4 septembre — 27 octobre 1792.
Pénurie du Roi. — Jouets du Prince Royal. — Les commissaires du Temple. — Simon. — Les guichetiers de la tour. — Quelques consolations. Entretien de Chaumette et de Hue. — Avènement de la Convention. — Abolition de la royauté. — Sérénité de Louis XVI. — L'armoire de fer découverte. — Mot du Dauphin. — On enlève à la famille royale tout moyen d'écrire. — Louis XVI transféré dans la grande tour. — Turgy, Marchand et Chrétien. — Cléry devient suspect. — On enlève au Roi ses insignes. — On accorde des habits au Dauphin. — Arrestation de Cléry. — Sa réintégration au Temple. — La Reine, ses enfants et sa sœur vont habiter la grande tour. — Le Dauphin séparé d'elle et remis à son père. — Paroles de cet enfant au maçon Mercereau.Les massacres continuaient d'une manière systématique dans les prisons de Paris (mardi 4 septembre). La populace, qui s'était ruée au meurtre, n'avait point encore étanché la soif de sang dont elle était enflammée. Le calme rétabli dans le quartier du Temple et le silence des municipaux cachèrent à la famille royale une partie des horreurs, de ces fatales journées ; mais ce qu'elle savait lui donnait l'idée ou le soupçon de ce qu'elle ne savait pas. Tout entière encore aux souvenirs déchirants de la veille, elle reprit la vie uniforme qu'elle avait adoptée dès le premier jour de sa captivité. Cléry remplaçait Hue ; comme lui, valet de chambre du Roi et du Dauphin, pourvoyeur et intermédiaire de toutes les nouvelles, qu'elles vinssent d'un confident secret ou d'un crieur public, il était de plus le coiffeur e toute la famille. Après avoir fait la toilette du Roi et du jeune Prince, il arrangeait les cheveux de la Reine, et allait ensuite, pour le même service, dans la chambre de Madame Royale et de Madame Élisabeth. Ce moment de la toilette était un de ceux où il pouvait instruire les Princesses de ce qu'il avait appris. Le signe indiquait qu'il avait quelque chose à leur dire, et l'une d'elles causant avec le municipal, détournait son attention. Tison et sa femme, tout à fait en dehors des choses intimes, ne secondaient Cléry que dans le service des chambres : ils avaient le loisir de se livrer au rôle plus important qui leur avait été confié, celui de tout épier et de tout entendre, et surtout de voir ce qu'on voulait cacher. Ils étaient les yeux et les oreilles de la révolution dans le Temple. Pour la première fois — et ce fut aussi la dernière —, le Roi toucha, le 4 septembre, un léger à-compte sur les cinq cent mille livres que l'Assemblée nationale avait votées pour ses dépenses annuelles. Le secrétaire de Pétion lui apporta une somme de deux mille livres en assignats, dont il lui demanda un reçu. Tourmenté du souvenir de la dette qu'il avait contractée envers le plus fidèle et le plus affectueux serviteur, le Roi recommanda au messager de Pétion de remettre à M. Hue la somme de cinq cent vingt-six livres qu'il avait avancée pour son service ; le secrétaire et les commissaires le promirent. Louis XVI dicta alors en ces termes le reçu, qui fut écrit sur papier timbré et qu'il signa de sa main : Le Roi reconnaît avoir reçu de M. Pétion la somme de deux mille cinq. cent vingt-six livres, y compris les cinq cent vingt-six livres que MM. les commissaires de la municipalité se sont chargés de remettre à M. Hue, qui les avait avancées pour le service du Roi. LOUIS. A Paris, le 3 septembre 1792. Plusieurs journaux publièrent à cette époque que le Roi, dans sa détresse, avait accepté un emprunt du maire de Paris. Le fait était exact : on en trouve la preuve dans un document qui établit que plus tard Pétion se fit rembourser .de cette somme sur les cinq cent mille livres allouées au Roi par le décret du 12 août 1792[1]. L'avance faite par le maire de Paris à la royauté dépouillée arrivait à propos : le Prince Royal et sa sœur n'avaient plus une feuille de papier pour leurs leçons ; la Reine devait à Bréguet une montre à répétition, que dès le lendemain de son arrivée au Temple elle lui avait fait demander par l'entremise de M. Coutelle, officier municipal. Cette dette pesait à Marie-Antoinette : le Roi voulut que dès le jour même le célèbre horloger fût payé. Plusieurs jouets d'enfant étaient depuis quelque temps promis au Prince Royal pour récompense de son travail, il les attendait impatiemment : Louis XVI put faire enfin pour l'héritier du royaume de France ce que le plus mince bourgeois de Paris peut faire pour son enfant. Le jeudi 6 septembre, le Dauphin vit arriver de chez Vangeois, marchand tabletier au Singe vert : un solitaire, un bilboquet, un beau damier et deux baguenaudiers. Le même jour, Madame Élisabeth rassembla quelques petits effets qui avaient appartenu à madame de Lamballe. Laissés à la tour par cette infortunée princesse lorsqu'elle en avait été enlevée, ces objets étaient un sujet continuel de larmes pour la Reine et pour sa fille. Madame Élisabeth les remit à Cléry, et celui-ci, d'après ses ordres, en fit un paquet qu'il envoya avec une lettre à la première femme de chambre de madame de Lamballe. Il apprit plus tard que ni lettre ni paquet n'étaient parvenus à l'adresse indiquée. Nous avons, d'après les souvenirs de Hue, enregistré quelques "faits relatifs aux municipaux choisis pour inspecter le Temple ; plusieurs traits empruntés au journal de Cléry achèveront de faire connaître le caractère de ces hommes dont la plupart avaient joué un rôle dans la révolution du 10 août, et quelques-uns dans les massacres des 2 et 3 septembre. Un municipal, nommé James, maître de langue anglaise, voulut un jour suivre le Roi dans son cabinet de lecture, et s'assit à côté de lui. Le Roi lui fit observer avec douceur que ses collègues le laissaient toujours seul, que la porte restant ouverte, il ne pouvait échapper à ses regards, mais que.la pièce était trop petite pour qu'on pût y rester deux. James insista d'une manière dure et grossière ; le Roi fut forcé de céder : il renonça pour ce jour-là à sa lecture, et rentra dans sa chambre, où ce commissaire continua de l'obséder par la plus tyrannique surveillance. Un jour, à son lever, Louis XVI, prenant le commissaire de garde pour celui de la veille, et lui témoignant avec intérêt qu'il était fâché qu'on eût oublié de le relever, ce municipal ne répondit que par des injures à cette remarque bienveillante. Je viens ici, dit-il, pour examiner votre conduite, et non pour que vous vous occupiez de la mienne. Et s'avançant près du Roi, le chapeau sur la tête : Personne, et vous moins qu'un autre, n'a le droit de s'en mêler. Ce commissaire s'appelait Lemeunié, et était le même qui, de service le 19 août, avait voulu fouiller le Roi[2]. Le nommé Simon, cordonnier et officier municipal, était un des six commissaires chargés d'inspecter les travaux et les dépenses du Temple ; mais il était le seul qui, sous prétexte de bien remplir sa place, ne quittait point la tour. Cet homme ne paraissait jamais devant la famille royale sans avoir quelque parole grossière à la bouche ; souvent il disait à Cléry assez près du Roi pour en être entendu : Cléry, demande à Capet s'il a besoin de quelque chose, pour que je n'aie pas la peine de remonter une seconde fois. Cléry répondait toujours : Il n'a besoin de rien. — Un jour, les Princesses, qui avaient su que sa femme était malade à l'Hôtel-Dieu, lui en demandèrent des nouvelles. Dieu merci, elle va mieux, répondit-il, en ajoutant : C'est un plaisir de voir actuellement les dames de l'Hôtel-Dieu ; elles ont bien soin des malades ; je voudrais que vous les vissiez, elles sont aujourd'hui habillées comme ma femme, comme vous, Mesdames, ni plus ni moins[3]. Ce nom de Simon reviendra plus tard et souvent sous notre plume. Insolent avec le père, barbare avec le fils, il était dans la destinée de cet homme de peser sur deux générations royales. C'était la rancune implacable du coin de rue contre le palais. Quelques-uns des commissaires ne parlaient jamais du Roi, de son fils et des Princesses, sans joindre à leurs noms les plus outrageantes épithètes.- Un municipal, — il se nommait Turlot, — disait un jour devant Cléry : Si le bourreau ne guillotinait pas cette sacrée famille, je la guillotinerais moi-même. Plus d'une fois la garde nationale se fit complice des
procédés injurieux des commissaires. La famille royale, en sortant pour la
promenade, devait passer devant un grand nombre de sentinelles, dont
plusieurs, même à cette époque, étaient placées dans l'intérieur de la petite
tour. Les factionnaires présentaient, les armes aux municipaux et aux chefs
de légion ; mais quand le Roi arrivait près d'eux, ils posaient l'arme au
pied ou la renversaient avec affectation. — Un de ces factionnaires de
l'intérieur écrivit un jour sur la porte de la chambre du Roi et en dedans : La guillotine est permanente et attend le tyran Louis XVI.
