LOUIS XVII, SA VIE, SON AGONIE, SA MORT

CAPTIVITÉ DE LA FAMILLE ROYALE AU TEMPLE

TOME PREMIER

 

LIVRE QUATRIÈME. — JOURNÉE DU 20 JUIN.

6 juin 1791 - 20 juin 1792.

 

 

Captivité de la famille royale aux Tuileries. — Barnave. — Autel en bois. — Cris de Vive notre petit Roi ! — Bienfaisance de la Reine. — Première sortie du Dauphin. — Situation de l'Assemblée vis-à-vis du Roi. — La constitution votée. — Le Roi accepte la constitution. — Le Prince Royal. — Fête au Champ de Mars. — Acclamations du peuple. — Bonheur du Dauphin. — Confiance du Roi. — Lettres à ses frères. — Anecdotes relatives au Dauphin. — La Constituante se retire. — Avènement de l'Assemblée législative. — Ses premiers actes. — Réaction de l'opinion en faveur de Louis XVI. — La famille royale aux Italiens. — Attitude menaçante de l'Europe. — Émigration armée. — Décrets de l'Assemblée. — Veto de Louis XVI. — Colère de la révolution. — Lettre de la Reine. — Garde constitutionnelle du Roi. — Proposition de M. d'Hervilly. — Le Dauphin et Pauline de Tourzel. — Le gouverneur du Prince Royal. — Journée du 20 juin. — Récit de Madame Elisabeth. — Mot de Napoléon Bonaparte. — Santerre. — Paroles' de la Reine. — Pétion. — Mot du Dauphin : Le maréchal de Mouchy. — Malesherbes. — Démarche de la Fayette. — Réflexions.

 

Ici commence une année plus tranquille pour la famille royale, mais devant s'achever par la désastreuse journée du 20 juin, qui fut le signal des derniers désastres.

Après le déplorable événement de Varennes, le Roi et la Reine furent d'abord soumis par les commissaires de l'Assemblée à une enquête sur les motifs et sur les circonstances de leur fuite. Malgré les limites étroites que les esprits modérés, à leur tête Barnave, voulaient poser aux investigations sur l'événement du 21 juin, toutes les personnes prévenues de complicité dans cette malencontreuse tentative partagèrent la servitude et les humiliations de la famille royale. Les trois gardes du corps, après avoir passé la nuit, environnés de sentinelles, dans une pièce de l'appartement du Roi, furent conduits à l'abbaye Saint-Germain, ainsi que les dames de Neuville et Brunier. MM. de Choiseul, de Damas et de Floirac, arrêtés à Varennes, avaient été jetés dans les prisons de Verdun ; peu de jours après, sur un décret de l'Assemblée nationale, M. de Choiseul fut transféré dans la prison d'Orléans, et MM. de Damas et de Floirac dans une prison de Paris. Les deux femmes de chambre furent mises en liberté peu de jours après, mais les autres détenus ne furent relâchés qu'au moment où le Roi ayant accepté la constitution, une amnistie générale fut accordée.

Le Dauphin demandant ce qu'était devenue sa bonne, c'est ainsi qu'il appelait madame de Neuville, sa première femme de chambre, on lui répond qu'elle était allée voir sa mère en province. Quand elle lui fut rendue : Il y a bien longtemps que je ne vous ai vue, lui dit-il devant la Reine ; mais vous avez bien fait. A votre place, je crois que je serais encore resté bien plus longtemps. Et il se jeta dans les bras de sa mère en la couvrant de caresses[1].

Le-Roi, dont l'esprit était quelquefois incertain, mais dont l'âme était toujours noble et forte, voulut assumer toute la responsabilité du voyage de Varennes. Toutes ses réponses furent dirigées dans ce sens, quand Tronchet, Duport, d'André, commis par l'Assemblée constituante, vinrent recevoir sa déclaration ; c'est le nom qu'on donna, par un respect dérisoire, à l'interrogatoire qu'on lui fit subir. Cette pensée était tellement arrêtée chez lui, que, le lendemain, il fit inviter les trois commissaires à se rendre aux Tuileries afin d1 entendre une déclaration supplémentaire[2]. Il s'agissait de bien établir que c'était sur l'ordre formel du Roi que M. de Bouillé avait eu à protéger son voyage de Châlons à Montmédy.

Pendant les jours qui suivirent, Barnave n'osa pas venir aux Tuileries. Plus tard, les précautions les plus minutieuses furent prises pour assurer le secret de ses entrevues avec le Roi.

Ce fut dans une petite chambre de l'entresol qu'eurent lieu ces mystérieux entretiens. Le couple royal y attendit souvent des heures entières, la main posée sur la serrure, afin d'ouvrir doucement au premier bruit des pas du défenseur caché, qui acceptait en vain la difficile et périlleuse succession de Mirabeau. Hélas ! les hommes naguère si forts contre la royauté par la révolution, n'apportaient à la royauté contre la révolution que les restes impuissants d'une force épuisée dans l'œuvre de démolition sociale qui avait eu toute la verve de leur jeunesse et toute la verdeur de leur talent. A quoi tiennent cependant les destinées des empires et l'opinion des hommes ! Le fougueux tribun avait dit de Barnave : C'est un jeune arbre qui montera haut si on le laisse croître. Comment douter que si Barnave n'eût point vu de près Louis XVI et Marie-Antoinette, il n'eût joué dans la révolution un tout autre rôle ? Le voyage de Varennes éveilla sa sensibilité au détriment de son ambition, et le gagna à la monarchie ; sa politique jusqu'alors avait suivi son imagination, elle ne s'inspira plus que de son cœur. Le contact avec les Bourbons a, dans les temps de discordes, enchaîné à leur cause plus d'un ennemi, ramené par ce seul aimant que recèlent la grandeur malheureuse et la vertu. Ce qui fit Barnave royaliste, ce fut d'avoir lu dans les yeux humides d'une belle Reine l'inquiétude et la prière ; ce fut d'avoir tenu entre ses genoux l'héritier du trône de tant de rois, et d'avoir joué avec les boucles blondes de ses cheveux. Barnave n'eut point l'éclatante parole de Mirabeau, mais il eut plus d'élévation de sentiment : l'homme de génie s'était vendu, l'homme de cœur se donna.

La captivité de la famille royale et les outrages dont on l'avait accablée avaient adouci, pour le moment, la cruauté de ses ennemis. A leurs yeux, le Roi était désormais moins le chef que l'otage de la nation ; aussi, le mot de déchéance, prononcé dans un premier mouvement d'effervescence, n'eut plus d'écho. Plusieurs membres de l'Assemblée sentirent même qu'ils étaient allés trop loin, et comprirent la nécessité de réconcilier le Roi avec le peuple ; ce qui fit dire à Robespierre : Mes amis, tout est perdu, le Roi est sauvé.

Cependant toutes les mesures étaient prises par la Fayette pour prévenir une seconde évasion. Le général, si peu vigilant dans la nuit du 5 au 6 octobre 1789, n'avait plus un instant de repos. A toute heure, jour et nuit, son infatigable activité obsédait la famille royale, faisait observer ses moindres gestes, épier ses moindres paroles. La rigueur des précautions fut telle qu'on supprima la messe de la chapelle du château, comme étant trop éloignée des appartements. Un coin de la galerie de Diane, où l'on dressa un autel en bois, portant un crucifix d'ébène et quelques vases de fleurs, devint la chapelle du Roi Très-Chrétien. L'abbé d'Avaux, qui n'avait pas cessé de porter l'habit ecclésiastique, trouva moyen, comme habitant du château, de célébrer la messe, le dimanche, à cet autel improvisé.

Une contrainte continuelle gênait tous les mouvements de la famille royale. La Reine, qui logeait au rez-de-chaussée, était accompagnée de quatre officiers de la garde nationale pour monter chez son fils par un escalier intérieur, et toujours elle trouvait la porte fermée. Un des officiers de son escorte frappait en disant : La Reine ! Les deux officiers de garde à toute heure chez madame de Tourzel ouvraient alors ; Marie-Antoinette prenait son fils et le conduisait chez le Roi.

Ne voulant pas s'exposer comme prisonniers aux regards de la garde nationale et aux insultes du peuple, le Roi et la Reine ne quittaient plus leurs appartements ; Madame Elisabeth, par respect et par tendresse pour eux, ne voulait pas sortir de l'enceinte du château ; et, pendant trois semaines, madame de Tourzel demeura au secret dans le cabinet du Dauphin, sous la garde de deux officiers qui se relayaient toutes les vingt-quatre heures.

Pendant ces jours-là, on aposta des gens sur le quai des Tuileries pour crier Vive notre petit Roi ! quand le jeune Prince se promenait sur la terrasse de l'eau. Le pauvre enfant s'amusait de ces cris, dont il ne sentait pas la conséquence, car tout ce qui l'entourait alors n'osait lui faire faire une réflexion. Ce ne fut que lorsque sa gouvernante ou l'abbé d'Avaux purent le voir, qu'on lui fit comprendre l'horreur que de tels cris devaient lui inspirer, et combien il avait à se défier de tout ce qu'il pourrait entendre de contraire aux sentiments de respect et d'amour qu'il devait avoir pour le Roi et la Reine[3].

Les mauvais traitements n'altéraient pas la sérénité de cette race auguste, dont la puissance pouvait faillir, mais non le cœur, et qui, à son déclin, ne s'est affaiblie sur le trône que pour grandir dans l'infortune. Pendant cette première captivité, Louis XVI relisait la vie de Charles Ier, que, dans sa jeunesse, il avait traduite de Hume, en s'initiant ainsi à l'accomplissement de sa propre destinée, et Marie-Antoinette consacrait une grande partie de- sa journée à l'éducation de son fils, de sa fille et d'une jeune orpheline — Ernestine Lambriquet —, fille de l'une des femmes de service de Madame Royale. Dans ces heures d'étude, où chaque branche d'instruction trouvait sa place, la royale institutrice ne bornait pas ses leçons à de froids enseignements, à de stériles avis ; elle cherchait à élever le caractère aussi bien qu'à nourrir la mémoire, à féconder le cœur autant qu'à éclairer l'esprit. Elle apprenait à ses élèves à se priver, chaque mois, d'une partie de la petite somme destinée à leurs plaisirs, pour se procurer une jouissance plus vive encore, le soulagement dès malheureux. Elle se donnait elle-même pour exemple de l'instabilité des grandeurs humaines, disant qu'il ne fallait jamais compter sur la constance de la fortune, mais toujours sur la justice de Dieu. Le goût de la bienfaisance avait précédé chez la Reine les désenchantements de la vie. Cette vertu aumônière était un besoin de son cœur ; elle était le premier instinct de son âme, et non le fruit tardif du malheur. Dans les beaux jours de sa puissance, elle avait fondé un hôpital à Saint-Cloud ; tous les mois, elle envoyait d'abondantes offrandes aux curés de Paris, ses agents auprès des pauvres ; tous les mois, elle faisait remettre, en son nom et au nom de son fils, des sommes considérables à la Société pour le soulagement et la délivrance des détenus pour dettes[4] ; elle faisait partie, non pas comme protectrice honoraire, non pas comme présidente nominale, mais comme membre actif et dévoué, de la Société maternelle, si connue par ses bonnes œuvres. Parmi les enfants des personnes attachées à son service, la petite Ernestine n'était pas la seule dont elle prît soin. Un officier de la chambre du Roi — M. Chaumont — et sa femme étant morts à peu d'intervalle, laissant trois filles en bas âge et sans fortune, elle adopta les trois orphelines, mit les deux aînées en pension, et fit élever la plus jeune sous ses yeux. Les actes multipliés de charité dont elle donnait l'exemple à ses enfants devinrent, sous l'ombrageuse responsabilité de la Fayette, l'objet d'une minutieuse surveillance. La Reine n'était plus libre de suivre le précepte de l'Evangile, qui ordonne de cacher à la main gauche l'aumône de la main droite ; une police méfiante cherchait des conspirations dans tous ses actes, elle surprenait des bienfaits. Le Roi n'était pas plus libre dans ses mouvements ; il ne pouvait faire appeler directement près de lui les personnes qu'il désirait voir ; il fallait qu'au préalable les noms de ces personnes fussent inscrits sur une liste, que le duc de Brissac, capitaine des Cent-Suisses, remettait au major général de la garde nationale ; et c'était celui-ci qui, d'après cette liste, distribuait à son gré les cartes d'entrée au château. La servitude imposée au dedans était secondée au dehors : si, le soir d'une chaude journée d'été, la famille royale voulait respirer un air frais, elle ne pouvait se montrer aux fenêtres du palais sans s'exposer aux invectives de la dernière populace. Le Roi était le prisonnier de M. de la Fayette, gardien d'autant plus sévère qu'il commençait lui-même à être le prisonnier de la révolution.

Cependant l'Assemblée nationale, qui, après le retour de Varennes, avait, par un décret, retiré provisoirement à Louis XVI l'exercice du. pouvoir royal, s'occupait activement de la rédaction de la nouvelle constitution. L'opinion publique était un peu calmée. Après quelques semaines de captivité, il fut enfin permis à la Reine de descendre avec le Dauphin au jardin des Tuileries. La poitrine du jeune Prince s'ouvrait avec ivresse à l'air pur qui y entrait à flots : Maman, s'écriait-il en bondissant, que je plains les malheureux qui sont toujours enfermés ! Une bande d'oiseaux perchés sur les arbres les plus élevés du jardin avaient attiré son attention. L'ardeur qu'il mit à la suivre des yeux, d'un arbre sur un autre, le fit trébucher et tomber dans un petit trou recouvert de feuilles vertes. Comme on s'empressait autour de lui, Maman, dit-il en se relevant, je suis étourdi comme l'astrologue de la Fontaine. Et il se mit à réciter en riant les quatre premiers vers de la fable :

Un astrologue un jour se laissa choir

Au fond d'un puits. On lui dit : Pauvre bête,

Tandis qu'à peine à tes pieds tu peux voir,

Penses-tu lire au-dessus de ta tête ?

