la maladie du Roi il lui fût permis de transférer dans sa chambre le lit de son fils ; les municipaux le lui avaient refusé. Trois jours après, l'enfant royal tomba malade d'une forte coqueluche, accompagnée de fièvre. Sa mère demanda encore, avec la plus vive instance, de passer la nuit auprès de son enfant : Vous lui avez refusé la grâce de monter auprès de moi, accordez-moi celle de descendre auprès de lui. Sa prière fut inutile ; il ne lui fut permis de prodiguer ses soins à son fils que pendant le jour ; la révolution n'en était plus à persécuter la Reine, elle persécutait la mère. Marie-Antoinette prit bientôt elle-même le mal qu'elle cherchait à guérir. La maladie se communiqua aussi à sa fille et à sa sœur. M. Le Monnier obtint la permission de continuer ses visites. Les geôliers et les médecins se rencontrèrent souvent. La maladie-était aussi entrée dans cette prison, afin qu'aucun genre de souffrance ne manquât à ce martyre.

Cléry tomba malade à son tour. Sa chambre, sans cheminée et dans laquelle l'air pénétrait à peine, intercepté par l'abat-jour de la croisée, était humide et sombre. La fièvre et une forte douleur au côté le forcèrent de garder le lit. Le premier jour, il voulut se lever pour habiller son maître ; Louis, voyant son état, refusa ses soins, lui ordonna de se coucher, et fit lui-même la toilette de son fils. Le petit Prince, rendu à la santé, ne quitta presque point Cléry pendant cette première journée ; lui-même il lui apportait sa tisane. Le soir, Louis XVI profita d'un moment où il était moins surveillé pour entrer dans la chambre de son serviteur ; il le fit boire, et lui dit avec une bonté qui le toucha jusqu'au fond de l'âme : Je voudrais vous donner moi-même des soins, mais vous savez combien nous sommes observés ; prenez courage, demain vous verrez mon médecin. A l'heure du souper, la famille royale entra chez Cléry, et Madame Elisabeth, sans que les municipaux s'en aperçussent, lui remit une fiole qui contenait un looch. Cette princesse, qui était fort enrhumée, s'en privait pour lui ; il voulut refuser, elle insista. Après le souper, Marie-Antoinette déshabilla et coucha son fils, et Madame Élisabeth roula les cheveux du Roi.

Le lendemain matin, M. Le Monnier arriva et ordonna une saignée à Cléry ; mais il fallait le consentement de la Commune pour faire entrer un chirurgien. On parla dé transférer le malade au château du Temple ; craignant de ne plus rentrer dans la tour s'il en sortait une fois, celui-ci ne voulut plus être saigné. Le soir arrivèrent de nouveaux commissaires, et il ne fut plus question de le transférer. Turgy demanda à passer la nuit près de lui, on le lui permit, ainsi qu'à ses deux camarades Chrétien et Marchand, qui, chacun à son tour, rendirent ce service au malade. Cléry resta six jours au lit, et chaque jour la royale famille vint le visiter ; Madame Elisabeth lui apportait des drogues qu'elle demandait comme pour elle. Le malade retrouva une partie de ses forces, moins dans l'efficacité des remèdes que dans le sentiment de l'intérêt qu'on lui témoignait. C'était, en effet, un spectacle louchant que celui de cette vieille race souveraine suspendant le souvenir de ses infortunes pour s'occuper des souffrances d'un de ses serviteurs, et renouvelant à son chevet la tradition des exemples de saint Louis, dont les mains royales aimaient à servir, dans les infirmes et les malades, les membres mêmes de Jésus-Christ souffrant.

Nourri à l'école de la vertu et du malheur, le cœur du Dauphin s'ouvrait à tous les sentiments tendres et généreux. Un soir, après avoir couché l'enfant royal, Cléry se retirait pour faire place à la Reine, qui venait avec les Princesses embrasser son fils et lui donner le bonsoir dans son lit. Madame Élisabeth, que la surveillance des municipaux avait empêchée de -parler à Cléry, profita de ce moment pour remettre à l'enfant une petite boîte d'ipécacuanha, en lui recommandant de la donner au valet de chambre lorsqu'il reviendrait. Les Princesses remontèrent chez elles, Louis XVI passa dans sa tourelle, Cléry alla souper et ne rentra que vers onze heures pour préparer le lit de son maître. Comme il était seul dans la chambre, le Roi étant resté dans son cabinet, le jeune Prince l'appela à voix basse. Cléry fut très-surpris de ne pas le trouver endormi, et, craignant qu'il ne fût incommodé, il lui demanda pourquoi il ne dormait pas encore : C'est que ma tante m'a remis une petite boîte pour vous, lui dit-il, et je n'ai pas voulu m'endormir sans vous la donner ; il était temps que vous vinssiez, car mes yeux se sont déjà fermés plusieurs fois. — Les miens se remplirent de larmes, ajoute Cléry en racontant le trait que nous venons de rapporter. Le Dauphin s'en aperçu, m'embrassa, et deux minutes après il dormait profondément.

