LOUIS XVII, SA VIE, SON AGONIE, SA MORT

CAPTIVITÉ DE LA FAMILLE ROYALE AU TEMPLE

TOME PREMIER

 

LIVRE TROISIÈME. — VOYAGE DE VARENNES.

20-26 juin 1791.

 

 

Répugnance du Roi pour ce voyage. — Plan de Mirabeau. — Correspondance avec M. de Bouillé. — Préparatifs de l'évasion. — Madame de Bar. — M. de Fersen. — Surveillance exercée sur le château. — Détails d'intérieur. — La famille royale sort des Tuileries. — Déguisements et noms adoptés pour le voyage. — Bondy, — Claye, — Montmirail, — Châlons. — Le Roi est reconnu. — Pont-de-Somme-Vesle. — Consignes inexécutées. — Sainte-Menehould. — Drouet. — Clermont, — Varennes. — Arrestation de la famille royale. — Décret de l'Assemblée. — Clermont. — Sainte-Menehould. — Meurtre de M. de Dampierre. — Châlons. — Corbeille de fleurs ; témoignages de sympathie. — Épernay. — Cazotte. — Arrivée des commissaires de l'Assemblée nationale. — Discours de Madame Élisabeth. — Dormans. — Nuit bruyante. — Rêve du Dauphin. — La Ferté-sous-Jouarre. — Entretien de Madame Elisabeth et de Pétion. — M. et madame Regnard. — Dîner de la famille royale. — Diner des commissaires. — Le député Kervélégan. — Conversation de Pétion, du Roi et de la Reine. — Meaux. — Entretien du Roi et de Barnave. — Mot du Roi à l'évêque constitutionnel. — De Meaux à Paris. — Accroissement de la foule. — Arrivée à Paris. — M. Guilhermy. — Paroles du Dauphin. — Réflexions sur ce fatal voyage.

 

La question de l'évasion de la famille royale avait été déjà bien souvent débattue. Le Roi avait jusque-là repoussé vivement cette idée. Deux souvenirs historiques, toujours présents à sa mémoire, avaient été les mobiles de sa conduite : Jacques II perdant la couronne pour avoir quitté son palais, Charles Ier conduit à l'échafaud pour avoir combattu le parlement. Persuadé donc qu'il fallait éviter à tout prix deux écueils, la fuite et la guerre civile, il s'était décidé à pousser la patience jusqu'à ses dernières limites et à essayer de régner avec la constitution.

Cet essai, on l'a vu, fut long, douloureux, terrible. Les angoisses et les épreuves du Roi s'accrurent de jour en jour. Dans l'origine, il n'avait eu, à Paris, pour confidents de cette pensée d'évasion souvent discutée, toujours repoussée, que la Reine et Madame Elisabeth, et hors Paris, que le marquis de Bouille, qui lui inspirait une confiance justifiée par la vigueur avec laquelle il avait réprimé l'insurrection de la garnison de Nancy et rétabli la discipline dans son armée.

Mirabeau, peu de jours avant sa mort, avait proposé un plan d'après lequel le Roi devait se réfugier au milieu d'un camp dans une ville frontière, et, de là, traiter avec l'Assemblée. Cette idée de Mirabeau, écartée tout d'abord comme tous les autres projets analogues, fut plus tard adoptée, quand le Roi, à bout de patience, résolut de se dérober à une servitude devenue intolérable pour sa conscience même.

Il avait établi une correspondance en chiffres avec le marquis de Bouillé. Ce lieutenant général commandait en chef un corps d'armée considérable dans les Trois-Evêchés ; il avait sous ses ordres les troupes réparties dans la Franche-Comté et dans la Champagne, dans l'Alsace et dans la Lorraine, et protégeait ainsi nos frontières depuis la Suisse jusqu'à la Moselle et la Sambre.

Mais le souffle de la révolution avait passé dans presque tous les rangs de cette armée, et son chef ne pouvait guère compter que sur la fidélité monarchique d'une vingtaine de bataillons de troupes allemandes et de trois ou quatre régiments de cavalerie.

Un plan fut donc concerté entre le Roi et le général.

Louis XVI devait se rendre à Montmédy, place forte située près de la frontière.

M. de Bouillé avait proposé que pour diminuer le danger on le divisât ; en faisant partir d'abord la Reine seule avec le Dauphin ; mais la Reine avait dit : Si l'on veut nous sauver, il faut que ce soit tous ensemble, ou pas du tout.

Louis XVI écrivit alors à M. de Bouillé (le 29 avril) qu'il faisait construire exprès pour son voyage une berline capable de contenir toute sa famille. Le général dissuada le Roi de se servir d'une voiture qui éveillât l'attention par sa forme, et l'engagea à employer deux petites diligences anglaises fort légères et en usage à cette époque. Malheureusement le Roi ne déféra pas à ce conseil[1].

Avant de quitter Paris, le Roi voulut mettre la responsabilité de M. de Bouillé à couvert, et il lui écrivit cette lettre :

DE PAR LE ROI. — Mon intention étant de me rendre à Montmédy le 20 juin prochain, il est ordonné au sieur de Bouillé, lieutenant général en mes armées, de placer des troupes, ainsi qu'il le jugera convenable, pour la sûreté de ma personne et celle de ma famille, sur la route de Châlons-sur-Marne à Montmédy, voulant que les troupes qui seront employées à cet effet exécutent tout ce qui leur sera prescrit par ledit sieur de Bouillé, les rendant responsables de l'exécution des ordres qu'il leur donnera. Fait à Paris, le 15 juin 1791.

LOUIS.

 

M. de Bouillé mit de sa main au bas de cet acte :

Il est enjoint à M. de Mandel, aux officiers, sous-officiers et cavaliers du régiment Royal-Allemand, d'exécuter et de faire exécuter le présent ordre.

Saint-May, ce 21 juin 1791.

BOUILLÉ.

 

Le départ, arrêté d'abord pour la nuit du 19 au 20 juin, n'eut lieu que dans celle du 20 au 21, par la nécessité d'en cacher les préparatifs à une femme de chambre de la Reine, démocrate ardente, capable de dénoncer l'évasion, et dont le service ne finissait que le 19.

Il fallait se hâter. Ce projet d'évasion commençait déjà à transpirer, car peu à peu il avait fallu initier au secret les auxiliaires qu'on avait dû s'assurer. Ceux-ci avaient parlé autour d'eux, et les mœurs si légères de l'époque et quelques démarches inconsidérées avaient doublé le nombre des confidents. Il en résultait qu'à l'étranger la nouvelle de l'évasion prochaine de la famille royale s'était répandue dans plusieurs cet ries bien informés, et qu'aux Tuileries elle était descendue jusqu'aux commérages subalternes de la domesticité. C'est ainsi que le bruit de la fuite préméditée de la famille royale émut le public dans les journées des 19 et 20 juin, à tel point que des déclarations circonstanciées[2] furent faites à la police. Ces bruits devaient naturellement éveiller encore la surveillance, déjà si active et si méticuleuse, à laquelle était soumis le château. Il importe, en effet, de ne pas l'oublier, déjà à cette époque les Tuileries étaient une espèce de prison dont M. de la Fayette était le chef responsable, la garde nationale faisant le service dans les appartements. Pendant le jour, les officiers commandant différents postes allaient recevoir le Roi, la Reine, Madame Élisabeth à la descente de leurs carrosses et les conduisaient chez eux, sous prétexte de leur rendre les honneurs dus à leur rang, mais en réalité pour exercer une surveillance qui se traduisait en procédés de la nature la plus injurieuse ; car, la nuit venue, le Roi, la Reine et Madame Elisabeth étaient enfermés, et les gardes mettaient un matelas en travers des portes, afin que les princes ne pussent sortir qu'en passant sur le corps de ces étranges défenseurs devenus des geôliers[3]. La fuite, impossible de jour, était donc très-difficile de nuit.

La famille royale, qui savait les précautions dont on l'environnait la nuit, avait, de longue main, fait ouvrir des issues secrètes. Dès le mois de janvier précédent, on avait pratiqué, dans la boiserie de l'appartement de Madame Élisabeth, une porte si artistement faite, qu'il était difficile qu'on s'aperçût de son existence à moins d'en faire une recherche exacte : nous citons ici un témoignage reçu plus tard en justice. Cette porte donnait sur un petit escalier conduisant à une voûte qui séparait cet appartement de celui de la Reine. On avait fait pratiquer des portes de ce genre dans les appartements de la famille royale ; elles s'ouvraient à l'aide de clefs ployantes qu'on pouvait porter sur soi sans la moindre gêne, et elles étaient si parfaitement ajustées aux panneaux de la boiserie et se fermaient si hermétiquement, qu'on ne les eût découvertes qu'avec la plus grande difficulté, quand même elles n'auraient pas été cachées par une tapisserie. Enfin, on s'était ménagé la possibilité de passer par une porte condamnée depuis longtemps, et qu'on avait eu soin de masquer par un meuble, qui, s'ouvrant sur ses deux faces opposées, la cachait sans la fermer. L'ingénieuse prévoyance de ces mesures témoigne de la rigueur de la captivité de la famille royale : cet art et cette fécondité d'expédients n'appartiennent qu'aux prisonniers.