Son esprit actif et toujours présent se plaisait à faire aux petits événements de sa journée l'application des leçons qu'il avait apprises. C'est ainsi que, dans deux autres occasions, notre grand fabuliste lui fournit encore une citation pleine de justesse et d'à-propos. Sa sœur ayant parlé devant lui d'un adroit solliciteur qui, à force de flatteries, avait extorqué une pension à un ministre : Pauvre ministre ! dit-il, moi, j'estime peu les corbeaux qui lâchent ainsi leur fromage. — Une autre fois, après une longue promenade où il avait pris beaucoup d'exercice et fait la chasse aux papillons, il rentra avec le double appétit de l'enfant et du chasseur ; le goûter se faisant attendre plus que de coutume, madame de Soucy réprimandait de ce contre-temps l'officier de bouche de service : Ne grondez pas, je vous prie, madame, cela ne fera pas que je mange plus tôt :

Patience et longueur de temps

Font plus que force ni que rage.

Le voyage de Varennes avait donné à tous les partis l'occasion de se dessiner : les républicains commençaient à lever leur drapeau. Aussi bien, quand une assemblée peut faire arrêter le Roi, le mettre aux arrêts, le suspendre de ses fonctions, il n'y a plus de monarchie ; la république existe, sinon de droit, au moins de fait. Les républicains logiques de la minorité faisaient de l'opposition aux constitutionnels, ces républicains inconséquents de la majorité, en les appelant aristocrates : c'était le nom que les constitutionnels donnaient naguère aux royalistes de la droite pour les désigner à la haine. La même arme servait à frapper, seulement elle changeait de main, et elle allait être tournée contre ceux qu'elle avait fait vaincre ; c'est la loi éternelle des révolutions : les révolutionnaires de la première heure sont dévorés par ceux de la seconde.

Madame Elisabeth, qui entrevoyait cette loi, écrivait à cette date (septembre 1791) : Tout est ici dans un vague terrible ; personne ne sait à quoi il en est. L'Assemblée est très-embarrassée ; elle ne peut pas revenir sur ses pas, parce que le parti républicain prendrait le dessus.

L'Assemblée, dont la majorité se distinguait par de grands talents, malheureusement plus théoriques que pratiques, et même par les vertus réelles de plusieurs de ses membres, commençait à apercevoir les périls de sa propre situation. Forte contre le Roi, elle était faible contre la foule. Aussi avait-elle hâte de mettre la dernière main à la constitution. On croyait, dans ce temps, à l'efficacité de ces formules souveraines qui, avec l'inconstance des volontés humaines, ressemblent' trop à ces figures géométriques tracées sur le sable, destinées à mesurer le monde, et qu'un enfant efface du pied en courant. Enfin, le 3 septembre 1791, fut terminé cet acte qui destituait la royauté en la proclamant, et instituait la république sous les formes de la monarchie.

Ce jour-là même, M. de la Fayette se présenta devant le Roi, dans le cabinet du conseil : Sire, dit-il, la présentation très-prochaine de l'acte constitutionnel m'autorise à lever les gardes placés auprès de votre personne. — L'Assemblée, répondit le Roi, les a fait placer, c'est à l'Assemblée de les lever. Déconcerté par cette réponse inattendue, la Fayette se retira sans répliquer. Le Roi fit appeler alors quelques-uns des officiers, et leur témoigna combien il était satisfait des égards constants qu'eux et plusieurs de leurs camarades avaient eus pour sa famille et pour lui. Le même jour, furent retirées les consignes injurieuses qui avaient fait du Roi un otage et de son palais une prison.

Le lendemain (4 septembre 1791) une députation vint, avec une grande solennité, apporter à Louis XVI l'acte constitutionnel ; Thouret, rapporteur du comité de constitution, le lui présenta en ces termes :

SIRE,

Les représentants de la nation viennent offrir à l'acceptation de Votre Majesté l'acte constitutionnel : il consacre les droits imprescriptibles du peuple français ; il rend au trône sa vraie dignité et organise le gouvernement de l'empire.

 

Le Roi répondit aux députés qu'il allait examiner la constitution que l'Assemblée nationale les avait chargés de lui présenter, et qu'il lui ferait part de sa détermination dans le délai le plus court que pût exiger l'examen d'un objet aussi important.

Thouret rendit compte à l'Assemblée de cette solennelle entrevue. L'Assemblée et les tribunes applaudirent. L'espérance publique se manifesta de toutes parts : elle voyait le terme de l'orage dans un pacte malheureusement peu fait pour combiner sagement et maintenir en bonne harmonie l'autorité vaincue du monarque et l'autorité victorieuse de l'Assemblée, derrière laquelle s'agitait la révolution.

Le 13 septembre, après avoir mûrement interrogé sa raison et sa conscience, le Roi adressa à l'Assemblée, par l'entremise du ministre de la justice, un message concerté avec Barnave, par lequel il acceptait l'acte constitutionnel. Le Prince était de bonne foi ; il trouvait sans doute que la charte qu'on lui présentait renfermait des principes mauvais, des dispositions dangereuses ou inapplicables ; c'est le vice de ces constitutions improvisées ; mais il avait à cœur d'épargner à l'Etat des crises nouvelles, et au peuple les nouveaux malheurs qu'aurait provoqués un refus de sanction. Il acceptait d'ailleurs sans regret l'amoindrissement de sa puissance. Il croyait plus' volontiers le bien que le mal ; peu jaloux d'une autorité sans limite et sans contrôle, il voyait dans le pouvoir moins les jouissances qu'il procure que les obligations qu'il impose. Homme, il se sentait faible ; chrétien, il savait être humble, et il avait appris dans l'histoire que l'homme fait rarement ce qu'il doit quand il fait toujours ce qu'il veut. Il s'expliquait donc les garanties que la nation demandait contre les écarts de la volonté souveraine ; et le vieux pouvoir, que dans ses idées, que dans sa conscience, il tenait de Dieu même, était prêt à contracter une sincère alliance avec la liberté moderne.

Après avoir fait connaître les motifs de sa résolution, il demandait royalement que les accusations et les poursuites qui avaient pour cause les événements de la révolution fussent éteintes dans une réconciliation générale. Je veux, disait-il en terminant, jurer la constitution dans le lieu même où elle a été faite, et je me rendrai demain, à midi, il l'Assemblée nationale.

L'amnistie générale demandée par le Roi fut accordée à l'unanimité, une nombreuse députation alla- porter ce décret aux Tuileries. La famille royale était réunie : Voilà ma femme et mes enfants, dit Louis XVI ; ils partagent mes sentiments. La Reine s'avança et dit : Voici mes enfants ; nous accourons tous, et nous partageons tous les sentiments du Roi.

Le lendemain 14 septembre, à midi, le Roi se rendit, au bruit du canon et au milieu des expressions de la joie bruyante du peuple, au sein de l'Assemblée nationale. Ayant pris place au fauteuil qui lui était destiné : Messieurs, dit-il, je viens consacrer ici solennellement l'acceptation que j'ai donnée à l'acte constitutionnel. En conséquence, je jure d'être fidèle à la nation et à la loi ; d'employer tout le pouvoir qui m'est délégué à maintenir la constitution décrétée par l'Assemblée nationale constituante, et à faire exécuter les lois.

Puisse cette grande et mémorable époque être celle du rétablissement de la paix, de l'union, et devenir le gage du bonheur du peuple et de la prospérité de l'empire !

Les applaudissements unanimes de la salle. et des tribunes suivirent le serment du Roi.

Pendant que Thouret, qui présidait l'Assemblée, répondait au Roi, on aperçut dans une loge la Reine avec son fils et sa fille. Les applaudissements donnés au Roi se dirigèrent spontanément vers elle et vers l'héritier du trône constitutionnel. Les cris de Vive le Prince royal ! éclatèrent de toutes parts, comme une adhésion publique à la nouvelle charte, qui abolissait le nom de Dauphin, et conférait le titre de Prince royal à l'héritier de la couronne. L'Assemblée entière, ayant son président à sa tête, accompagna le Roi aux Tuileries ; cet imposant cortège avait peine à fendre-les flots d'un peuple Immense qui poussait jusqu'au ciel ses acclamations et ses cris de joie. Des fanfares guerrières et des salves d'artillerie apprenaient à la France la réconciliation de la liberté et du trône, de la nation et du Roi.

La France était entrée avec ivresse dans la conquête de sa constitution (18 septembre). La proclamation de ce pacte solennel eut le caractère d'une fête : le Champ de Mars était couvert de légions civiques ; là se pressaient la municipalité, Bailly à sa tête, le département, les fonctionnaires publics, le peuple enfin, le premier intéressé à cette fête, où, du haut de l'autel de la patrie, lui fut donné lecture de l'acte constitutionnel ; un seul cri répondit à cette lecture, mais un cri proféré à la fois par trois cent mille voix : Vive la nation ! Les citoyens, sans se connaître, s'embrassaient comme frères, comme membres de la grande famille régénérée.

Une illumination splendide prolongea cette journée ; des aérostats chargés d'inscriptions patriotiques s'élevèrent comme pour porter jusqu'au ciel le témoignage de l'émancipation d'un grand peuple. A onze heures du soir, le Roi, la Reine et leurs enfants se promenèrent en voiture dans les avenues des Champs-Elysées et du Cours, étincelantes de guirlandes de feu suspendues d'arbre en arbre, depuis les Tuileries jusqu'à la porte de l'Étoile et jusqu'à Chaillot. Des acclamations enthousiastes les accueillirent, et leur firent une route triomphale de cette même route où naguère ils avaient passé sous le coup des imprécations et des fureurs de la multitude. Des vivat étaient donnés au Roi, à la Nation, au vieux nom de Dauphin, au nom nouveau de Prince royal. Le jeune Prince, malgré l'heure avancée, ne songeait point au sommeil, et, dans sa joie étourdie, il prenait sa part de la fête comme un enfant du peuple.

Le souvenir des souffrances passées, l'inquiétude des malheurs aperçus dans l'avenir, s'éteignirent aussi un instant dans l'âme dé Louis XVI. Le naufragé, au milieu de l'orage, demande son salut à la plus frêle barque : le Roi se fia à la constitution ; il lui jura dans son cœur honnête une loyale fidélité, et suivit l'entraînement général des esprits. Cette nuit-là même, Marie-Antoinette revenait au château avec sa part des illusions universelles : Ce n'est plus le même peuple, disait-elle ; prenant son fils dans ses bras, elle le montrait avec orgueil à la foule qui encombrait les abords du palais.

Peu de jours après, le Roi constitutionnel donna une fête au peuple de Paris ; il la commença selon son cœur, en pensant aux indigents ; afin qu'ils eussent leur part de la joie publique, il leur fit d'abondantes aumônes. Un Te Deum fut chanté à Notre-Dame pour bénir la nouvelle ère de bonheur que l'on espérait pour la France.

Madame Elisabeth, qui partageait peu ces espérances, écrivait à cette époque à madame de Raigecourt, avec une légère nuance d'ironie : Nous avons été à l'Opéra ; nous irons demain à la Comédie. Mon Dieu, que de plaisirs ! j'en ai l'âme toute ravie. Aujourd'hui, nous avons eu pendant la messe un Te Deum. Il y en a eu un à Notre-Dame. L'intrus avait bonne envie qu'on y allât ; mais quand on en chante un chez soi, on est dispensé d'en aller chercher d'autres. Nous nous sommes donc tenus tranquilles. Ce soir, nous avons encore une illumination ; le jardin sera superbe, tout en lampions, et ces machines de verre que, depuis deux ans, on ne peut plus nommer sans horreur[5].

Pendant les fêtes données pour l'acceptation de la constitution, la révolution sembla s'assoupir un instant. Louis XVI dépêcha secrètement M. de Fersen près de l'empereur Léopold, le suppliant de ne pas réveiller par le cliquetis des armes le sentiment national qui s'endormait dans sa joie. Il envoya aussi le baron de Viomesnil et le chevalier de Coigny pour inviter ses frères et le prince de Condé à opérer immédiatement le désarmement et la dispersion des émigrés. On ne tint aucun compte de cet ordre, qu'on avait lieu de croire signé par une main enchaînée.

Louis XVI, comme roi, n'a jamais voulu l'intervention ; dans les moments de découragement, il l'a peut-être désirée dans une certaine mesure, comme homme, comme époux et comme père. La régence que l'on décernait à Coblentz au comte de Provence, et qui faisait passer Louis XVI aux yeux de l'Europe pour un prince en tutelle, blessait profondément la Reine ; le Roi aussi en était humilié ; mais lors même que sa pensée se fût tournée vers la possibilité d'une intervention, il n'aurait jamais accepté l'étranger pour maître, il s'en serait servi seulement comme d'un auxiliaire. Jamais ce prince vraiment Français n'eût trahi et vendu son pays ; ses torts étaient ceux de sa situation, ses fautes celles de sa fortune.

Dès qu'il voyait une lueur d'espérance sur son chemin, il recommençait à marcher, en suppliant ses amis de ne pas mettre obstacle aux efforts qu'il faisait pour satisfaire les idées nouvelles.