Cléry fit un mouvement pour effacer ces mots, le Roi s'y opposa. Parfois aussi, quand la garde nationale était mieux composée, elle était elle-même insultée par les guichetiers, qui prétendaient avoir le droit de l'inspecter, comme étant des révolutionnaires plus purs, et un des guichetiers, nommé Moustache, devint ainsi l'objet d'un rapport envoyé au ministre de l'intérieur Roland[4]. Trouvant habituellement un encouragement dans les rires et les applaudissements de la garde, les deux portiers de la tour, principalement Rochez, s'évertuaient à inventer chaque jour de nouvelles injures contre les grandeurs tombées. D'autres avaient renversé la royauté ; ces insulteurs de la dernière heure s'éjouissaient à fouler aux pieds ses ruines. Remarquable par sa hideuse figure, vêtu en sapeur, avec de longues moustaches, un bonnet de poil noir sur la tête, un large sabre et une ceinture à laquelle pendait un trousseau de grosses clefs, Rochez se présentait à la porte lorsque la famille royale voulait sortir, mais il ne l'ouvrait qu'au moment où le Roi était près de lui, et, sous prétexte de choisir dans ce grand nombre de clefs qu'il agitait avec un bruit épouvantable, il affectait de faire attendre la famille royale, puis il tirait les verrous avec fracas. Il descendait ensuite précipitamment, se plaçait à côté de la dernière porte, une longue pipe à la bouche, et, à chaque membre de la famille royale qui sortait, il soufflait une bouffée de tabac, surtout devant les Princesses. Attirés par cette insolence qui les égayait, quelques gardes nationaux se rassemblaient près de Rochez, riaient aux éclats à chaque bouffée de fumée et se permettaient les propos les plus grossiers ; quelques-uns même, pour jouir plus à l'aise de ce spectacle, apportaient des chaises du corps de garde, s'y tenaient assis, et obstruaient le passage déjà fort étroit. Pendant la promenade les canonniers se rassemblaient pour danser au son des chansons révolutionnaires. Les ouvriers qui travaillaient dans le jardin mêlaient leurs injures à ces injures. Il y en eut, un jour, un qui se vanta devant le Roi de vouloir abattre la tête de la Reine avec son outil[5]. Lorsque les détenus remontaient dans leur prison, ils avaient à essuyer les mêmes outrages ; la révolution faisait la haie, l'insulte à la bouche, pendant que la royauté passait. Souvent elle couvrait les murs d'apostrophes cyniques, écrites en assez gros caractères pour ne pas échapper aux regards. On y lisait : Madame Veto la dansera ! — Nous saurons mettre le gros cochon au régime ! — A bas le cordon rouge ! — A bas la louve autrichienne ! — Il faut étrangler les petits louveteaux ! — On crayonnait tantôt une potence où était suspendue une figure sous les pieds de laquelle était écrit : Louis prenant un bain d'air ; tantôt une guillotine avec ces mots : Louis crachant dans le sac, etc. On changeait ainsi en supplice cette courte promenade que l'on accordait aux prisonniers. Le Roi et la Reine auraient pu se l'épargner ; mais, nous l'avons dit, le père et la mère supportaient chaque jour sans se plaindre ces indignes traitements, afin que leurs enfants prissent un peu d'air et un rayon de soleil, nécessaires à leur santé. On leur vendait au poids des injures ce souffle d'air et ce rayon de soleil. Un soir, entre neuf et dix heures, un embarras de patrouilles, dont les chefs ne s'étaient pas entendus sur le mot d'ordre, jeta une vive alerte dans l'enceinte du Temple. On crie aux armes ! Municipaux, guichetiers et soldats croient que ce sont les armées étrangères qui arrivent. La bêtise humaine, qui grandit dans des proportions effrayantes en temps de révolution, venait ajouter aux périls de la famille royale. Les terroristes troublés par la peur ont toujours été les terroristes les plus implacables. Des cris d'effroi, des cris de fureur se font entendre. Armé comme de coutume, Rochez escalade l'escalier, entre dans la chambre du Roi, où soupait en ce moment la famille, et, la rage dans les yeux, il crie en étendant le poing fermé vers Louis XVI : S'ils arrivent, je te tue ! A ces expressions de haine et de colère, opposons vite des témoignages de sympathie et de compassion. Un municipal, pour la première fois de garde, arriva au moment où le Roi donnait à son fils une leçon de géographie. Interrogé dans quelle partie du monde se trouvait Lunéville, le Prince Royal répondit : Dans l'Asie. — Comment, dans l'Asie ! dit en souriant le municipal ; vous ne connaissez pas mieux un lieu où vos ancêtres ont régné ? La manière dont le commissaire relevait l'erreur plut beaucoup au Roi et à la Reine. Marie-Antoinette entama avec lui à voix basse une conversation qu'elle termina par ces mots : Nous supporterions plus facilement nos malheurs, si la plupart de vos collègues vous ressemblaient. Un garde national était de faction à la porte de la chambre de la Reine ; c'était un habitant des faubourgs, en habit de paysan, mais vêtu avec propreté. Cléry était seul dans la première chambre, occupé à lire ; le factionnaire le considérait avec attention et paraissait ému : Cléry passe devant lui, le garde national lui présente les armes et lui dit d'une voix tremblante : Vous ne pouvez pas sortir. — Pourquoi ? — Ma consigne m'ordonne d'avoir les yeux sur vous. — Vous vous trompez, dit Cléry. — Quoi ! monsieur, vous n'êtes pas le Roi ? — Vous ne le connaissez donc pas ? — Jamais je ne l'ai vu, monsieur, et je voudrais bien le voir ailleurs qu'ici. — Parlez bas ; je vais entrer dans cette chambre, j'en laisserai la porte à demi ouverte et vous verrez le Roi ; il est avec ses enfants, assis près de la croisée, un livre à la main. Cléry fit part à la Reine du désir de ce factionnaire ; elle en instruisit le Roi, qui eut la bonté de se promener d'une chambre à l'autre pour passer devant lui. Cléry s'étant de nouveau approché du garde national : Ah ! monsieur, dit celui-ci avec attendrissement, que le Roi est bon et comme il aime ses enfants ! Non, continua-t-il en se frappant la poitrine, je ne puis croire qu'il nous ait fait tant de mal. Cléry craignant que cet homme ne se compromît par son extrême agitation, le quitta. Une autre sentinelle, placée au bout de l'allée de marronniers qui servait.de préau, jeune homme d'une figure intéressante, exprimait par ses regards le désir de donner quelques renseignements à la famille royale. Madame Élisabeth, dans un second tour de promenade, s'approcha de lui pour voir s'il lui parlerait ; soit crainte, soit respect, il ne l'osa point, mais quelques larmes brillèrent dans ses yeux, et il indiqua par un signe qu'il avait déposé à peu de distance un papier dans les décombres. Cléry se mit à la recherche de ce papier, en feignant de choisir des palets pour le Prince Royal ; mais les municipaux le firent retirer, et lui défendirent d'approcher désormais des sentinelles. Les intentions de ce jeune homme sont demeurées un mystère. Cette heure de la promenade offrait encore à la royale famille un autre sujet d'émotions. Un grand nombre de royalistes profitaient chaque jour de ce court instant pour voir les Princes, en se plaçant aux fenêtres des maisons situées autour du jardin du Temple, et il était impossible de se tromper sur leurs sentiments et sur leurs vœux. Cléry crut une fois reconnaître la marquise de Tourzel dans la personne d'une femme qui mettait une grande attention à suivre des yeux tous les mouvements du jeune Prince, lorsqu'il s'écartait de ses parents. Il fit part de cette observation à Madame Elisabeth. Au nom de madame de Tourzel, cette princesse, qui la croyait une des victimes du 2 septembre, ne put retenir ses larmes. Quoi, dit-elle, elle vivrait encore ! Cléry s'était trompé ; les renseignements qu'il obtint le lendemain lui apprirent que madame de Tourzel était dans une de ses terres. Il apprit aussi que la princesse de Tarente et la marquise de la Roche-Aymon, qui, le 10 août, au moment de l'attaque, se trouvaient dans le château des Tuileries, avaient échappé à la mort. La certitude que ces personnes dévouées vivaient encore donna quelques instants, de consolation à la famille royale, qui les avait pleurées. Ce fut pour elle comme la résurrection d'amis qu'on a crus