Dans la matinée du 20 juin, le Dauphin sortit, à dix heures du matin, pour aller à son jardin, au bout des Tuileries ; à onze heures, la Reine et les personnes de sa suite se rendirent à la messe ; en sortant de la chapelle elle ordonna qu'on tint sa voiture prête pour cinq heures du soir. Pendant toute la journée du 20 juin, dit Madame Royale dans la relation qu'elle a écrite du voyage de Varennes, mon père et ma mère me parurent fort agités, sans que j'en susse les raisons. A cinq heures, ma mère alla se promener avec mon frère et moi, madame de Maillé, sa dame de palais, et madame de Soucy, sous-gouvernante de mon frère, à Tivoli, au bout de la Chaussée d'Antin. Dans la promenade, ma mère me prit à part, et me dit que je ne devais pas m'inquiéter de tout ce que je verrais.

En rentrant, la Reine donna l'ordre au commandant de bataillon pour la sortie du lendemain. Madame de Tourzel en fit autant pour le service du jeune Prince ; et, de plus, afin d'éloigner toute idée de départ, elle dit à ses gens de préparer un bain pour elle, à l'heure où elle sortirait de chez M. le Dauphin.

Le Roi et sa famille, après avoir soupé à l'heure ordinaire et admis à leur coucher, selon l'expression du temps, les personnes qui avaient l'habitude de venir faire leur cour à cette heure, s'étaient retirés après dix heures dans leurs appartements. Les coutumes du château avaient donc été scrupuleusement observées : le Dauphin s'était couché à neuf heures, Madame Royale à dix, la Reine vers dix heures et demie, et le Roi à onze heures vingt minutes. Tous les ordres étaient donnés aux gens de service pour le lendemain, les portes fermées a clef ; les précautions usitées avaient été prises, et, sur quelques points, les postes doublés, notamment à la porte de Madame Elisabeth.

A peine les gens de service se sont retirés, que le Roi, la Reine, Madame Élisabeth se lèvent ; en un instant ils sont prêts à partir. La Reine va à la chambre de sa fille ; Madame Royale entend la première un léger bruit à sa porte et en avertit sa femme de chambre ; celle-ci hésite, mais la Reine élève la voix ; alors madame Brunier s'empresse d'ouvrir. Aussitôt que la Reine est entrée, elle annonce à cette dernière le projet d'évasion, lui apprend qu'elle l'a désignée, ainsi que madame de Neuville, pour l'accompagner, et lui ordonne d'habiller Madame Royale et de la conduire près du Dauphin. La robe destinée à la jeune Princesse avait été commandée à une couturière chargée d'acheter l'étoffe la plus simple ; c'était une indienne brune qui était revenue à quatre francs dix sous[4].

La Reine se rend ensuite à l'appartement de son fils. Elle réveille le jeune Prince, qui peut à peine ouvrir les yeux : Levez-vous, lui dit-elle, c'est pour aller dans une place de guerre où vous commanderez votre régiment. A ces mots, il se jette à bas de son lit en disant : Vite, vite, dépêchons-nous ; qu'on me donne mon sabre, mes bottes, et partons ! On l'habille à la hâte ; mais ce ne sont ni des bottes ni un sabre qu'on lui donne, mais bien une petite robe et un bonnet que madame de Tourzel a fait faire depuis longtemps pour le Dauphin par sa fille Pauline, en prévision de circonstances qui rendraient un déguisement nécessaire. Madame Royale — c'est d'elle-même que l'on tient ce détail — demande à son frère ce qu'il croit qu'on va faire. — Je crois, répondit-il, qu'on va jouer la comédie, puisque nous sommes déguisés.

La Reine, en annonçant son départ, dit à madame de Neuville, première femme de chambre du Dauphin, qu'elle le suivra dans une chaise de poste avec madame Brunier, première femme de chambre de Madame, qu'elle vient d'avertir, et qui va se rendre chez M. le Dauphin. Apercevant alors madame de Bar, une de ses femmes les plus dévouées et qui était tout en larmes de son départ : Je suis affligée de ne pouvoir vous emmener, lui dit-elle, mais je vais vous faire conduire sûrement chez vous, et je compte assez sur votre attachement pour être assurée de votre discrétion. Cette pauvre femme se jette aux genoux de la Reine, lui baise la main, fait des vœux pour le succès du voyage, qui l'occupe beaucoup plus que les précautions que l'on prend pour la mettre en sûreté, et que toutes les persécutions qu'elle pourrait éprouver.

Trois gardes du corps du Roi, désignés par M. d'Agoult, avaient été invités dès le 17 juin à se munir de passeports, à se procurer des habits de courrier de couleur jaune, et à se trouver le 21 juin de huit à neuf heures du soir au château pour y recevoir les ordres du Roi.

C'étaient MM. de Moustier, de Maleden et de Valory. Ces deux derniers s'étaient rendus chez le Roi par la galerie du Louvre, M. de Moustier par le petit escalier qui aboutit chez le premier valet de chambre du Roi. Louis XVI les fit entrer tous les trois chez la Reine. Il fut convenu que M. de Valory monterait à cheval et irait porter à Bondy les ordres pour les relais ; M. de Moustier fut chargé d'aller prendre la berline dans l'hôtel où elle était placée, pour la faire atteler et conduire à la barrière Saint-Martin. Mais tous deux, d'abord, devaient s'aboucher avec M. le comte Axel de Fersen[5], qui les attendait sur le quai auprès du pont Royal, et pour lequel on leur avait donné le mot d'ordre. M. de Maleden demeura au château et devait servir de guide aux fugitifs.

L'heure du départ étant venue, le Dauphin et Madame Royale sont amenés par mesdames de Neuville et Brunier à l'entresol de la Reine, où se trouve également leur gouvernante. Il est à peu près onze heures et demie.

En sortant du cabinet de la Reine, et après avoir descendu un escalier, on suit un corridor communiquant à une des portes de l'appartement de M. de Villequier, où il n'y a pas de sentinelle ; la Reine conduit ses enfants par la main ; madame de Tourzel, M. de Maleden, puis mesdames Brunier et de Neuville marchent derrière eux. La porte de l'appartement est assez longtemps à s'ouvrir, et madame de Neuville, pour faire prendre patience au Dauphin, assoupi à moitié, s'accroupit sur le palier et appuie sur ses genoux cette tête d'enfant chargée de sommeil. La porte s'ouvre, la Reine, ses enfants et les trois dames qui les accompagnent descendent par l'appartement de M. de Villequier ; nul garde, nul domestique ne se trouvent sur leur passage. Au bas de l'escalier est une porte peu fréquentée qui donne sur-la cour des Princes. La Reine elle-même entr'ouvre cette porte, regarde si tout est tranquille, et ne voyant personne, elle embrasse ses enfants qu'elle remet à madame de Tourzel : Le Roi et moi, lui dit-elle en l'embrassant aussi, nous remettons entre vos mains, avec la confiance la plus entière, ce que nous avons de plus cher au monde ; tout est prêt, partez ! puis elle les conduit à la voiture qui stationne dans la cour des Princes, les y fait monter, et revient au château avec M. de Maleden. Cette voiture, qui est un vieux carrosse ressemblant à un fiacre, et dont le cocher est M. de Fersen, sort de la cour des Princes, et, pour dérouter la. surveillance et donner au Roi le temps d'arriver, fait une promenade sur les quais, et revient, par la rue Saint-Honoré, attendre la famille royale au petit Carrousel, vis-à-vis de la maison appelée alors l'hôtel de Guaillarbois. C'était l'endroit du rendez-vous, elle y attend trois -quarts d'heure sans voir arriver personne. Pendant ce temps-là, M. de Fersen joue parfaitement son rôle de cocher de fiacre, il siffle, il cause avec un soi-disant camarade qui se trouve là par hasard, et prend du tabac dans sa tabatière. Dans ce moment, M. de la Fayette — qui était il y a peu d'instants au coucher du Roi — passe tout auprès, dans son carrosse, escorté de flambeaux comme de coutume. Madame Royale dit à sa gouvernante : Voilà M. de la Fayette ! Madame de Tourzel est dans les transes ; M. de la Fayette ne voit rien ou ne reconnaît rien ; le Dauphin est blotti dans le fond de la voiture sous la robe de sa gouvernante. Deux minutes après passe aussi, dans sa voiture, M. Bailly, sortant également de chez le Roi, qui, s'étant mis à causer avec ses visiteurs, n'avait pas voulu avoir l'air pressé de se retirer.

Au bout d'une heure, raconte Madame Royale, je vis une femme qui tournait autour de la voiture ; j'eus peur qu'on ne nous découvrît, mais je fus rassurée en voyant que le cocher ouvrait la portière et que c'était ma tante.