Le jeune Prince joignait à la sensibilité dont nous avons parlé les grâces et l'amabilité de son âge. Assez jeune pour sourire et jouer, mais assez raisonnable pour comprendre les larmes et les douleurs de sa famille, c'était toujours cet enfant espiègle qui jetait tant de gaieté dans le palais de Versailles ; mais aujourd'hui moins étourdi et plus obéissant, il devinait pourquoi il devait plus de soins et d'égards à ses parents ; il sentait leur cruelle situation, que parfois leur faisaient oublier ses naïvetés et l'enjouement de son caractère. Lui-même il se reconnaissait prisonnier. Il est un sentiment que l'instinct du danger inspire à tout âge, cet enfant vif et léger devint réservé dans sa conduite, prudent dans ses paroles. Jamais il ne lui échappait un mot qui réveillât dans le cœur de sa mère un souvenir affligeant, un regret douloureux. Mais voyait-il arriver un municipal plus honnête que ses collègues, il courait au-devant de la Reine et s'empressait de le lui annoncer, en lui disant avec l'expression du contentement le plus expansif : Maman, c'est aujourd'hui monsieur un tel ! Noble et royal enfant ! c'était le même sentiment qui, au jour de ses courtes prospérités, lui faisait devancer le réveil de la Reine pour déposer sur sa toilette un bouquet de fleurs fraîchement cueillies dans son jardin de Versailles ; il bornait maintenant son ambition à être le premier à faire retentir un nom moins désagréable à son oreille, en lui annonçant un geôlier moins inhumain. Pourquoi donc me regardez-vous ainsi ? lui demandait un jour un commissaire sur lequel il tenait les yeux attachés : C'est que je vous connais bien, lui dit d'abord le Prince sans trop de réflexion. — Et où donc m'avez-vous vu ? L'enfant le regardait encore et ne répondait rien. A cette question, plusieurs fois renouvelée, il refusa constamment de répondre. Tu ne le connais pas, lui dit Marie-Thérèse ; mais lui, se penchant à l'oreille de sa sœur : Tais-toi donc, devant maman ; c'est dans notre voyage de Varennes !

Le trait suivant offre une nouvelle preuve de sa tendresse filiale :

Un tailleur de pierres était occupé à faire des trous à la porte de l'antichambre du Roi pour y placer d'énormes verrous ; le jeune Prince, pendant que cet ouvrier déjeunait, s'amusait avec ses outils ; Louis XVI prit des mains de son fils le ciseau et le marteau pour lui montrer comment il fallait s'y prendre ; il s'en servit pendant quelques instants. Le maçon, attendri de voir ainsi le Roi à l'ouvrage : Quand vous sortirez d'ici, lui dit-il, vous pourrez dire que vous avez travaillé vous-même à votre prison. — Ah ! répondit le Roi, quand et comment en sortirai-je ? A peine avait-il achevé ces mots, que le Dauphin, tout ému, se précipita dans ses bras en versant des larmes. Son père laissa tomber le marteau et le ciseau, et rentrant dans sa chambre, il s'y promena à grands pas.

 

 

 



[1] Archives de l'Empire, carton E, n° 6206.

[2] J. B. Marinot, peintre en porcelaine, né à Sceaux, administrateur de police, fut envoyé à Lyon pour présider la commission temporaire établie après le siège de cette ville ; dénoncé en avril 1794 pour avoir outragé la représentation nationale dans la personne de Pons (de Verdun), il fut destitué, arrêté, livré au tribunal révolutionnaire, condamné d'abord à la détention ; puis, enveloppé dans la conspiration de l'étranger, il fut jugé de nouveau, et condamné à mort comme complice de l'assassinat de Collot-d’Herbois. Il fut conduit à l'échafaud avec une chemise rouge. Il était âgé de trente-sept ans.

[3] Voir à la fin du volume, Documents et Pièces justificatives, n° VI.

[4] Quelques jours plus tard, le citoyen Lemarchand, entrepreneur de travaux de menuiserie du Temple, signa l’engagement de terminer son ouvrage pour le 28 novembre.

(Archives de l’Empire, carton E, n° 6207.)

[5] Le citoyen Bosquet, tailleur, fera pour Louis Capet, au Temple, une redingote de piqué de Marseille, une de drap pour le jour, et deux culottes de drap de soie noire. — Au conseil du Temple, ce 21 novembre 1792, l'an 1er de la République française.

CLÉRY, de service à la tour auprès de Louis Capet père et fils.

Le conseil autorise le citoyen Bosquet à faire les ouvrages ci-dessus.

JOLLY BERTRAULT, commissaire de service.

MAILLET, officier de service au Temple.

[6] Voir à la fin du volume, Documents et Pièces justificatives, n° VII.

[7] Nous avons trouvé le malade avec un peu de fièvre, comme un accès qui serait sur ses fins : le pouls plein et élevé, la chaleur un peu plus que naturelle. De plus, les veines sont rouges et briquetées... Ces symptômes nous font croire que la bile commence à refluer vers le foie... Nous espérons que ces accidents se dissiperont par l'usage de quelques légères purgations, etc.

A Paris, ce 18 novembre 1792.

LE MONNIER, d. m. p.

RIOTTOT, commissaire.

TOULAN, commissaire. — GRENIER, commissaire.

BELLUET — LAMIER — MICHONIS.

ROCHE, officier municipal comme secrétaire.

Sur un petit papier annexé à cet acte se trouve l'ordonnance suivante de la main de M. Le Monnier :

Faites une pinte de petit-lait clarifié à prendre en plusieurs verres, dans la matinée, pendant trois jours de suite, un peu tiède.

LE MONNIER.

Une infusion légère de safran coupée avec du lait pour Madame.

LE MONNIER,

Ce 15 novembre 1792.

BELLUET — RIOTTOT — TOUCAN.