C'est ainsi qu'il écrivit à Monsieur et au comte d'Artois, après l'acceptation de la constitution, la lettre qui contient ces paroles pleines de sagesse : J'ai préféré la paix à la guerre, parce qu'elle m'a paru à la fois plus vertueuse et plus utile. La nation aime la constitution, parce que ce mot ne rappelle à la classe inférieure du peuple que l'indépendance où il vit depuis deux ans, et à la classe au-dessus, l'égalité. Ils blâment volontiers tel ou tel décret en particulier, mais ce n'est pas là ce qu'ils appellent la constitution. Le bas peuple voit que l'on compte avec lui, le bourgeois ne voit rien au-dessus. L'amour-propre est satisfait ; cette nouvelle jouissance a fait oublier toutes les autres. Ils n'attendaient que la fin de la constitution pour être parfaitement heureux ; la retarder était à leurs yeux le plus grand des crimes, parce que tous les bonheurs devaient arriver avec elle. Le temps leur apprendra combien ils se sont trompés ; mais leur erreur n'en est pas moins profonde. Si l'on entreprenait aujourd'hui de la renverser, ils n'en conserveraient l'idée que comme celle du plus grand moyen de bonheur, et lorsque les troupes qui l'auraient renversée seraient hors du royaume, on pourrait avec cette chimère lès remuer sans cesse, et le gouvernement se trouverait dans un système opposé à l'esprit public, et sans moyen pour le contenir[6].

Il est impossible de mieux voir et de mieux dire, et le malheureux Louis XVI marchait, comme une victime dévouée, vers le but fatal auquel le poussaient à la fois les attaques haineuses de ses ennemis et les services imprudents de ses amis.

Quelques jours après le serment prêté à la constitution, le Roi fut prié de donner à l'Assemblée nationale constituante, en commémoration de la nouvelle ère, un tableau dans lequel il serait représenté montrant à son fils l'acte constitutionnel. Les événements qui surgirent bientôt mirent obstacle à l'exécution de ce projet en emportant le Roi, puis la constitution.

La constitution disait, chapitre II, section III, article IV, qu'il serait fait une loi pour régler l'éducation du Roi mineur, et celle de l'héritier présomptif mineur ; mais cette disposition n'eut point d'effet immédiat, et dès que la captivité du Roi aux Tuileries eut cessé, l'abbé d'Avaux reprit ses fonctions auprès du Prince royal. Le jour où les études recommencèrent : S'il m'en souvient, dit l'abbé à son élève, la dernière leçon avait eu pour objet les trois degrés de comparaison : le positif, le comparatif et le superlatif ; mais vous aurez tout oublié ?Vous vous trompez, répliqua l'enfant ; pour preuve, écoutez-moi, le positif, c'est quand je dis : Mon abbé est un bon abbé ; le comparatif, quand je dis : Mon abbé est meilleur qu'un autre abbé ; le superlatif, continua-t-il en regardant sa mère, c'est quand je dis : Maman est la plus aimable et la plus aimée de toutes les mamans. La Reine prit son fils dans ses bras, le pressa contre son cœur, et ne put retenir ses larmes.

Quelques jours après, le Prince royal visitait avec son précepteur la galerie du Louvre, à l'heure où les artistes sont admis à copier les -tableaux des grands maitres. La beauté de l'enfant, la grâce de son maintien, les vives saillies de son esprit, excitaient l'intérêt de ces jeunes gens de talent et d'avenir, qui suspendaient un instant leurs travaux pour mieux le voir et mieux l'entendre. Le jeune Prince, selon sa coutume, cherchait à expliquer, d'après ses leçons d'histoire et de mythologie, le sujet des tableaux qui passaient sous ses yeux. Arrêté devant un des chefs-d'œuvre de l'école italienne : Pourriez-vous me dire ce que celui-ci représente ? lui dit son précepteur. — Je croirais, répondit-il, que c'est Pyrame et Thisbé ; il y a un voile ensanglanté, mais je n'entrevois pas de lionne. — Messieurs, dit alors le célèbre Vien aux artistes qui entouraient le Prince royal, l'observation de Monseigneur est fort juste, et plus d'un critique a déjà fait la même remarque.

M. Bertrand de Molleville rapporte dans ses Mémoires[7] le trait suivant :

Tandis que la Reine me parlait, le petit Dauphin, beau comme un ange, s'amusait à chanter et à sauter dans l'appartement, avec un petit sabre de bois et un bouclier qu'il tenait dans ses mains. On vint le chercher pour souper, et en deux bonds il fut à la porte. Comment, mon fils, lui dit la Reine, vous sortez sans faire la révérence à M. Bertrand ?Oh, maman, dit ce charmant enfant en continuant de sauter, M. Bertrand est de nos amis. Bonsoir, monsieur Bertrand ! — et il s'élança hors de la chambre. — N'est-il pas gentil ? me dit la Reine quand il fut sorti. Il est bien heureux, ajouta-t-elle, d'être si jeune ; il ne sent point nos chagrins, et sa gaieté nous fait du bien.

 

Cette gaieté étourdie n'excluait chez l'enfant ni la réflexion ni le sentiment de la douloureuse position de sa famille. Un jour, on jouait chez la Reine[8] au loto géographique et historique, jeu inventé pour donner aux enfants quelques notions de géographie. Le jeune Prince amène le domino de Péronne, et jette un cri. Marie-Antoinette s'étonne et regarde l'abbé d'Avaux. Celui-ci ne laisse pas attendre l'explication : Sans doute, dit-il, le nom de Péronne rappelle à M. le Dauphin la lecture qu'il faisait ce matin de quelques pages de notre histoire ; c'est à Péronne que Charles le Téméraire a tenu le roi Louis XI prisonnier ; c'est à Péronne que fut signée, en 1576, cette ligue si funeste à l'État et à la religion, et qui devint la cause des assassinats de Henri III et de Henri IV. — Ah ! maman, ajoute alors l'enfant à voix basse et en s'inclinant vers l'oreille de sa mère, ne sommes-nous pas nous-mêmes ici à Péronne ?

Nous n'aimons pas d'ordinaire chez les enfants les fleurs hâtives de l'esprit qui épuisent trop souvent la sève en la faisant monter aux branches avant la saison. Mais il semble quelquefois que, lorsqu'une existence doit être courte, la nature ait hâte de se développer, pareille à ces terres du Nord qui, n'ayant que deux mois d'été, profitent avidement du soleil et se couronnent comme par enchantement de fleurs et de moissons. Rassemblons donc avec respect la petite récolte de ces deux mois d'été accordés au fils de Louis XVI. Du reste, si son esprit était vif, il était naïf et vrai, et c'était la faute de la révolution s'il cessait quelquefois d'être enfant.

Quand madame de Tourzel eut recouvré la permission de rester avec le Dauphin dans son appartement, elle lui dit : Savez-vous la raison qui m'avait fait priver de ma liberté ?C'est, lui répondit-il bien bas, pour avoir suivi papa. — C'est donc une action bien criminelle à vos yeux d'avoir donné au Roi des marques de mon respect, de mon attachement, et de mon dévouement à votre personne ? Dites-moi, je vous prie, de quel nom on peut qualifier la conduite que vous tenez ; et que croyez-vous qu'en pensera votre chère Pauline, dont vous parlez si souvent ? Il rougit, et se jetant dans les bras de sa gouvernante : Pardonnez-moi, dit-il, j'ai eu bien tort ; mais ne le mandez pas à ma chère Pauline, car elle ne m'aimerait plus. Madame de Tourzel le lui promit, et dès ce moment il n'y eut sorte de soins et d'attentions qu'elle ne reçût de lui.

Je veux, lui disait-il, vous faire oublier le tort que j'ai eu et dont je suis si fâché.

Les Aventures de Télémaque étaient une de ses lectures favorites. Au cinquième livre, le fils d'Ulysse raconte comment les Crétois n'ayant plus de roi pour les gouverner, avaient résolu d'en choisir un qui conservât dans leur pureté les lois établies. Pour être digne de ce choix, il fallait d'abord se signaler dans les jeux du cirque, la lutte, le ceste et la course des chariots, et ensuite répondre à trois questions selon le vrai sens des lois de Minos. Quand l'abbé d'Avaux eut lu la seconde question proposée en ces termes : Quel est le plus malheureux de tous les hommes ? le Prince royal l'interrompit en lui disant : Laissez-moi, monsieur l'abbé, répondre à cette question comme si j'étais Télémaque : Le plus malheureux des hommes est un roi qui a la douleur de voir que ses sujets n'obéissent point aux lois. Louis XVI, à qui ces paroles furent rapportées, s'écria : La pénétration de cet enfant m'inquiète pour son cœur. Le Roi s'inquiétait à tort ; c'était le cœur du fils de Louis XVI qui avait dicté cette réponse à l'esprit du disciple de l'abbé d'Avaux.

Une autre fois, étant dans l'appartement de sa mère avant l'heure de ses leçons, il aperçoit par la fenêtre M. d'Avaux qui traversait en toute hâte le jardin des Tuileries pour venir au château. Maman, dit-il, voulez-vous me faire une grâce ? c'est de m'aider à me revêtir bien vite de la cuirasse, des brassards et du heaume que j'ai obtenus en différentes fois pour prix de mon application. — A quel dessein ? lui dit la Reine. — Maman, pour faire une surprise à l'abbé au moment où il va entrer. La Reine se prête à cette fantaisie. Maintenant que vous voilà armé de pied en cap, lui dit-elle, sous quel nom vous annoncerai-je ?Maman, je vous prie de dire que c'est le chevalier Bayard revenant de Marignan.

M. d'Avaux entra ; ce qui fut dit fut fait : l'abbé admira d'abord la pose aussi militaire que le costume de son élève. Ce serait, dit-il, une belle occasion pour François Ier d’être armé chevalier. Puis, ayant demandé au Prince pourquoi il avait choisi de préférence le nom de Bayard : C'est que je veux être, répondit-il, aussi bien que lui, sans peur et sans reproche.

Ses jeux, dit madame de Tourzel, se ressentaient de son caractère vif et ardent. Il avait un goût prononcé pour tout ce qui tenait au militaire, et un de ses plus grands plaisirs était de faire tirer de petits canons dans son jardin, et de commander, le sabre à la main, que l'on fit feu. Il se croyait alors un petit héros, et prenait un air grave qui était le plus plaisant du monde.

Il aimait beaucoup à lire des traits historiques, et l'abbé d'Avaux lui faisait faire la lecture de tous ceux qui pouvaient l'instruire en l'amusant. Il en causait avec sa gouvernante et son précepteur, les gravait dans sa mémoire, et en faisait les applications les plus justes sans pédanterie et avec une naïveté charmante. Un jour on lui avait fait lire quelques fragments de l'histoire de Scipion et d'Annibal et on les comparait ensemble. J'aime bien mieux Scipion, s'écria-t-il, c'est mon héros. — Seriez-vous bien aise, lui dit l'abbé d'Avaux, de voir son bouclier ?J'en serais enchanté. L'abbé Barthélémy, membre de l'Académie des inscriptions depuis 1747, et de' l'Académie française seulement depuis deux ans, ayant entendu se reproduire devant lui cette conversation, se fit un plaisir d'apporter le bouclier au jeune Prince. Celui-ci l'examina avec le plus grand soin et -le tourna de tous côtés. Puis, partant comme un trait, il courut chercher son sabre et le frotta sur le bouclier. Que faites-vous donc, Monseigneur ? lui dit l'abbé Barthélémy. — Je frotte mon sabre sur le bouclier d'un grand homme. Barthélemy témoigna le plus grand étonnement de cette action et de la vivacité de cette réponse ; mais l'abbé d'Avaux lui apprit bientôt qu'il n'y avait là qu'une heureuse application d'un beau mouvement d'un régiment de grenadiers en voyant à Strasbourg le tombeau du maréchal de Saxe, et que M. le Dauphin avait lu dernièrement.

Un autre jour, ayant reçu en cadeau une lanterne en filigrane d'un charmant travail, il l'alluma furtivement, et se rappelant sa récente leçon d'histoire, il feignit de chercher quelque objet qu'il avait à cœur de trouver. Après bien des détours il arrive enfin à l'abbé d'A vaux, et dit en lui prenant la main : Je suis plus heureux que Diogène, j'ai trouvé un homme et un bon ami.

Il avait la repartie prompte, et étonna un jour son entourage par la preuve qu'il lui en donna.

On jouait avec lui à un petit jeu qui oblige chacun à raconter une histoire. J'en sais une très-drôle, dit-il à son tour : il y avait à la porte de l'Assemblée nationale un crieur qui vendait les décrets aussitôt qu'ils étaient imprimés. Pour abréger ses paroles, il criait : A deux sous l’Assemblée nationale ! Un plaisant qui passait par là lui dit : Mon ami, tu nous dis ce qu'elle vaut, mais non pas ce qu'elle coûte. Avouez que c'est drôle ! Madame de Tourzel, qui avait expressément recommandé au Prince de ne jamais parler de ce qui pouvait avoir rapport à l'Assemblée nationale, lui dit en le regardant d'un œil sévère : Qui vous a appris cette petite histoire ? Se ressouvenant alors de la défense qui lui avait été faite : Madame, répondit-il plaisamment, M. l'abbé qui nous a appris ce jeu, nous a bien dit que chacun était obligé de conter son histoire, mais il n'est pas du jeu de dire de qui on la tient. Et il se débarrassa ainsi d'une question délicate, sans nommer la personne qui lui avait appris sa petite histoire[9].