En montant dans la voiture, Madame Élisabeth marcha par mégarde sur le Dauphin, qui, averti qu'il fallait se taire et ne pas remuer, ne laissa échapper aucune plainte.

Le Roi et la Reine tardent à arriver, ce qui inquiète Madame Élisabeth et madame de Tourzel : elles comprennent cependant, par réflexion, que le Roi, après son entretien avec le maire et le général, a dû se déshabiller, se mettre au lit, faire une nouvelle toilette, s'affubler d'une perruque pour se déguiser, et qu'il doit venir à pied des Tuileries pour rejoindre la voiture tout cela exige quelque temps. Le Roi arrive enfin.

La Reine le suivait à peu de distance, accompagnée de M. de Maleden ; mais au moment où elle traversait la grande cour du Carrousel, elle avait vu venir la voiture du général la Fayette, et bien qu'elle eût un chapeau qui lui cachait la figure, elle a voulu éviter cette rencontre, et elle s'est jetée dans les rues étroites qui couvraient à cette époque la place du Carrousel. Égarée dans ce labyrinthe et n'osant point interroger quelqu'un si près des Tuileries, elle ne parvient qu'après de longs efforts au lieu indiqué. Qui sait l'influence que cet incident a pu avoir sur les destinées de la famille royale, de la France et de l'Europe ? Le Roi s'empresse de faire monter la Reine dans la voiture. Il lui témoigne l'inquiétude que son retard lui a causée, et la serre dans ses bras avec l'expression de la plus vive tendresse. Chacun s'embrasse, se persuadé que le plus grand obstacle est franchi, et commence à espérer que le ciel favorise ce voyage. La voiture part.

Le Roi raconte qu'après avoir été débarrassé de MM. Bailly et de la Fayette, il est sorti seul par la grande porte du château sans causer le moindre éveil ; que la précaution qu'il avait prise depuis quinze jours de faire sortir par cette même porte M. le chevalier de Coigny, dont la tournure était semblable à la sienne, avait fait prendre le change aux factionnaires, et que sa sécurité était si complète à cet égard, que son soulier s'étant défait au moment où il passait la porte, il l'avait remis sans que personne y fit attention.

On gagne la nouvelle barrière du faubourg Saint-Martin ; là, on rencontre une noce, une auberge étincelante de lumières, du monde à ses portes, de la musique dans l'intérieur, et les silhouettes des danseurs qui se dessinent sur les rideaux blancs. Mais la voiture passe sans difficulté et arrive à quelque distance de la barrière de Clichy, où doit se trouver la berline de voyage préparée par les soins de M. de Fersen. Elle y était en effet, attelée de cinq chevaux vigoureux, et elle attendait depuis deux heures. Trois hommes, dont l'un était monté sur un cheval anglais, l'y avaient conduite ; c'étaient MM. de Valory et de Moustier, tous deux cachés sous des habits de livrée, et enfin le cocher de M. de Fersen, qui se nommait Balthasar Sapel[6].

Cette attente commençait à faire réfléchir Balthasar, qui, croyant être avec des gens de son état, leur dit : Quels sont vos maîtres, camarades ? ils paraissent bien riches. A quoi l'un des deux répondit : Camarade, on vous l'apprendra. Balthasar voulut mettre la conversation sur un autre sujet, mais ses questions expirèrent devant des réponses si laconiques, qu'elles indiquaient un parti pris de silence ; la conversation tomba. L'un des deux gardes du corps, M. de Valory, celui qui était à cheval, partit pour Bondy ; dès ce moment, on continua d'attendre sans échanger une parole.

On était dans la nuit la plus courte de l'année, celle du 20 au 21 juin ; le jour commençait à poindre, il était un peu plus de deux heures du matin, lorsqu'une voiture arriva à grand train. On rapproche les deux voitures de portière à portière, et les personnes que cette seconde voiture contient passent dans la première. M. de Fersen referme les deux portières ; il abandonne sur l'un des côtés de la route la voiture qui vient d'amener la famille royale, et qu'il a soin de faire verser pour éloigner les soupçons ; les chevaux sont en outre abattus dans un fossé, de manière qu'on ne puisse facilement les relever. Immédiatement après, M. de Fersen monte sur le siège de l'autre voiture, à côté de M. de Moustier, qui y était déjà, et il dit à son cocher, qui conduisait en postillon : Allons, hardi ! menez vite.

On se met en route. Voici comment les rôles avaient été distribués :

Madame de Tourzel, sous le nom de madame la baronne de Korff — une dame russe de ce nom, qui se disposait à quitter Paris avec sa famille et une suite nombreuse, avait, sur la demande du comte de Fersen, mis son passeport à la disposition du Roi.

Ce titre de baronne courlandaise, ce nom de Francfort, ville à laquelle le peuple prête les équipages les plus riches et les plus bizarres, palliaient un peu ce que le cortège royal avait d'étrange et de suspect.

J'ai dit :

Madame de Tourzel, madame la baronne de Korff ;

Madame Royale et M. le Dauphin, ses filles, sous le nom d'Amélie et sous le nom d'Aglaé ;

Marie-Antoinette, gouvernante de ses enfants, sous le nom de madame Rochet ;

Madame Elisabeth, bonne des enfants, sous le nom de Rosalie ;

Louis XVI, valet de chambre, sous le nom de Durand.

Les trois gardes du corps :

M. de Maleden, domestique, sous le nom de Saint-Jean, tantôt assis sur le siège de derrière de la voiture, tantôt la suivant à cheval ;

M. de Moustier, domestique, sous le nom de Melchior, assis sur le siège de devant ;

Et M. de Valory, courrier, sous le nom de François.

La Reine avait une robe brune en forme de tunique ; elle avait pour coiffure un chapeau noir à la chinoise, garni d'une longue dentelle servant de voile.

Le Roi avait un habit vert foncé avec boutons de nacre de perles, une veste de satin blanc brodée, des culottes de drap de soie noire et des bas de soie blancs. Il avait à ses souliers des boucles d'argent ovales, ses cheveux étaient enfermés dans une bourse de taffetas noir.

M. de Fersen à chaque instant faisait claquer un fouet, en criant au cocher : Allez, Balthasar ! vos chevaux ne sont pas bien en haleine ; allez meilleur train ! Les chevaux auront le temps de se reposer au régiment. L'attelage dévorait l'espace ; mais cette vitesse paraissait encore trop lente à l'impatience prévoyante de M. de Fersen, qui sentait les immenses périls qui se pressaient derrière la famille royale. En une demi-heure on fut à Bondy ; on avait plutôt volé que couru. Un relais de six chevaux de poste avait été préparé par les soins de M. de Valory, qui était reparti pour aller prendre les mêmes précautions à Claye. Ce fut à Bondy que M. de Fersen prit congé du Roi, qui lui témoigna sa reconnaissance de la manière la plus affectueuse. Il rentra dans Paris, d'où il repartit le même jour pour Bruxelles.

Arrivé à Claye, l'équipage rencontra les dames Neuville et Brunier, premières femmes de chambre, l'une de M. le Dauphin, l'autre de Madame Royale, toutes deux parties quelques heures auparavant dans une chaise de poste. Cette chaise de poste suivit la berline attelée de six chevaux. A ce même relais, la berline, quoique neuve, a besoin de quelques réparations. Elles sont faites sur-le-champ, les chevaux repartent, franchissent l'espace, et de minute en minute la confiance des voyageurs redouble. Me voilà donc, disait le Roi, hors de cette ville de Paris où j'ai été abreuvé de tant d'amertume ! Il se met à parler de ses projets : son premier but est d'atteindre Montmédy, pour aviser au parti qu'il conviendra de prendre, bien résolu de ne sortir du royaume que dans le cas où les circonstances exigeraient qu'il traversât quelques villes frontières pour arriver plus vite à celles de France où il doit fixer son séjour, ne voulant pas même s'arrêter un instant en pays étranger. Il déclare sa volonté formelle d'être autre qu'il n'a été, son espérance fondée de revoir bientôt ses frères et ses fidèles serviteurs, de restaurer la religion, de faire le bonheur de la France, puis il donne lecture du mémoire qu'il a laissé aux Tuileries pour être porté à l'Assemblée ; et, alors, regardant sa montre qui marquait huit heures : La Fayette, dit-il, est présentement bien embarrassé de sa personne. Au bourg d'Élones, entre Montmirail et Châlons, on eut un moment d'inquiétude : on crut être reconnu. Le Roi, avec sa confiance ordinaire, se laissait trop voir. Il descendit plusieurs fois de voiture, monta des côtes à pied, et même, des témoignages juridiques en font foi, il engagea la conversation avec des paysans. Ce qui devait être plus funeste encore, c'est que deux fois, entre Chaintris et Châlons, les chevaux s'abattirent, tous les traits cassèrent, et on perdit plus d'une heure à réparer ce désastre. Toutefois l'inquiétude n'atteint pas encore les fugitifs. Quand nous aurons passé Châlons, dit le Roi, nous n'aurons plus rien à redouter ; nous trouverons à Pont-de-Somme-Vesle le premier détachement des troupes, et notre voyage est assuré.

