LOUIS XVII, SA VIE, SON AGONIE, SA MORT

CAPTIVITÉ DE LA FAMILLE ROYALE AU TEMPLE

TOME PREMIER

 

LIVRE CINQUIÈME. — JOURNÉE DU 10 AOÛT.

21 juin - 13 août 1792.

 

 

Mot de la duchesse de Maillé. — Le Dauphin pendant la période du 20 juin au 10 août — Paroles du Prince au 14 juillet. — Ambition de Pétion. — Rapports du château avec Danton. — Guadet près du lit du Dauphin. — Dernière visite du Dauphin à son jardin. — Intérieur des Tuileries à cette époque. — Adresse pour la déchéance. — Prospectus de la journée annoncée. — Cuirasse de taffetas à l'épreuve du poignard. — Préparatifs de la journée du 10 août. — Dernière nuit de la famille royale aux Tuileries. — Revue des troupes. — Mort de Mandat. — Le comte François de la Rochefoucauld. — Rœderer. — La famille royale se rend à l'Assemblée. — Parole du Roi. — Réponse de Vergniaud. — La loge du Logographe. — Le Roi défend de tirer. — L'Assemblée suspend le Roi de ses fonctions. — La famille royale passe la nuit aux Feuillants. — Elle assiste le lendemain à la séance de l'Assemblée. — Le Temple lui est assigné pour demeure. — Elle s'y rend le 13. — Madame de Tourzel obtient que sa fille l'accompagne. — Manifestation populaire. — Parole du Roi au Dauphin. — Arrivée au Temple. — Le Dauphin endormi est porté dans la tour. — Illumination.

 

Dans la soirée du 20 juin, la duchesse de Maillé avait dit chez la marquise de Tourzel, au milieu d'un cercle d'amis effrayés des événements auxquels ils venaient d'assister : Hélas ! la première de ces visites sera certainement la dernière ![1] Cette exclamation de douleur était une prophétie.

On peut dire que, depuis le commencement de la révolution, la royauté ressemblait à un grand arbre dont on prépare la chute par des ébranlements successifs ; après le coup frappé dans la journée du 20 juin, il ne restait plus qu'à l'arracher du sol.

L'intervalle entre la journée du 20 juin et celle du 10 août fut rempli par l'espèce d'attendrissement qui suit toujours les grandes catastrophes, et par les préparatifs de la crise finale qui devait emporter la monarchie.

En effet, la maladie était plus forte que les remèdes. L'accès de la fièvre révolutionnaire revenait plus terrible après la prostration momentanée qui sépare toujours deux accès, et la monarchie allait en s'affaiblissant jusqu'à ce qu'elle mourût. La majesté royale s'avalle plus difficilement du sommet au milieu, qu'elle ne se précipite du milieu à fond[2].

Le jeune Dauphin, mêlé à ces terribles événements, s'initiai aux humiliations et aux douleurs par le spectacle des douleurs et des humiliations de sa famille. Il semblait que Dieu voulût mettre d'avance sous ses yeux la patience dans ce qu'elle a de plus chrétien, et lui en faire donner les exemples journaliers par ceux que les enfants sont plus particulièrement appelés à imiter, un père et une mère bien-aimés, afin de disposer cette jeune âme à sa douloureuse destinée.

Nous avons rapporté quelques anecdotes et quelques paroles qui prouvent que le cœur de cet enfant était ouvert à ces enseignements. Plusieurs étaient déjà connues ; il en est cependant d'autres que j'ai le bonheur de donner le premier. Parmi celles-ci, nous ne devons pas omettre trois circonstances qui se trouveront ici à leur date, car elles se rattachent à la période qui sépare le 20 juin du 10 août.

Dans les premiers jours de juillet 1792, on lisait aux Tuileries un pamphlet dirigé contre la famille royale et en particulier contre la Reine. Je voudrais connaître les hommes qui me haïssent, dit la Reine, et voir si je pourrais les punir en leur faisant du bien. L'enfant, qui jusqu'alors n'avait prêté aucune attention, leva la tête, courut se jeter dans les bras de sa mère, et lui dit, l'œil humide et le cœur gros : Soyez bien sûre, maman, que tout le monde vous aime.

Le marquis de Villeneuve-Arifat s'étant présenté aux Tuileries pour prendre congé de la famille royale, trouva le jeune Prince jouant avec un lièvre qui battait le tambour à merveille. C'est un petit divertissement qu'on a procuré à mon fils, dit à part la Reine au visiteur ; le pauvre enfant est si reclus depuis quelque temps ! Le Dauphin s'approcha de M. de Villeneuve en souriant, et lui dit tout bas : Je sais que vous nous aimez ; puis lui montrant son lièvre : Il bat le tambour pour le Roi : mon lièvre est royaliste ; ne le dites pas, au moins ! on me le tuerait.

L'époque de l'anniversaire de la fédération arrivait. Pétion y trouva l'occasion de faire lever les mesures prises contre lui ; les fédérés de Marseille et du Finistère ajoutèrent leur suffrage à l'ovation que lui décernait la populace. En revenant de la cérémonie du Champ de Mars, la dernière à laquelle elle dût paraître, la famille royale passait au milieu de ces cris : A bas le Roi ! à bas Veto ! vive Pétion ! Ces vociférations, comme un tonnerre assourdissant, étouffaient les rares vivat poussés en faveur du monarque. Louis-Charles, ne pouvant contenir son indignation généreuse et son dépit filial, s'écria tout à coup : Ah çà, c'est donc M. Pétion qui est le roi aujourd'hui ! Et comme ses parents le regardaient d'un œil affectueux et triste, l'enfant prit la main de son père, et dit en la baisant : Non, mon père, c'est toujours vous qui êtes le Roi, car c'est vous qui êtes juste et clément !

Le jeune Prince était vêtu ce jour-là de l'uniforme de la garde nationale ; sa mère l'avait voulu ainsi, comme pour offrir à cette garde un témoignage de ses sympathies. Cette attention fut remarquée d'un grand nombre, et en particulier de quelques partisans déclarés de Pétion, auquel ils la signalèrent. Il faut bien, dit le maire populaire, qu'il s'accoutume à porter nos couleurs. Si déjà, avant cette époque, Pétion avait rêvé l'anéantissement du pouvoir royal, il est certain que dès ce jour il désira, dans un prétendu but d'utilité publique, d'en rassembler les ruines, afin d'élever sur elles l'édifice de sa propre et ridicule grandeur. Les enivrements du triomphe avaient, dans cette mémorable journée, tellement exalté la fièvre de son ambition, qu'il se crut destiné à gouverner la France. Le vulgaire n'apprécie que ce qui lui ressemble, et je ne sache guère d'idole du peuple qui ait été véritablement un grand homme. La popularité d'ordinaire se refuse à la vertu et au génie marchant la tête droite et l'œil vers le ciel, mais elle se donne à la médiocrité qui se courbe pour la recueillir et s'abaisse pour la conserver. La populace appela Pétion le roi Pétion, tant qu'il fut le complaisant de ses excès. Rien ne paraissait plus simple à cet homme que de détrôner Louis XVI, et, en conservant à son fils le titre de roi, d'établir un conseil de régence, dont il serait, lui, le chef souverain. Le séjour des fédérés marseillais et bretons avait achevé de pervertir l'esprit de la populace parisienne ; les clubs retentissaient de motions extravagantes et anarchiques. Pétion fermait les yeux sur ces mouvements, ne faisant rien pour qu'ils fussent comprimés, et prêt à les régulariser s'ils étaient vainqueurs. Les factions s'accordaient bien toutes sur la nécessité de désorganiser l'Etat, de ruiner l'autorité légitime, d'envahir les hauts emplois et les grandes propriétés ; mais elles ne paraissaient pas disposées à s'entendre sur la forme du gouvernement futur. Toutefois le régime monarchique était tellement décrié et démoli, qu'il devenait difficile de le reconstruire en faveur de M. Pétion.

Cependant beaucoup d'honnêtes gens qui s'étaient, par un enthousiasme aveugle, avancés sur le terrain de la révolution, auraient eu la velléité de revenir par réflexion vers la monarchie. Ils avaient combattu le-Roi tout-puissant, mais ils ne voulaient pas le Roi malheureux : ils refusaient de croire que, du fond de son palais où il était gardé à vue, le Roi conspirât avec les ennemis de la patrie. Ils auraient désiré enrayer le char de la révolution, mais ils allaient apprendre que s'il est facile de déchaîner un peuple, il ne l'est pas de l'arrêter. Depuis la dissolution de l'Assemblée constituante, Barnave n'avait plus pour tribune que le club des Feuillants, composé des débris du parti constitutionnel. Barnave n'avait pas quitté Paris et avait des entretiens secrets avec le Roi ; mais le brillant orateur était, comme le prince débonnaire, une autorité déchue. Ses conseils, comme ceux de Mirabeau, arrivaient à la royauté à l'heure où ils cessaient de lui être utiles. D'autres hommes, révolutionnaires seulement par ambition, étaient disposés à transiger avec la royauté, mais ils ne voulaient pas le faire sans profit, et donner pour rien à la liste civile l'appui équivoque de leur popularité. De ce dernier nombre était Danton. Moins éloquent que Mirabeau, aussi vénal et plus immoral encore, il accepta secrètement le rôle que celui-ci avait rêvé, et eut avec la Cour des intelligences cachées qu'il se fit payer au poids de l'or. Démagogue au club des Cordeliers, auquel ses violences mêmes masquaient ses relations avec la Cour, modéré et presque royaliste devant la Cour, à laquelle sa perfide adresse savait présenter une explication plausible de ses paroles de tribun, il trahissait à la fois ses deux alliances, résumant sa double situation par ce mot terrible : Je sauverai le Roi ou je le tuerai !

Danton ne fut pas le seul ennemi influent que la Cour essaya de gagner. Des propositions avaient été faites en secret à Guadet, dont l'ascendant était particulièrement redouté. L'appât de l'or ne pouvait rien sur le cœur de l'austère Girondin : il refusa tout, hormis une entrevue secrète avec Louis XVI et la Reine. L'entrevue eut lieu la nuit. Guadet y apporta le flegme et la réserve qu'exigeait sa position, la Reine son noble caractère et son cœur inquiet, Louis XVI sa bonté confiante. C'est moins comme roi que comme époux et comme père que le malheureux prince peignit au député de Bordeaux les angoisses de sa position. Commencé froidement, l'entretien devint pathétique : l'inflexibilité républicaine s'était amollie, la royauté avait versé des larmes ; comme Guadet allait se retirer, la Reine lui demanda s'il ne voulait pas voir le Dauphin, et prenant elle-même un flambeau, elle le conduisit dans la chambre voisine, qui était celle du jeune Prince. Avec quelle tranquillité il repose ! dit le Girondin d'une voix mélancolique ; et la Reine se penchant sur le lit du Dauphin : Pauvre enfant ! soupira-t-elle, il est le seul dans ce château qui dorme ainsi ! L'accent de Marie-Antoinette avait pénétré jusqu'au cœur de Guadet : il prit la main de l'enfant, et sans le réveiller, il la baisa d'un air attendri ; puis se tournant vers la Reine : Madame, lui dit-il, élevez-le pour la liberté, elle est la condition de sa vie. — Hélas ! les conditions de la vie... elles sont bien incertaines pour lui comme pour nous tous ! Dieu seul sait quel avenir il réserve à chacun de nous !