Le désir de s'instruire et son aptitude étaient tels que l'heure de l'étude ne sonnait jamais assez promptement, et il lui arriva quelquefois de demander à son précepteur, comme une récompense, de prolonger la durée des leçons. Ayant souvent entendu la Reine parler italien, il sollicita la permission d'apprendre cette langue, et il y prit tant de goût, il y mit tant d'ardeur, qu'en peu de temps il fut en état de lire son cher Télémaque en italien, et d'entrer en conversation avec sa mère.

Cependant ce surcroît d'étude ne lui faisait pas négliger les autres branches d'instruction. Déjà son écriture commençait à se former ; le calcul numérique lui était familier ; il possédait assez bien les éléments de la géométrie et les premiers principes de l'astronomie, qu'il apprenait à l'aide d'une sphère à lanterne, d'un mécanisme ingénieux inventé par l'abbé Grenet, professeur renommé de l'université de Paris.

Je me suis laissé aller au plaisir de raconter ces détails ; l'œil se repose avec un charme mélancolique sur les derniers beaux jours de cette vie qui devait compter si peu de jours !

Lorsque l'acte constitutionnel eut été accepté par le Roi l'Assemblée nationale substitua au nom fastueux de Constituante qu'elle s'était donné, le nom plus modeste de Législative, et songea à mettre un terme à ses travaux ; s'apercevant qu'elle perdait de son crédit et de sa popularité, elle se hâta de convoquer les assemblées primaires. Le 30 septembre, le Roi fit en personne la clôture de l'Assemblée ; de longs cris de Vive le Roi ! lui interdirent un moment la parole et le saluèrent encore à son départ.

L'Assemblée nationale constituante déposa donc la responsabilité des événements, laissant, en présence d'une constitution débile, des tribuns audacieux et un roi amnistié, qui rentrait sans force dans son palais et sans autorité dans son pouvoir.

Le 1er octobre, la nouvelle législature se réunit, et, dès son début, elle annonça les divisions-qui devaient éclater dans son sein, et les obstacles qu'elle devait apporter à la marche du pouvoir exécutif.

La Constituante, par abnégation ou par un sentiment de jalousie contre les chefs de la minorité dont le parti devait avoir l'avantage dans les élections, avait décidé qu'aucun de ses membres ne pourrait être réélu. C'était un danger de plus pour la royauté. A une assemblée qui devait à ses fautes mêmes un commencement d'expérience, succédait une assemblée complètement inexpérimentée. Le second ban révolutionnaire arrivait affamé de destruction, parce qu'il n'avait pas encore détruit ; le niveau descendait encore, les Girondins allaient être bientôt les chefs de la majorité. Cette verve révolutionnaire éclata avec violence dès le début. Une lettre du Roi, qui annonçait son intention de se rendre dans l'Assemblée pour y prêter le serment constitutionnel, ayant été lue, des clameurs violentes s'élevèrent : on mit à l'instant même en question s'il était de la dignité des représentants d'un peuple libre de faire usage en parlant au Roi des appellations de sire et de majesté, et l'Assemblée décréta que deux fauteuils semblables seraient placés au bureau, et que le Roi occuperait le fauteuil placé à la gauche du président. C'était aller trop vite et trop loin. La bourgeoisie de Paris s'émut, la garde nationale s'indigna, et la clameur publique obligea l'Assemblée à rapporter le décret. Cette réaction passagère en faveur de la royauté est facile à expliquer : on était sous le charme de la nouvelle constitution, qui fanatisait les esprits vulgaires habitués à juger les choses par les mots. Cette constitution rassurait les hommes timides, qui, satisfaits de l'amoindrissement de la royauté, avaient bien contribué à l'énerver, mais ne voulaient pas la détruire. Elle inspirait une confiance aveugle à cette partie saine mais peu éclairée de la nation, qui n'apercevait pas que cette constitution plaçait un roi sans autorité en présence d'un peuple sans modération, et que les faibles armes qu'elle laissait entre les mains de Louis XVI ne pouvaient lui servir qu'à se blesser lui-même. Quand on vit la Législative prendre en arrivant une attitude si agressive, on s'alarma et on s'irrita contre cette assemblée qui venait, à son début, déranger et peut-être briser les rouages qu'on avait eu tant de peine à combiner dans le mécanisme des institutions politiques, et il y eut un vif mouvement de réaction en faveur du trône constitutionnel. En voulant entraîner l'opinion plus loin qu'elle ne voulait aller, la Législative l'avait fait reculer vers la royauté, qui eut sa journée de popularité.

Les traces de deux ans d outrages, les souvenirs de Varennes s'effacèrent dans cette journée : un dernier rayon d'espérance se glissa dans le, cœur du Roi et de la Reine ; un dernier souffle de bonheur sembla un moment purifier l'air chargé d'orages qui les environnait. Gardant pour eux seuls les soucis et les chagrins, ils voulurent associer leurs enfants à leur plaisir : le samedi 8 octobre, ils les conduisirent au Théâtre-Italien[10], heureux de leur montrer un peuple enthousiaste. La salle retentit à plusieurs reprises d'applaudissements mêlés de quelques sanglots, tant la pitié se joignait à l'admiration et l'attendrissement au respect ! Le calme serein imprimé sur la figure ouverte de Louis XVI, la beauté majestueuse de Marie-Antoinette, et avant tout la grâce naïve des deux enfants, avaient produit une émotion qui paya un moment la royale famille de toutes les insultes du passé.

Le Prince royal, assis sur les genoux de sa mère, attirait tous les yeux : ses traits angéliques, vivement animés par le jeu de la scène, s'épanouissaient de joie, et ses petits gestes charmants contrefaisaient ceux des acteurs, comme pour mieux faire comprendre la pièce à sa mère.

La foule était devenue douce et compatissante à la vue d'un Roi et d'une Reine si calmes et si éprouvés, si confiants après avoir été si trahis, et à la vue aussi de ce bel enfant insouciant, riant le lendemain d'un orage et à la veille de tous les malheurs.

Il y avait sans doute ce soir-là bien des mères dans l'auditoire ; car cet enfant semblait avoir gagné à ses parents les cœurs, les acclamations et les larmes, et forcé la politique à se taire devant la nature.

Les émotions de cette soirée apportèrent de douces réparations au cœur du Roi et de la Reine ; ils en jouirent surtout à cause de leur enfant. Jusqu'alors le jeune Prince n'avait guère vu le peuple que dans la poussière du retour tumultueux de Varennes, et auparavant sous les guenilles de l'émeute, à travers les piques du 6 octobre. Cet enfant qu'ils élevaient pour aimer le peuple, ils étaient heureux de lui montrer ce peuple dans l'allégresse et dans l'amour. Tout est tranquille ici, écrit Madame Élisabeth à cette date (12 octobre 1791) ; mais qui sait combien cela durera ! Le Roi est en ce moment l'objet de l'adoration publique. Tu ne peux te' faire une idée du tapage qu'il y a eu samedi à la Comédie italienne. Mais il faut voir combien durera cet enthousiasme !

Louis XVI, cependant, fidèle à cette constitution qui l'avait dépouillé, avait écrit de nouveau aux puissances pour les engager à ne point souffrir que ses frères et les émigrés fissent des rassemblements armés sur leur territoire, et à ceux-ci qu'ils eussent à rentrer en France avant le 15 janvier, sous peine d'être traités en ennemis. La sincérité de ces lettres était mise en suspicion par les prôneurs déjà avoués du système républicain : Louis XVI, disaient-ils, déteste la constitution, il ne l'embrasse que pour l'étouffer. Le voyage de Varennes indique assez à la nation la -foi qu'elle peut mettre en lui. La société organisatrice des Jacobins de la métropole se faisait envoyer de tous les départements des adresses où les sociétés affiliées, et même les administrations, exposaient leurs alarmes sur la conduite équivoque des ministres et sur la collusion d'un prince parjure avec ses ennemis. Afin- de l'anéantir plus facilement, on avilissait le Roi ; c'étaient l'injure et le mépris qui devaient précipiter sa perte. C'est ainsi que le malheureux Louis XVI, toujours en butte aux trahisons, était toujours accusé de trahir. Aussi, la prospérité promise au peuple était en vain attendue ; on lui avait fait saluer une vive aurore dont le jour ne se levait pas. L'argent devenait rare, la valeur des assignats décroissait, le vertige était dans les têtes, l'émeute sur la place publique. Un mot gros de crimes-, le mot de trahison, commençait à circuler-de bouche en bouche. Je n'ai qu'une crainte, s'écriait Brissot, c'est que nous ne soyons pas trahis.

L'Europe monarchique regardait émue de ce qu'elle avait à redouter et incertaine de ce qu'elle pouvait oser. L'Impératrice de Russie, qui avait adhéré à l'agression des puissances contre la révolution, faisait marcher ses troupes sur la Pologne. L'empereur Léopold, ce prince philosophe qui paraissait apporter au trône impérial les idées d'un sage, préludait à la guerre par son couronnement à Francfort.

Cette attitude menaçante de l'étranger exaltait, comme cela devait être, le sentiment national qui allait donner une si grande force à la révolution. La violence était partout dans les idées, elle entra dans les actes.

Pétion fut nommé maire de Paris (18 novembre 1791), et Manuel procureur-syndic de la commune. L'hiver se passa en luttes continuelles entre le gouvernement et l'Assemblée ; l'esprit de désordre courut de province en province. Les meneurs se sentirent puissants : ils avaient vu que pour sauver le navire dans le naufrage Louis XVI avait été contraint de laisser jeter par-dessus le bord, lambeau par lambeau, l'autorité royale ; il ne restait plus qu'à y jeter la royauté elle-même.

Aux bruyantes séditions de l'intérieur répondaient déjà les échos de Worms et de Coblentz ; vingt-deux mille Français se pressaient, au delà de nos frontières, autour de sept princes de la maison de Bourbon : sourde aux conseils de son Roi malheureux, l'émigration en appelait aux armes. Ne la jugeons pas toutefois avec les idées du patriotisme moderne. On nomme aujourd'hui trahison ce qu'on appelait alors fidélité, et désertion ce qui était honneur. Cette noblesse militaire, liée par ses serments au trône, n'avait cessé de considérer le Roi comme la patrie vivante. Elle avait volontiers accepté ou généreusement offert le sacrifice de ses titres personnels, de ses charges héréditaires, de ses avantages sociaux ; mais elle ne pouvait se résigner à l'anéantissement ou à la servitude de l'autorité royale, que son devoir était de défendre. Elle avait d'ailleurs des complices dans toutes les familles. Les femmes, avec leur imagination tendre, passaient du côté des victimes ; les mères et lés sœurs exhortaient les enfants et les frères à aller leur chercher des vengeurs. Ceux qui ne partaient pas étaient par elles traités en lâches et recevaient une quenouille, symbole de faiblesse et de pusillanimité.

Ce temps n'appartient plus à la politique, il appartient à l'histoire, qui doit comprendre le dévouement sous toutes les formes et sous tous les drapeaux. Qui oserait les flétrir ? Qui pourrait ne pas les plaindre ? Tous croyaient obéir à un devoir, à la loi de l'honneur, cette vieille religion des Français. Les ordres de leur Roi ne les troublaient pas : ses paroles constitutionnelles étaient pour eux des paroles forcées qui voilaient une tout autre pensée. L'émigration fut un malheur et une faute ; mais l'empereur Napoléon Ier a cru la bien juger en prononçant cette parole : Les émigrés en sortant de France ne firent que se rendre à l'appel de leurs capitaines généraux, les princes, qui étaient dehors.

Certaine de l'impuissance de la voix de Louis XVI, l'Assemblée législative voulut, par des menaces, remédier à la stérilité de la lettre et de la proclamation royales adressées aux princes et aux émigrés. Elle requit, par un décret, Louis-Stanislas-Xavier, prince français, de rentrer sous deux mois dans le royaume, faute de quoi il serait déchu de son droit éventuel à la régence. Par un autre décret plus rigoureux, elle déclara en état de conspiration contre la patrie tout Français faisant partie des attroupements formés hors du royaume, et prononça la peine de mort contre ceux qui, le 1er janvier 1792, n'auraient pas déposé leurs armes rebelles. Les princes et les émigrés pouvaient être coupables d'erreur et d'imprudence politique, ils ne le furent pas de lâcheté. Nul ne tint compte des menaces de l'Assemblée. Le Roi arrêta par son veto les décrets relatifs aux émigrés et aux prêtres insermentés. Le directoire du département de Paris, où régnait encore un reste d'esprit monarchique, lui avait remis une adresse pour le supplier de refuser sa sanction au décret rendu contre le clergé : Puisque aucune religion n'est une loi, qu'aucune religion ne soit un crime. André Chénier avait publié dans le même sens une lettre remarquable. La pétition du directoire de Paris avait suscité de vives paroles dans l'Assemblée. Pour la première fois apparut à sa barre le boucher Legendre, vociférant contre les traîtres et les tyrans. Placé entre les menaces du Ciel et les menaces de la terre, le Roi prit le parti le plus digne, mais le plus dangereux : il s'exposa à l'insurrection du peuple pour ne pas se révolter lui-même contre sa conscience.

Bien qu'il fût dans les limites du droit que lui conférait la constitution, ce refus de Louis XVI de sanctionner deux décrets, dont l'un le blessait dans ses affections et l'autre dans sa foi religieuse, fut considéré comme une atteinte portée à la souveraineté nationale. L'aigreur de l'opposition s'en accrut. Les manifestations, révolutionnaires devant le château devinrent plus violentes de jour en jour. La famille royale était, pour ainsi parler, mise en état de siège par l'injure et la menace. Une lettre écrite à cette époque par la Reine à la duchesse de Polignac porte la trace de cette situation.