A Châlons, où l'on arriva à quatre heures de l'après-midi, on fut tout à fait reconnu, et par le maître de poste et par quelques personnes qui avaient vu le Roi à l'époque de son sacre ; mais ces personnes fidèles et prudentes firent en silence des vœux pour sa fuite ; elles aidèrent elles-mêmes à atteler les chevaux, et pressèrent les postillons de partir. La famille royale ne s'aperçut pas de cette tacite conspiration. On ne s'arrêtait nulle part pour les repas, qui se faisaient dans la voiture.

A Pont-de-Somme-Vesle, première poste après Châlons, devait se trouver un détachement de hussards pour escorter la voiture jusqu'à Montmédy ; mais arrivé là vers six heures, le Roi n'aperçut ni les troupes, ni MM. de Choiseul et de Goguelat, qui d'après les ordres de M. de Bouillé devaient organiser les escortes suivantes. Ne pouvant questionner personne à ce sujet, Louis XVI ne sut pas que ces troupes s'étaient présentées six heures plus tôt, sous le prétexte d'un convoi d'argent à protéger ; que la vue d'un détachement attendant si longtemps à poste fixe avait fini par causer une sorte d'attroupement ; que la municipalité de Châlons avait envoyé savoir le motif de tous ces mouvements, et que M. de Choiseul, craignant qu'une seule parole, même légère et jetée étourdiment, ne suffit pour faire naître un soupçon compromettant, avait feint d'ajouter foi au récit d'un voyageur, qui affirmait que la diligence du matin était fort pesamment chargée. Il parait clair qu'elle portait le trésor attendu, dit M. de Choiseul ; nous n'avons plus rien à faire ici, retirons-nous. Tout s'était calmé à ces mots, et, les hussards partis, les rassemblements s'étaient dissipés. Chose étrange ! à Paris on avait le pressentiment de la fuite du Roi ; sur la route, on avait le pressentiment de son passage. Il y avait à peine une heure que ce fait s'était passé lorsque le Roi arriva ; on relaya sans difficulté, mais ici il faut noter un incident qui se rattache à la fatalité qui pesa sur tout ce voyage, et que les anciens auraient pris pour un augure. Les quatre premiers chevaux, quoique vigoureux, s'abattirent deux fois quand on voulut les faire partir, et cela avant d'avoir fait un seul pas, et avec un ensemble si extraordinaire qu'on aurait dit que la foudre les avait frappés tous à la fois. Ils s'embarrassèrent tellement dans leurs harnais, que l'on fut obligé de les dételer pour les faire relever[7].

La famille royale veut espérer qu'à Orbeval, qui est la poste suivante, va se trouver l'escorte promise. Mais cette attente est trompée : les appréhensions qu'on essayait de combattre deviennent sérieuses, et elles s'aggravent encore en arrivant à Sainte-Menehould.

M. de Choiseul, dans la crainte d'exciter dans cette ville la même attention et les mêmes mouvements qui s'étaient manifestés à Châlons, avait fait prendre à sa troupe des chemins de traverse, afin d'éviter de passer par la ville ; on ne le rencontra donc pas sur la grande route, et l'on arriva à Sainte-Menehould, où une escorte de dragons devait encore attendre le Roi ; mais l'officier qui les commandait, le capitaine d'Andoins, avait été obligé d'aller à l'hôtel de ville pour rendre compte de ces mouvements de troupes qui effrayaient la population malveillante, et il avait été un moment presque prisonnier. Sa troupe était sans armes et en habit d'écurie. Comme on relayait, le capitaine d'Andoins arrive, s'approche un moment de la voiture et dit tout bas : Les mesures sont mal prises, et je m'éloigne pour ne donner aucun soupçon. Puis, passant près de M. de Moustier sans s'arrêter ni le regarder, il lui dit à demi-voix et de manière à n'être pas entendu des spectateurs : Partez, pressez-vous ; vous êtes perdus si vous ne vous hâtez.

Ce fut à ce relais que le Roi, inquiet de ne voir s'accomplir aucune des mesures annoncées, mit fréquemment la tête à la portière, et fut aperçu par Drouet[8], maître de poste. Cet homme, bien qu'il eût vu Louis XVI à la fédération l'année précédente, ne le reconnut pas d'abord. Mais la présence du capitaine d'Andoins et de ses dragons éveilla ses soupçons : il prit un assignat où l'effigie du Roi était fort ressemblante, et il compara les deux figures ; la Reine s'aperçut de ce mouvement, et en conçut quelque frayeur ; mais la voiture partit tout aussitôt, et en s'éloignant calma un peu les inquiétudes.

Drouet donna l'éveil aux officiers municipaux de Sainte-Menehould ; ils se réunirent à la maison commune, et tous les habitants prirent les aimes. Au moment même, — il était sept heures un quart du soir, — un exprès du directoire du département de la Maine arrivait de Châlons, et apportait la nouvelle officielle du départ du Roi. Alors il fut décidé que Drouet se mettrait il la poursuite des fugitifs, et les ferait arrêter s'il parvenait à les atteindre.

Il monta à cheval et suivit les voitures, accompagné de Guillaume, fils de l'aubergiste du Grand-Cerf, qui avait servi huit ans dans le régiment des dragons de la Reine, incapable d'agir de son propre mouvement, mais entraîné par l'ascendant de Drouet.

M. Charles de Damas s'était rendu à Clermont la veille au soir, à la tête d'un détachement de dragons. Il avait ordre de monter à cheval le 21 juin à cinq heures du soir, et la voiture de la famille royale une fois passée, de se rabattre sur Varennes. Il suivit cet ordre et resta à cheval avec sa troupe jusqu'à la nuit ; mais alors il fait desseller et sonner la retraite. Il était neuf heures et demie ; la voiture arrive précisément en ce moment et continue sa route. M. de Damas, qui la voit passer, envoie les sous-officiers chercher ses cavaliers à domicile. La ville s'émeut, la municipalité s'agite, des pourparlers s'engagent, la discussion s'envenime ; M. de Damas fait sonner le boute-selle, la municipalité fait battre la générale. Placés entre la municipalité et leurs officiers, les dragons désobéissent à ceux-ci. M. de Damas n'a que le temps de fuir.

La voiture du Roi avait à peine relayé à Clermont, que Drouet y arrive lui-même ; il y prend un cheval frais pour continuer sa poursuite. La voiture royale s'est déjà remise en route avec son courrier en avant et son espion en arrière. M. de Damas, à l'instant où Drouet repart, envoie un maréchal des logis à la poursuite de celui-ci. — Ce sous-officier s'appelait Lagache, et devint, en émigration, capitaine de Choiseul-hussards : dans cette relation détaillée, je tâche de n'omettre aucun nom comme aucune circonstance. — Lagache est sur le point d'atteindre Drouet, lorsque celui-ci se jette dans le bois à gauche de la grande route, et disparait, à la faveur de la nuit, dans les chemins de traverse qu'il connaît seul, et qui le conduisent à Varennes avant le Roi, vers onze heures un quart du soir. Il n'avait pas eu de peine à le devancer : Louis XVI avait remarqué, sur la route de Clermont à Varennes, l'obstination des postillons à ne faire marcher leurs chevaux qu'au pas dans le plus beau chemin du monde, en dépit des instances et des promesses.

La famille royale arrive à Varennes vers onze heures et demie. Il n'y avait point de poste dans cette petite ville isolée au milieu des terres ; mais la maison où doivent se trouver les relais a été si bien indiquée à Louis XVI qu'il la reconnaît très-aisément ; il y frappe lui-même pour demander ses chevaux ; on ne sait ce qu'il veut dire. Effectivement, de nouveaux malentendus et les mêmes inquiétudes partout éveillées ont arrêté les relais dans une auberge de l'autre côté de l'Aire. Chose difficile à comprendre, le Roi n'a point été prévenu de ce changement. Les trois gardes du corps s'informent en vain, aux portes des maisons où ils voient des lumières, du lieu où les chevaux peuvent avoir été placés. La Reine met aussi pied à terre, et marche avec le Roi, espérant que le hasard lui fera rencontrer quelqu'un qui pourra les renseigner ; c'est en vain. Toutes ces recherches font perdre un temps précieux dont Drouet profite. Les voyageurs remontent alors dans la berline, demandant aux postillons de passer outre ; mais les postillons disent que leurs chevaux sont fatigués, et qu'ils ne peuvent aller plus loin.