Voilà tout ce que nous avons su de cette rencontre nocturne où la révolution vint donner un dernier conseil à la royauté mourante, un dernier baiser à l'innocence endormie. Cette étrange entrevue n'eut d'autre résultat que de manifester toutes les dérisions du sort, toutes les vicissitudes de la faiblesse humaine. C'était en vain que la Reine de France avait ému la sensibilité d'un ennemi en se montrant à lui avec ses larmes, avec le profond abaissement du diadème, avec la grâce touchante de son enfant. L'émotion fugitive qu'avait emportée le député s'évapora bien vite à l'air brûlant de la rue. au contact frémissant de l'opinion des clubs ; et les lèvres qui avaient baisé la main de l'enfant devaient peu de temps après prononcer la mort du père. Dieu seul sait quel avenir il réserve à chacun de nous ! Guadet se rappela peut-être cette parole, lorsque, proscrit après le triomphe des terroristes sur les Girondins, il fut mis hors la loi, erra de ville en ville déguisé en garçon tapissier, s'embarqua en Bretagne pour Bordeaux, où personne n'osa lui donner asile, et parvenu chez son père à Libourne, fut arrêté, conduit à Bordeaux, condamné et exécuté le 20 juillet 1794. En montant à l'échafaud il voulut haranguer le peuple, que sa voix éloquente et aimée espérait encore soulever en sa faveur ; vain effort ! une corrélation mystérieuse se manifesta entre le supplice du Roi et le supplice de son juge : par un de ces rapprochements providentiels que la loi morale amène quelquefois, comme pour donner au monde le témoignage de sa justice, les tambours du 21 janvier se trouvèrent au pied de l'échafaud de Guadet.

Le Prince royal avait été contraint de dire adieu à son jardin, après une suprême tentative faite vers la dernière semaine du mois de juillet et qui avait failli avoir une fâcheuse issue. C'était un mardi ; la Reine était allée se promener avec son fils dans son jardinet. Elle fut insultée par des fédérés. Quatre officiers ont percé la foule qui l'entourait, écrit à sa famille un jeune officier suisse qui devait périr dans la journée du 10 août ; ils ont placé la Reine au milieu d'eux avec le Dauphin, deux grenadiers ouvraient le passage. Arrivée dans les appartements, Sa Majesté nous a remerciés de la manière la plus touchante et la plus expressive. Cette pauvre famille, comme on l'isole ![3]

Madame de Tourzel nous a peint ainsi l'intérieur du château des Tuileries à cette époque :

Les factieux redoublaient d'audace depuis l'arrivée des Marseillais, et insultaient même la Reine jusque sous les fenêtres de ses petits cabinets, qui donnaient sur la cour. Je n'osais plus recevoir M. le Dauphin dans mon appartement, dont les fenêtres s'ouvraient sur cette même cour, et qui étant au rez-de-chaussée pouvaient offrir quelque inquiétude ; et, au retour de la promenade, je le remontais dans sa chambre. L'abbé d'Avaux l'y occupait de manière à ne lui laisser connaître ni l'ennui ni les dangers de sa position ; et le soir, M. de Fleurieu, qui avait servi dans la marine, qui avait de l'esprit et contait agréablement, lui faisait le récit de ses voyages, de façon à l'amuser et à l'instruire..... Ce jeune Prince ne répétait jamais rien de ce qu'il entendait dire chez la Reine et chez moi. Avouez, me dit-il un jour, que je suis bien discret, et que je n'ai jamais compromis personne — car ce mot, qui devait être si étranger à son âge, ne lui était que trop connu — ; je suis curieux et j'aime à savoir ce qui se passe ; et, si l'on se méfiait de moi, on s'en cacherait, et je ne saurais jamais rien.

La Reine était si mal gardée, et il était si-facile de forcer son appartement, que je lui demandai avec instance de venir coucher dans la chambre de M. le Dauphin ; elle eut bien de la peine à se décider, ne voulant pas laisser soupçonner l'inquiétude qu'elle pouvait avoir sur sa position ; mais lui ayant fait observer qu'en passant par le petit escalier intérieur du jeune Prince, rien n'était plus facile que d'en conserver le secret, elle finit par accepter ma proposition, mais seulement pour les jours où il y aurait du bruit dans Paris. Cette princesse était si occupée de tous ceux qui lui étaient attachés, qu'elle comptait pour beaucoup de leur causer la moindre petite gêne. Croirait-on qu'une Reine de France en était réduite à avoir un petit chien couché dans sa chambre, pour l'avertir au moindre bruit qui se ferait entendre dans son appartement !

M. le Dauphin, enchanté de voir la Reine coucher dans sa chambre, courait à son lit dès qu'elle était éveillée, la serrait dans ses petits bras, et lui disait les choses les plus tendres et les plus aimables ; c'était le seul moment de la journée où cette princesse éprouvait quelque consolation.

 

L'enceinte autrefois sacrée de la demeure royale n'était plus abordée que par la haine et par l'injure. Un long ruban aux trois couleurs séparait du reste du jardin la terrasse des Feuillants, adjacente à la salle des séances de l'Assemblée nationale, et de distance en distance on lisait cette inscription clouée sur les arbres qui bordaient la terrasse : Citoyens, respectez-vous ; donnez à cette faible barrière la force des baïonnettes. La terrasse des Feuillants s'appelait Terre de liberté, le reste du jardin Terre de Coblentz ; deux inscriptions apprenaient aux passants cette nouvelle topographie, et quiconque s'aventurait sur la terre de Coblentz était poursuivi de huées et traité d'aristocrate.

Relégué dans un coin de la terre proscrite le plus éloigné de la foule, le jardinet de Louis-Charles n'était plus approché que par de rares visiteurs que la crainte des sarcasmes et des insultes ne détournait pas d'une pensée affectueuse. L'aspect de ce petit parterre désert, de ce gazon souffrant et jauni, de ces fleurs négligées et brûlées par le soleil, ne leur révélait que trop l'absence déjà prolongée du jeune propriétaire. Lui, cependant, le visage parfois collé à la vitre de la fenêtre de sa chambre, suivait d'un œil d'envie ces promeneurs solitaires, qui, plus libres que lui, pouvaient au moins respirer l'air du ciel dans le jardin de ses aïeux. Seulement, une fois encore on trouva le moyen de lui procurer un moment de distraction en le conduisant chez madame la marquise de Lède : ce fut dans un jardin écarté, au fond d'un faubourg de Paris, que le Prince royal put jouer pour la dernière fois avec un enfant de son âge.

Pétion n'avait pas perdu ses illusions. Bien que la révolte fut prêchée dans tous les carrefours, que des chansons séditieuses fussent chantées dans tous les cafés et colportées dans toutes les rues, bien que les attroupements et les rixes se multipliassent de jour en jour sous les fenêtres mêmes des Tuileries, et que la licence la plus effrénée circulât d'un bout à l'autre de la ville sans être réprimée, le maire ambitieux se flattait qu'au jour marqué son crédit serait plus fort que tous ces mouvements, et que sa voix puissante saurait, comme le dieu de la fable, apaiser les vents et dominer les tempêtes. Les pétitions arrivaient de toutes parts, demandant à l'Assemblée nationale, les unes la suspension du Roi, les autres sa déchéance, quelques-unes sa mise en accusation. La presque unanimité des sections de Paris — quarante-six sur quarante-huit —, ébranlées à ce signal, et cédant aux instigations des meneurs, se laissèrent arracher une adresse tendant à obtenir qu'on statuât sans délai sur la question de la déchéance encourue par le Roi. Pétion eut le triste courage de se faire le rapporteur et l'avocat de cette adresse. Le 3 août, à la tête d'une députation de la commune, il se présenta à la barre de l'Assemblée, et lut, au nom du peuple et de la municipalité de Paris, un long discours qui commençait par un pamphlet rappelant tous les crimes reprochés au Roi depuis trois ans, et finissant par le réquisitoire suivant :

Le chef du pouvoir exécutif est donc le premier anneau de la chaîne contre-révolutionnaire. Son nom lutte, chaque jour, contre la nation ; il est le signal de discorde entre le peuple et ses magistrats, entre les soldats et les généraux. Le Roi a séparé ses intérêts de ceux de la nation, nous les séparons comme lui. Loin de s'être opposé, par aucun acte formel, aux ennemis du dehors et de l'intérieur, sa conduite est un acte formel et continuel de désobéissance à la constitution. Tant que nous aurons un roi semblable, la liberté ne peut point s'affermir, et nous voulons demeurer libres. Par un acte d'indulgence, nous aurions désiré pouvoir vous demander la suspension de Louis XVI tant qu'existera le danger de la patrie, mais la constitution s'y oppose ; nous l'invoquons à notre tour, et nous demandons la déchéance. Cette grande mesure une fois portée, comme il est très-douteux que la nation puisse avoir confiance dans la dynastie actuelle, nous demandons que des ministres solidairement responsables, établis par l'Assemblée nationale, mais pris hors de son sein, suivant la loi constitutionnelle, nommés par le scrutin des hommes libres à haute voix, exercent provisoirement le pouvoir exécutif, en attendant que la volonté du peuple français, notre souverain et le vôtre, soit légalement prononcée dans une Convention nationale, aussitôt que la sûreté de l'État pourra le permettre.

 

L'orateur reçut les félicitations d'une partie de l'Assemblée et les applaudissements d'une partie des tribunes. La discussion sur la déchéance fut fixée au jeudi 9 août. Mais déjà devançant en espoir le vote de l'Assemblée, Pétion, enivré de tant de suffrages, disait ingénument, dans la salle même des séances : Je vois bien que la régence m'est dévolue ; je n'y échapperai pas.

Il était facile d'émouvoir la sensibilité de Louis XVI, mais non d'aigrir ses ressentiments. En apprenant la démarche du maire de Paris, il se borna à dire avec douceur : Si ma personne leur déplait, je suis prêt à abdiquer. Nul doute que s'il eût cru, par un tel acte, pouvoir assurer à son pays des jours- plus calmes et plus prospères, le malheureux prince n'eût accompli avec joie ce sacrifice, qui le délivrait de tous les outrages et de toutes les servitudes ; mais il comprit que, pour le moment, dans l'antique monarchie des Francs, il n'y avait plus place même pour le trône d'un enfant, et il craignit de compromettre, par une abdication, les droits futurs et peut-être la vie même de son fils. Sa conscience de roi et de père lui ordonnait de garder pour lui-même tous les périls, et ses inspirations de chrétien le livraient aux éventualités du martyre. Il faisait, comme tous les infortunés, des rapprochements entre les malheurs des princes détrônés et ses propres malheurs ; il avait dans son cabinet le portrait de Charles Ier, et sur sa table l'histoire de ce monarque infortuné.