Cependant les intrigues, les calomnies, les pamphlets n'avaient point étouffé dans le peuple tout battement de cœur pour la vieille royauté. Le lundi 20 février, la Reine se rendit avec ses enfants à la Comédie italienne[11] ; des acclamations les y accueillirent. Quelques murmures ayant protesté contre les sentiments de la majorité, les perturbateurs furent forcés de battre en retraite, foudroyés par un tonnerre d'applaudissements. Dans la pièce des Événements imprévus, le parterre fit répéter quatre fois le duo chanté par le valet et la femme de chambre :

RENÉ.

J'aime mon maître tendrement.

LISETTE.

Ah ! comme j'aime ma maîtresse !

Et quand vint ce vers :

Il faut les rendre heureux ! etc.

une grande partie de la salle s'écria : Oui, oui ! — En rapportant ces détails dans sa correspondance, Madame Elisabeth ajoute : Conçois-tu notre nation ? Il faut convenir qu'elle a de charmants moments. Malheureusement ces moments étaient rares et duraient peu.

Ce fut là le dernier témoignage de sympathie publique donné en France à la famille royale : je dis en France, car sur le trône de Suède un dévouement chevaleresque se manifesta pour la maison de Bourbon. Mais un coup de pistolet abattit bientôt ce Gustave III, héros libéral de la révolution, ayant les vices de Henri IV et mourant comme lui, désireux de venir en aide à l'aristocratie expirante, et assassiné lui-même par l'aristocratie.

Les ressentiments soulevés par le veto du Roi éclatèrent bientôt en récriminations injurieuses ; il n'était plus question que des intrigues de la cour, des imprudences de la Reine, des trahisons du Roi, des fréquents courriers envoyés à Coblentz et à Vienne.

A ces rumeurs se mêlaient les dénonciations sur de prétendus projets de fuite qu'on attribuait au Roi. Louis XVI ne songeait point à fuir, le voyage de Varennes lui avait ouvert les yeux sur les dispositions de la France, et il savait qu'en s'éloignant de Paris il donnerait un prétexte à la révolution, sans trouver un point d'appui. Ces dénonciations n'étaient donc que des calomnies destinées à l'affaiblir, pour arriver plus tard à le frapper.

Les accusations de la rue l'obligeaient à d'incessantes concessions. Aux ministres dévoués avaient succédé les ministres exigeants, aux ministres exigeants les ministres factieux. La garde constitutionnelle du Roi, organisée le 16 mars, est licenciée le 30 mai[12], et le duc de Brissac, qui la commandait, est envoyé pour des complots imaginaires devant la haute cour d'Orléans.

Madame de Tourzel raconte, dans ses Mémoires, quel était l'esprit de ce corps et le parti qu'on en eût pu tirer.

M. d'Hervilly, écrit-elle, fut chez le Roi à midi, et lui dit : — Sire, je viens de quitter dix-huit cents hommes animés du plus profond ressentiment et de l'attachement le plus vif pour Votre Majesté. Le décret de l'Assemblée ne leur laisse que trop apercevoir les vues qu'elle peut avoir, en éloignant de votre personne une garde si fidèle. Elle brûle du désir de venger l'insulte faite au Roi. Dix-huit cents hommes déterminés à vaincre ou à mourir sont bien forts. Sur un mot de Votre Majesté, ils fondront sur les Jacobins et sur les factieux de l'Assemblée. Les scélérats sont faibles quand on leur résiste, et ce jour peut être un jour bien précieux pour défendre la cause royale. Si nous réussissons, nous ferons le bonheur de la France, et si nous succombons, désavouez-moi, accusez-moi, et faites tomber sur moi la colère de l'Assemblée. Si je n'ai pas le bonheur de sauver mon Roi de la fureur de ses ennemis, je m'estimerai heureux de mourir pour une si belle cause. Je ne puis donner que deux heures à Votre Majesté pour se décider ; plus tard, il ne serait plus temps, et pareille occasion ne se retrouvera jamais. —

Le Roi, effrayé des suites d'une telle démarche, si elle n'était couronnée de succès, n'osa la tenter, et cette proposition fut ensevelie dans le plus profond secret. Je menai ce jour-là M. le Dauphin à une heure chez la Reine, avec laquelle il dînait depuis quelque temps. Elle me prit en particulier et me dit : — Vous nous voyez en ce moment dans une grande anxiété. La proposition de M. d'Hervilly est grande et honorable ; mais elle entraînerait des suites si funestes si elle ne réussissait pas, que le Roi ne peut se déterminer à l'accepter ; et, dans cette position, je me reprocherais d'influencer sa décision.

Le Roi et la Reine défendirent à M. le Dauphin de rien dire de ce qui se passait, et il n'en ouvrait pas la bouche en public ; mais, ne se croyant pas obligé à la même discrétion envers moi, l'abbé d'Avaux et ma fille Pauline, il ne nous cachait pas la peine qu'il éprouvait du renvoi de la garde.

Pauline me secondait parfaitement dans le soin que je prenais de lui former le cœur et l'esprit ; et, quoiqu'elle ne lui passât rien et qu'elle le reprît de ses petits défauts chaque fois qu'il y donnait occasion, il ne l'en aimait pas moins. Sa jeunesse lui inspirait de la confiance, et elle n'en profitait que pour lui être utile. Elle avait d'ailleurs tant de complaisance pour lui, qu'il ne pouvait s'en passer. Il me dit un jour très-sérieusement qu'il avait une grâce à nous demander, et que, comme il était en mon pouvoir de la lui accorder, il fallait lui promettre de ne la pas refuser. — J'ai six ans, et je dois passer aux hommes à sept ans. Promettez-moi de ne pas marier Pauline jusque-là. Je serais si affligé de la quitter ! Non, vous ne me refuserez pas, ma chère Pauline. — Et, se jetant à son col, il l'embrassa avec une grâce et une amabilité parfaites.

Pendant le peu de temps que le Roi avait eu sa garde, nous avions fait faire de jolies promenades au Dauphin dans les environs de Paris. Maintenant nous sortions rarement de son petit jardin. L'abbé d'Avaux trouvait le moyen de l'y occuper agréablement, et, rentré chez lui, il lui rendait ses leçons si intéressantes qu'il les quittait à regret. Il nous fit un jour une peine et un plaisir extrêmes à la fois : — Mon bon abbé, dit-il à M. d'Avaux en finissant sa leçon, je suis bien heureux : j'ai un si bon papa, une si bonne maman ; et, en vous et ma bonne madame de Tourzel, un second père et une seconde mère. — Les larmes nous vinrent aux yeux ; le royal enfant ne perdait pas l'occasion de nous dire des choses tendres et aimables, et il était impossible de se sentir malheureux de l'excessif assujettissement où nous tenaient auprès de lui les tristes circonstances dans lesquelles nous nous trouvions[13].

 

Le Prince royal touchait à sa septième année. C'était, dans les traditions de la maison royale, l'âge où un fils de France était remis aux soins d'un gouverneur. La loi annoncée par l'Assemblée constituante et qui devait régler l'éducation de l'héritier présomptif de la couronne, n'était pas faite. Les meneurs de l'Assemblée législative voulurent suppléer à l'absence de cette loi, en arrêtant au moins la liste des candidats parmi lesquels le Roi aurait à choisir le gouverneur du Prince royal. Cette liste, sur laquelle figuraient en première ligne les Sieyès, les Condorcet et les Pétion, tomba à l'instant dans le discrédit par l'adjonction d'un certain nombre de noms obscurs et misérables. Quoique l'opinion publique, exaltée par les journaux, demandât que l'Assemblée empiétât sur la volonté du père, et nommât immédiatement un gouverneur à son fils, quatre-vingt-douze noms appuyèrent seuls dans l'Assemblée la motion ouverte à ce sujet ; un rire général les accueillit, — et la question fut ajournée. Louis XVI profita du ridicule qui s'attacha tout d'abord à cette ouverture, pour prendre lui-même l'initiative dans cette affaire. Il écrivit de sa main au président de l'Assemblée la lettre suivante, qui arriva à sa destination par l'entremise du garde des sceaux Duranthon :

18 avril 1792.

Je vous prie, monsieur le président, de prévenir l'Assemblée nationale que mon fils ayant atteint l'âge de sept ans, j'ai nommé pour son gouverneur M. de Fleurieu : sa probité et ses lumières généralement reconnues, ainsi que son attachement à la constitution, ont déterminé mon choix.

Je ne cesserai jamais de recommander au gouverneur du Prince royal de lui inspirer de bonne heure le respect pour la justice, l'amour de l'humanité, et toutes les vertus qui conviennent au roi d'un peuple libre ; de lui apprendre qu'un roi n'existe que pour le bonheur de tous, qu'appelé à maintenir l'exécution des lois, sa plus grande force pour contraindre les autres à leur obéir est l'exemple qu'il en donne lui-même.

J'espère que mon fils se rendra digne un jour de l'amour des Français par son attachement à la constitution, son respect pour les lois, et son application constante à tout ce qui peut assurer la prospérité publique.

L'Assemblée nationale reconnaîtra sûrement dans ma démarche, que je saisis toujours avec empressement toutes les occasions d'entretenir l'harmonie et la confiance qui doivent exister, pour le bonheur des Français, entre tous les représentants de la nation.

 

Cette notification inattendue, déconcerta les coryphées de l'Assemblée, et, s'il faut en croire le témoignage d'un de ses membres, elle blessa profondément-un homme qui aurait été déjà autorisé secrètement par le Roi lui-même tr prétendre à cette haute fonction. Oui, dans un ouvrage publié en 1814[14], Harmand (de la Meuse) affirme que Louis XVI, pour paralyser ou au moins pour déjouer la faction de l'anarchie, s'était laissé entraîner à promettre la place dont il s'agit à Robespierre !... Il donne des détails très-circonstanciés sur une prétendue négociation entamée à ce sujet, détails que d'autres écrivains ont répétés. Nous ne combattrons pas une opinion qui a trouvé peu de crédit chez les gens sérieux ; nous dirons- seulement que la nomination faite par Louis XVI n'eut pas de suite ; le seul avantage qui en résulta fut d'empêcher les factions de s'immiscer dans l'éducation du jeune Prince. M. de Fleurieu ne fut pas installé, et le Roi et la Reine surveillèrent, comme par le passé, l'instruction de leur fils. On verra par la suite quel devait être le véritable gouverneur que la révolution réservait à l'héritier de la monarchie de Louis XIV.

Privé de l'appui des bons citoyens, traqué par les pervers Louis XVI fut dépouillé de tout prestige, mais il ne fut pas vaincu dans sa conscience : on obtint tout de lui, hormis une complicité impossible. Isnard avait demandé, au milieu des applaudissements de l'Assemblée, que les prêtres non assermentés, c'est-à-dire fidèles à leur serment d'obéissance à l'Église, fussent chassés du royaume, et, si des plaintes fondées s'élevaient contre eux, punis de mort. Tandis qu'il s'écriait en proscrivant Dieu lui-même : Mon Dieu, c'est la loi, je n'en ai pas d'autre, je n'en veux pas d'autre, Louis XVI continuait à adorer le Dieu du ciel et de la terre.

Par une fatalité logique de la situation, les menaces d'une lutte extérieure grandissaient avec les troubles et les désordres du dedans, et les colères du dedans s'exaltaient par la nouvelle des préparatifs qui se faisaient au dehors. Louis XVI fut donc amené par la force des circonstances à proposer à l'Assemblée de déclarer la guerre au roi de Bohême et de Hongrie : l'Assemblée répondit par une formidable acclamation. Tout le monde comptait sur cette guerre : les royalistes espéraient en voir sortir un général qui dominerait la révolution et sauverait la monarchie ; les constitutionnels, que ce général serait la Fayette, appelé à leur donner l'empire sur la révolution et sur le Roi ; les montagnards, — du moins pour la plupart, — que le mouvement passionné des esprits, excité par le choc des armes, emporterait les monarchistes, les constitutionnels et la royauté, et que le pouvoir demeurerait aux plus énergiques et aux plus audacieux.

L'anniversaire du voyage de Varennes était aussi l'anniversaire du serment prêté par le tiers état au jeu de paume de Versailles : le retour de cette double époque, le souvenir de ces deux événements, paraissaient offrir l'occasion de réveiller la fièvre populaire et de punir le monarque désobéissant du veto obstiné que n'avaient pu fléchir ni les prières ni les menaces. Le 20 juin, des attroupements se formèrent dès le matin ; composés d'abord des sans-culottes des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau, ils se grossirent en route d'une multitude en guenilles, armée de fusils et de piques, rassemblement aussi hideux que celui qui, au début de la révolution, avait paru à Versailles : hommes, femmes et enfants, au nombre de trente mille, sous la conduite de Santerre, brasseur de bière, qui, dès le commencement des troubles, avait acquis un dangereux ascendant sur la population de son quartier, marchèrent divisés en trois bandes, et défilèrent pendant quatre heures dans la rue Saint-Honoré, d'où ils firent irruption au sein de l'Assemblée législative ; là, ils voulurent donner lecture de la pétition qu'ils allaient porter aux Tuileries, afin d'obtenir la sanction des décrets.