Pendant cette contestation qui se prolonge, M. de Moustier entre dans une maison située sur la droite de la route, et dont la porte entr'ouverte se referme immédiatement sur lui : là, il se trouve en face d'un homme[9] en robe de chambre, qui lui demande d'un ton ferme ce qu'il veut. — Vous prier, répondit, de m'indiquer le chemin pour sortir de la ville du côté de Stenay. — Je le ferais bien, réplique l'inconnu, mais je serais perdu si on venait à le savoir. M. de Moustier lui faisant observer qu'il est trop honnête pour ne pas s'empresser d'obliger une dame : — Nous savons bien ce que c'est, répond-il, ce n'est point une dame. M. de Moustier rompt brusquement cet entretien, dont il vient rendre compte au Roi. — Priez cet homme de venir me parler, lui dit ce prince. M. de Moustier retourne vers lui, et lui dit : — Ma maîtresse m'a chargé de vous prier de venir lui parler. Celui-ci se rend à la voiture, et cela sans souliers afin de faire moins de bruit. Il monte à la portière, et après avoir causé un moment avec les voyageurs, il conduit M. de Moustier chez le commandant du détachement des hussards de Lauzun, qui était logé au couvent des Cordeliers. Cet officier n'était pas à son poste ; on n'y trouve qu'un hussard qui dit avoir reçu l'ordre de le joindre avec son portemanteau si à une heure du matin il ne parait pas à Varennes.

M. de Moustier rejoint la berline. Sur les instances de la Reine, les postillons consentent enfin à traverser la ville. Les voyageurs se croient sauvés : ils n'attribuent cet accident qu'à un malentendu, et se voient déjà en espoir au milieu des troupes fidèles de M. de Bouillé.

Pour bien se rendre compte des événements qui vont suivre, il faut se faire une idée exacte de la situation de la petite ville de Varennes, qui, depuis l'époque où ces événements se sont passés, a subi de grands changements. Varennes en Argonne est bâtie sur une pente ; il y a donc une ville haute et une nille basse, ou plutôt deux quartiers séparés par l'Aire et unis par un pont. A cette époque, en arrivant à Varennes, pour entrer dans la ville, au lieu de traverser comme aujourd'hui une belle place, on enfilait une rue qui conduisait à une voûte fermée à volonté par deux battants. Cette voûte séparait un clocher qui subsiste encore d'une église depuis abattue, et au clocher était adossée la petite auberge du Bras d'or, tenue par une famille nommée Leblanc ; la voûte ressemblait au guichet d'une ville de guerre ; l'auberge était le corps de garde du guichet. En sortant de la voûte se trouvait le pont sur lequel on passe l'Aire. C'est dans cet endroit que Drouet avait dressé l'embuscade qui devait arrêter la marche du Roi. L'aubergiste du Bras d'or, qui était en même temps officier de la garde nationale, éveillé par Drouet, courut chez M. Sauce, procureur de la commune ; puis, s'armant avec son frère, et requérant un poste de la garde nationale, il se plaça à l'entrée de la voûte. Sauce avertit l'officier municipal représentant le maire, M. Georges, député du Clermontois à l'Assemblée nationale, et fit réveiller tous les autres officiers municipaux. On se hâte d'envoyer des émissaires dans les communes environnantes. Georges fils, capitaine de grenadiers, prend le commandement du poste, tandis que les enfants de Sauce vont, sur les ordres de leur père, courir la ville en criant au feu, et que Drouet, accompagné de Regnier, juge au tribunal, de Mangin, chirurgien, de Leblanc, aubergiste, et d'un nommé Poncin, conduit une voiture chargée qu'ils placent en travers du pont pour en intercepter le passage. Tous ces préparatifs étaient achevés quand se fit entendre le bruit de la berline attendue.

Déjà la voiture qui la précédait, et qu'occupaient mesdames Brunier et de Neuville, avait été arrêtée au moment où elle passait devant la maison de M. Sauce. La berline avait traversé sans obstacle la ville haute, dont presque toutes les maisons étaient fermées et silencieuses. Mais au moment où elle arrive sous la voûte sombre de la tour qui s'élève à l'entrée du pont, les chevaux, effrayés par une grosse charrette renversée et par d'autres obstacles jetés devant leurs pas, s'arrêtent brusquement ; et aussitôt ces cris se font entendre de tous côtés : Arrête ! arrête ! cris poussés à la fois par une dizaine d'hommes armés qui sortent des ténèbres, se précipitent à la tête des chevaux, s'emparent des postillons, s'élancent aux portières et demandent aux voyageurs qui ils sont. Madame de Korff et sa famille !C'est possible, dit une voix, mais il faut nous le prouver.

On montre le passeport, et quoiqu'il soit en bonne forme, on fait toutes sortes de difficultés, pour laisser le temps aux patriotes de la ville et des environs de se rassembler. Un officier s'approche du Roi, lui dit tout bas qu'il y a un gué, et lui offre de le faire passer ; mais le Roi qui voit à chaque instant augmenter le nombre et l'exaspération de ceux qui entourent sa voiture, craint d'occasionner un massacre en pure perte en donnant l'ordre que demande cet officier, et lui recommande seulement de presser M. de Bouillé de le tirer de sa cruelle situation.

Au premier cri, à la première lueur des fusils et des sabres, les gardes du corps s'étaient levés de leur siège et avaient porté la main sur leurs armes cachées, sollicitant d'un regard l'autorisation d'en faire usage. Louis XVI leur défend d'employer la force. Les fusils restent braqués sur la voiture, Drouet prend une lumière, la met sous la figure du Roi, et lui enjoint, sans le nommer, de descendre chez le procureur de la commune, lui promettant, s'il est en règle, après l'examen des signatures, de le laisser partir, lui, les femmes, les enfants et les domestiques. Espérant encore n'être pas reconnu, Louis XVI descend, et sa famille le suit.

Au moment où la famille royale traverse la rue, elle aperçoit quelques hussards ; c'étaient ceux que M. de Choiseul ramenait par des chemins de traverse de Pont-de-Somme-Vesle ; M. de Goguelat paraît au même instant. La garde nationale, déjà nombreuse dans les rues et occupée à faire des barricades, ne les laissa passer que lorsque la gendarmerie nationale les eut reconnus, et encore prit-elle ses mesures pour les tenir en respect. L'activité de Drouet avait produit son effet ; le tocsin sonnait, la générale battait ; on barrait les avenues ; déjà les villages environnants s'ébranlaient, et les villes que le Roi avait laissées derrière lui se mettaient en mouvement à la nouvelle de son évasion : Varennes tout entier était -sur pied. La maison du procureur de la commune, où la famille royale fut conduite, consistait, au premier étage, en deux chambres, auxquelles on arrivait par un escalier tournant ; l'une de ces chambres donnait sur la rue, l'autre sur le jardin. C'est dans cette dernière que l'on fit entrer Louis XVI ; du reste, les deux pièces communiquaient, et de la première on pouvait voir tout ce qui se passait dans la rue. C'est ainsi qu'à la lueur des lanternes la famille royale aperçoit, à travers les vitres, la foule qui grossit de minute en minute. Sauce, dans les premiers moments, feignant de prendre pour de simples étrangers les augustes voyageurs qu'on lui amène, leur avait fait observer que leurs chevaux ne pouvaient plus marcher, et les avait priés de se reposer chez lui et d'y attendre les nouveaux relais.

Croyant avoir pris toutes les précautions que nécessite l'arrestation du Roi, le procureur de la commune et Drouet se permirent d'adresser au malheureux Louis XVI de cruels reproches sur l'intention qu'ils lui supposaient de fuir à l'étranger pour faire la guerre à son peuple. Le royal fugitif veut nier encore l'identité de sa personne ; il réclame avec force la liberté assurée à tous les voyageurs ; mais Sauce, Detetz et Mangin ayant déclaré qu'ils reconnaissaient parfaitement le Prince et sa famille : Eh bien, s'écrie la Reine restée muette jusqu'alors, si vous le reconnaissez pour votre Roi, respectez-le donc ! Ce mot rend à Louis XVI ce caractère de franchise qu'il avait eu tant de peine à contraindre : il expose ouvertement les motifs et le but de son voyage, ses projets, son ardent désir de connaître les vrais besoins de son peuple, objet constant de ses affections, et au bonheur duquel il veut tout immoler ; il proteste contre la pensée qu'on lui prête de vouloir se rendre au milieu des étrangers, et propose de se confier à la garde nationale de Varennes, qui le conduira elle-même à Montmédy ou dans telle autre ville du royaume dans laquelle sa liberté serait assurée. L'accent paternel de Louis XVI, ses paroles si empreintes de bonté et de sincérité imposent un moment silence à cette assemblée de curieux et d'ennemis, qui ne peut y rester insensible. Sauce s'ébranle et s'attendrit ; le Roi était sauvé si son salut n'eût dépendu que de cet homme ; mais Drouet ne lâche point sa proie, il s'agite, il pérore, il déclare qu'il y va de sa tête et de celle de tous les assistants si le Roi ne reprend pas la route de Paris.