Depuis longtemps les conjurés se promettaient de prendre leur revanche de la journée du 20 juin, qu'ils considéraient comme une journée manquée. Les orateurs avaient soulevé le peuple dans les clubs et dans les rues. Citoyens, disait Marat dans un de ses pamphlets, veillez autour de ce palais, asile inviolable de tous les complots contre la nation ; une reine perverse y fanatise un roi imbécile ; elle y élève les louveteaux de la tyrannie. Des prêtres insermentés y bénissent les armes de l'insurrection contre le peuple ; ils y préparent la Saint-Barthélemy des patriotes...

Leur plan arrêté, les conjurés en fixèrent d'abord l'exécution au 29 juillet, et ensuite et définitivement au 10 août. Sûrs de la direction du mouvement, ils ne s'en cachaient plus, et huit jours avant qu'il éclatât, M. Brunyer, médecin des Enfants de France, remit à madame de Tourzel un petit imprimé qui était le prospectus le plus fidèle de la journée annoncée. Le Roi était parfaitement instruit de ce qui se passait ; des avis lui arrivaient de tous les côtés sur la situation de Paris. M. de Paroy craignant pour les jours du Roi, de la Reine et de leur fils, avait fait pour eux trois cuirasses de douze doubles de taffetas impénétrables à la balle et à la baïonnette, et avait prié madame de Tourzel de les leur offrir ; il lui avait aussi remis un poignard pour en faire l'essai. Je les portai chez la Reine, raconte madame de Tourzel, elle essaya sur-le-champ celle qui lui était destinée, et, me voyant le poignard entre les mains, elle me dit du plus grand sang-froid : Frappez-moi pour en faire l'essai. Cette idée me fit frémir, et je lui déclarai que rien ne me déterminerait à un pareil geste. Elle ôta alors sa cuirasse, je la pris, je la mis sur ma robe, et je la frappai du poignard, qui, comme l'avait dit M. de Paroy, la trouva impénétrable à ses coups. La Reine convint avec le Roi que chacun d'eux s'en revêtirait à la première apparence du danger, ce qui fut exécuté.

Dans la situation critique où se trouvait Louis XVI, deux projets d'évasion lui furent offerts ; il les refusa. La Reine partagea sa manière de voir : Autant vaut périr ici, dit-elle, que de courir le sort du roi Jacques. Les difficultés de la retraite étaient immenses, le danger aussi imminent que celui de la lutte en permanence. Il y avait de plus l'expérience de Varennes, et cette sorte de honte qui s'attache à ce mot de fuite. Enfin, au milieu d'une fermentation toujours croissante, arriva le moment de discuter la question de déchéance. Pour en obtenir plus sûrement le succès, le parti républicain poussa dans les sections les citoyens non actifs, c'est-à-dire exclus par la loi comme ne possédant rien, et les fit admettre, ainsi que des étrangers, à délibérer et à voter dans ces assemblées. L'agitation la plus violente régnait dans la plupart de ces réunions, où l'esprit novateur du club se renforçait de toutes les passions de la rue. Trois sections[4] déclarèrent ne plus considérer Louis XVI comme roi des Français et ne vouloir plus reconnaitre ni assemblée nationale ni municipalité. Il est temps, disaient-elles, que le peuple se lève tout entier et qu'il se gouverne lui-même. La section du Théâtre-Français[5] enchérit encore sur ces manifestations ; jour et nuit en permanence, sous la présidence de Danton, elle déclara, de sa propre autorité, que ses membres étaient inviolables et qu'elle était en état d'insurrection. Elle arrêta que si, le 9 au soir, le Corps législatif n'avait pas prononcé la déchéance, à minuit sonnant la générale serait battue, et qu'au bruit du tocsin et du canon d'alarme on se porterait en armes au château des Tuileries ; que cet arrêté serait immédiatement communiqué aux quarante-sept autres sections de Paris, ainsi qu'aux fédérés, avec invitation d'y adhérer. La France ressemblait à un malade dont les fonctions vitales se détraquent, et dont les facultés se troublent aux approches de l'agonie.

Cependant, il faut être juste, la révolution, avant de commencer l'attaque, désorganisait prudemment la défense. L'Assemblée avait décrété, dans la dernière quinzaine de juillet, que deux bataillons suisses et plusieurs régiments de ligne partiraient pour la frontière, et un officier suisse[6] écrivait dans son pays à la fin de juillet 1792 : Ils se sont tus et sont parvenus à faire sortir de Paris toute force armée. Voilà les cinq régiments de ligne et les deux tiers du régiment des gardes suisses que l'on craignait, hors d'état de nuire aux factieux. Bientôt nous allons voir commencer la tragédie.

Ce loyal soldat disait vrai, le jour fatal arrivait. Louis XVI comptait sur quelques moyens de défense. Dans la soirée du 9 août, il crut prudent d'appeler près de lui le maire de Paris. Pétion s'y rend de bonne grâce, et y donne même à M. Mandat l'ordre de repousser la force par la force. Cet ancien capitaine aux gardes françaises, qui avait embrassé le parti de la révolution et était devenu chef d'une des six légions de la garde nationale[7], prend immédiatement ses dispositions pour s'opposer aux entreprises qu'on pourrait tenter contre le château. Les braves gardes nationaux du bataillon des Filles-Saint-Thomas, pensant engager Pétion, dans l'intérêt de sa propre sûreté, à s'unir à eux pour la défense de la famille royale, disent assez haut pour être entendus de lui : Nous le tenons enfin, il ne sortira pas des Tuileries, et sa tête nous répondra de la personne du Roi. Effrayé de ce propos, le maire de Paris trouve le moyen de faire connaître à l'Assemblée le danger qu'il court ; elle le mande à sa barre par un décret. On n'ose s'opposer à cet ordre : Pétion sort du château, et se rend à l'Assemblée, qui, assurée de sa vigilance pour le maintien de la tranquillité publique, le renvoie à ses fonctions.

Cependant, dès onze heures du soir, Mandat avait rangé en bataille sur la place du Carrousel, dans les cours du château, dans le jardin et aux abords des guichets, les troupes sur lesquelles il croyait pouvoir compter. Mais Danton, Collot d'Herbois, Billaud-Varennes et Tallien se sont installés à l'hôtel de ville, et, au nom de la loi et de l'autorité municipale qu'ils ont usurpée, ils appellent Mandat à leur barre. Celui-ci reste sourd à cette injonction, ne croyant pas devoir quitter le Roi constitutionnel dans un moment de crise ; mais un second appel suivant de près le premier, Mandat se laisse persuader qu'il doit déférer au pouvoir civil. Il était assis près de moi, rapporte un témoin oculaire[8], sur la balustrade de la chambre du lit ; je le vis sur-le-champ devenir aussi blanc que sa chemise ; il dit assez haut : Je n'en reviendrai pas ; et il partit. A son arrivée à la commune, il trouve, à son grand étonnement, le conseil municipal entièrement renouvelé. Accusé d'avoir formé le projet de faire couper la colonne du peuple et de retenir le maire en otage au château, il s'embarrasse, se défend mal ou ne se défend point. Le conseil ordonne qu'il soit conduit à l'Abbaye ; c'était le signal de sa mort. A peine sorti de la salle, on lui casse la tête d'un coup de pistolet. Son corps est jeté à la Seine. L'ordre de résistance arraché à Pétion est anéanti, et ce meurtre, facilitant le succès des conspirateurs, déconcerte les mesures prises pour la défense du palais, et répand la consternation parmi les troupes déjà incertaines.

Toute la famille royale, après le souper, s'était retirée dans le cabinet du conseil ; les ministres et quelques personnes de la cour s'y étaient réunis pour passer la nuit. L'imminence du péril était telle qu'elle brisa la règle inflexible de l'étiquette : il n'y eut pas de coucher du Roi. Cette infraction aux usages de la Cour n'avait jamais eu lieu, pas même au 20 juin. Uniquement occupée du Roi et de ses enfants, Marie-Antoinette oubliait ses dangers personnels ; elle allait et venait de l'un aux autres, tâchant d'inspirer à tous le courage qu'elle avait et l'espérance qu'elle n'avait pas. En embrassant son fils, qu'on venait prendre pour le coucher, ses larmes la trahirent. Maman, dit l'enfant, pourquoi pleurez-vous en me disant adieu ce son ?... Tout le monde est triste et inquiet ; ne me faites pas coucher... Je voudrais bien ne pas vous quitter cette nuit. — Soyez tranquille, mon fils, je ne serai jamais loin de vous. Elle le rassura, l'embrassa de nouveau et l'envoya se reposer. Cette Reine, qui avait vu ses moyens de salut diminuer de jour en jour, les voyait maintenant s'évanouir de minute en minute ; mais son œil ne se troubla point devant l'immensité croissante des périls ; elle sentait que la royauté désarmée n'était plus que l'otage de l'ancien régime entre les mains de la révolution. La chute est honorable et belle, quand on tombe avec ses croyances : la foi monarchique eut ses martyrs.

Personne ne se coucha au château, rapporte madame de Tourzel ; tout le monde se tenait dans les appartements, attendant avec anxiété un dénouement qui s'annonçait sous des auspices aussi funestes. La Reine parlait à chacun de la manière la plus affectueuse, et encourageait le zèle qu'on lui témoignait. Je passai la nuit, ainsi que ma fille Pauline, auprès de M. le Dauphin, dont le sommeil calme et paisible formait le contraste le plus frappant avec l'agitation qui régnait dans tous les esprits.

L'heure prescrite par la colère des sections était venue ; et le décret de la déchéance du Roi n'avait pas été rendu. Minuit sonna. Bientôt le tocsin se fit entendre aux Cordeliers, et trouva peu à peu des échos dans tout Paris. On battit la générale, le bruit du canon se mêlait au bruit du tambour. Vers trois heures, dit le comte François de la Rochefoucauld, nous entendîmes le tocsin. Le nombre des personnes qui étaient chez le Roi s'était encore augmenté. On avait fini par s'asseoir sur les fauteuils, par terre, sur les tables, sur les consoles, partout où l'on pouvait s'appuyer, quoique quelques subalternes de la maison du Roi prétendissent, dans le commencement, qu'il était contre l'étiquette de s'asseoir dans la chambre du Roi[9]. Sur les quatre heures, madame de Tourzel pénètre dans cet appartement pour savoir ce qui se passe et ce qu'on doit craindre ou espérer. N'espérez rien de bon, lui dit M. d'Hervilly ; car ce qu'il y a de pis en pareil cas, c'est de ne prendre aucun parti, et on ne se décide à rien. Les sections s'ébranlaient, les agitateurs s'armaient et accouraient. Chaque heure, chaque minute apportait des nouvelles alarmantes ; les insurgés, en colonnes serrées, approchaient avec leur artillerie. Déjà des bandes, armées de piques, avaient profité du désordre pour se glisser dans les rangs des troupes fidèles qu'elles désorganisaient. L'aube du jour paraît. Marie-Antoinette, dans la prévision d'un dénouement prochain, et dans la crainte que le fer des Marseillais ne surprit ses enfants dans leurs lits, les fit habiller aussitôt, et, dès ce moment, les tint auprès d'elle.