perdus pour toujours ; mais elle apprit bientôt le massacre des prisonniers de la haute cour d'Orléans, et cette nouvelle affreuse l'accabla de douleur. Le duc de Brissac et M. de Lessart étaient au nombre, de ces amis du Roi qui ne furent pas jugés, mais assassinés à Versailles le 9 septembre 1792. La tête de M. de Brissac fut plantée au bout d'une des piques de la grille du château. M. de Brissac n'avait jamais voulu quitter le Roi depuis le commencement de la révolution. Dès la dissolution de son régiment, il aurait pu fuir, le Roi l'en avait prié ; mais le cœur d'un sujet si dévoué était resté sourd aux instances d'un Roi si malheureux. Sire, avait répondu M. de Brissac, si je fuis, on me dira coupable et l'on vous croira complice : ma fuite serait pour vous une accusation, j'aime bien mieux mourir. Il mourut. Parmi les personnes qui venaient chaque jour aux environs du Temple pour épier le moment d'apercevoir la famille royale, nous devons aussi nommer M. Hue, qui, après avoir passé environ quinze jours dans les cachots de la Commune et dans les angoisses de la mort, venait d'être rendu à la liberté. L'idée toujours présente de la captivité de son Roi ne laissait aucun instant de repos à ce fidèle serviteur. Porter ses pas vers le Temple était le seul adoucissement à ses peines. Tourmenté jour et nuit du désir de rentrer dans la tour, il fit des démarches auprès de Pétion, et celui-ci étant passé à la Convention nationale en qualité de représentant, il se détermina à voir Chaumette, devenu procureur général de la Commune à la place de Manuel, nommé aussi député à la Convention. Il fut accueilli par lui mieux qu'il ne l'espérait. Chaumette voulut causer confidentiellement avec lui, et, ayant fait interdire sa porte, il lui parla d'abord de son origine obscure, de sa jeunesse besogneuse et des rigueurs que le gouvernement lui avait fait éprouver. Puis il fit d'importants aveux sur les infidélités de plusieurs personnes du service du Roi, qui recevaient par jour, pour prix de leurs délations, un ou plusieurs louis, stipulés payables en or. M. Hue, dans son ouvrage, Dernières années du règne et de la vie de Louis XVI, a gardé sur la perfidie de ces traîtres une silencieuse et magnanime réserve, ne devant pas, dit-il, mettre à découvert leurs noms, quand son vertueux maître les a voulu taire, et quand, dans son immortel testament, il a prié son fils de ne songer qu'à leurs malheurs. L'âme du maître avait épanché dans l'âme de ce digne serviteur ses sentiments de clémence ineffable et de pardon. Passant ensuite à la famille royale, Chaumette laissa entrevoir je ne sais quel intérêt pour le Dauphin. Je veux, dit-il, lui faire donner quelque éducation ; je l'éloignerai de sa famille pour lui faire perdre l'idée de son rang ; quant au Roi, il périra. Le Roi vous aime. A ces mots, M. Hue ne pouvant retenir ses larmes, cc Donnez un libre cours à votre douleur, continua Chaumette ; si vous cessiez un instant de regretter votre maître, moi-même je vous mépriserais. Malgré cette compassion apparente, les démarches de M. Hue demeurèrent sans succès. A cette époque, la Convention nationale remplaça l'Assemblée législative. Le dénouement se faisait proche ; le drame révolutionnaire courait à son sinistre but. L'Assemblée législative, triste assemblée qui n'avait eu ni le courage de la vertu ni l'énergie du crime, avait amené la victime au Temple ; la Convention devait l'y venir prendre pour l'immoler. Elle arrivait en portant au front la marque de son odieuse origine : c'était à la faveur des massacres de septembre et pendant ces massacres qu'elle avait été nommée ; on peut donc dire qu'elle avait été conçue dans le meurtre et dans le sang. La plus grande partie des électeurs avait été écartée des comices par la peur ou par la violence ; 1.500.000 électeurs seulement avaient pris part au scrutin, et tous les noms chers à la révolution avaient triomphé : les ouvriers étaient taillés pour la sanglante besogne qui les attendait. Dès la première séance de la Convention (21 septembre 1792), sur la motion de Collot-d'Herbois et presque sans discussion, la royauté, déjà supprimée de fait, fut abolie officiellement, et lit République proclamée. Aussi bien le Roi n'était — plus depuis plus d'un an qu'une dérision couronnée. Le même jour, à quatre heures du soir, un officier municipal, nommé Lubin, vint, entouré de gendarmes à cheval et d'une nombreuse populace, lire une proclamation devant la tour. Les trompettes sonnèrent, et il se fit un grand silence ; Lubin avait une voix de stentor : la famille royale put entendre distinctement la proclamation ; La royauté est abolie en France. Tous les actes publics seront datés de la première année de la République. Le sceau de l'Etat portera pour légende ces mots : République de France. Le sceau national représentera une femme assise sur un faisceau d'armes, tenant à la main une pique surmontée du bonnet de la liberté. Hébert, si connu sous le nom de Père Duchesne, et Destournelles, depuis ministre des contributions publiques, se trouvaient de garde auprès de la famille royale ; ils étaient en ce moment assis près de la porte, essayant de saisir sur la physionomie des captifs les secrètes émotions de leur âme : le Roi, à leur sourire expressif, reconnut leur intention ; il tenait un livre à la main, et il continua de lire sans que la moindre altération parût sur son visage. La Reine, comme lui, demeura calme et digne ; pas un mot, pas un mouvement qui pût accroître la jouissance des deux observateurs. La proclamation finie, les trompettes sonnèrent de nouveau ; Cléry se mit à une fenêtre : aussitôt les regards de la populace se tournèrent vers lui ; on le prit pour Louis XVI : il fut accablé d'injures. Les gendarmes lui firent des signes menaçants avec leurs sabres, et il fut obligé de se retirer pour faire cesser le tumulte. Le même soir Cléry fit part au Roi du besoin qu'avait son fils de rideaux et de couvertures pour son lit, le froid commençant à se faire sentir. Le Roi lui dit d'en écrire la demande, et il la signa. Cléry s'était servi des expressions qu'il avait employées jusqu'alors : Le Roi demande pour son fils, etc. — Vous êtes bien osé, lui dit Destournelles, de vous servir ainsi d'un titre aboli par la volonté du peuple, comme vous venez de l'entendre. — J'ai entendu une proclamation, répondit Cléry, mais je n'en sais pas l'objet. — C'est, reprit le membre de la Commune, l'abolition de la royauté, et vous pouvez dire à Monsieur — en lui montrant Louis XVI — de cesser de prendre un titre que le peuple ne reconnaît plus. — Je ne puis, dit Cléry, changer ce billet qui est déjà signé ; Louis m'en demanderait la cause, et ce n'est pas à moi à la lui apprendre. — Vous ferez ce que vous voudrez, répliqua le commissaire, mais je ne certifierai pas votre demande. Le lendemain, Madame Élisabeth recommanda à Cléry d'écrire à l'avenir, pour ces sortes d'objets, de la manière suivante : Il est nécessaire pour le service de Louis XVI... de Marie-Antoinette... de Louis-Charles... de Marie-Thérèse... de Marie-Élisabeth... etc. Cléry était obligé de renouveler souvent ces demandes. Le peu de linge qu'avait la famille royale lui avait été prêté par lady Sutherland pendant le séjour aux Feuillants, et le Prince Royal n'avait eu, pendant quelques jours, d'autre habit que celui du fils de cette noble étrangère, enfant du même âge que lui. Cléry obtint cependant, après beaucoup d'instances, qu'on fit un peu de linge neuf ; les ouvrières l'ayant marqué de lettres couronnées, les municipaux exigèrent que les Princesses ôtassent les couronnes : ce qui fut fait. La colère de la rue contre le Roi venait de recevoir un nouvel aliment. Ce malheureux Prince ayant vu son palais plus d'une fois envahi et violé, avait voulu du moins mettre en sûreté ses papiers les plus importants. Dans l'embrasure d'une porte qui communiquait de sa chambre à celle de son fils, il avait lui-même, avant le 10 août, pratiqué à l'aide d'une vrille (seul instrument qu'il pût employer sans bruit) une ouverture de vingt-deux pouces de haut sur seize de large : il était parvenu à creuser insensiblement dans le mur, sur les mêmes dimensions, un