Dans ce moment il se passa un fait grave qui décida du sort du Roi. Un certain nombre de hussards, on l'a vu, avaient pénétré dans la ville ; MM. de Choiseul, de Goguelat, de Damas y étaient entrés. Ces trois chefs militaires arrivèrent, non sans beaucoup d'efforts et sans avoir longtemps parlementé, auprès du Roi ; la ville était alors commandée militairement par un ancien maréchal de camp, M. de Signemont. M. d'Eslon, chef d'escadron de hussards, averti à Dun de la situation du Roi, était accouru à la tête de sa troupe vers Varennes, où il avait été introduit de sa personne, mais à la condition de laisser de l'autre côté de l'Aire, qui n'était pas guéable, les soixante-seize cavaliers qu'il conduisait. On voit dans les documents contemporains que lorsque M. de Goguelat avait paru devant le Roi, celui-ci lui avait dit : Quand partons-nous ? M. de Goguelat avait répondu en consultant plutôt son zèle que sa puissance : J'attends les ordres de Votre Majesté. Au même instant le major de la garde nationale était venu prendre aussi les ordres du Roi pour le départ, et le Roi avait dit qu'il acceptait pour escorte cinquante et même cent hommes de la garde nationale. Mais il y avait une confusion entretenue à dessein par la municipalité M-, de Goguelat demandait des ordres pour le départ vers Montmédy, le major de la garde nationale pour le départ vers Paris. il était indiqué que le moment approchait où une collision éclaterait entre ces deux directions contraires, et le problème était ainsi posé : Qui l'emporterait, la direction militaire ou la direction municipale ? La question devint bientôt plus nette. M. d'Eslon, qui avait pénétré avec peine jusqu'au Roi, vint prendre ses ordres. M. de Bouillé arrivera-t-il à temps ? lui dit la Reine en allemand. A cheval, et chargeons ! lui dit dans la même langue M. de Damas. C'était la seule chose, en effet, qui eût été efficace, en cas qu'elle eût été possible. Or, elle ne l'était pas ; on le vit bientôt. M. de Goguelat avait placé six hussards près d'une batterie qui commandait les avenues des rues hautes, six autres auprès d'une batterie qui défendait le passage du pont et des rues adjacentes. La commune pensa qu'il était plus opportun de placer un de ces canons à l'extrémité de la rue où se trouvait le Roi ; par ce moyen, la première décharge devait balayer tout le détachement de cavalerie : M. de Goguelat voulut aller chercher du renfort pour mettre obstacle à cette disposition ; le major de la garde nationale et cinq gardes nationaux l'arrêtèrent au moment où il voulait s'éloigner. Ce fut l'occasion du conflit qui couvait depuis la pointe du jour. Non-seulement M. de Goguelat dirigea son cheval de manière à écarter le major, qui reçut plusieurs coups de pied, mais il dégaina ; celui-ci lui tira alors un coup de pistolet et le blessa à l'épaule. Le cheval se cabra et renversa son cavalier. Les hussards ne bougèrent pas ; dès lors il était évident que la troupe ne donnerait pas. Quoique sa blessure fût légère, M. de Goguelat fut obligé de se retirer un moment dans son auberge ; on en profita pour achever de gagner les hussards, qui promirent d'obéir à l'officier de la garde nationale qu'on leur donna. Le bruit de cette scène amena à la fenêtre le Roi, la Reine, Madame Elisabeth ; on les salua des cris de Vive le Roi ! Vive la nation ! Vive Lauzun ! C'était le nom du régiment qui venait de faire défection à la famille royale.

Tout espoir est perdu ; il n'y a plus que l'arrivée de M. de Bouillé qui puisse changer la face des choses. La Reine avait essayé vainement sur le cœur de madame Sauce les efforts que Louis XVI avait tentés sur l'esprit du mari. Vous êtes mère, madame, lui avait-elle dit, vous êtes femme ; vous devez sentir tout ce que je dois souffrir, vous pouvez contribuer à nous rendre un grand service. Ce n'est pas la Reine, c'est une mère, c'est une femme qui vous le demande avec prières. La royale suppliante ne trouve qu'un froid calcul dans le cœur trivial de l'épicière, et n'en obtient que ces mois : La nation, qui donne vingt-quatre millions au Roi, paye bien sa place ; cette place est assez bonne pour qu'il la garde, et il est fort singulier qu'il veuille la quitter. D'ailleurs, madame, je ne veux pas compromettre mon mari ; vous pensez au vôtre, moi au mien. La mère avait prié, la Reine s'indigna. Elle se leva vivement et rejoignit, avec Madame Elisabeth, ses enfants, qui tout habillés dormaient profondément sur un lit dans la chambre du fond, avec leurs femmes dé chambre à leur chevet.

Il n'y a plus rien à espérer que du temps et de la force. La nuit s'est écoulée dans une agitation progressive : au tocsin de Varennes avaient répondu les cloches des communes environnantes ; les gardes nationales s'arment et accourent pour prêter main-forte à celle de Varennes. La foule, grossissant de quart d'heure en quart d'heure, encombre la petite ville à laquelle cette nuit fatale vient de donner un nom dans l'histoire. L'impitoyable volonté de Drouet l'emporte.

De six à sept heures, Romeuf, aide de camp de la Fayette, arrive de Paris, porteur d'un décret de l'Assemblée, qui, rendu sur le premier avis de l'évasion, et après lecture de la déclaration laissée au départ, ordonnait qu'on ramenât à Paris le Roi fugitif, en quelque lieu qu'il fût atteint.

M. de Romeuf, effrayé de la mission qu'il avait acceptée pour couvrir son général devenu suspect de connivence et mis en péril par la fuite du Roi, avait trouvé à Clermont M. Bayon, officier de la garde nationale de Paris, envoyé quatre heures avant lui sur la même route par Bailly, et ils avaient continué leur voyage ensemble. M. Bayon entre seul dans la pièce de derrière où se trouvait le Roi ; sa figure naturellement sombre avait pris par la fatigue et sous le coup des sentiments qui l'agitaient, une teinte plus rembrunie ; les cheveux et les vêtements en désordre, la physionomie profondément troublée, il jette en entrant des paroles d'une voix haletante et saccadée : Sire, vous savez... tout Paris s'égorge peut-être... nos femmes, nos enfants sont peut-être massacrés... Vous n'irez pas plus loin... Sire, l'intérêt de l'Etat... Oui, Sire... nos femmes !... nos enfants !

A ces mots, la Reine lui saisissant la main par un mouvement énergique et lui montrant le Dauphin et Madame, qui, épuisés de fatigue, étaient couchés et assoupis sur le lit de M. Sauce : Ne suis-je pas mère aussi ? lui dit-elle.

Enfin que voulez-vous ? demanda le Roi.

Sire, un décret de l'Assemblée.

Où est-il ?

Mon camarade le tient.

En achevant ces paroles, il entr'ouvrit la porte, et l'on aperçut M. de Romeuf appuyé sur la fenêtre de la première chambre dans le plus grand désordre, le visage couvert de larmes ; il avance les yeux baissés tenant un papier à la main. Le Roi lui arrache le papier plutôt qu'il ne le reçoit, le lit rapidement et s'écrie : Il n'y a plus de roi en France. Après le Roi, la Reine le parcourt ; le Roi le reprend ensuite, le relit, et le pose sur le lit où étaient ses enfants ; la Reine le repousse du lit avec impétuosité, en s'écriant : Je ne veux pas qu'il souille mes enfants ! Il s'éleva alors un mouvement parmi les municipaux et les habitants présents, comme si l'on venait de profaner une chose sainte. M. de Choiseul se hâta de ramasser le décret et le posa sur la table[10].

Sire, dit alors Bayon un peu remis de sa première émotion, prenez bien garde d'exciter l'inquiétude par un séjour trop long dans cette ville. C'est au nom du salut de la famille royale que j'ose supplier le Roi de se remettre en route. — Mes enfants ont besoin de repos, répond Louis XVI, et je ne puis songer à partir immédiatement. — Quoique Votre Majesté se méprenne sur le sentiment qui m'a fait accepter la mission dont je suis chargé, et qui n'a eu d'autre mobile que l'espoir de lui être utile, je vais faire mon possible pour engager cette multitude à respecter le sommeil de Monseigneur le Dauphin et de Madame.

Si ces paroles ne manquaient pas de sincérité, elles manquèrent du moins d'influence. La nuit, qui s'était passée/dans une agitation toujours croissante, s'achevait dans une angoisse cruelle. Dès le début, peut-être, quelques soldats, sous la main d'un chef déterminé, auraient pu sauver le Roi et sa famille. Mais de minute en minute cette chance avait diminué : une populace innombrable, dominée par la fièvre révolutionnaire et par la peur, devait prévaloir contre une malheureuse famille luttant seule contre une mesure qui allait la livrer de nouveau à la servitude et à l'outrage. L'effervescence du dehors augmentait à mesure que grossissait la multitude, et que les nouvelles les plus invraisemblables étaient débitées pour surexciter tout ensemble la fureur et l'épouvante. Des cris s'élèvent pour précipiter le départ du Roi ; les chevaux sont mis à sa voiture.