Louis XVI et elle les embrassèrent avec ce redoublement de tendresse que donnent les pressentiments et les terreurs de la séparation. Le Prince royal ouvrait de grands yeux, ne s'expliquant pas son lever à cette heure inusitée, et cet appareil militaire, et ce désordre, et ce tumulte qui régnaient dans les appartements, dans les cours et dans le jardin. Cependant, malgré la naïve insouciance de son âge, il a compris qu'une lutte se prépare et qu'un grand danger menace son père. Maman, dit le pauvre enfant en baisant les mains de sa mère, pourquoi feraient-ils du mal à mon père ? il est si bon !... Ses paroles, ses regards, ses caresses mêlent un charme et ajoutent une douleur aux inquiétudes de sa famille. Le Roi sent la nécessité de visiter les postes du château. La Reine, ses enfants, sa sœur et madame de Lamballe l'accompagnent. L'attitude du Roi, calme, mais plus paternelle que militaire, ne fit pas une grande impression sur l'âme du soldat ; mais la présence de ces trois femmes et de ces deux beaux enfants venant en silence faire un dernier appel à tous les sentiments généreux de leurs amis, électrisa les derniers défenseurs de la monarchie. Dans la grande galerie du château un vif enthousiasme éclata sur leur passage ; l'émotion gonflait les poitrines, les larmes mouillaient tous les yeux. Au milieu du débordement des idées modernes apparaît une scène du moyen âge, où le vieil esprit de la chevalerie reprend un instant son empire : deux cents gentilshommes environ sont accourus aux Tuileries, au premier bruit des dangers du Roi ; ils n'avaient pas d'uniforme, ils portaient leurs armes sous leurs habits, ce qui leur fit donner le nom de chevaliers du poignard. Protestation courageuse et désespérée contre l'émigration, ils étaient venus mourir victimes résignées du vieil honneur français. Les uns prient la Reine de toucher leurs armes afin de les rendre victorieuses ; les autres lui demandent la permission de lui baiser la main, afin de leur rendre la mort plus douce. Mille transports d'amour et d'espérance éclatent à la fois : Vivent les Rois de nos pères ! s'écrient les jeunes gens ; Vive le Roi de nos enfants ! s'écrient les vieillards. Et le Dauphin de France est pris dans leurs bras et élevé au-dessus de leurs têtes comme un drapeau vivant pour lequel ils jurent de mourir.

Un même cri de fidélité et de dévouement accompagne et reçoit la famille royale dans tous les postes intérieurs du château ; mais Louis XVI ne veut pas l'exposer à l'accueil douteux des postes du dehors. Parvenu dans le vestibule du grand escalier, il fait remonter la Reine, ses enfants, sa sœur et la princesse de Lamballe. Son pressentiment ne l'avait pas trompé.

Il était environ six heures du matin, écrit le comte François de la Rochefoucauld[10], lorsque le Roi descendit dans les cours. Défense avait été faite de le suivre. Cependant je me mêlai à sa suite peu nombreuse. Il avait l'air peiné et inquiet, et s'efforçait de paraître serein. Je l'ai suivi dans les cours, et quoique très-près de sa personne, je ne l'ai point entendu dire un mot aux troupes. La garde nationale cria beaucoup Vive le Roi ! même d'assez bon cœur. Cependant plusieurs individus se distinguèrent impunément en criant A bas le Veto ! Au moment où le Roi quitta la terrasse du jardin, qui est le long du château, pour aller visiter un poste qui était près du second escalier de la terrasse du bord de l'eau, beaucoup de grenadiers des bataillons des Petits-Pères et de Saint-Thomas se mirent à sa suite, devenue alors assez nombreuse. Ce poste était composé de soldats très-mauvais ; ils crièrent beaucoup Vive la nation ! A bas le Veto ! Le Roi ne s'y arrêta pas. A mesure qu'il s'avançait vers le poste du pont tournant, une horde de brigands qui étaient sur la terrasse des Feuillants, qu'ils appelaient la terre de la liberté, filaient à l'extrémité en criant très-haut toutes les horreurs possibles contre le Roi. Ils étaient très-nombreux et armés de piques. Le Roi fit tranquillement la revue du poste du pont tournant, qui se conduisit respectueusement. En le quittant nous eûmes un moment de très-grande frayeur, car quelques-uns de ces sans-culottes qui étaient sur la terrasse en descendirent et s'avancèrent vers le Roi. Alors ceux qui l'escortaient formèrent, par leurs bras entrelacés, deux lignes autour de lui : l'une était de gardes nationaux que nous connaissions pour être de braves et honnêtes gens ; la seconde de MM. de Sainte-Croix, de Lajard, de Maillardos et Bachmann, officiers suisses, de Boissieu, de Briges et plusieurs autres ; j'étais de cette chaîne.

 

Ainsi, aux cris de Vive le Roi s'étaient mêlées des clameurs sinistres. Arrivé au terme extrême de la voie douloureuse qu'il avait suivie, le Roi se trouble, non pas du danger qui le menace, mais de la nécessité cruelle d'accepter l'effusion du sang. La fatalité qui précipitait la monarchie vers l'abîme — s'il est permis de se servir de ce mot païen de fatalité pour exprimer l'enchaînement logique des causes et des conséquences — avait présidé à la défense des Tuileries avec la même ironie qu'à la fuite de Varennes : impéritie royale, auxiliaires malhabiles, chances funestes, tout devait se réunir dans ces deux graves circonstances pour assurer le triomphe de l'insurrection.

Rentré au château, la sueur au front, le désespoir dans l'âme, Louis assembla un conseil et délibérait encore sur les moyens de défense, que déjà les assaillants débouchaient de tous côtés sur le Carrousel en colonnes serrées, traînant avec eux des canons et des munitions de guerre. Un peuple immense encombrait la place et les abords du château, en poussant d'une voix unanime ces cris qui ébranlaient comme un tonnerre le palais de Catherine de Médicis et de Louis XIV : La déchéance ! la déchéance ! ou la mort ! la mort !Vous l'entendez, le peuple veut la déchéance, s'écrie un officier municipal en ouvrant brusquement la porte du cabinet du Conseil. — Eh bien, répond le ministre de la justice, que l'Assemblée la prononce donc !Mais après cet acte, dit la Reine, qu'arrivera-t-il ? — Le municipal s'incline et se tait.

Votre dernier jour est arrivé, dit ensuite en entrant un chef de légion[11] ; Madame, le peuple est le plus fort : quel carnage il va y avoir !Monsieur, s'écrie Marie-Antoinette, sauvez le Roi, sauvez mes enfants ! Et elle étendait la main vers Louis XVI comme pour le protéger, puis elle pressait ses enfants dans ses bras avec un douloureux désespoir.

En ce moment parait précipitamment, à la tète du directoire du département, le procureur général revêtu de son écharpe. Sire, dit-il avec épouvante, le danger est au-dessus de toute expression ; la défense est impossible : dans la garde nationale il n'est qu'un petit nombre sur qui l'on puisse compter ; le reste, intimidé ou corrompu, se réunira dès le premier choc aux assaillants. Déjà les canonniers, à la seule recommandation de rester sur la défensive, ont déchargé leurs pièces. Le Roi n'a plus une minute à perdre, il n'y a plus de sûreté pour lui que dans le sein de l'Assemblée, il n'y a d'abri sûr pour sa famille qu'au milieu des représentants du peuple. — Cette idée entre avec Rœderer au château ; elle y entre portée par le vent qui souffle de la rue, elle y entre avec la soudaineté et l'éclat de la foudre révolutionnaire : il est de ces minutes fatales dans la vie des rois et des peuples où la réflexion est impossible, alors que le retentissement de la révolte, parti d'en bas, a atteint toutes les hauteurs. Louis XVI demeure interdit. Mais la Reine, relevant fièrement la tète : Que dites-vous, monsieur, s'écrie-t-elle, vous nous proposez de chercher un refuge chez nos plus cruels persécuteurs ! Jamais, jamais ! Qu'on me cloue sur ces murailles avant que je consente à les quitter ! Mais, dites, monsieur, dites, sommes-nous donc totalement abandonnés ?Madame, je le répète, la résistance est impossible. Voulez-vous faire massacrer le Roi, vos enfants et vos serviteurs ? — A Dieu ne plaise ! puissé-je être la seule victime !Encore une minute, poursuit Rœderer, une seconde peut-être, et il est impossible de répondre des jours du Roi, des vôtres, de ceux de vos enfants !De mes enfants ! dit-elle en les serrant dans ses bras, non, non, je ne les livrerai pas au couteau. Et se rapprochant du Roi et de ses ministres : Eh bien, c'est le dernier des sacrifices, mais vous en voyez l'objet ! Monsieur Rœderer, ajouta-t-elle en élevant la voix comme pour prendre à témoin tout ce qui l'environne, vous répondez de la personne du Roi ! vous répondez de celle de mon fils !Madame, nous répondons de mourir à vos côtés ; voilà tout ce que nous pouvons garantir.

Quelques dispositions militaires s'improvisent pour protéger la marche de la famille royale ; les membres du département forment un cercle au milieu duquel elle se place. Dans les salles qu'elle traverse on l'entoure en frémissant. — Point d'exaltation, s'écrie Rœderer, vous feriez tuer le Roi !Restez, dit Louis XVI. — Nous reviendrons bientôt, ajoute la Reine.

C'en est fait, la royauté mourante a quitté son palais pour aller agoniser sous l'œil même de ses ennemis : il était près de sept heures du matin. On sortit, raconte M. de la Rochefoucauld, par la grille du milieu. M. de Bachmann, major des gardes suisses, marchait le premier entre deux haies de ses soldats. M. de Poix le suivait à quelque distance, et marchait immédiatement avant le Roi. La Reine suivait le Roi en tenant M. le Dauphin par la main ; Madame Elisabeth donnait le bras à Madame, fille du Roi ; madame la princesse de Lamballe et madame de Tourzel les suivaient. Je me trouvai dans le jardin a portée d'offrir mon bras à madame de Lamballe, et elle le prit, car elle était celle qui avait le plus d'abattement et de crainte. Le Roi marchait droit, sa contenance était assurée, le malheur cependant était peint sur son visage. La Reine était tout en pleurs ; de temps en temps elle les essuyait, et s'efforçait à prendre un air confiant qu'elle conservait quelques minutes. Cependant, s'étant appuyée un moment contre mon bras, je la sentis toute tremblante. M. le Dauphin n'avait pas l'air très-effrayé ; Madame Elisabeth était la plus calme ; elle était résignée à tout : c'était la religion qui l'inspirait. Elle dit en voyant ce peuple féroce : Tous ces gens sont égarés ; je voudrais leur conversion, mais pas leur châtiment. La petite Madame pleurait doucement. Madame de Lamballe me dit : Nous ne retournerons jamais au château[12].