Trois officiers municipaux vinrent dire au Roi que l'Assemblée était gênée par l'affluence de la multitude, et que les passages étaient si encombrés que les portes pourraient être forcées ; sur leur demande, le Roi consentit à laisser cette armée de pétitionnaires défiler le long de la terrasse des Feuillants et sortir par la porte du Manège. Madame Elisabeth, témoin et presque victime de ces tristes scènes, les a retracées dans une lettre (3 juillet 1792), à une époque où elles étaient encore, pour ainsi dire, sous ses yeux. te Peu de temps après, dit-elle, les autres portes du jardin furent ouvertes, malgré les ordres donnés. Bientôt le jardin fut rempli. Les piques commencèrent à défiler en ordre sous la terrasse de devant le château, où il y avait trois rangs de gardes nationaux ; ils sortaient par la porte du pont Royal, et avaient l'air de passer sur le Carrousel pour regagner le faubourg Saint-Antoine. A trois heures, ils firent mine de vouloir enfoncer la porte de la grande cour. Deux officiers municipaux l'ouvrirent. La garde nationale, qui n'avait pas pu parvenir à obtenir des ordres depuis le matin, eut la douleur de les voir traverser la cour sans pouvoir leur barrer le chemin. Le département avait donné ordre de repousser la force par la force ; mais la municipalité n'en avait pas tenu compte. Nous étions, dans ce moment, à la fenêtre du Roi. Le peu de personnes qui étaient chez son valet de chambre vinrent nous joindre. On ferme les portes ; un moment après nous entendons cogner : c'étaient Aclocque et quelques grenadiers et volontaires qu'il amenait ; il demande au Roi de se montrer seul. Le Roi passa dans sa première antichambre ;" là, M. d'Hervilly vint le joindre avec encore trois ou quatre grenadiers qu'il avait engagés à venir avec lui ; Au moment où le Roi passait dans son antichambre, des gens attachés à la Reine la firent rentrer de force chez son fils. Plus heureuse qu'elle, je ne trouvai personne qui m'arrachât d'auprès du Roi. A peine la Reine était-elle partie, que la porte fut enfoncée par les piques. Le Roi, dans cet instant, monta sur des coffres qui sont dans les fenêtres ; le maréchal de Mailly, MM. d'Hervilly, Aclocque et une douzaine de grenadiers l'entourèrent. Je restai auprès du panneau, environnée des ministres et de quelques gardes nationaux. Les piques entrèrent dans la chambre comme la foudre ; ils cherchaient le Roi, et surtout un qui tenait les plus mauvais propos. Un grenadier rangea son arme en disant : Malheureux ! c'est ton roi ! Le reste des piques répondit machinalement à ce cri ; la chambre fut pleine en moins de temps que je n'en parle, tous demandant la sanction et le renvoi des ministres. Pendant quatre heures le même cri fut répété. Des membres de l'Assemblée vinrent peu de temps après : MM. Vergniaud et Isnard parlèrent bien au peuple pour lui dire qu'il avait tort de demander ainsi au Roi sa sanction, et l'engagèrent à se retirer ; mais ce fut comme s'ils ne parlaient pas. Ils étaient bien longtemps avant que de pouvoir se faire entendre ; et à peine avaient-ils prononcé un mot que les cris recommençaient. Enfin Pétion et des membres de la municipalité arrivèrent : le premier harangua le peuple, et après avoir loué la dignité et l'ordre avec lequel il avait marché il l'engagea à se retirer dans le même calme, afin que l'on ne pût lui reprocher de s'être livré à aucun excès dans une fête civique. Enfin le peuple commença à défiler. J'oubliais de vous dire que, peu de temps après que le peuple fut entré, des grenadiers s'étaient fait jour et l'avaient éloigné du Roi. Revenons à la Reine, que j'ai laissé entraîner malgré elle chez mon neveu : on avait emporté si vite ce dernier dans le fond de l'appartement, qu'elle ne le vit plus en entrant chez lui. Vous pouvez imaginer l'état de désespoir où elle fut. M. Hue et M. de V***, officier, étaient avec lui ; enfin on le lui ramena. Elle fit tout au monde pour rentrer chez le Roi ; les personnes qui l'entouraient l'en empêchèrent. Un moment après, on entendit enfoncer les portes : il y en avait que le peuple ne put trouver, et trompé par un des gens de mon neveu qui lui dit que la Reine était à l'Assemblée, il se dispersa dans l'appartement. Pendant ce temps-là les grenadiers entrèrent dans la chambre du conseil : on la mit, et les enfants, derrière la table du conseil ; les grenadiers et d'autres personnes bien attachées l'entourèrent, -et le peuple défila devant elle. Une femme lui mit un bonnet rouge sur la tête, ainsi qu'à mon neveu. Le Roi l'avait eu presque du premier moment. Santerre, qui conduisait le défilé, vint la haranguer, et lui dit qu'on la trompait en lui disant que le peuple ne l'aimait pas ; qu'elle était aimée : il l'assura qu'elle n'avait rien à craindre. On ne craint jamais rien, répondit-elle, lorsque l’on est avec de braves gens. En même temps elle tendit la main aux grenadiers qui étaient auprès d'elle et qui se jetèrent tous dessus. Cela fut fort touchant.

Les députés qui étaient venus étaient venus de bonne volonté. Une vraie députation arriva, et engagea le Roi à rentrer chez lui. Comme on me le dit, et que je ne voulais pas me trouver seule dans la foule, je sortis environ une heure avant lui ; je rejoignis la Reine, et vous jugez avec quel plaisir je l'embrassai : j'avais pourtant ignoré les risques qu'elle avait courus. Le Roi rentré dans sa chambre, rien ne fut plus touchant que le moment où la Reine et ses enfants se jetèrent à son cou. Des députés qui étaient là fondaient en larmes ; les députations se relevèrent de demi-heure en demi-heure, jusqu'à ce que le calme fût rétabli totalement... A dix heures le château était vide, et chacun se retira chez soi.

Ce récit plein d'une dramatique simplicité, et où se reflète quelque chose de la confusion des scènes qui y sont racontées, fait toucher du doigt le mécanisme de la journée du 20 juin. Le château fut livré par la municipalité, c'est-à-dire par Pétion, et livré de deux manières : d'abord les municipaux en ouvrirent les portes, ensuite les ordres de la municipalité manquèrent à la garde nationale, qui en aurait interdit l'accès. Il faut remarquer ensuite que les ennemis de la royauté osaient tout contre elle, et que ses défenseurs n'osaient rien contre la révolution. Le dénouement de la lutte était écrit dans ce contraste, et la journée du 20 juin annonçait à la France les malheurs qui suivirent. Au nom du Ciel, écrivait Gerbert près de neuf siècles auparavant, empêchez l'insurrection contre votre maître et le Christ : le règne de la foule, c'est la mort des royaumes.

Au lieu d'empêcher, l'Assemblée laissa tout faire ; la députation officielle n'arriva que lorsque tout fut terminé. Le château envahi, ce fut une scène de confusion inexprimable : ici le Roi, là Madame Elisabeth, plus loin et plus tard la Reine, entourés d'une poignée d'hommes fidèles et formant des groupes qui présentaient l'image d'îlots perdus au milieu d'une mer révolutionnaire. Il est nécessaire seulement d'ajouter quelques détails à ceux qui viennent d'être donnés par Madame Élisabeth ; son angélique modestie en a dissimulé quelques-uns, parce qu'ils étaient à sa gloire ; d'autres ont échappé à ses regards, parce que ce drame se composait d'épisodes, et que chacun des membres de la famille royale ne voyait que le point de la bataille dans lequel il se trouvait engagé. Au moment où Madame Élisabeth venait d'être séparée du Roi par la foule, et poussée vers une embrasure de croisée, des piques, comme elle dit, la prennent pour Marie-Antoinette : Ah ! voici l'Autrichienne ! s'écrient-ils ; il nous faut la tête de l'Autrichienne ! Et les piques se dressent aussitôt : Qu'allez-vous faire ? s'écrie M. de Saint-Pardoux, écuyer de Madame Elisabeth ; ce n'est pas elle !Pourquoi les détromper ? lui dit Madame Elisabeth ; leur erreur peut sauver la Reine. Et détournant de la main une baïonnette qui touchait presque sa poitrine : Prenez garde, monsieur, dit-elle avec douceur, vous pourriez blesser quelqu'un, et je suis sûre que vous en seriez fâché.

Le fer s'émousse, la haine s'adoucit devant cette parole inattendue. Les forcenés s'apprêtent alors à lire leur pétition : Ce n'est pas le moment de proposer, dit le Roi d'une voix ferme, ni le moment d'accorder. Un jeune homme de vingt-deux ans, d'une physionomie douce et agréable, s'écrie alors qu'il faut égorger toute la famille royale[15]. Un autre, plus imberbe encore, appuie, en vociférant, la motion de son aîné[16]. Un troisième, d'un aspect hideux, portant sur la tête un bonnet de carton avec cette inscription : La Mort, ne profère aucune menace ; mais, muet et livide, il regarde Louis avec un œil rouge de sang, et suit tous ses mouvements avec des contorsions effroyables. Un quatrième, favori du boucher Legendre, qui apparaissait près de lui dans cette scène d'horreur, place un bonnet rouge sur la tête du monarque. Un cinquième s'agite dans la foule, et brandissant un bâton armé d'un long dard, s'écrie : Où est-il, que je le tue ! Un garde national saisit l'insensé, et le jetant aux pieds de Louis XVI, l'oblige à crier : Vive le Roi ![17] Un sixième présente à Louis XVI un verre et une bouteille, et lui demande s'il veut boire à la santé de la nation : La nation, répondit-il, doit savoir que je l'aime, après tout ce que j'ai fait pour elle ; c'est du fond du cœur que je bois à sa santé. Et, malgré d'inquiètes réclamations, Louis XVI porte à ses lèvres le breuvage suspect qu'on lui présente.

Le tableau du dehors était aussi sombre que celui de l'intérieur. L'émeute impatiente que n'avait pu recevoir et contenir le château, bondissait dans la cour et dans le jardin, et des cris sanguinaires s'élevaient par intervalles : Quand donc nous enverrez-vous la tête du Roi et celle de la Reine !

Deux jeunes gens, perdus dans la foule, contemplaient, du haut de la terrasse du bord de l'eau, ce spectacle, dont l'étrange horreur excitait en eux un sentiment indicible de surprise et d'indignation. L'un surtout, au profil antique et à l'œil d'aigle, ne pouvait comprendre tant de faiblesse et de longanimité ; tout à coup, apercevant à une fenêtre le Roi coiffé du bonnet rouge : Comment, s'écria-t-il avec rage, a-t-on pu laisser entrer cette canaille ? il fallait en balayer quatre ou cinq cents avec le canon, et le reste courrait encore.

Ce jeune homme, prédestiné lui-même à balayer un jour la révolution, s'appelait Napoléon Bonaparte.

La Reine cependant, à laquelle arrivaient les cris au fond des appartements les plus reculés du château où elle avait essayé d'abriter ses enfants, ne résiste plus au besoin de partager les périls que ce bruit lui signale. En vain on lui rappelle[18] que si elle est épouse, elle est mère, en vain on la supplie avec larmes de se résoudre à la prudence, et de ne point se compromettre inutilement, non-seulement sans espoir de secourir le Roi, mais encore avec la certitude de l'exposer davantage. On ne m'empêchera pas d'aller à ma place, s'écrie-t-elle ; personne ne m'arrêtera. Et elle s'élance vers l'appartement du Roi, quand tout à coup, entendant redoubler le tumulte, elle revient à la porte de la chambre qu'elle quittait, en s'écriant : Sauvez mon fils ! Puis elle repart ; mesdames de Lamballe et de Tarente la suivent. M. Hue prend l'enfant royal et l'emporte à la hâte dans la chambre de sa sœur ; là, les cris parviennent à peine ; mais le pauvre enfant n'y trouve pas moins d'inquiétude. Comprenant tous les périls de sa famille, il demande en sanglotant ce que font son père et sa mère. Personne ne peut lui répondre et n'ose le rassurer. La princesse de Tarente arrive ; elle annonce que, n'ayant pu pénétrer jusqu'au Roi, les issues étant fermées, la Reine s'est retirée dans l'appartement de son fils. M. Hue y porte le jeune Prince. A peine cet enfant a-t-il passé de ses bras dans ceux de la marquise de Tourzel, et de ceux-ci dans ceux de la Reine, à peine reçoit-il les caresses de sa mère, que des coups redoublés se font entendre à la porte d'une chambre voisine. A ce bruit, M. Hue se précipite vers un passage qui, de la pièce où se trouvait la Reine, communiquait à la chambre à coucher du Roi. Il ouvre ce passage, la Reine s'y jette avec son fils et toutes les personnes qui l'accompagnent. Coupée artistement dans la boiserie, la porte de ce corridor n'avait rien qui la décelât. L'émeute pénètre jusqu'à cet endroit ; en un moment tombe sous la hache un lambris contigu à la porte ; mais, bien que le mur soit mis à nu, la porte n'est pas indiquée, et le dernier asile de la Reine et de l'héritier du trône reste couvert. Un silence profond règne dans la cachette, où, étouffant ses plaintes et dévorant ses larmes, l'enfant royal serre dans ses bras, comme pour la protéger, sa pauvre mère, qui tremble non pas pour elle, mais pour ses enfants et leur père. Un long temps se passe ainsi, sans que Marie-Antoinette et Louis XVI puissent rien apprendre de leur situation respective. Un valet de chambre du Roi — Bligny — était parvenu à s'échapper des appartements, et avait cherché du secours ; ce secours, il l'avait trouvé dans le dévouement du bataillon des Filles-Saint-Thomas, dont la fidélité était restée inébranlable. Les grenadiers de ce bataillon, conduits par M. Boscary de Villeplaine, volent à la défense de la famille royale, ils s'emparent du cabinet du conseil, et contiennent enfin les hordes séditieuses. Le peuple alors demande à voir la Reine ; Marie-Antoinette se montre dans le fond de la salle : quelques grenadiers l'entourent, et roulent devant elle la table du conseil, qui lui sert de barrière contre la multitude. Santerre, resté jusque-là dans les cours, monte suivi d'un groupe de frénétiques. L'intérieur du château retentit des cris de Vive Santerre ! Vive le faubourg Saint-Antoine ! Vivent les sans-culottes ! Le brasseur populaire entre dans la salle où est la Reine avec ses enfants, et où la foule se précipite avec lui. Marie-Antoinette est debout, et tient par la main sa fille, âgée de quatorze ans. Le Prince royal est assis sur la table devant la Reine ; plus surpris qu'effrayé, il se tourne sans cesse vers sa mère, cherchant dans ses yeux la confiance ou la peur qu'il doit avoir. C'est dans cette attitude que l'attroupement trouve la famille royale. A la tète de la foule qui défile triomphalement, rugit une femme ivre, qui vient jeter sur la table un bonnet rouge, et exige, avec les plus grossières injures, qu'il soit placé sur la tête de Marie-Antoinette. M. de Wittinghoff prend ce bonnet, et d'une main tremblante d'indignation le suspend un moment sur la tête de la Reine, et le remet aussitôt sur la table. Des cris s'élèvent : Le bonnet rouge au Prince royal ! des rubans tricolores au petit Veto ! Les rubans, lancés sur la table, tombaient en même temps que ces paroles auprès du bonnet phrygien. Si tu aimes la nation, s'écrient les faubouriens, place le bonnet rouge sur la tête de ton fils. La Reine, toujours calme, crut devoir donner l'ordre à M. Hue de satisfaire la multitude ; le bonnet rouge brilla un moment sur les blonds cheveux de l'enfant, et les rubans aux trois couleurs s'enlacèrent à son cou et à sa boutonnière. L'enfant ne comprit pas si c'était un outrage ou un jeu, et sourit d'un air étonné. Mais aussitôt M. de Montjourdain1 et plusieurs officiers et gardes nationaux ayant fait observer que la lourde coiffure de laine était, par l'excessive chaleur qu'il faisait, une gêne insupportable pour la tête d'un enfant, M. Hue la lui ôta.