trou de huit à neuf pouces de profondeur ; chaque jour il lui avait fallu lever le morceau qu'il avait détaché du lambris ; et, le travail de la journée achevé, le rattacher avec quatre vis. L'opération terminée, il avait de sa main scellé en plâtre quatre tasseaux, sur lesquels il avait posé un double rang de tablettes en bois, là il avait rangé ses papiers. Il avait fait appeler un serrurier pour doubler d'une feuille de tôle le morceau de lambris qui recouvrait cette ouverture. Cet ouvrier, nommé Gamin, honoré de sa confiance et comblé de ses bienfaits, venait de dénoncer ce fait à Roland, ministre de l'intérieur. La Convention nationale en fut immédiatement instruite ; la cachette éventée prit dans le public le nom d'armoire de fer, et devint une source inépuisable d'accusations. La nouvelle de cette découverte, qui, d'après le rapport de Roland, donnait le fil d'une vaste conspiration — et causa la mort de plusieurs personnes innocentes —, parvint jusqu'aux oreilles du Prince Royal, dont la vive attention ne laissait rien échapper. Un jour, on servit une brioche qu'il convoitait des yeux. Maman, dit-il, voilà une belle et bonne brioche ! il y a par ici une armoire où, si vous le jugez à propos, je la mettrai, et elle sera bien en sûreté ; personne, je vous l'assure, ne pourra la retirer. On se regardait, on promenait les yeux autour de la chambre pour y découvrir une armoire. On n'en voyait point. Les commissaires de la Commune formaient déjà de terribles soupçons, et préparaient sans doute une nouvelle dénonciation. Mon fils, lui dit la Reine, je ne vois point l'armoire dont vous me parlez. — Maman, répondit l'enfant en montrant du doigt sa bouche, la voici. Cette combinaison d'idées et de langage enfantin, qui avait si mal à propos aiguillonné les surveillants, fit éclore un sourire aux lèvres de la famille royale. Pauvre enfant, dont l'innocence trouvait un sujet de plaisanterie dans un événement qui allait fournir des prétextes à ceux qui préparaient la mort de son père ! Le mercredi 26 septembre, Cléry fut informé par un municipal qu'on se proposait de séparer le Roi de sa famille, l'appartement qu'on lui destinait dans la grande tour étant bientôt prêt. Cléry annonça avec beaucoup de précautions cette nouvelle cruauté à son maître, et lui témoigna combien il lui en coûtait de l'affliger. Vous ne pouvez me donner une plus grande preuve d'attachement, lui dit le Roi ; j'exige de votre zèle de ne me rien cacher, je m'attends à tout ; tâchez de savoir le jour de cette pénible séparation et de m'en instruire. Le 27, les commissaires municipaux qui composaient le conseil du Temple exposent, dans un rapport adressé au conseil général de la Commune, qu'il se formait des rassemblements nocturnes de trois à quatre cents hommes, près de l'enceinte extérieure de la tour ; qu'on y jouait différents airs sur le flageolet ; qu'on y faisait plusieurs signaux, et qu'on avait même entendu des cris de Vive le Roi. Nous avons pris des mesures, ajoutent-ils, pour prévenir l'effet de ces machinations. Ils proposent ensuite au conseil général d'ôter à Louis XVI le crachat, le cordon rouge et tous les autres signes de la féodalité qu'il porte sur son habit[6]. Le 28, Santerre se plaint à la Commune de la lenteur des travaux du Temple, et des entraves apportées par les démolitions et les constructions à la garde des postes presque dénués de défense. De là une grande confusion ; le commandant général propose d'employer au prompt achèvement des plans arrêtés les 500,000 livres destinées au traitement de Louis, et de 4 supprimer le poste placé au-dessus de l'appartement du Roi. La voix de Santerre fut écoutée. Une vive impulsion fut donnée aux travaux, et, quant au corps de garde en question, il fut facilement supprimé ; la mesure prise le lendemain devait, comme on va le voir, en rendre le maintien inutile. Le 29, à dix heures du matin, cinq ou six municipaux entrèrent dans la chambre de la Reine, où était réunie sa famille. L'un d'eux, nommé Charbonnier, fit lecture d'un arrêté du
conseil de la Commune, qui leur ordonnait d'enlever
papier, encre, plumes, crayons et même les papiers écrits, tant sur la personne
des détenus que dans leurs chambres, ainsi qu'au valet de chambre et autres
personnes du service de la tour ; de ne leur laisser aucune arme quelconque,
offensive ou défensive ; en un mot, de prendre toutes les précautions
nécessaires pour ôter tout commerce de Louis le dernier avec autres personnes
que les officiers municipaux[7]. Le même
commissaire ajouta, de vive voix, en s'adressant au Roi : Lorsque vous aurez besoin de quelque chose, Cléry
descendra et écrira vos demandes sur un registre qui restera dans la salle du
conseil. Louis XVI et sa famille, sans faire la moindre observation,
se fouillèrent, donnèrent leurs papiers, crayons, nécessaires de poche, etc.
Les municipaux visitèrent ensuite les chambrer, les armoires, et emportèrent
les objets désignés par l'arrêté. Cléry apprit par l'un d'eux que le soir
même le Roi serait transféré dans la grande tour ; il trouva moyen de l'en
faire avertir par Madame Elisabeth. En effet après le souper, comme le Roi quittait la chambre de Marie-Antoinette pour remonter dans la sienne, un municipal lui dit d'attendre, le conseil ayant quelque chose à lui communiquer. Un quart d'heure après, les six commissaires qui le matin avaient enlevé les papiers parurent et firent lecture à Louis XVI d'un second arrêté qui ordonnait sa séparation de sa famille. Jamais les prescriptions de la Commune n'avaient eu encore une forme aussi acerbe[8]. Quoique préparé à cet événement, le Roi en fut profondément affecté. Sa famille désolée cherchait à lire dans les yeux des municipaux jusqu'où devaient s'étendre leurs projets ; ce fut en la laissant dans les plus vives alarmes que le Roi reçut ses adieux. Marie-Antoinette et Madame Élisabeth pleuraient à chaudes larmes. Louis leur prit les mains et les serra avec un sentiment expressif, qui disait : Résignons-nous. Cette séparation, qui annonçait tant d'autres malheurs, fut un des moments les plus cruels que cette royale famille eût encore passés au Temple. Elle apprenait, chaque jour, que les bornes d'une infortune qu'elle croyait sans bornes pouvaient être reculées, et la révolution lui faisait descendre la pente d'un abîme de douleurs sans égales dans le passé, et que Dieu, il faut l'espérer, épargnera à l'avenir. Cléry suivit le Roi dans sa nouvelle prison. L'appartement de Louis XVI dans la grande tour n'était point achevé ; il n'y avait qu'un seul lit, aucun autre meuble n'y avait encore été placé ; les peintres et les colleurs y travaillaient encore, ce qui causait une odeur insupportable. On destinait à Cléry une chambre éloignée de celle du Roi, mais il passa la première nuit sur une chaise auprès de son maître, et, le lendemain, le Roi obtint, non sans difficulté, qu'on donnât à son serviteur une chambre à côté de la sienne. Après le lever du Roi, Cléry voulut se rendre dans la petite tour, pour habiller le jeune Prince ; les municipaux s'y refusèrent. Vous n'aurez plus de communication avec les prisonnières, lui dit l'un d'eux[9], votre maître non plus ; il ne doit pas même revoir ses enfants. A neuf heures, le Roi demanda qu'on le conduisît vers sa famille. Nous n'avons pas d'ordre pour cela, dirent les commissaires. Louis leur fit quelques observations ; ils ne répondirent pas. Une demi-heure après, deux .municipaux entrèrent suivis d'un garçon servant, qui apportait au Roi un morceau de pain et une carafe de limonade pour son déjeuner ; le Roi leur témoigna le désir de dîner avec sa famille ; ils répondirent qu'ils prendraient les ordres de la Commune. Mais, ajouta Louis, mon valet de chambre peut descendre, c'est lui qui a soin de mon fils, et rien n'empêche qu'il ne continue de le servir. — Cela ne dépend pas de nous, dirent les commissaires ; et ils se retirèrent. Cléry était dans un coin de la chambre, livré aux réflexions les plus tristes : d'un côté, il voyait les souffrances de son maître ; de l'autre, il se représentait le jeune Prince abandonné peut-être à d'autres mains. On avait déjà parlé de le séparer de ses parents ; et quelles