La populace révolutionnaire qui encombrait la terrasse des Feuillants, voyant le Roi sortir des Tuileries, s'était portée vers l'escalier du passage des Feuillants ; la route se trouvait ainsi obstruée, et pendant dix minutes le Roi fut contraint de demeurer au bas de l'escalier : le péril était grand. Un grenadier s'empara du Prince royal et le porta dans ses bras. Là, sur le seuil même de sa demeure, le Roi apprit qu'une partie des gardes nationaux se retiraient pour aller garder leurs familles et leurs maisons. D'autres, comme cela arrive toujours, se déclaraient déjà contre la royauté qu'ils voyaient faible, en faveur de la révolution qu'ils sentaient victorieuse. En effet, de la cohue tumultueuse qui s'ouvre à peine sur les instances de Rœderer pour donner passage au Roi et à sa famille, on n'entend sortir que des injures et des menaces. Quelques membres de l'Assemblée qui viennent au-devant du monarque ne peuvent fendre les flots épais de la foule ; sur la terrasse des Feuillants les cris redoublent avec fureur : A bas le tyran ! la mort ! la mort ! N'ayez pas peur, dit au petit Prince le grenadier qui le porte, ils ne vous feront pas de mal. — A moi, non, dit le Dauphin, mais à mon père ! Et ses larmes filiales coulaient. Tant que les jours de son père n'avaient point été menacés, il y avait eu comme une auréole de joie à l’entour du front insouciant de cet enfant. Maintenant il tremble et il a peur. Le malheureux père lui-même se sent un instant les yeux humides. — Qu'ai-je donc fait à mon peuple ! dit le Christ de la royauté en s'acheminant vers Ponce Pilate. Il faut une demi-heure pour traverser, sous une pluie d'invectives et d'outrages, cette courte distance qui sépare le palais de l'asile où l'on entraîne la famille royale. Dans le plan que nous donnons ci-contre, le lecteur pourra suivre la marche du triste cortège depuis le château jusqu'au Manège, où siégeait l'Assemblée nationale, et se rendre compte de la physionomie de ces lieux où s'élevaient alors le couvent des Feuillants et le local des séances dont il ne reste plus nulle trace, le quartier Rivoli ayant tout effacé. Jamais roi de France, jamais roi d'aucun peuple, jamais homme, depuis les stations de l'homme-Dieu sur la route du Calvaire, n'avait fait un voyage si douloureux.

Aux portes du Manège les cris redoublent : le procureur général harangue la populace et la calme ; mais dans le couloir étroit et obstrué par la cohue un mouvement irrésistible sépare un instant les membres de la famille royale. La mère tremble pour son fils ; mais le grenadier qui s'était emparé de l'enfant l'élève dans ses bras au-dessus de la foule ; puis, se faisant jour avec ses coudes, il pénètre dans la salle derrière le Roi, et dépose sur le bureau de l'Assemblée son précieux fardeau, aux applaudissements des tribunes ; le Roi prend place à côté du président, et la Reine et sa suite sur les sièges des ministres. A peine le Dauphin est-il laissé à lui-même qu'il s'empresse de retourner auprès de sa mère ; une voix s'écrie aussitôt : Qu'on le porte au Roi, à côté du président ; il appartient à la nation ; l'Autrichienne est indigne de la confiance du peuple. Un huissier vient prendre l'enfant ; mais celui-ci, les bras tendus vers sa mère, l'effroi peint sur le visage, laisse échapper quelques larmes, et ces larmes arrachent aux tribunes un mot d'intérêt qui arrête l'huissier dans son entreprise. Au même moment, quelques gentilshommes entrant l'épée à la main jusque dans la salle du. Corps législatif : Vous compromettez la sûreté du Roi ! s'écrient quelques députés effarés ; et les hommes armés se retirent. Le calme se rétablit, et le Roi prend la parole :

Je suis venu ici pour épargner un grand crime, et je pense que je ne saurais être, plus en sûreté qu'au milieu des représentants de la nation. — Sire, répond Vergniaud, vous pouvez compter sur la fermeté de l'Assemblée nationale. Elle connaît ses devoirs ; ses membres ont juré de mourir en soutenant les droits du peuple et les autorités constituées.

Le Roi s'assied ; l'Assemblée est morne, la haine s'amortit devant le spectacle de tant de douleurs. Les regards se portent avec une stupeur mêlée de quelque respect, mais sans attendrissement, sur tant de grandeur humiliée.

La discussion commence, mais l'observation étant faite par quelques membres que la constitution interdit au Corps législatif de délibérer en présence du Roi, l'Assemblée, sous ce prétexte ironique, décide que le Roi et sa famille se rendront dans la loge où se réunissaient les collaborateurs du journal intitulé le Logographe. Placée de niveau avec les derniers rangs de l'Assemblée, derrière les sièges du président et des secrétaires, cette tribune est si étroite qu'à peine elle peut contenir les journalistes, et si basse qu'on ne peut y demeurer debout[13]. On y conduit la famille royale. Louis XVI s'assied sur le devant de la loge, Marie-Antoinette dans un coin où sa noble tête cherche un peu d'ombre contre tant d'opprobre ; les enfants et leur gouvernante se placent avec Madame Elisabeth et la princesse de Lamballe sur une banquette, derrière laquelle se tiennent debout quelques gentilshommes, généreux courtisans du malheur, qui espéraient combattre aux Tuileries, et qui veulent du moins ne pas fuir la mort si la bataille leur échappe.

Cependant la bataille et la mort attendaient aussi leurs compagnons restés au château ; mais la bataille n'offrait là que la défense d'un palais vide et le dévouement qu'une mort inutile[14]. Ceux-ci avaient espéré plus, désiré plus ; ils avaient suivi le Roi pour lui faire un dernier rempart de leur corps et tomber frappés à ses pieds. Ils n'eurent pas cette consolation, et, moins heureux que les gardes nationaux, que les Suisses, que les gentilshommes égorgés aux Tuileries, ils furent condamnés à assister à la dégradation du Prince pour lequel ils auraient voulu mourir.

Il n'entre pas dans notre sujet de raconter les égorgements partiels qui eurent lieu dans la cour du Manège ; le massacre général qui ensanglanta les Tuileries et les environs du château ; le tumulte, le pillage, les assassinats, les auto-dafé qui marquèrent cette fatale journée et la nuit horrible qui la suivit.  Au premier coup de canon le Roi s'était écrié : J'ai donné des ordres pour qu'on ne tirât pas. Un second ordre fut expédié ; le Roi enjoignait aux Suisses d'évacuer le château, et à leurs chefs de se rendre auprès de lui ; un courrier alla en toute hâte au-devant d'une division qui venait de Courbevoie, et lui porta l'ordre de rétrograder. C'était trop tard ou trop tôt : trop tard, car le sang avait coulé ; trop tôt, car c'était donner gain de cause à l'insurrection ; déjà refoulée et coupée sur plus d'un point, elle abandonnait le champ de bataille du Carrousel aux défenseurs du trône, qui, bien que peu nombreux, — ils ne comptaient, en effet, que 200 volontaires, 250 gardes nationaux, et 900 Suisses, — avaient fait cependant reculer l'immense cohue des assaillants, quand cet ordre fatal arriva. Le meurtre régnait tout à l'entour de la salle législative, où, malgré le tumulte de l'Assemblée, des conversations des députés et des motions des orateurs, arrivaient les vociférations des sicaires, les cris des victimes, et jusqu'au retentissement des coups qui donnaient la mort. Des femmes ont été vues prenant part au carnage, et parmi elles, et avant toutes, figurait Reine Audu, cette Reine des Halles, déjà illustrée par la journée du 6 octobre.

La salle et les tribunes s'étaient encombrées de monde de minute en minute ; l'agitation était extrême, la chaleur excessive, et la loge ou était parquée la royale famille, et dont les murailles blanches reflétaient les rayons ardents du soleil, n'était plus qu'une fournaise où s'engouffraient toutes les vapeurs brûlantes et tous les bruits du carnage. La sueur ruisselait de tous les fronts ; l'émotion soulevait toutes les poitrines. Le Dauphin, qui, pendant la première heure, n'avait cessé de questionner son père, s'enquérant du nom de chaque député qui passait ou qui prenait la parole, n'avait plus de voix maintenant ; haletant et presque étouffé, il cherchait la vie et le calme dans les yeux de sa mère, et ne les y trouvait pas. L'affreux spectacle qui se déroulait devant lui bouleversait toutes ses idées et augmentait toutes ses inquiétudes ; il voyait des hommes couverts de sang apporter successivement et déposer sur le bureau du président des plats d'argent, des rouleaux d'or, des portefeuilles et des diamants trouvés dans les appartements de sa famille, et il s'étonnait de voir les dépouilles des Tuileries saluées comme des trophées. Il épiait tour à tour sur le visage de son père, sur les traits de sa mère, sur ceux de sa tante, sur ceux de sa sœur, l'effet que produisait l'apparition soudaine de pétitionnaires dont il comprenait mieux le geste farouche et l'air horrible que les paroles menaçantes ; mais le visage du Roi restait calme et serein, celui de la Reine conservait sa fière dignité, Madame Élisabeth baissait la tête comme soumise aux volontés de Dieu, et la jeune Marie-Thérèse fondait en larmes. La perplexité de l'enfant était grande. Enfin, un pétitionnaire accentua sa pensée de façon qu'il ne resta plus dans le fond de cette jeune âme le moindre doute heureux ; cet homme venait de lui révéler toute l'horreur de la situation : c'était un canonnier de la garde nationale, qui, le blasphème à la bouche, montrait à l'Assemblée son bras nu et sanglant : Je vous l'offre, disait-il, pour arracher la vie au Roi, s'il est nécessaire. Le pauvre enfant se précipite dans les bras de son père mais le trouvant tranquille et impassible comme de coutume, il se retourne, et met en pleurant sa tête sur les genoux de sa mère, qu'avait fait tressaillir le mouvement de l'artilleur, placé à quinze pas du Roi.

Jusqu'alors spectatrice, non pas apathique, mais inactive, de l'événement, l'Assemblée législative était restée partagée entre la crainte d'étayer le trône et la crainte d'être écrasée sous sa chute. Plusieurs députations avaient déjà paru devant elle, demandant la déchéance de Louis XVI ; la première fut celle des Thermes de Julien. Les noms de ses membres, consignés au procès-verbal — la plupart ouvriers, manœuvres et étudiants —, sont un monument curieux pour l'histoire ; ils montrent quelle était, dans une telle circonstance et pour une telle motion, la représentation d'une section de Paris.