Quelques hommes avaient applaudi la Reine ; mais les femmes, plus impitoyables pour une femme, n'avaient cessé de l'injurier. Des mots obscènes, empruntés aux égouts des halles, avaient étonné les voûtes du château, et pour la première fois avaient frappé l'oreille des enfants du Roi ; ceux-ci ne se troublaient point d'une parole qu'ils ne comprenaient pas ; l'ignorance les préservait de la honte. Marie-Antoinette indignée rougissait, mais ce n'était point pour elle, c'était pour ce peuple, c'était pour ses enfants. La fierté de la Reine se rehaussait encore de l'indignation de la femme.

Que l'Autrichienne est fière et haineuse ! s'écria une jeune fille au visage gracieux et à la mise décente. Frappée du contraste des paroles violentes de cette jeune fille et de la douceur de ses traits : Pourquoi donc, lui dit la Reine, vous haïrais-je ? Vous me haïssez donc, vous ? Vous ai-je donc fait à mon insu quelque injure ou quelque mal ?Pas à moi, répondit la jeune fille, mais à la nation. — Pauvre enfant, répliqua tendrement la Reine, on vous l'a dit, et vous l'avez cru. Quel intérêt aurais-je donc à faire du mal à la nation ? Vous m'appelez l’Autrichienne, mais je suis la femme du Roi de France ; je suis la mère du Dauphin ; je suis Française par tous mes sentiments d'épouse et de mère. Jamais je ne reverrai le pays où je suis née. Je ne puis être heureuse ou malheureuse qu'en France. Puis elle ajouta : J'étais heureuse quand vous m'aimiez ! Troublée par ce doux reproche, la jeune fille s'était attendrie : Pardonnez-moi, dit-elle en pleurant, c'est que je ne vous connaissais pas ; je vois bien maintenant que vous n'êtes pas méchante.

Santerre lui-même, à la vue de la princesse dont peut-être il avait désiré la tête, avait paru interdit. On suffoquait dans la salle ; on le prie de faire sortir la foule. Il frappe alors avec violence sur la table qui le séparait de la Reine : Eh ! madame, lui dit-il, ne craignez rien, on ne veut pas vous faire de mal, mais songez qu'on vous abuse et qu'il est dangereux de tromper le peuple. Je vous le dis en son nom. C'est alors que la Reine a le beau mouvement que raconte Madame Elisabeth ; la garde nationale en est vivement émue ; la foule ne murmure point. Quelques personnes même s'attendrissent ; l'une s'écrie : Que l'Autrichienne est brave ! Une autre : Que le petit Prince est beau ! C'est que le peuple est un enfant mobile, crédule, curieux et tapageur, qui se précipite au moindre bruit, qu'un coup de baguette fait courir, qu'un souffle rend cruel, qu'un mot rend généreux : enfant qui change de sentiment et d'idée sous le coup de l'impression du moment, mais qui, malheureusement, pour faire le mal, a la force d'un homme. Santerre, quoique brutal, avait aussi l'attendrissement facile. Il s'était rapproché de Marie-Antoinette ; la main appuyée sur la table, et se penchant vers la Reine : Vous avez des amis bien maladroits, madame, lui dit-il à demi-voix, j'en connais qui vous serviraient mieux ! Puis, tout à coup, se redressant, par un geste impérieux il ordonne la retraite, et les hordes apaisées défilent devant la Reine, se contentant de lui adresser quelques injures. Ce défilé offre un aspect à la fois grotesque et terrible ; c'était une mascarade trempée dans le sang. Plusieurs bandes se distinguent par de petites bannières chargées d'emblèmes et d'inscriptions ; l'une porte ces mots : Sanction ou la mort ; une autre : Tremble, tyran ! ton heure est venue. Un homme tient un instrument de bois — en forme de potence — auquel pend l'effigie d'une femme avec cette devise : Gare la lanterne ! Un autre promène une guillotine au bas de laquelle on lit : Justice nationale pour les tyrans : à bas Veto et sa femme ! Un troisième porte au bout d'une pique un cœur ensanglanté avec ces mots : Cœur des tyrans et des aristocrates.

Les principaux conjurés s'étaient montrés : Pétion seul, qui allait et venait dans les cours, n'avait point paru dans les appartements : on le vit enfin : Sire, dit-il, je viens d'apprendre à l'instant ce qui se passe. — Cela m'étonne, répondit Louis, car voilà plus de trois heures que cela dure. Monté sur un tabouret, le maire de Paris ajoute : Sire, vous n'avez rien à craindre. — A craindre ! reprend le Roi ; l'homme de bien qui a la conscience en repos ne tremble jamais. Tiens, continue-t-il en prenant la main d'un grenadier qui était à ses côtés, mets la main sur mon cœur, et dis à cet homme s'il bat plus vite[19]. Ce fut alors que Pétion se tourna vers le peuple, et lui adressa son étrange harangue, dont voici une variante, qui modifie un peu le texte donné par Madame Elisabeth : Citoyens et citoyennes, vous avez commencé la journée avec dignité et sagesse ; vous avez prouvé que vous étiez libres ; finissez de même, avec dignité, et faites comme moi, allez-vous-en coucher !

Cependant la foule s'écoulait toujours, et Madame Élisabeth put accourir, comme elle le raconte, dans la salle où se tenait la Reine, et se jeter dans ses bras : Tout va bien, tout va bien, dit-elle, le Roi est sauvé ! En effet, excédé de fatigue et de chaleur, Louis fut ramené par la garde nationale et la députation de l'Assemblée dans le cabinet du conseil ; de cette pièce il passa dans sa chambre à coucher, où sa famille le rejoignit aussitôt. Sa femme, ses enfants et sa sœur se jetèrent à son cou ; officiers, députés, tous ceux qui l'entouraient fondaient en larmes. Quelques-uns cherchaient à consoler Louis XVI des événements de la journée, en le félicitant du courage qu'il venait d'y montrer : Je n'ai fait que mon devoir, répondit le malheureux prince. En ce moment, un nouveau député aborda familièrement la Reine, et lui dit d'un ton léger : Vous avez eu bien peur, madame, convenez-en. — Non, monsieur, je n'ai point eu peur, répondit la Reine avec douceur, mais j'ai beaucoup souffert d'être séparée du Roi dans un moment où ses jours étaient en danger. J'avais du moins la consolation d'être auprès de mes enfants et de remplir ainsi un de mes devoirs. — Sans prétendre excuser tout, reprit ce député, convenez, madame, que le peuple s'est montré bien bon. — Le Roi et moi, monsieur, sommes persuadés de la bonté naturelle du peuple ; il n'est méchant que lorsqu'on l'égaré. — Quel âge a mademoiselle ? continua ce député en montrant à la Reine Madame Royale. — Ma fille a, monsieur, l'âge où l'on ne sent déjà que trop l'horreur de pareilles scènes.

D'autres députés entouraient le Prince royal, et, curieux d'apprécier par eux-mêmes la portée de son esprit et l'étendue de son instruction, ils lui adressaient une foule de questions sur l'histoire de France et sur la géographie. Un d'entre eux, rappelant un souvenir funeste, avait prononcé le nom de la Saint-Barthélemy, lorsqu'un autre, sentant l'injurieuse maladresse de ce propos, dit aussitôt : Pourquoi parler de cela ? il n'y a pas ici de Charles IX. — Ni de Catherine de Médicis, répliqua le jeune Prince. La réponse de l'enfant eut un immense succès, les rangs se grossirent autour de lui, et des questions lui ayant été posées sur la nouvelle division du territoire français en départements et en districts, il satisfit à toutes avec une mémoire et une précision qui étonnèrent ses auditeurs.

En ce moment, entra dans l'appartement un officier de chasseurs de la garde nationale qui avait montré le plus grand zèle à garantir les jours du monarque et avait eu l'honneur d'être blessé à ses côtés. Il reçut tout d'abord en entrant dans le salon, de la plupart de ses camarades, les éloges que méritait sa conduite. Le Dauphin dit à M. Hue : Comment s'appelle ce garde qui a si bien défendu mon père ? c'est un nom que je veux savoir pour ne plus l'oublier. — Monseigneur, je ne le sais pas, répondit M. Hue ; je vous conseille de le lui demander vous-même, cela lui fera plaisir. Le Prince courut faire sa question à l'officier. Celui-ci, en termes respectueux, refusa d'y faire droit, et le Prince, malgré ses instances, n'en put rien obtenir. M. Hue aborda alors le généreux citoyen, et lui demanda son nom. — Je n'ose vous le dire, répondit-il, et j'ai prié Monseigneur de me permettre de le taire ; ce nom est, malheureusement pour moi, le même que celui d'un homme exécrable. — Il s'appelait Drouet.

Les députations se renouvelèrent de demi-heure en demi-heure jusqu'à ce que le calme fût complètement rétabli ; Louis XVI les reçut avec sa bienveillance tranquille : elles abordèrent la famille royale avec un respect convenable ; on leur montra les portes brisées et les autres traces de violence que les flots tumultueux de la rue avaient laissées de leur passage, les serrures forcées, les gonds arrachés, les panneaux de boiseries enfoncés, les fers de piques, les tronçons d'armes et jusqu'au canon chargé à mitraille qui jonchaient le seuil des appartements. Une remarque fut faite qui doit trouver ici sa place : l'appartement de la Reine fut le seul où l'émeute ne pénétra pas ; elle avait jeté mille insultes dans les salons royaux, mille ricanements dans le laboratoire de serrurerie de Louis XVI, mille huées et mille sifflets dans la salle du trône ; puis en entrant dans le cabinet d'étude du Dauphin, dont pourtant les portes avaient été brisées, elle s'était calmée : elle s'était adoucie à la vue des livres, des cahiers, des cartes et des instruments de travail d'un enfant. A dix heures, le château était vide, ses abords étaient silencieux, et le petit Prince royal dormait si paisiblement qu'on eut pu le croire bercé par les souvenirs de la plus délicieuse journée.

Le lendemain, 21 juin 1792, les agitateurs furent debout de bonne heure, et essayèrent encore d'entraîner la populace comme ils l'avaient fait la veille. C'est aujourd'hui, criaient-ils, l'anniversaire de la fuite de Veto ; il faut lui faire expier cette désertion. Le rappel battait par la ville, et déjà les attroupements se formaient dans les cours des Tuileries. La Reine se rendit auprès de son fils, qui, en la voyant, lui dit avec ingénuité : Maman, est-ce encore hier ? Hélas ! oui, c'était encore hier ; le 20 juin durait toujours, et devait durer jusqu'au 21 janvier. C'est au 20 juin que commence le sacrifice de Louis XVI, c'est à dater de ce jour que le Christ de la royauté prit la voie douloureuse et qu'il aperçut clairement son Calvaire.

Quelques instants après, le maréchal duc de Noailles-Mouchy se présenta chez la Reine. Bien que dès la veille le Roi eût donné à ses fidèles serviteurs l'ordre formel de se retirer, le vieux maréchal, se fiant sur son âge pour faire absoudre sa présence, n'avait pas quitté la personne du Roi, et avait été assez heureux pour lui donner dans le danger des témoignages de son dévouement. Monsieur le maréchal, lui dit Marie-Antoinette, le Roi m'a appris avec quel courage vous l'avez défendu hier : je partage sa reconnaissance. — Madame, j'ai fait bien peu en comparaison des torts que je voudrais pouvoir réparer ; ils ne sont pas les miens, mais ils me touchent de si près ![20] — La Reine voulant changer de conversation : Mon fils, dit-elle, répétez devant monsieur le maréchal la prière que ce matin vous adressiez à Dieu pour le Roi. L'enfant se mit à genoux, et, les mains jointes, les yeux levés au ciel, comme le jeune Samuel dans le tableau de Reynolds, chanta avec l'accent de la plus vive sensibilité ces paroles de l'opéra de Pierre le Grand :

Ciel, entends la prière

Qu'ici je fais ;

Conserve un si bon père

A ses sujets !