On réveille les enfants. La jeune Aglaé, redevenue le Dauphin, est l'objet d'une attention particulière ; les uns s'extasient sur sa beauté, les autres lui font, sur leur départ des Tuileries, des questions auxquelles répond à peine l'enfant encore somnolent, et dont les yeux, en se rouvrant, cherchent les yeux de sa mère et tâchent d'y lire l'explication de tout ce qui se passe. — Ô Charles, lui dit tout bas sa sœur, tu te trompais bien, ce n'est pas une comédie !Je le vois depuis longtemps, répondit-il sur le même ton.

Cependant le peuple, excité par Drouet et quelques municipaux, presse le départ du Roi avec une rage qui tient du délire. Les clameurs redoublent à chaque instant, des menaces s'y mêlent ; plusieurs de ces hommes furieux veulent forcer l'entrée de la maison, pour enlever le Roi de vive force. On distingue au milieu des clameurs ces paroles : Nous le traînerons, s'il le faut, jusqu'à sa voiture. Le Roi se présente à la fenêtre pour les calmer ; mais tout est inutile. Pourtant la famille royale lutte encore, car chaque minute que gagnent les captifs leur semble une chance de délivrance. L'heure fatale arrive. L'une des femmes de chambre qui accompagnaient la Reine se trouve mal ; Marie-Antoinette refuse de partir sans elle. La famille royale, comme le noyé qui va périr, se rattachait à toutes les branches. On fait venir un médecin, qui administre les secours nécessaires, et les sollicitations deviennent plus impérieuses. Le Roi, qui avait jusque-là continué à parler de Montmédy, comprend qu'il ne peut résister plus longtemps à une insistance qui va aboutir à des actes de violence matérielle ; il demande d'être seul un instant avec sa famille, et, après quelques minutes d'une douloureuse conférence, il cède et déclare qu'il est prêt à partir.

La royale mère prend son fils dans ses bras et le porte elle-même dans la voiture.

Le Roi embrasse MM. de Choiseul, de Damas et de Florac, qui ne l'avaient point quitté depuis leur arrivée, et les recommande aux autorités de Varennes ; mais à peine est-il monté en voiture qu'il entend des cris qui demandent leur arrestation. Il .est sept heures et demie du matin ; on se met en route.

Quelques minutes s'étaient à peine écoulées, qu'un détachement considérable de troupes couronna les hauteurs qui dominent la ville du côté de Verdun. Il y eût un moment de terreur à Varennes. C'était M. de Bouillé fils qui arrivait avec la cavalerie qu'il était allé chercher à Dun. Il fit sonder la rivière de l'Aire, dans l'intention de faire passer sa cavalerie à gué, pour aller attaquer le front même de l'armée de cinq à six mille hommes qui emmenait le Roi, et la placer entre ses troupes et celles de son père, qui averti de l'imminence du péril, ne pouvait tarder à paraître. Le passage était impraticable, et cette dernière chance de salut échappa. Le général de Bouillé, qui arrivait à toute bride à la tête du Royal-Allemand, apprit par les hussards de Lauzun, avant d'être parvenu à Mouzay, que le Roi avait quitté Varennes et qu'il était trop tard, et il rebroussa chemin, la mort dans l'âme, avec sa troupe tout à l'heure électrisée, maintenant désespérée.

Le convoi royal était déjà loin de Varennes. Au moment où il -avait quitté la ville, on avait mis en état d'arrestation MM. de Choiseul, de Damas et même de Romeuf, quoiqu'il fût aide de camp de M. de la Fayette et porteur du décret de l'Assemblée nationale. Le Roi est captif avec sa famille dans la même voiture qui devait le conduire à la liberté. Les chevaux, qu'on avait d'abord lancés avec la plus grande vigueur, afin de s'éloigner le plus promptement possible des troupes dont on redoutait l'arrivée, vont maintenant au pas, précédés ou entourés d'une population animée, toujours hostile, souvent furieuse. On poursuit d'invectives ceux que l'on suppose aristocrates, on maltraite ceux qu'on appelle nobles ; un pauvre curé de village, qui s'approche de la berline, ne doit son salut qu'au dévouement d'un officier de la garde nationale. Embarrassée dans sa marche par le mouvement d'une immense population, la berline met quatre heures dans le trajet de Varennes à Clermont. Cette ville, comme toutes celles que le convoi royal va rencontrer jusqu'à Paris, est encombrée de monde ; partout les boutiques fermées, l'exaltation, la fièvre, les cris furieux.

Il faut dire que les plus tristes rumeurs avaient été répandues.

Dans les temps de révolution, l'absurde est une puissance, et rien ne semble aux imaginations échauffées plus probable que l'impossible. On annonçait dans les campagnes que les Autrichiens étaient entrés en France et qu'ils n'épargneraient ni les femmes ni les enfants. A ces nouvelles, les paysans s'exaltaient, s'armaient de faux, de fourches, de croissants, et se précipitaient sans savoir où ils allaient, sous l'empire d'une véritable démence.

A Clermont, une partie de ce régiment des dragons.de Monsieur, qui avait la veille refusé d'obéir à ses chefs, se réunit au nombreux cortège aux cris de Vivent la Nation et l'Assemblée nationale. Il était trois heures lorsqu'on arriva à Sainte-Menehould. Cette ville devait beaucoup à Louis XVI, qui l'avait fait relever de ses ruines après un terrible incendie. Le maire, M. Furci, homme de mérite et de probité, donne à entendre, dans la courte harangue qu'il adresse au Roi, qu'en quittant la France il la livrait à l'étranger. Louis XVI, en avançant la tête à la portière, réfute ses paroles avec douceur, en l'assurant qu'on se méprend sur ses véritables intentions, et que sa constante étude a toujours été le bonheur de son peuple. Le maire invite la famille royale à descendre à l'hôtel de ville, où le corps municipal la reçoit dans la salle des séances. Le Roi s'assied dans un des fauteuils préparés pour lui et sa famille. La Reine se tient debout ; elle prend un consommé qu'un officier de ville lui présente dans une tasse d'argent. Louis XVI fait connaître au maire de Sainte-Menehould, comme il l'avait fait au procureur de la commune de Varennes, les motifs qui ont déterminé son départ. Le Roi aurait voulu séjourner quelques heures à Sainte-Menehould : le Prince Royal, fatigué d'une course de sept heures par un soleil brûlant, avait été pris d'un violent accès de fièvre. M. Bayon, qui était le grand ordonnateur du voyage, refusa d'acquiescer à ce vœu ; il fallut partir. On se remet en marche. Les dragons ont ordre de s'arrêter, l'éloignement de la frontière rendant désormais cette escorte inutile ; la garde nationale de Varennes et celle de Clermont s'en retournent aussi dans leurs foyers, remplacées par celle de Sainte-Menehould, qui sera elle-même à son tour relevée par celle de la ville suivante.

La population affluait de toutes parts sur la route. La foule augmentait si prodigieusement à mesure que l'on avançait, que les champs et les prairies en étaient couverts[11]. A la hauteur du village de Han, près de la montagne de la Lune, devenue célèbre l'année suivante par les campements du roi de Prusse et surtout par la bataille de Valmy, le marquis de Dampierre, seigneur de ce village, vint saluer Louis XVI à son passage ; ce prince l'entretint un instant et le congédia d'un air de bienveillance. M. de Dampierre s'était incliné profondément et avait baisé avec respect la main de son Roi malheureux. Ce témoignage de respect fut regardé comme un acte de servilité factieuse par cette multitude. A peine le fidèle gentilhomme quittait-il la portière de la voiture, que des furieux lui crient d'arrêter ; le cavalier trop confiant obéit, On se précipite sur lui,' on le jette à bas de son cheval, on le massacre impitoyablement sous les yeux de la famille royale. Sa tête, plantée sur une pique, fut un moment portée comme un trophée devant la voiture du Roi.

Pendant qu'on change de relais à la poste d'Orbeval, Drouet et Guillaume, les triomphateurs de cette journée, passent à cheval, se rendent à Paris.

A Pont-de-Somme-Vesle, un garde national de l'escorte se présente devant le Roi avec la croix de Saint-Louis sur son uniforme. Le Roi, qui remarque cette décoration lui demande quelle action la lui a méritée. Cette croix est celle de l'aristocrate Dampierre, répond le garde national ; je m'en suis emparé quand il a été abattu.

La famille royale arriva dans la nuit à Châlons ; elle mit pied à terre dans la cour de l'hôtel de l'Intendance, au milieu d'une garde nationale nombreuse, muette, mais en apparence sympathique. Les habitants de. Châlons voyaient avec peine la déplorable situation de la famille royale : leur attitude respectueuse, la tristesse empreinte sur leurs visages, tout semblait manifester les sentiments qu'ils n'osaient exprimer. Les adresses des autorités constituées furent convenables. Quelques témoignages d'un bienveillant intérêt leur furent offerts. Le lieutenant de la maréchaussée demanda à la Reine la permission de faire présenter par ses enfants une corbeille de fleurs à M. le Dauphin et à Madame Royale : ce qui produisit une scène touchante.