Une députation de la nouvelle Commune improvisée par l'émeute arrive bientôt : Prononcez la déchéance du Roi, dit-elle ; demain nous vous apporterons les procès-verbaux de cette mémorable journée. Pétion, Manuel et Danton sont toujours vos collègues ; Santerre est à la tête de la force armée. Une autre députation s'exprime encore en termes plus impérieux : Dès longtemps le peuple vous a demandé la déchéance du Roi, et vous n'avez pas même encore prononcé sa suspension ! Apprenez que le feu est aux Tuileries, et que nous ne l'arrêterons qu'après que la vengeance du peuple sera satisfaite ; nous sommes chargés encore une fois, au nom de ce peuple, de vous demander la déchéance du pouvoir exécutif.

La volonté de la rue, formulée au bruit du canon et à la lueur de l'incendie, est écoutée ; Vergniaud quitte le fauteuil de la présidence, qui, dans cette terrible séance, fut tour à tour occupé par lui, Guadet, Gensonné et Muraire ; le député de la Gironde rédige à la hâte, au milieu du comité, et sous l'influence de sa faction, l'acte de suspension provisoire de la royauté. Triste, pâle, et comme courbé sous le poids de la fatalité, il monte à la tribune, et lit, au milieu d'un profond silence, ce décret qui ne fut pas discuté, et que le Roi entendit sans étonnement et qu'il vit adopter sans regret :

Je viens, au nom de la commission extraordinaire, vous présenter une mesure bien rigoureuse ; mais je m'en rapporte à la douleur dont vous êtes pénétrés pour juger combien il importe au salut de la patrie que vous l'adoptiez sur l'heure.

L'Assemblée nationale, considérant que les dangers de la patrie sont parvenus à leur comble ; que les maux dont gémit l'empire dérivent principalement des défiances qu'inspire la conduite des chefs du pouvoir exécutif, dans une guerre entreprise en son nom contre la constitution et contre l'indépendance nationale ; que ces défiances ont provoqué de toutes les parties de l'empire le vœu de la révocation de l'autorité confiée à Louis XVI ;

Considérant néanmoins que le Corps législatif ne veut agrandir par aucune usurpation sa propre autorité, et qu'il ne peut concilier son serment à la constitution et sa ferme volonté de sauver la liberté qu'en faisant appel à la souveraineté du peuple, décrète ce qui suit :

Le peuple français est invité à former une Convention nationale ;

Le chef du pouvoir exécutif est provisoirement suspendu dé ses fonctions ; un décret sera proposé dans la journée sur la nomination d'un gouverneur du Prince royal ;

Le payement de la liste civile est suspendu ;

Le Roi et sa famille demeureront dans l'enceinte du Corps législatif jusqu'à ce que le calme soit rétabli dans Paris ; le département fera préparer le Luxembourg pour sa résidence, sous la garde des citoyens.

 

On comprend que, sous l'impression des événements de la journée, ce décret ait été adopté à l'unanimité ; par cette mesure, les ennemis du Roi lui étaient la couronne, et ses amis croyaient lui sauver la vie. La nomination annoncée de Condorcet comme gouverneur du Prince royal semblait aussi résoudre en faveur de la monarchie la question, laissée en suspens, de la forme du gouvernement futur. Bien des esprits pacifiques et peu au courant des choses se rattachèrent à cette espérance ; mais ils étaient loin d'avoir sondé la profondeur de l'abîme en acceptant cette planche de salut qu'on semblait leur jeter dans le naufrage. Il y a toujours, dans toutes les révolutions, une masse d'hommes en retard sur les idées qui mènent l'avant-garde : l'hypocrisie politique a pour complice, dans les temps de crise, cette niaiserie systématique qui trouve plus commode de croire' que de résister. Dans de nombreuses familles, tout en pleurant sur le Roi honnête homme qui était immolé aux exigences révolutionnaires, on fit des vœux pour le jeune Prince, dont la Convention nationale annoncée allait sans doute inaugurer le règne, et le faciliter par un conseil de régence approprié aux circonstances. Pour la première fois, le nom de Louis XVII fut dit ; la révolution traita de niais les cœurs simples qui le prononcèrent ; selon sa coutume, elle n'avait pas donné son mot d'ordre à tout le monde.

Un des derniers serviteurs de la monarchie, le jeune comte François de la Rochefoucauld, qui était parvenu, comme on l'a vu, à suivre le Roi à l'Assemblée, peint ainsi le triste spectacle qu’offrait à sept heures du soir la tribune où se trouvait la famille royale : Je m'approchai, dit-il, de la tribune du Roi ; elle n'était gardée que par quelques misérables qui étaient ivres et ne firent aucune attention à moi ; de sorte que j'entrouvris la porte. Je vis le Roi avec un visage abattu et fatigué ; il était assis sur le devant de la tribune, observant froidement avec sa lunette les scélérats qui parlaient tantôt les uns après les autres, tantôt tous ensemble. Près de lui était la Reine, dont les larmes et la sueur avaient entièrement mouillé le fichu et le mouchoir. Elle avait sur ses genoux M. le Dauphin, qui dormait et qui reposait sa tête sur ceux -de madame de Tourzel. Mesdames Elisabeth, de Lamballe, et Madame, fille du Roi, étaient dans le fond de la tribune. J'offris mes services au Roi, qui me dit qu'il serait trop dangereux de chercher à le revoir, et ajouta qu'il irait le soir au Luxembourg. La Reine me demanda un mouchoir ; je n'en avais pas, le mien avait servi à panser les blessures dé M. le vicomte de Maillé que j'avais tiré des mains des gens à piques[15]. Je sortis pour chercher un mouchoir ; j'en empruntai un au maître du café de la buvette ; mais comme je le portais à la Reine, les sentinelles étaient relevées, et je me trouvai dans l'impossibilité d'approcher de la tribune.

Le tumulte et les massacres durèrent toute la nuit ; des bûchers furent allumés pour consumer les cadavres. L'Assemblée, à la lueur des flammes funèbres nourries par le meurtre, continua sa séance jusqu'à deux heures du matin. La famille royale demeura jusqu'à cette heure dans la loge du Logographe, spectatrice de sa propre chute, atteinte et frappée, sous l'œil de ses ennemis, dans les dernières fibres de la sensibilité humaine. Louis XVI seul, depuis la veille, avait pris quelque nourriture : ses enfants n'avaient touché qu'à quelques fruits, et le reste de sa famille n'avait aspiré que quelques gouttes d'eau de groseille qu'elle devait à la pitié des inspecteurs de la salle. Les souffrances morales absorbaient le sentiment des souffrances physiques ; les enfants eux-mêmes, dans leur émotion poignante, et sous l'air brûlant qui les étouffait, avaient oublié la faim ; le Dauphin, nous l'avons dit, avait fini par s'endormir. Vers deux heures, des commissaires de l'Assemblée et les inspecteurs de la salle vinrent prendre la famille royale pour la conduire au logement qui, depuis la promulgation du décret de déchéance, lui avait été préparé à la hâte dans l'étage supérieur de l'ancien couvent des Feuillants, au-dessus du corridor où étaient établis les bureaux et les comités de l'Assemblée. Ce logement se composait de quatre chambres, je dirai plutôt de quatre cellules contiguës, pavées de briques et inhabitées depuis la destruction des ordres monastiques. Les religieux que l'orage avait chassés de ce cloître ne se doutaient guère que le même orage y jetterait, peu de temps après, le Roi et la Reine de France, chassés de leur palais. Chacune des quatre cellules ouvrait par une petite porte pareille sur le même corridor. Au premier avis qu'il avait reçu, l'architecte de l'Assemblée avait fait à la hâte porter la plupart de ses propres meubles dans ce petit appartement.

Un souper y avait aussi été servi ; personne n'y toucha, excepté les enfants. Le souvenir de son chien chéri revint en ce moment au Prince royal. Il en demanda des nouvelles ; personne ne put lui en donner. Le pauvre animal avait voulu sans doute suivre ses maîtres au moment du départ des Tuileries. Avait-il été écrasé sous les pieds de la cohue rugissante, avait-il été enlevé par des mains infidèles ? On ne le revit pas ; on le chercha, on le réclama en vain. Pour consoler le Prince, on lui dit qu'il reviendrait un jour ; mais il se persuada qu'on l'avait étouffé dans la foule ; il en eut beaucoup de chagrin. Madame Élisabeth lui dit avec une douceur mélancolique : Allons, cher enfant, consolez-vous, il est des douleurs plus cruelles ; continuez d'aimer Dieu pour qu'il vous en préserve.

Dans la première pièce, qui servait d'antichambre, veillèrent les derniers serviteurs de la royauté abattue[16] ; dans la seconde, le Roi coucha à moitié vêtu ; dans la troisième, la Reine avec ses enfants ; et, dans la quatrième, Madame Elisabeth, la princesse de Lamballe et madame de Tourzel. Ces trois saintes femmes prièrent et pleurèrent en silence toute la nuit à la porte de la chambre où Marie-Antoinette appelait en vain le sommeil près de ses deux enfants endormis.

Malgré la longue et pénible veille qui avait épuisé ses forces, ce n'est que le matin que la malheureuse Reine put fermer les yeux. Voulant ménager ce repos subreptice de sa sœur, Madame Élisabeth avait appelé tout bas les enfants pour présider à leur toilette ; l'Assemblée exigeait que la famille royale reprît ses places de la veille, et l'heure de la séance approchait. Bientôt arrachée à ce demi-sommeil par la voix et les caresses de ses enfants que Madame Élisabeth lui amenait, Pauvres enfants, s'écria la Reine en les embrassant, qu'il est cruel de leur avoir promis un si bel héritage, et de dire : Voilà ce que nous leur laissons ! tout finit avec nous !

La Reine se leva à la hâte, et admit aussitôt dans son réduit quelques-unes de ses femmes qui, depuis l'aurore, étaient accourues successivement pour lui offrir leur service. Marie-Antoinette éclata en sanglots, et tendant les bras à ces femmes que son infortune faisait ses amies : Venez, leur dit-elle, venez, malheureuses femmes, voir une femme plus malheureuse que vous, puisque c'est elle qui fait votre malheur à toutes. Et comme le petit Dauphin, voyant pleurer sa mère et tout le monde autour d'elle, se mit aussi à pleurer : Mon enfant, lui dit sa mère en l'embrassant, vous le voyez, j'ai aussi des consolations : les amis que le malheur m'a fait perdre ne valent pas ceux qu'il m'a donnés. A dix heures, la famille royale fut ramenée à l'Assemblée pour y passer toute la journée. Le supplice de la veille recommença ; l'action du drame devenait encore plus sombre et plus terrible : les paroles étaient plus menaçantes, les pétitions plus sanguinaires. Une horde sauvage demandait à grands cris les tètes des Suisses qui étaient prisonniers au corps de garde des Feuillants. Grand Dieu ! quels cannibales ! s'écria Vergniaud ému lui-même de ces vociférations. L'intervention de Danton sauva les Suisses..... jusqu'au 2 septembre.