nouvelles souffrances cet enlèvement ne causerait-il pas à la Reine ! Cléry était en proie à ces pénibles préoccupations, lorsque le Roi vint à lui, tenant à là main le pain qu'on lui avait apporté, et lui en présentant la moitié : Il paraît qu'on a oublié votre déjeuner, lui dit-il, prenez ceci, j'ai assez du reste. Cléry refusa, mais Louis insista. Cléry ne put retenir ses larmes, le Roi s'en aperçut, et laissa couler les siennes. A dix heures, d'autres municipaux amenèrent les ouvriers pour continuer les travaux de l'appartement. Un de ces commissaires dit au Roi qu'il venait d'assister au déjeuner de sa famille, et qu'elle était en bonne santé. Je vous remercie, répondit le Roi, je vous prie de lui donner de mes nouvelles et de lui dire que je me porte bien. Ne pourrais-je pas, ajouta-t-il, avoir quelques livres que j'ai laissés dans la chambre de la Reine ? Vous me feriez plaisir de me les envoyer, car je n'ai rien à lire. Louis XVI indiqua les livres qu'il désirait. Ce municipal accueillit sa demande, mais ne sachant pas lire, il proposa à Cléry de l'accompagner. Cléry se félicita de l'ignorance de cet homme et se hâta de descendre avec lui. Il trouva la Reine dans sa chambre, entourée de ses enfants et de Madame Elisabeth ; ils pleuraient tous, et leur douleur augmenta à sa vue ; ils lui firent sur le Roi mille questions, auxquelles il ne put répondre qu'avec réserve. Marie-Antoinette, s'adressant aux municipaux qui étaient entrés avec Cléry, renouvela vivement la demande d'être réunie au Roi, au moins pendant quelques instants du jour, et à l'heure des repas. Ce n'étaient plus des plaintes, ni des larmes, c'étaient des cris de douleur... Eh bien, ils dîneront ensemble aujourd'hui, dit un municipal ; mais comme notre conduite est subordonnée aux arrêtés de la Commune, nous ferons demain ce qu'elle prescrira. À ces mots un sentiment qui était presque de la joie vint soulager ces tristes cœurs, la Reine, pressant ses enfants dans ses bras, Madame Elisabeth, les mains levées vers le ciel, remercièrent Dieu de cette faveur inattendue. Quelques commissaires ne purent retenir leurs larmes ; Simon lui-même fut attendri, et dit tout haut : Je crois que ces b..... de femmes me feraient pleurer. Puis s'adressant à Marie-Antoinette, il ajouta : Quand vous assassiniez le peuple, au 10 août, vous ne pleuriez point. Cléry prit les livres que le Roi avait demandés et les lui porta. Les municipaux entrèrent avec lui pour annoncer à Louis XVI qu'il verrait sa famille. Je puis sans doute continuer de servir le jeune Prince et les Princesses ? dit alors Cléry aux commissaires. Ceux-ci ne mirent point d'obstacle à sa demande, et le serviteur empressé trouva ainsi l'occasion d'apprendre à la Reine ce qui s'était passé. On servit le dîner chez le Roi, à l'heure ordinaire, et on lui amena sa famille. Aux transports qu'elle fit éclater on put juger des craintes qui l'avaient agitée. On n'entendit plus parler de l'arrêté de la Commune, et la famille royale continua de se réunir aux heures des repas ainsi qu'à la promenade. Après le dîner, on laissa visiter à la Reine et à Madame Élisabeth l'appartement qu'on leur préparait au-dessus de celui du Roi ; elles prièrent les ouvriers de se hâter, mais ils n'eurent fini qu'au bout de trois semaines. Durant cet intervalle, Cléry partagea son temps entre tous les prisonniers, faisant leur service, réglant leurs dépenses et trouvant le moyen de conserver entre eux quelque communication. Les soins que le Roi donnait à l'éducation de son fils n'éprouvèrent aucune interruption : mais ce séjour de la famille royale dans deux tours séparées, en rendant la surveillance des municipaux plus difficile, la rendait aussi plus inquiète. Le nombre des commissaires était augmenté, et leur défiance laissait peu de moyens pour être instruit de ce qui se passait au dehors. Toute correspondance était interdite, même pour les objets religieux, et le vicaire de Fontenay-sous-Bois ayant écrit à Madame Elisabeth, sa lettre fut envoyée à la Commune[10]. Cependant, sous le prétexte de se faire apporter du linge et d'autres objets nécessaires, Cléry obtint pour sa femme la permission de venir au Temple une fois la semaine. Elle était toujours accompagnée d'une amie qui passait pour une parente, et qui était fort dévouée comme elle à la famille royale. A leur arrivée, on faisait descendre Cléry dans la chambre du conseil, placée à cette époque non plus dans le palais du Temple, mais au rez-de-chaussée de la grande tour ; il ne pouvait leur parler qu'en présence des municipaux ; aussi les premières visites n'atteignirent pas leur but. Il fit alors comprendre aux deux visiteuses qu'elles ne devaient venir qu'à une heure de l'après-midi : c'était le moment de la promenade, pendant laquelle la plupart des commissaires suivaient la famille royale ; il n'en restait qu'un dans la salle du conseil, et lorsque c'était un honnête homme, il leur laissait la liberté de causer, sans toutefois les perdre de vue. Cléry, par cette médiation, fut informé des nouvelles des personnes à qui s'intéressait la famille royale, et de ce qui se passait dans la Convention. Un ancien employé de la bouche, nommé Turgy, qui, par affection pour ses anciens maîtres, était parvenu à se faire employer au Temple avec deux de ses camarades, Marchand et Chrétien, pouvait aussi lui fournir des renseignements précieux : sortant deux ou trois fois par semaine et courant par la ville pour des commissions d'approvisionnement, il recueillait toujours quelques nouvelles importantes ; mais la difficulté était de les communiquer à Cléry, qui seul était en contact avec la famille royale. Il était défendu à tous les employés de parler au valet de chambre, à moins que ce ne fut pour affaire de service, et toujours en présence des municipaux. Lorsque Turgy avait quelque confidence à faire à son honnête complice, il l'en avertissait par un signe convenu : Cléry cherchait à l'entretenir sous différents prétextes ; tantôt il le priait de le coiffer ; Madame Elisabeth, qui était dans le secret, causait alors avec les municipaux et détournait leur attention ; tantôt il lui donnait l'occasion d'entrer dans sa chambre, et Turgy saisissait ce moment pour jeter sous son lit les journaux ou autres écrits qu'il avait à lui remettre. Lorsque le Roi ou la Reine désiraient quelque prompt éclaircissement, et que le jour où madame Cléry devait venir était éloigné, c'était encore Turgy qui se chargeait de la mission. Si ce n'était pas son jour de sortie, Cléry feignait d'avoir besoin de quelque objet pour le service de la famille royale. Ce sera pour un autre jour, disait tout haut Turgy. — Eh bien, répondait Cléry d'un air indifférent, le Roi attendra. Cette indifférence affectée avait pour objet et quelquefois pour résultat d'engager les municipaux à donner à Turgy la permission de sortir. Souvent il la recevait, et le même soir, ou le lendemain matin, il transmettait les détails désirés. C'est par ces voies détournées que ces deux ingénieux conspirateurs arrivaient souvent à leur but, en prenant soin de ne pas employer une — seconde fois la même provocation devant les mêmes municipaux. Cléry, contraint et surveillé comme l'avait été Hue, ne pouvait, nous l'avons dit, parler au Roi qu'à son coucher, et quelques minutes avant, au moment où l'on relevait les commissaires. Quelquefois cependant il parvenait à lui dire un mol le matin, quand ses gardiens n'étaient pas encore en état de paraître à son lever. Cléry affectait de ne pas vouloir entrer sans eux, mais en leur faisant sentir que Louis l'attendait. Les municipaux lui permettaient-ils d'entrer, il tirait aussitôt les rideaux du lit du Roi, et pendant qu'il le chaussait, il lui parlait sans être vu ni entendu. Le plus souvent cette tentative ne réussissait pas, et Cléry, trompé dans ses espérances, était forcé d'attendre la fin de la toilette de ses surveillants, qui l'accompagnaient chez le Roi. Plusieurs d'entre eux le traitaient même avec dureté ; les uns lui ordonnant le matin d'enlever leurs lits de sangle et le soir de les replacer, les autres lui tenant sans cesse des propos insultants ; mais Cléry, en ne leur opposant que