M. de Malesherbes suivit de près au château le maréchal de Mouchy ; l'ancien premier président avait, contrairement à sa coutume, l'épée au côté. — Il y a longtemps, lui dit-on, que vous n'avez porté l'épée. — Il est vrai, répondit le respectable vieillard, ce costume ne m'est pas familier ; mais qui ne s'armerait pas quand la vie du Roi est en péril ! — Puis regardant le Prince royal, il dit à la Reine : J'espère du moins, madame, que nos enfants verront des jours plus sereins : l'orage est trop violent pour qu'il puisse durer.

Louis XVI ne partageait pas l'espoir et les illusions de son ancien ministre. Après avoir, dans une proclamation, dénoncé à la France les menaces et les outrages dont il avait été assailli dans l'intérieur de son palais, il écrivit au supérieur de la congrégation des Eudistes[21] ce mot confident de ses justes appréhensions : Venez me voir aujourd'hui, j'ai fini avec les hommes, je n'ai plus besoin que du ciel.

Une députation de l'Assemblée fut introduite auprès du Roi. Sire, dit son président, l'Assemblée nationale nous députe vers Votre Majesté pour lui demander si elle a quelques craintes sur la tranquillité de sa personne, et l'assurer que si elle était troublée, elle se rendrait aussitôt auprès d'elle. — On m'assure que Paris est calme pour l'instant, répondit le Roi ; s'il cessait de l'être, j'en ferais prévenir l'Assemblée nationale. Dites-lui, messieurs, combien je suis touché de l'intérêt qu'elle me témoigne, et qu'au moindre danger qu'elle courrait, je me rendrais auprès d'elle avec le même empressement.

Une demi-heure après, Pétion se présente chez le roi et lui dit : Sire, nous avons appris que vous avez été prévenu qu'un rassemblement se portait sur votre château ; c'est pourquoi nous venons vous informer que ce rassemblement est composé de citoyens sans armes qui veulent planter un mai. Je sais, Sire, que la conduite de la municipalité a été calomniée, et cependant sa conduite sera connue de tous. — Elle doit l'être de la France entière, répond le Roi. Je n'accuse personne en particulier. J'ai tout vu. — Elle le sera, répond Pétion, et, sans les mesures de prudence que la municipalité a prises, il aurait pu arriver des événements beaucoup plus fâcheux, non pas pour votre personne, parce que vous avez pu vous apercevoir qu'Elle, elle a été respectée. Le regard et le geste de l'insolent visiteur ayant paru exclure la Reine de ce sentiment public de respect qui lui était dû. Est-ce me respecter, s'écrie Louis XVI, que d'entrer chez moi à main armée, forcer ma garde et briser mes portes ? Ce qui s'est passé hier est un vrai scandale pour tout le monde... Et comme Pétion invoquait l'étendue des devoirs imposés à sa responsabilité : Taisez-vous, continue le Roi avec autorité, faites votre devoir : vous répondez de la tranquillité de Paris, vous m'en répondrez ; adieu.

Pétion fut à peine sorti que le Prince royal, qui avait suivi avec une attention inquiète tous ses mouvements, se jeta dans les bras de sa mère en lui disant : Maman, ce monsieur est méchant, mais il est bien malheureux aussi, car il ne vous connaît pas. Pourquoi donc l'a-t-on nommé maire de Paris ?

Les affronts commis et les crimes projetés dans la journée du 20 juin, la proclamation royale qui les dénonçait à la France, avaient encore une fois fait éclater les symptômes d'une réaction favorable : Louis XVI, pour un moment encore, eut la supériorité sur ses ennemis. Quelques jours après, le département de Paris, qui avait ordonné une information sur les troubles de cette journée, suspendit provisoirement de leurs fonctions le maire et le procureur général de la commune. Pétion puisa de nouvelles forces dans cette disgrâce momentanée, qui le rendit naturellement plus cher à la populace, et disposa en sa faveur la société des Jacobins et l'Assemblée législative elle-même.

A la nouvelle des attentats du 20 juin, le général la Fayette, dont le nom exerçait encore une certaine influence sur l'opinion, vint apporter à la barre de l'Assemblée les plaintes de son armée (28 juin 1792), qui avait, disait-il, partagé l'indignation et les alarmes éprouvées par tous les bons citoyens au sujet des violences commises aux Tuileries, Il supplia l'Assemblée d'ordonner que les instigateurs et les chefs de ces violences fussent poursuivis et punis comme criminels de lèse-nation ; de détruire une secte qui envahissait la souveraineté nationale, tyrannisait les citoyens, et dont les débats publics ne laissaient aucun doute sur l'atrocité des projets de ceux qui la dirigeaient. Il la conjurait enfin de prendre des mesures efficaces pour faire respecter les autorités constituées, et de donner à l'armée l'assurance que la constitution ne recevrait aucune atteinte dans l'intérieur, tandis que de braves Français prodiguaient leur sang pour la défendre aux frontières.

La Fayette, s'il eût exigé que l'Assemblée prononçât, séance tenante, sur la proposition qu'il lui présentait et qui excitait de vifs applaudissements, aurait peut-être emporté un vote favorable ; mais il n'y avait pas dans son caractère assez de résolution pour frapper un coup décisif. Il ne savait pas assez qu'il faut des digues à la société comme à l'Océan, et que le gouvernement des peuples ne se passe pas mieux de la force que de la justice. Avec un fonds de probité incontestable, avec un amour sincère de l'humanité, la Fayette a constamment laissé à ses adversaires le temps de mener à terme leurs projets ; muni de tous les moyens de prévoyance, il n'a jamais rien empêché ; toujours plus disposé à régulariser la révolte qu'à la prévenir, il a trop justifié le reproche qu'on lui fit alors de ne savoir se montrer que pour mettre un certain ordre dans le désordre. Le Roi, de son côté, n'avait rien de ce qu'il fallait pour suppléer au défaut d'énergie de la Fayette ; l'initiative que le général attendait, le Roi ne savait pas la donner. Tous deux fidèles à la constitution et résolus à ne rien tenter que dans ses limites, le Prince ne pouvait recourir à un coup d'État qui eût faussé son serment, et le général aurait craint de seconder un mouvement qui eût replacé trop haut le monarque sur son trône. Louis XVI n'aimait pas la Fayette, auquel il croyait devoir une partie de ses infortunes ; Pétion n'aimait pas Louis XVI, auquel ses jalouses susceptibilités n'avaient point pardonné la dédaigneuse indifférence qu'il lui avait montrée en revenant de Varennes, en présence des égards marqués qu'il avait prodigués à Barnave. On est quelquefois tenté de croire qu'avec le secours de ces deux hommes, dont l'un conduisait l'armée et l'autre le peuple, le Roi eût épargné à sa patrie, comme à sa race, une effroyable catastrophe ; mais quand on y réfléchit plus profondément, on s'aperçoit que si M. de la Fayette et Pétion n'avaient pas eu, celui-là les défauts, celui-ci les vices qui les empêchèrent de jouer ce grand rôle, ils n'auraient point obtenu la faveur populaire qui les avait mis en ligne pour le jouer : car le peuple aime surtout ses idoles à cause de leurs défauts et de leurs vices. C'est là une préoccupation perpétuelle de l'historien comme du lecteur de la révolution, toujours tenté de croire que si l'on avait agi autrement on n'aurait pas péri ; quand il serait peut-être plus vrai de dire qu'on aurait autrement péri. Du reste, ces trois hommes, qui avaient suivi des routes si diverses depuis le début de la révolution, marchaient vers leur écueil : le Roi vers l'échafaud du 21 janvier, la Fayette vers la prison d'Olmütz, Pétion vers ce bois sinistre où son corps devait servir de pâture aux loups et aux oiseaux de proie.

 

 

 



[1] Je tiens ce détail de M. le marquis de Vibraie, qui le tenait de madame la vicomtesse d'Agoult.

[2] MESSIEURS,

Nous étant rendus auprès de la personne du Roi, en conséquence de l'autorisation que vous nous aviez donnée, et ayant été introduits dans sa chambre à coucher et seuls avec fui, il nous a dit qu'il avait cru devoir nous appeler parce qu'il s'était rappelé qu'il n'était pas fait mention, dans sa déclaration, de l'ordre qu'il avait donné à M. de Bouillé pour qu'il eût à protéger son voyage à Montmédy depuis Châlons. Sur l'observation que nous lui avons faite que cet ordre était actuellement connu par l'arrestation de M. ***, le Roi nous a déclaré qu'il ignorait ce fait, et que, dans cette position, il croyait inutile de faire aucun supplément de déclaration.

TRONCHET.

[3] Madame de Tourzel, Mémoires inédits.

[4] Cette société, qui existe encore et compte dans son sein tant d'hommes honorables, remonte au commencement du dix-septième siècle. — Une dame de Lamoignon en fut la fondatrice. — La société avait de grands privilèges ; elle avait le droit de recueillir des aumônes dans toutes les églises, et d'entrer dans les prisons à toutes les heures du jour. Elle tenait des assemblées publiques, pendant la semaine sainte, dans la chapelle du Châtelet, et le vendredi saint elle délivrait un prisonnier. Lorsque, après la révolution, cette société se forma de nouveau par les soins de la comtesse de Gerville, elle avait parmi les membres les plus actifs l'abbé d'Avaux, instituteur du Dauphin.

[5] Madame Élisabeth indique, on le comprend, les lanternes, dont la révolution avait fait des machines de meurtre.

[6] Archives de l’Empire, série historique, carton des Rois, K. — 163.

[7] Mémoires secrets. — Londres, 1797, tome II, page 34.

[8] C'est par erreur que, dans sa Vie des enfants célèbres, Fréville a placé dans la tour du Temple cette anecdote, qui se trouve ici à sa date et en son lieu.

[9] Mémoires inédits de madame de Tourzel.

[10] Voici quel était le programme du spectacle :

LES DEUX CHASSEURS ET LA LAITIÈRE, comédie mêlée d'ariettes, par Anseaume, musique de Duni ;

Et L'AMANT JALOUX, comédie en trois actes, en prose, mêlée d’ariettes, par d'Hue, musique de M. Grétry.

Madame Dugazon jouait le rôle de la Laitière dans la première pièce, et celui de Jacinthe dans la seconde.

[11] On y donnait :

LES ÉVÈNEMENTS IMPRÉVUS, comédie en trois actes, mêlée d'ariettes, par d'Hèle, musique de M. Grétry ;

Et RENAUD D'AST, comédie en deux actes, en prose, mêlée d'ariettes, par MM. Radet, Barré et Dalayrac.

[12] Par une lettre du 27 du même mois, le Roi avait invité lui-même le duc de Brissac à opérer le licenciement de cette garde.

[13] Mémoires inédits de madame de Tourzel.

[14] Sous ce titre : Anecdotes relatives à quelques personnes et à plusieurs événements de la révolution. Cet opuscule a été réimprimé en 1820.

[15] Il s'appelait Clément.

[16] Il s'appelait Bourgoing.

[17] Ce garde national s'appelait Cannolle.

[18] Voici les noms des personnes qui étaient près de la Reine en ce moment, et qui ne la quittèrent point durant cette-périlleuse journée : La princesse de Lamballe, la princesse de Tarente, la marquise de Tourzel, les duchesses de Duras, de Luynes et de Maillé ; la marquise de la Roche-Aymon, la baronne de Mackau, la marquise de Soucy, la comtesse de Ginestoux, le duc de Choiseul, les comtes d'Haussonville et de Montmorin, le vicomte de Saint-Priest, le marquis de Champcenets et le baron de Wittinghoff, maréchal de camp au service de France.

Ce dernier, né en Courlande en 1722, avait quitté le service de Pologne pour celui de la France, où il avait d'abord été colonel du Royal-Bavière. Dénoncé en 1792 comme ayant désarmé les citoyens d'Ourcamp, il fut justifié par le ministre Narbonne ; mais Robespierre l'ayant attaqué de nouveau le 27 mars 1793, il fut conduit en prison, et peu de temps après à l'échafaud.

[19] Ce grenadier, nommé Robert, était, dit M. Hue, de la province de Bourgogne. Le Roi le fit passer de la garde nationale dans un régiment de troupe de ligne. Un autre grenadier, du nom de Lalanne, a réclamé cet honneur. Cette prétention paraît justifiée par l'arrêt du 12 messidor an II, condamnant à mort Jean Lalanne, tailleur, pour avoir manifesté le 20 juin 1792 le caractère d'un bas valet du tyran, notamment en se flattant en présence de plusieurs citoyens de ce que Capet lui avait pris la main, et, la portant sur son cœur, lui avait dit : Sentez, mon ami, s'il palpite.

[20] Ces détails sont rapportés par M. Hue.

[21] Les Eudistes étaient une congrégation de prêtres séculiers voués à l’œuvre des missions et à la direction des séminaires. Le supérieur s'appelait alors Hébert, et était confesseur du Roi. — Il a péri dans le massacre des Carmes de la rue de Vaugirard, avec l'archevêque d'Arles, les évêques de Beauvais, de Saintes, etc., etc.