Le succès de l'insurrection venait d'inaugurer un pouvoir supérieur à l'Assemblée nationale ; c'était celui de la Commune de Paris : dès ce jour, elle contrôla et fit rapporter les actes législatifs qui n'avaient pas son assentiment. Le palais du Luxembourg, destiné au logement de la famille royale, lui parut sans doute une demeure trop somptueuse pour une royauté déchue : elle repoussa le choix fait de cette résidence, attendu que le Luxembourg offrait des moyens d'évasion par les souterrains qui s'y trouvent[17]. L'Assemblée, qui commençait à se fatiguer des humiliations dont le Roi et sa famille étaient abreuvés sous ses yeux, voulait éloigner ce spectacle importun jusqu'au jour du dernier sacrifice. Elle proposa immédiatement pour les recevoir l'hôtel de la Chancellerie, place Vendôme ; mais la Commune dominatrice repoussa encore ce décret, et, après avoir un moment songé à choisir l'abbaye Saint-Antoine, elle demanda, par l'organe de Manuel, la tour du Temple pour servir de demeure au Roi que la nation gardait en otage. Il ne reste plus à Louis XVI, dit-il, que le droit de se justifier devant le souverain. Le Temple peut lui servir de demeure ainsi qu'à ses enfants ; il y sera gardé par vingt-quatre hommes que fourniront les sections ; on lui interceptera toute correspondance ainsi qu'à sa famille, car ils n'ont que des traîtres pour amis. Les rues qu'ils traverseront seront bordées de tous les soldats de la révolution, qui les feront rougir d'avoir cru qu'il y avait parmi eux des esclaves prêts à soutenir le despotisme, et leur plus grand supplice sera d'entendre crier : Vive la nation !

L'opinion de Manuel prévalut dans l'Assemblée, et sa prédiction allait s'accomplir dans la rue. La Commune triompha : l'Assemblée avait suspendu la royauté, la Commune la dégrada. Toutes les personnes étrangères à la domesticité du Roi reçurent l'ordre de s'éloigner. Ce n'est que de ce moment, leur dit la Reine, que nous commençons à sentir toute l'horreur de notre situation. Vous l'aviez adoucie par vos soins et votre dévouement ; ils nous avaient empêchés de nous en apercevoir jusqu'à présent. — Je suis donc prisonnier ! disait de son côté Louis XVI aux inspecteurs de la salle. Charles Ier fut plus heureux que moi, on lui laissa ses amis jusqu'à l'échafaud. La royauté avilie a cessé d'être la royauté. Toutes ses richesses ont passé aux mains rapaces de la révolution, et l'on se demande si jamais le doigt de Dieu relèvera quelque jour cette race, jadis la plus puissante du monde et aujourd'hui tombée si bas. La famille royale est venue à l'Assemblée sans argent et sans linge ; les serviteurs fidèles dont nous avons donné les noms le savent : cinq d'entre eux qui n'ont point encore cédé à l'injonction de se retirer, déposent sur une table l'or et les assignats qu'ils ont sur eux. La Reine s'en étant aperçue leur dit : Messieurs, gardez vos portefeuilles ; vous en avez plus besoin que nous. Vous avez, j'espère, plus longtemps à vivre.

Dans ce moment, la garde monte pour exécuter l'ordre portant que les cinq retardataires seraient arrêtés : quatre d'entre eux se séparent pour ne pas être reconnus, et se sauvent par un escalier dérobé. M. de Rohan-Chabot ne fut point aussi heureux : il avait passé la nuit précédente, en garde national, auprès du Roi. Soupçonné, arrêté, jeté dans les prisons de l'Abbaye, il fut massacré dans les journées de septembre. Jadis le regard de la royauté tombé sur un criminel qu'on menait ai supplice le sauvait ; maintenant le contact de la royauté don naît la mort à la vertu.

La décision de l'Assemblée avertissait Louis XVI de prendre quelques dispositions au sujet des personnes qu'il désirait conserver auprès de lui pour son service et celui de sa famille. Il fit écrire par M. Hue la liste de ces personnes, parmi lesquelles figuraient la dame Saint-Brice et M. Hue lui-même, désignés tous deux pour le service de M. le Dauphin. Cette liste fut adressée au Conseil de la Commune[18].

Le château ayant été mis au pillage et les scellés apposés sur tout ce qui n'avait pas été la proie de l'anarchie, linge, habits, objets de toilette, tout manquait à la famille royale. M. Pascal, officier des Cent-Suisses, offrit quelques vêtements pour le Roi, la duchesse de Gramont du linge de corps pour la Reine, et il fallut que le cœur d'une étrangère s'émût de pitié pour que l'enfant des rois ne restât pas dans le plus complet dénuement : la comtesse Gower-Sutherland, ambassadrice d'Angleterre, qui avait un fils du même âge que le Dauphin, s'empressa d'envoyer pour l'usage du jeune Prince des vêtements de première nécessité. Des marques de touchant intérêt parvenaient à se faire jour, à travers tous les obstacles, jusqu'à cette malheureuse famille.

Trois journées s'étaient ainsi écoulées lentement pour elle entre la loge du Logographe et la cellule des Feuillants ; mais ce n'étaient ni les tribulations sous l'œil de l'Assemblée, ni la gêne dans l'incommode réduit du couvent, qu'elle avait le plus à redouter ; une épreuve plus pénible encore l'attendait matin et soir : c'était le trajet qu'elle avait à faire, au milieu des huées, entre les deux refuges qu'on lui avait mesurés avec tant d'avarice pour la journée et pour la nuit. La première fois qu'elle quitta l'Assemblée, pour gagner son nocturne asile — c'était, comme nous l'avons dit, vers deux heures du matin —, il lui fallut traverser le jardin au milieu d'une foule de piques encore dégoûtantes de sang ; on était éclairé par des chandelles placées au bout des canons de fusils ; des cris féroces ajoutaient à l'horreur du tableau.

En voyant ces égorgeurs couverts de sang, raconte M. d'Aubier[19], se presser sur notre passage, la Reine craignit, comme moi, que le Prince ne fût frappé dans mes bras ; elle était mère trop tendre pour laisser à son serviteur l'honneur de couvrir de son corps celui de son enfant : oubliant qu'elle était la plus menacée, elle m'ordonna de lui remettre le Prince, à qui la peur avait donné une agitation presque convulsive, et elle lui dit quelques mots à l'oreille. A cet âge heureux, l'âme se calme aisément ; à peine étions-nous dans l'escalier, qu'il se mit à sauter de joie en me disant : Maman m'a promis de me coucher dans sa chambre, parce que j'ai été bien sage devant ces vilains hommes.

 

Le lendemain de nouvelles insultes attendaient encore la royale famille à son passage. Un jeune homme bien vêtu s'approcha de la Reine, et lui mettant le poing sous le nez : Infâme Antoinette, lui dit-il, tu voulais faire baigner les Autrichiens dans notre sang ; tu le payeras de ta tête. La Reine demeura calme et silencieuse.

Enfin, après trois jours et trois nuits passés ainsi entre la contrainte et les outrages, le départ pour le Temple fut annoncé dans la journée du lundi 13 août — et non du 14, comme l'ont écrit M. Hue et quelques autres —. Le maire de Paris, accompagné de Manuel, procureur de la. Commune, de Michel, Simon et Laignelot, officiers municipaux, se présenta devant le Roi : il venait lui apprendre que le Conseil de la Commune avait décidé qu'aucune des personnes proposées pour le service ne suivrait la famille royale dans sa nouvelle demeure[20]. Louis XVI obtint cependant, à force de représentations, que MM. Hue et de Chamilly, et les dames Thibaud, Basire, Navarre et Saint-Brice seraient exceptés.

La Reine, toujours occupée, écrit madame de Tourzel, de ce qui pouvait adoucir les peines de ceux qui étaient auprès d'elle, voulant me procurer la consolation d'emmener avec moi ma fille Pauline, m'offrit de la demander à Pétion. Je fus glacée de la proposition, ne prévoyant que trop qu'on ne nous laisserait pas longtemps au Temple ; je frémissais de l'idée - d'exposer une fille jeune et jolie à la merci de ces furieux, car je connaissais trop la fermeté de son caractère, et le bonheur qu'elle éprouverait de pouvoir adoucir par ses soins, son respect et son attachement, la cruelle position de la famille royale, pour me permettre de calculer les dangers qu'elle pouvait' courir d'ailleurs. M. le Dauphin et Madame, qui me virent un moment d'incertitude, se jetèrent à mon cou, me demandant avec instance de leur donner leur chère Pauline. Ne nous refusez pas, s'écria Madame, elle fera notre consolation, et je la traiterai comme ma sœur. Il me fut impossible de résister à de pareilles instances ; je recommandai ma fille à la Providence, je témoignai à la Reine toute ma reconnaissance, et mon extrême désir de lui voir obtenir pour Pauline une faveur à laquelle elle attachait tant de prix. La Reine en fit la demande à Pétion, qui l'accorda de bonne grâce, et qui me dit d'envoyer chercher ma fille par son frère, qui la mènerait au comité de l'Assemblée, où elle recevrait la permission dont elle avait besoin pour accompagner Leurs Majestés. Pauline éprouva la joie la plus vive en apprenant cette nouvelle, et se rendit sur-le-champ à l'Assemblée avec mon fils, qui la remit ensuite entre mes mains.

 

Le moment du départ arriva : il était cinq heures du soir. Une foule compacte obstruait le corridor intérieur et la cour des Feuillants. La famille royale et sa suite percent lentement ces flots agités, et ne parviennent qu'avec peine jusqu'aux carrosses destinés à les transporter au Temple : c'étaient deux larges voitures de la cour attelées chacune de deux chevaux seulement ; le cocher et les valets de pied sont habillés de gris, et servent ce jour-là leurs maîtres pour la dernière fois. Le Roi, la Reine, M. le Dauphin et Madame se placent dans le fond de la première voiture ; Madame Elisabeth, la princesse de Lamballe et Pétion sur le devant ; madame de Tourzel et sa fille à l'une des deux portières, et Manuel à l'autre avec Mlichel, officier municipal. Celui-ci, le maire de Paris et le procureur de la Commune, ont le chapeau sur la tête. Dans le second carrosse s'installent, avec la suite du Roi, les deux officiers municipaux. Des gardes nationaux à pied escortent, les armes renversées, ces deux voitures encombrées, autour desquelles rugit une multitude innombrable diversement armée, mais unanime dans ses hurlements de menaces et d'imprécations. Les légions qui forment la haie n'imposent aucun ordre à ce tumulte, aucun silence à ces vociférations. Ainsi, ce que le procureur de la Commune avait annoncé se réalise au delà de ses vœux : une populace ivre de fureur et de joie accable d'affronts cette royauté condamnée, qu'il est chargé de conduire lui-même à un supplice inconnu. Au milieu de la place Vendôme on arrête quelques instants la voiture, pour que le descendant dégradé des Rois forts puisse contempler à loisir la statue équestre de Louis le Grand, renversée de son piédestal, brisée et foulée aux pieds, avec ce cri qui sortait des mille poitrines de la populace effrénée : C'est ainsi que l'on traite les tyrans ! Reproduisant aussitôt cette exclamation, Manuel lui-même dit à Louis XVI : Voilà, sire, comment le peuple traite ses rois. — Plaise à Dieu, lui répond, le Prince avec calme et dignité, que sa fureur ne s'exerce que sur des objets inanimés !Qu'ils sont méchants ! dit le Prince royal entre les genoux de son père et cherchant dans ses yeux une approbation à ses paroles. — Non, mon fils, dit le Roi avec sa mansuétude ordinaire, ils ne sont pas méchants, ils sont égarés.