de la douceur et de la complaisance, les captivait presque malgré eux, leur enlevait insensiblement leur défiance, et, apprivoisant leur haine, parvenait souvent à savoir d'eux-mêmes ce qu'il voulait apprendre. C'est ainsi qu'il suivait avec soin le plan tracé par son devancier, lorsqu'un événement aussi bizarre qu'inattendu lui fit craindre d'être comme lui séparé de la famille royale. Un soir, le vendredi 5 octobre 1792, vers six heures, après avoir accompagné la Reine dans son appartement, il remontait chez le Roi avec deux municipaux, lorsque le factionnaire placé à la porte du grand corps de garde, au premier étage de la grosse tour, l'arrêtant par le bras : Cléry, lui dit-il, comment te portes-tu ? Et baissant la voix : Je voudrais bien t'entretenir, ajouta-t-il avec un air de mystère. — Parlez haut, répondit Cléry ; il ne m'est pas permis de parler bas à personne. — On m'a assuré, répliqua la sentinelle, qu'on avait mis le Roi au cachot depuis quelques jours, et que tu étais avec lui. — Vous voyez bien le contraire, dit Cléry en continuant sa marche. L'un des municipaux le précédait, et l'autre le suivait ; le premier avait tout entendu-. Le lendemain matin, deux municipaux attendaient Cléry à la porte de l'appartement de la Reine : ils le conduisirent à la chambre du conseil, et les commissaires qui s'y étaient rassemblés l'interrogèrent. L'accusé rapporta la conversation telle qu'elle avait eu lieu ; celui des municipaux qui l'avait entendue confirma son récit ; l'autre soutint que la sentinelle avait remis à l'accusé un papier dont il avait entendu le froissement, et que c'était une lettre pour le Roi. Cléry nia le fait, en invitant les municipaux à le fouiller et à faire des recherches. On dressa procès-verbal de la séance du conseil ; Cléry fut confronté avec le factionnaire, et ce dernier, jeune homme vif et imprudent[11], fut, pour avoir parlé sous les armes, condamné à vingt-quatre heures de prison. Toutefois, le civisme de Cléry fut mis en cause dans cette affaire et gravement suspecté, lorsqu'on apprit qu'il n'avait pas encore prêté le serment exigé le 14 août dernier par l'Assemblée nationale ; il le prêta séance tenante[12] devant les commissaires, et retourna ensuite à-ses fonctions, croyant cette affaire terminée, et ne se doutant guère qu'elle revivrait plus tard, comme on le verra bientôt. Le dimanche 7 octobre, à six heures du soir, Cléry fut mandé dans la salle du conseil, où il fut surpris et inquiet de trouver Manuel, qui, depuis sa nomination à III Convention nationale, n'avait point paru au Temple. Manuel était environné d'une vingtaine de municipaux qu'il présidait avec gravité. Il prescrivit à Cléry de dépouiller, dès le soir même, l'habit du Roi des ordres dont il était encore décoré, tels que ceux de Saint-Louis et de la Toison d'or[13]. Cléry représenta qu'il ne lui appartenait pas de signifier à Louis XVI les arrêtés du conseil. Les commissaires refusaient cependant de monter chez le Roi ; Manuel les y décida en offrant de les accompagner. Ils trouvèrent Louis XVI assis et occupé à lire un volume de Tacite. Comment vous trouvez-vous ? lui dit Manuel, avez-vous ce qui vous est nécessaire ? — Je me contente de ce que j'ai, répondit Louis XVI. — Vous êtes sans doute instruit des victoires de nos armées, de la prise de Spire, de celle de Nice et de la conquête de la Savoie ? — J'en ai entendu parler, il y a quelques jours, par un de ces messieurs qui lisait le journal du soir. — Comment ! n'avez-vous pas les journaux, qui deviennent si intéressants ? — Je n'en reçois aucun. — Il faut, messieurs, dit Manuel aux municipaux, donner à Monsieur tous les journaux ; il est bon qu'il soit instruit de nos succès. Puis, s'adressant de nouveau à Louis XVI : Les principes démocratiques se propagent. Vous savez que le peuple a aboli la royauté et adopté le gouvernement républicain. — Je l'ai entendu dire, et je fais des vœux pour que les Français trouvent le bonheur que j'ai toujours voulu leur procurer. — Vous savez aussi que l'Assemblée nationale a supprimé tous les ordres de chevalerie ; on aurait dû vous dire d'en quitter les décorations ; rentré dans la classe des citoyens, il faut que vous soyez traité de même : au reste, demandez tout ce qui vous sera nécessaire, on s'empressera de vous le procurer. — Je vous remercie, dit le Roi, je n'ai besoin de rien. Aussitôt il reprit sa lecture. Manuel avait-il cherché à découvrir des regrets ou de l'impatience ? Je ne sais ; dans tous les cas, il ne trouva qu'une inaltérable sérénité. La députation se retira ; Cléry, sur l'ordre d'un municipal, la suivit jusqu'à la salle du conseil, où on lui ordonna de nouveau d'ôter à Louis ses décorations. Vous ferez bien, ajouta Manuel, d'envoyer à la Convention les croix et les rubans. Le lendemain (8 octobre), en présentant au Roi ses habits dépouillés de tout insigne, Cléry lui dit qu'il avait gardé et serré les croix et les cordons, quoique-Manuel lui eût fait entendre qu'il ferait bien de les envoyer à la Convention. Vous avez bien fait, a répondit Louis XVI. Le 9 octobre, on apporta à Louis le journal des débats de la Convention ; et, les jours suivants, quatre journaux furent remis au Temple avec cette adresse imprimée : Au valet de chambre de Louis XVI, à la tour du Temple. Cléry ignora toujours s'ils arrivaient en vertu d'une mesure officielle qui en avait ordonné l'envoi, ou s'ils étaient le témoignage d'un dévouement secret qui en avait payé l'abonnement. Quoi qu'il en soit, cette faveur ne dura que peu de jours. Un municipal — Michel, que nous avons déjà nommé — somma Cléry de déclarer par quel ordre il faisait venir des journaux à son adresse. Je n'ai reçu ni transmis d'ordre à ce sujet, répondit Cléry, et j'ai été aussi étonné que vous de voir ces feuilles, arriver à mon nom. On exigea de lui d'écrire aux rédacteurs des journaux pour avoir des éclaircissements, mais leurs réponses, s'ils en firent, ne lui furent pas communiquées, et Michel provoqua un arrêté qui interdit de nouveau l'entrée des papiers publics dans la tour. Nous avons tout lieu de croire que l'envoi des journaux, resté inexpliqué dans la pensée de Cléry, provenait d'un mouvement de Manuel, qui, frappé du touchant spectacle de tant de grandeur abattue et résignée, du calme du Roi, de la fermeté de la Reine et de la douceur de leurs enfants, faisait depuis quelque temps des efforts pour rendre leur captivité moins pénible. Son esprit insensiblement semblait incliner vers la modération. Un municipal ayant dénoncé au conseil général un de ses collègues coupable d'avoir mis chapeau bas devant Marie-Antoinette et sa belle-sœur, Manuel essaya, sinon de justifier, du moins d'atténuer le crime de ce commissaire. La défense de laisser entrer les gazettes au Temple avait pourtant des exceptions qu'autorisait le calcul haineux de certains municipaux ; on tenait, il est vrai, éloignées de la tour les feuilles publiques qui racontaient les sanglants malheurs de la France, les brochures, les pamphlets qui pervertissaient la conscience populaire ; mais l'injure, la menace, la calomnie, adressées directement aux Capets, servaient quelquefois de passeport aux journaux dans ce lazaret politique et moral, où la royauté prolongeait sans fin sa douloureuse quarantaine, et dans lequel on ne laissait entrer que ce qui pouvait ajouter aux tortures du présent les appréhensions d'un plus sinistre avenir. Ces feuilles odieuses, on les plaçait à dessein sur la cheminée ou sur la commode du Roi ou de la Reine ; Louis XVI y lut un jour la réclamation d'un canonnier, qui demandait la tête du tyran Louis XVI, pour en charger sa pièce et l'envoyer à l'ennemi. Une autre gazette, en versant l'outrage à pleins flots sur Madame Elisabeth, cherchait à détruire l'admiration qu'inspiraient au public ses vertus et son dévouement fraternel ; une troisième disait qu'il fallait étouffer les deux petits louveteaux qui étaient dans la tour, désignant ainsi les enfants du Roi. Il est bien peu de ces articles qui aient échappé à Louis XVI ; il ne s'en montrait affecté que pour l'honneur de la nation. Le lundi 15 octobre, le Roi chargea Cléry de demander un second vêtement pour son fils. La