Cette marche humiliante et lugubre dura deux heures. Jamais roi plus honnête homme n'avait été abreuvé de tant d'outrages ; jamais enfants plus innocents n'avaient entendu tant de blasphèmes, et quant à la Reine, femme si noble et si fière, jamais fille perdue n'avait été enlevée de sa tanière avec plus d'arrogance et de cruauté ! Plus d'une fois le cortège fut obligé de s'arrêter ; dans ces courts intervalles des hommes s'approchèrent du carrosse les yeux étincelants de fureur, et Pétion et Manuel, inquiets, mettaient la tête à la portière pour haranguer la multitude et la conjurer, au nom de la loi, de laisser cheminer la voiture.

On arriva au Temple à sept heures du soir. Santerre fut la première personne qui se présenta dans la cour où les voitures s'arrêtèrent ; il fit signe d'avancer jusqu'au perron, mais les officiers municipaux contredirent par un signe de tête l'ordre donné par Santerre ; ils firent descendre la famille royale au milieu de la cour et l'introduisirent dans le palais. Tous se tenaient auprès du Roi le chapeau sur la tête, et ne lui donnant d'autre titre que celui de monsieur. Un homme à longue barbe affectait de répéter à tous propos cette qualification. La foule qui avait servi de cortège ou qui attendait à la porte d'entrée, n'ayant pu pénétrer dans la cour, bruissait compacte et serrée aux abords du Temple, criant avec fureur : Vive la nation ! Des lampions, placés sur les parties saillantes des murs d'enceinte et sur les créneaux de la grosse tour, donnaient au Temple l'aspect d'une fête. Le salon du château était éclairé par des bougies sans nombre, et rempli des membres de la nouvelle Commune, qui, la tête couverte, traitaient le Roi avec une impertinente familiarité, ou lui adressaient cent questions plus ridicules les unes que les autres. Un d'entre eux, couché sur un sofa, lui tint les propos les plus étranges sur le bonheur de l'égalité. Quelle est votre profession ? lui dit le Roi. — Savetier, répondit-il.

Le pauvre petit Dauphin, écrit madame de Tourzel, tombait de fatigue et demandait instamment à se coucher ; je sollicitai à plusieurs reprises qu'on me laissât le conduire dans sa chambre, on répondait toujours qu'elle n'était pas prête. Je le mis sur un canapé, où il s'endormit profondément. Après une longue attente, on servit un grand souper. Personne n'était tenté d'y toucher. On fit semblant d'en manger pour la forme, et Mgr le Dauphin se rendormit si profondément en mangeant sa soupe, que je fus obligée de le mettre sur mes genoux, où il commença sa nuit. On était encore à table, lorsqu'un municipal vint dire que sa chambre était prête, le prit sur-le-champ entre ses bras et l'emporta avec une telle rapidité, que madame de Saint-Brice et moi eûmes toutes les peines du monde à le suivre. Nous étions dans une inquiétude mortelle en le voyant traverser des souterrains, et elle ne put qu'augmenter quand nous vîmes conduire le jeune Prince dans une tour et le déposer ensuite dans la chambre qui lui était destinée. La crainte d'en être séparée et d'irriter les municipaux m'empêcha de leur faire aucune question. Je le couchai sans dire un seul mot, et je m'assis ensuite sur une chaise, livrée aux plus tristes réflexions. Je frémissais de l'idée de le voir séparer du Roi et de la Reine, et j'éprouvai une grande consolation en voyant entrer cette princesse dans la chambre. Elle me serra la main en me disant : Ne vous l'avais-je pas bien dit ? et, s'approchant du lit de cet aimable enfant qui dormait si bien, les larmes lui vinrent aux yeux en le regardant ; mais loin de se laisser abattre, elle reprit aussitôt ce grand courage qui ne l'abandonna jamais, et s'occupa de l'arrangement des chambres de ce triste séjour.

 

Pendant ce temps-là les lampions éclairaient la joie sauvage d'une multitude qui semblait se plaindre que les murailles épaisses du Temple lui dérobassent le spectacle de ces immenses douleurs.

 

 

 



[1] Cazotte, Témoignage d'un royaliste.

[2] Montaigne, liv. I, ch. XXII.

[3] Lettre adressée le 25 juillet par M. de Forestier (de Fribourg) à sa famille, qui était en Suisse.

[4] Les sections des Quinze-Vingts, de Mauconseil, et de la fontaine de Grenelle.

[5] Appelée précédemment section des Cordeliers.

[6] M. de Forestier, déjà cité, et tué quelques jours après, à la journée du 10 août.

[7] La garde nationale, depuis sa formation, était composée de six légions, dont chacune avait un commandant particulier. Ces six chefs remplissaient, à tour de rôle, les fonctions de commandant général. C'était, en ce moment, le tour de Mandat.

Les six chefs de légion, à cette époque, étaient MM.

1re

légion.

Bouillard de Belair, rue Sainte-Croix de la Bretonnerie, n° 57.

2e

Aclocque, rue Mouffetard, n° 99.

3e

Ramainvilliers, rue Chapon, n° 19.

4e

Mandat, rue Chapon, n° 3.

5e

Pinon, rue et hôtel Grange-Batelière.

6e

Baudin de la Chenaye, rue d'Enfer, en la Cité.

(Almanach royal.)

[8] Mémoires inédits du comte François de la Rochefoucauld, fils aîné du duc de Liancourt, grand maître de la garde-robe du roi Louis XVI.

[9] Mémoires inédits, déjà cités.

[10] Mémoires inédits, déjà cités.

[11] M. de la Chesnaye. Il fut massacré le 2 septembre suivant, dans une des prisons de Paris.

[12] Mémoires inédits, déjà cités.

[13] C'est par erreur que M. Eckard a dit qu'elle avait dix pieds d'élévation. (Mémoires historiques, 2e édit., p. 74.)

[14] Il y eut dans cette journée des traits d'héroïsme antique, accomplis simplement et la plupart restés ignorés. M. Pallas. huissier de la chambre des rois Louis XV et Louis XVI, ne voulut pas survivre à la ruine de la monarchie. Après le départ de la famille royale, il demeura à son poste, se couvrit la tête de son chapeau, remit son épée dans le fourreau, s'assit sur le strapontin placé près de lui, et là, les bras croisés, il attendit avec tranquillité la mort qui vint bientôt le frapper.

[15] Cet acte est ainsi rapporté dans les mêmes Mémoires :

J'éprouvais ce jour-là un sentiment que je n'avais jamais éprouvé, le désir de me faire tuer. Voulant rendre ma mort utile, je m'avançai vers la porte du passage des Feuillants qui donne dans le jardin des Tuileries ; j'y trouvai une sentinelle destinée, j'imagine, à empêcher la foule de boucher la porte de l'Assemblée.

Je vis, à travers la porte, un homme renversé sur l'escalier du jardin ; c'était un vieillard vêtu de noir, dont le sang cachait la figure ; un assassin du haut de la terrasse le frappait de coups de pique ; la foule était immense ; le vieillard se releva et fit quelques pas ; je m'élançai, le pris par le bras et l'emmenai dans le passage ; je blessai l'assassin d'un coup d'épée. Le vieillard était le vicomte de Maillé. qui, peu de temps auparavant, avait été nommé à la place de gouverneur de Saint-Domingue.

Je l'entraînai dans le corridor de l'Assemblée, et là un garde national m'alla chercher de l'eau ; je lavai ses blessures ; il en avait trois à la tête, une légère au côté ; je le pansai avec mon mouchoir, et trouvant un député dont la figure exprimait qu'il ne partageait pas les crimes de la journée, je lui demandai s'il avait assez d'humanité pour vouloir reconduire un blessé à sa famille ; il me dit oui en me serrant la main. Je me fiai à lui, ne pouvant mieux faire, et j'ai eu raison, car il le mena lui-même en lieu de sûreté, à ce que j'appris le soir en allant reporter à sa famille son col et sa bourse à cheveux encore teints de son sang.

[16] MM. d'Aubier, de Briges, de Goguelat, le duc de Choiseul, le prince de Poix. — Le malheur attire le dévouement. Dès le lendemain matin, cette ancienne partie du couvent contenait les vrais amis de la royauté, ceux qu'elle garde dans ses mauvais jours. On y voyait le duc de Rohan-Chabot, les marquis de Tourzel, de Nantouillet, MM. de Fresnes et de Saint-Pardoux, écuyers de main ; Chanterenne, inspecteur du garde-meuble ; Hue, miraculeusement échappé aux massacres de la veille. Successivement arrivèrent les dames Thibaud, Campan, Auguié, Navarre, de Mervey, Schlick, Basire, Saint-Brice, toutes au service des princesses ; Thierry et Chamilly père et fils, premiers valets de chambre du Roi ; Bligny et Gourdain, valets de chambre ; Levasseur, employé au garde-meuble, etc., etc.

[17] Séance du Conseil général de la Commune du 10 août 1792. (Archives de l'hôtel de ville.)

[18] L'état, tel que je le remis au maire de Paris, dit M. Hue, pour qu'il en conférât avec le Conseil de la Commune, portait :

POUR LE SERVICE DE LA PERSONNE DU ROI,

M. de Fresnes, écuyer de main ; M. Lorimier de Chamilly, premier valet de chambre ; MM. Bligny, valet de chambre, et Testard, garçon de chambre.

POUR LE SERVICE DE LA REINE ET DE MADAME ROYALE,

La dame Thibaud, première femme de chambre ; les dames Auguié et Basire, femmes de chambre ordinaires.

POUR LE SERVICE DE M. LE DAUPHIN,

La dame Saint-Brice et M. Hue.

POUR LE SERVICE DE MADAME ÉLISBETH,

M. de Saint-Pardoux, écuyer de main, et la dame Navarre, première femme de chambre.

A ces demandes, le Roi ajouta celle de la princesse de Lamballe, de la marquise de Tourzel et de sa fille.

(Dernières années du règne et de la vie de Louis XVI, 2e édit., pages 316 et 317.)

[19] Lettre de M. d'Aubier de la Montille, gentilhomme ordinaire de la chambre de Louis XVI, à M. Mallet-Dupan. — Décembre 1794.

[20] Le Conseil arrête que le Roi ne sera entouré que de personnes dont le civisme n'est pas suspect. — (Séance du Conseil général de la Commune. 12 août 1792.)

Arrête que toutes les personnes qui étaient ci-devant au service du Roi et de sa famille seront renvoyées, et que cette famille ne sera entourée que de gens choisis par M. le maire et le procureur de la Commune. — (Séance du Conseil général de la Commune. 13 août 1792.)