Reine voulut profiter de cette occasion pour renvoyer à lady Sutherland le linge et quelques autres effets qui lui appartenaient ; et, privée à cette époque de papier et d'encre, elle pria Cléry d'écrire à l'ambassadrice pour la remercier. Les municipaux autorisèrent la demande du Roi[14], mais ils s'opposèrent à celle de la Reine, et gardèrent le linge et les effets. Il n'est pas pour l'homme de position si déplorable où certain amour-propre étroit ne trouve encore à se glisser ; jaloux de la confiance que Marie-Antoinette semblait, à son exclusion, accorder à Cléry, Tison représenta à la Reine que, dans cette dernière occasion, il n'eût pas été un agent plus malheureux que son collègue. Une sorte de conflit d'attributions s'éleva entre ces deux serviteurs si différents par le cœur ; et leurs prétentions, jointes à l'habitude que prenait individuellement chaque membre de la famille royale de s'adresser, pour un service quelconque, au commissaire qu'il croyait le mieux disposé en sa faveur, firent rendre au conseil du Temple un arrêté pour réglementer la manière dont la famille royale ferait désormais parvenir ses demandes au conseil[15]. Le municipal James, qui protégeait Tison, lui dit en lui communiquant le résultat de la délibération du conseil : Sois content ; le ministère est formé : tu as le département des femmes. La séparation complète de la famille royale était pressentie dans cet arrêté. Trois jours après, le vendredi 26 octobre, pendant le dîner de la famille royale, un municipal entra, accompagné d'un greffier et d'un huissier, tous deux en costume, et suivi de six gendarmes le sabre au poing. Pensant que l'on venait chercher le Roi, sa famille, saisie de terreur, se leva. Louis XVI demanda ce qu'on lui voulait ; mais le municipal, sans répondre, appela Cléry dans une autre chambre ; les gendarmes suivirent, — et le greffier lui ayant lu un mandat d'arrêt, on se saisit de lui pour le traduire au tribunal. Il y a un mois, lui dit l'huissier, que j'ai déjà été chargé de vous arrêter ; la Commune avait suspendu sa décision, mais j'ai ordre de la mettre enfin à exécution. — Permettez-moi d'en prévenir Louis XVI, dit Cléry. — Dès ce moment, répondit le commissaire, il ne vous est plus permis de lui parler ; prenez seulement une chemise, cela ne sera pas long. Cléry le suivit sans réflexion ; il passa à côté du Roi et de sa famille, qui étaient debout et consternés de la manière dont on enlevait leur serviteur. La populace rassemblée dans la première cour du Temple accabla d'injures le prisonnier, en demandant sa tête. Un officier de la garde nationale dit qu'il était nécessaire de lui conserver la vie jusqu'à ce qu'il eût révélé les secrets dont il était seul dépositaire. C'était la seule manière, dans ce temps-là, de sauver les victimes ; il fallait faire valoir les droits de l'échafaud. A peine arrivé au palais de justice, Cléry fut mis au cachot ; il y resta six heures, occupé vainement à découvrir quels pouvaient être les motifs de son arrestation ; il se rappela seulement que, dans la matinée du 10 août, pendant l'attaque du château des Tuileries, quelques personnes l'avaient prié de cacher, dans une commode qui lui appartenait, des papiers et des effets précieux ; il crut que ces papiers avaient été saisis, et qu'ils allaient causer sa perte. A huit heures, il parut devant des juges qui lui étaient inconnus ; c'était un tribunal révolutionnaire établi le 17 août pour faire la part du bourreau parmi ceux qui avaient échappé à la fureur du peuple. Quel fut son étonnement, lorsqu'il aperçut sur le banc des accusés ce même jeune homme-soupçonné de lui avoir remis une lettre trois semaines auparavant[16], et lorsqu'il reconnut dans son accusateur cet officier municipal qui l'avait dénoncé au conseil du Temple ! Cléry fut interrogé ; des témoins furent entendus ; le commissaire renouvela son accusation ; Cléry lui répliqua que, puisqu'il avait entendu le froissement d'un papier et cru voir qu'on lui remettait une lettre, il aurait dû immédiatement fouiller le coupable, au lieu d'attendre dix heures pour le dénoncer au conseil du Temple. Breton abonda dans ce sens. Les preuves manquaient ; les juges passèrent aux opinions, et sur leur déclaration, les deux accusés furent acquittés. Le président chargea quatre municipaux présents au jugement de reconduire Cléry au Temple ; il était minuit. Cléry arriva au moment où le Roi venait de se coucher, et il lui fut permis de lui annoncer son retour. La royale famille avait pris un vif intérêt à son sort. C'est de cette époque que Marie-Thérèse fait dater les bons services de Cléry ; elle a quelquefois raconté qu'en rentrant à la tour il s'expliqua loyalement devant le Roi ; que les exhortations de Madame Elisabeth, les chagrins de la Reine et la bonté de Louis XVI l'avaient profondément touché, et que depuis il fut non-seulement fidèle mais dévoué. Un grand changement avait eu lieu au Temple pendant cette même journée (vendredi 26 octobre) : la présence, officielle des magistrats et de la force armée n'avait pas eu seulement pour objet l'arrestation de Cléry ; elle devait aussi présider à l'installation de la Reine, de ses enfants et de sa sœur dans la grande tour. Ce moment si vivement désiré par les prisonniers, et qui semblait leur promettre quelques consolations, fut marqué, de la part des municipaux, par un nouveau trait d'hostilité contre Marie-Antoinette. Le conseil du Temple, composé de Roché, Jérosme, Massé et Cochois, et d'après l'avis d'un d'entre eux, ennemi personnel de la Reine, prit un arrêté qui, sous la forme d'une mesure de convenance et d'ordre, retirait le jeune Louis-Charles des mains de sa mère, et le remettait entre celles de son père[17]. Sans notifier cette décision à Marie-Antoinette, le soir même de son entrée dans son nouvel appartement, on lui enleva son fils. Sa douleur fut extrême ; depuis son séjour au Temple elle avait consacré son existence au soin de cet enfant, et trouvé quelque adoucissement à ses peines dans sa reconnaissance et dans ses caresses. C'était la dernière joie de sa triste vie. Elle espéra toutefois que le lendemain, dès qu'elle serait installée plus complètement dans sa nouvelle demeure, on rendrait cet enfant à ses prières et à ses larmes ; mais le jour suivant, elle fut instruite de l'arrêté du conseil, et une copie de cet acte fut délivrée à Cléry. La municipalité ne tarda point à donner sa ratification à cet arrêté[18]. Le malheureux enfant fut lui-même tellement affligé d'être séparé de sa mère, qu'il saisit la première occasion d'en témoigner son ressentiment. Il y avait un maçon, du nom de Mercereau, qui pérorait au Temple avec plus d'ardeur qu'il n'y travaillait ; il tutoyait tout le monde, et avait acquis par ses allures démagogiques une réputation qui devait bientôt lui ouvrir les portes du conseil général de la Commune. Comme le jeune Prince n'avait point pour lui le respect auquel prétendait la vanité de ce futur dignitaire de la révolution : Sais-tu bien, dit-il un jour au Dauphin, sais-tu bien que la liberté nous a rendus tous libres, et que nous sommes tous égal ? — Égal tant que vous voudrez, répondit l'enfant ; mais ce n'est pas ici, ajouta-t-il en jetant un regard sur son père, que vous nous persuaderez que la liberté nous a rendus libres. |
[1] Voici ce document : nous avons laissé à la date du 4, indiquée par Cléry, le fait auquel il se rapporte.
Je prie MM. les commissaires
de la trésorerie nationale de faire payer au citoyen Pétion la somme de 2.526
livres, savoir : 2.000 livres pour se rembourser de pareille somme qu'il a
avancée au ci-devant Roi, et 526 livres pour remettre entre les mains du sieur
Hue, si cette somme lui appartient, ou dans la caisse de la municipalité, si
elle en a fait l'avance ; le tout, suivant la reconnaissance du 3 septembre
1792 signée Louis, visée par les officiers municipaux de service au Temple, et
restée annexée à l'arrêté du conseil général de la Commune du 5 de ce mois,
déposé dans mes bureaux ; laquelle somme de 2.526 livres sera comprise dans la
distribution du 26 novembre au 1er décembre prochain, et l'ordonnance adressée
incessamment à la trésorerie nationale.
A Paris, le 28 novembre 1T92.
Signé : ROLAND.
[2] Lemeunié était fils d'un perruquier. Emporté par un cheval des écuries du Louvre qu'il avait ru l'imprudence de monter, il passait sur le quai de Gèvres ; une sentinelle lui cria : Qui vive ? Le cavalier ne put s'arrêter ; le factionnaire tira sur lui et le tua. La Commune du 10 août, dont ce municipal était membre, lui décerna, sur les ruines de la Bastille. les honneurs d'un enterrement civique, prit sa veuve sous sa protection, et ordonna que l’écharpe du citoyen mort en remplissant les fonctions dont il était chargé serait suspendue dans la salle du conseil général.
[3] Mon témoignage sur la détention de Louis XVI et de sa famille dans la tour du Temple, par Ch. Goret, ancien membre de la Commune du 10 août 1792 — Paris, Maurille, 1825, in-8° de 71 pages.
[4] Archives de l'Empire.
[5] Récit de la captivité du Temple, par Madame Royale.
[6] Histoire du dernier règne de la monarchie, t. I, page 126.
[7] Archives de l'Empire.
[8] Commune de Paris. — Du 29 septembre 1792, l'an IVe de la Liberté, et Ier de l'Égalité, Ier de la République française.
Extrait du registre des délibérations du conseil général.
La garde des prisonniers du
Temple devenant tous les jours plus difficile par leur concert et les mesures
qu'ils peuvent prendre entre eux, la responsabilité du conseil général de la
Commune lui impose l'impérieuse loi de prévenir les abus qui peuvent faciliter
l'évasion de ces traîtres ; il a pris l'arrêté suivant :
1° Que Louis et Antoinette
seront séparés ;
2° Que chaque prisonnier aura
un cachot particulier ;
3° Que le valet de chambre
sera mis en état d'arrestation ;
4° Adjoint avec les cinq
commissaires déjà nommés, le citoyen Hébert ;
5° Les autorise à mettre à exécution l'arrêté de ce soir, sur-le-champ, même de leur ôter l'argenterie, les accessoires pour la bouche ; en un mot, le conseil général donne plein pouvoir à ses commissaires d'employer tout ce que leur prudence leur prescrira pour la sûreté de ces otages.
(Archives de l'Empire.)
[9] Il s'appelait Véron.
[10] Extrait du registre des délibérations du conseil général du 19 octobre 1792.
Le conseil général nomme le
citoyen Léger, l'un de ses membres, qu'elle charge de se transporter au Temple
sur-le-champ pour-y prendre une lettre adressée à Madame Élisabeth par le
vicaire de Fontenay-sous-Bois, et l'apporter au conseil,
Signé : DARNAUDERIE, vice-président,
COULOMBEAU, secrétaire-greffier par intérim.
(Archives de l'Empire.)
[11] Il s'appelait Alexandre-François Breton.
[12] Commune de Paris. — Sûreté du Temple.
Extrait du registre des délibérations du conseil des officiers municipaux de service au Temple du 6 octobre 1792, l'an Ier de la République française.
Appert que le citoyen
Jean-Baptiste-Cant-Hanet Cléry, attaché au service du ci-devant Roy, s'est
présenté au conseil à l'effet de prêter en ses mains le serment prescrit par
l'Assemblée nationale le 14 août dernier, ne pouvant sortir de la lour du
Temple pour aller le prêter à sa section ; que le conseil a reçu ce serment
d'être fidèle à la République, de maintenir de tout son pouvoir la liberté,
l'égalité, et de respecter et faire respecter les personnes et les propriétés,
el a signé J. B. C. Hanet Cléry.
Duquel serment il lui a été
délivré le présent extrait, pour lui servir et valoir ce que de raison.
Fait au conseil séant au
Temple, lesdits jour et an que dessus, et ont signé les commissaires de service
Thouvenot, Lebois et Leclerc, officiers municipaux.
Pour extrait conforme à
l'original délivré le 4 novembre, audit an que dessus.
MENNESSIER, commissaire de
service au Temple ;
THOMAS, commissaire de
service au Temple ;
DESTOURNELLES, commissaire de
la Commune de service au Temple ;
ROCHÉ, officier municipal.
[13] Depuis longtemps Louis XVI ne portait plus l'ordre du Saint-Esprit L'Assemblée, qui, dans le mois de juillet 1791, avait supprimé les ordres de chevalerie et les marques de distinction, avait décrété que le Roi et le Prince Royal seraient les seuls qui pourraient porter le cordon bleu du Saint-Esprit. Le Roi avait répondu que cette décoration n'ayant d'autre prix à ses yeux que de pouvoir la communiquer, il était déterminé à la quitter.
[14]
Louis Capet demande pour son fils une redingote de
drap, et une pour le matin en taffetas de Florence.
Ce 15 octobre 1792, l'an Ier
de la République française.
CLÉRY, de service à la tour.
Vu la demande ci-dessus, nous,
membres du conseil général de la Commune, de service au Temple, autorisons à
fournir les objets dont il s'agit.
Ce 15 octobre 1792, l'an Ier
de la République française.
VINŒNT. — DESTOURNELLES.
[15] Extrait du registre des délibérations du conseil de service au Temple, datées des 23 et 27 présent.
Le conseil, après avoir
délibéré, a arrêté que, pour réformer tous les abus qui pourraient résulter des
différentes demandes faites par la famille détenue, il ne sera fait à compter
dudit jour (23 octobre) droit aux demandes de Louis Capet que lorsqu'elles
seront faites par le citoyen Cléry, et qu'il en sera de même pour toutes celles
du fils.
Que le citoyen Tison
présentera de même celles faites de la part des femmes, mère, tante et fille
Capet.
Toutes lesquelles demandes ne
seront reçues par le conseil qu'après avoir été préalablement inscrites sur les
registres pour ce destinés.
Arrête en outre que le présent
arrêté sera communiqué aux prisonniers et aux citoyens Cléry et Tison.
Signé : DAUNAY, JOURNAU, BARILLON et JAMES,
et par suite, Je 27 octobre
dit, COCHOIS. ROCHÉ.
Pour extrait copie conforme
auxdits arrêtés délivrés au citoyen Cléry pour par lui s'y conformer en son
contenu.
Le 27 octobre 1792, l'an Ier
de la République française.
ROCHÉ, commissaire municipal,
président de service au Temple ;
COCHOIS, ségrétère.
[16] Alex. Fr. Breton.
[17] Commune de Paris. — Sûreté du Temple. L'an Ier de la République française, le 21 octobre 1792.
Extrait du registre des délibérations du conseil de service au Temple, en date du 26 octobre présent.
Sur les observations faites
par l'un des membres de service au Temple que le fils de Louis Capet était jour
et nuit sous la direction de femmes, mère et tante, considérant que cet enfant
est dans l'âge où il doit être sous la direction des hommes, le conseil,
délibérant sur cet objet, a arrêté et arrête qu'à l'instant le fils de Louis
Capet sera retiré des mains des femmes, pour être remis et rester entre celles
de son père les jours et nuits, excepté qu'après l'heure du dîner il montera
dans le logement de ses mère et tante, durant le moment où son père se repose,
et en descendra sur les quatre à cinq heures du soir ; le tout sous la conduite
et surveillance de l'un des commissaires de service.
Fait au conseil séant au
Temple lesdits jour et au que dessus :
Signé : MASSÉ, JÉROSME, ROCHÉ, COCHOIS.
Pour extrait conforme à
l'original :
ROCHÉ, commissaire municipal
de service et président au Temple ; COCHOIS,
secrétaire.
Délivré au citoyen Cléry, de service auprès de Louis et de sa famille.
[18] Commune de Paris.
Extrait du registre des délibérations du conseil général, du 26 octobre 1792.
Le conseil général approuve
l'arrêté pris par les commissaires des travaux du Temple et les commissaires du
conseil du Temple relatif à la translation des femmes dans la grosse tour, au
troisième étage, et le fils du ci-devant Roi avec son père.
Les autorise à faire disposer ses (sic) guichets qu'ils croiront nécessaires dans cette même tour.
Signé : BOUCHER-RENÉ, président en l'absence du maire ; COULOMBEAU, secrétaire-greffier par intérim.