Madame de Tourzel raconte que la famille royale fut entourée, à l'ancienne Intendance, de tous les égards dus à la majesté royale.

C'était, dit-elle, cette même maison où la Reine, en arrivant en France, avait été reçue avec tant de pompe, et au milieu des acclamations et des cris répétés de Vive Je Roi ! vive Madame la Dauphine ! Il existait encore des personnes qui avaient été témoins de cette réception, et qui fondaient en larmes en considérant le contraste de la situation actuelle. La Reine le soutint avec son caractère ordinaire, et éprouva même un peu de consolation des sentiments qui lui furent exprimés dans cette ville. Des jeunes filles lui apportèrent des fleurs, plusieurs d'entre elles s'empressaient de la servir, et tout ce qui était autour d'elle témoignait le vif intérêt qu'.il prenait à ses malheurs. Les autorités de la ville témoignèrent secrètement au Roi la peine qu'elles ressentaient de ne pouvoir le délivrer. Quelques personnes lui offrirent même de le sauver pendant la nuit, mais lui seul, plus de monde pouvant le faire reconnaître ; et elles lui montrèrent un escalier dérobé qui était dans la chambre où couchait M. le Dauphin, et qui était impossible à découvrir quand on rie le connaissait pas. Le Roi, effrayé des dangers que son évasion pourrait faire courir à la Reine et à la famille royale, se refusa à cette proposition, qui pénétra son cœur d'une profonde reconnaissance.

La famille royale aurait bien voulu, sous le prétexte d'attendre à Châlons les commissaires, se reposer un peu dans cette ville, et elle en avait grand besoin ; mais il n'y eut pas moyen. Les forcenés qui accompagnaient sa voiture, effrayés des sentiments qu'ils apercevaient dans les habitants de Châlons, envoyèrent le soir même un courrier à Reims, avec mission de recruter dans les clubs et dans la ville une troupe de mauvais sujets destinés à composer un bataillon pour les renforcer et imposer aux habitants. Cet effroyable détachement arriva à Châlons à dix heures du matin, et s'annonça par ses cris et ses vociférations. C'était le jour de la Fête-Dieu, et le Roi entendait alors la messe : un grand nombre d'entre eux entrent dans la maison, obligent le prêtre de quitter la messe qui en était au Sanctus, font servir sur-le-champ le déjeuner et mettent des chevaux à la voiture de Leurs Majestés. Le Roi, craignant que sa résistance n'occasionnât quelque désordre dans la ville, consentit à partir sur-le-champ, témoignant secrètement à ceux qui l'entouraient combien il était touché des sentiments qu'on lui témoignait, et qu'il ne quittait Châlons si précipitamment que pour ne pas l'exposer à une persécution qui affligerait sensiblement son cœur paternel.

Les soldats de cet effroyable bataillon qui se mirent à la suite de la voiture du Roi l'obligèrent d'aller au pas, et se plaignirent de la faim qu'ils éprouvaient. La Reine, avec sa bonté ordinaire tira quelques provisions de sa voiture, et lés leur donna. Une voix, sortie de cette horrible troupe, cria : N'y touchez pas, car c'est sûrement empoisonné, puisqu'on nous l'offre. Le Roi, indigné, en mangea sur-le-champ, ainsi que ses enfants ; ils en firent alors autant, et cet acte de bonté adoucit un peu leur férocité[12].

 

Le convoi gagne ainsi Epernay, où l'attendait la population la plus exaltée : ouvriers, garde nationale, autorités, tout y appartenait à la révolution. Le maire, selon l'usage, présente au Roi les clefs de la ville. Le président du district qui accompagne ce magistrat fait au Prince une aigre remontrance, terminée par ces mots : Qu'il doit savoir gré à la ville de présenter ses clefs à un roi en fuite.

La foule qui remplissait la cour de l'hôtel de Rohan — tenu par M. Vallée —, où le Roi devait descendre, obligea les voitures à s'arrêter à la porte. Un des misérables qui se pressaient autour d'elles dit à son voisin : Cache-moi bien pour que je tire sur la Reine sans qu'on sache d'où est parti le coup. Un grand crime peut-être eût été commis dans cette ville, sans l'intervention d'un jeune homme qui porte un nom bien connu dans le martyrologe royaliste : Scévole Cazotte, commandant de la garde nationale du petit village de Pierry, situé à une lieue d'Epernay, a raconté[13] comment, peu de temps avant l'arrivée de la famille royale, son père l'avait fait venir, et lui ayant dit de s'agenouiller, lui avait donné sa bénédiction. Va, maintenant, lui avait-il dit, profite de l'uniforme que tu portes, et fasse le Seigneur que tu puisses donner quelque consolation à notre bon maître ! C'est ainsi que dans quelques cœurs restés droits et purs, au milieu de l'égarement presque général, la vieille loyauté française se conservait comme un précieux dépôt. Scévole Cazotte partit à la tête de sa troupe. Comme la garde nationale d'Epernay avait été dirigée sur Châlons, où l'on disait que les Autrichiens étaient entres en mettant tout à feu et à sang, M. Leblanc, président du district, chargea Cazotte et sa troupe de protéger les abords de l'hôtel de Rohan. Cazotte se fit prêter une espèce de serment par ses hommes, ordonna de former la haie et de ne laisser passer que les autorités constituées. A peine ces mesures prises, la voiture du Roi, portée pour ainsi dire par les flots du peuple, s'arrêta. Les captifs descendirent. Le jeune Cazotte est d'abord aperçu par Madame Elisabeth, qui le connaissait et qui s'étonne de le voir au milieu de l'émeute, et ne peut s'empêcher de lui dire : Et vous aussi, Cazotte !Je ne suis ici, lui répondit-il, que pour vous servir, et il est essentiel que vous n'ayez pas l'air de me connaître. Mille cris injurieux sont poussés, surtout contre la Reine. Méprisez cette fureur, Dieu est au-dessus de tout ! dit en allemand Cazotte, dont les yeux venaient de rencontrer les yeux de la Reine. Verachten sie das, Gott ist über alles !La Reine, continue M. Cazotte, me regarda attentivement et se mit en marche, suivie de Madame Royale, de Madame Élisabeth et de madame de Tourzel, mais pêle-mêle avec le peuple, qui n'avait pas tardé à forcer la haie formée dans la cour. Le Dauphin, porté par un garde du corps, cessant d'apercevoir sa mère, la demandait avec larmes, et ce fut à moi qu'il s'adressa en passant les bras à mon cou ; mes joues furent mouillées de ses pleurs. Nous le portâmes dans la chambre où la Reine avait été introduite. Elle me demanda si je pouvais lui procurer une ouvrière, afin de rajuster une partie de ses vêtements, sur lesquels la foule avait marché. Dans la maison même se trouvait la fille de l'hôte, personne de la plus jolie figure. Je la conduisis à la Reine, et son respect, ses yeux rouges de pleurs, offrirent à Sa Majesté un touchant contraste avec le spectacle qu'elle venait d'avoir sous les yeux. Dans une salle voisine, les officiers municipaux, les administrateurs, les juges entouraient le Roi. Malgré vos fautes, dit l'un d'eux, nous protégeons votre retour vers les représentants de la nation ; n'ayez-pas peur. — Peur ! répondit Louis avec calme. — Une sorte de conversation s'ensuivit sur son voyage ; le Roi répéta que son intention n'était pas de sortir du royaume, mais qu'il ne pouvait plus rester à Paris, où sa famille était en danger. Oh ! que si fait, Monsieur ! vous le pouvez, dit un des interlocuteurs. Le Roi le regarda et fit silence. — La vérité historique est ici prise sur le fait ; elle vit, elle se meut, elle respire. La confusion des idées, le chaos des esprits, l'égarement des passions se manifestent sans voile.

On servit à dîner à la famille royale, qui se mit à table pour la forme, car personne ne pouvait manger au bruit assourdissant de cette multitude forcenée, qui, malgré les efforts de Cazotte, exigea que le Roi quittât son dîner pour se montrer à elle. Quelques minutes après, cette même multitude, sous le coup de je ne sais quelle terreur panique qui vint la saisir, fut la première à presser le départ du Roi, qui ne le désirait pas moins qu'elle, et elle le conduisit, ainsi que sa famille, au milieu d'un vacarme effroyable, jusqu'à leur voiture. Au moment où la Reine y montait, une des femmes d'Epernay lui dit : Allez, ma petite belle, on vous en fera voir bien d'autres ! Cet oiseau de mauvais augure prédisait ainsi à la Reine la mauvaise destinée qu'elle ne croyait que lui souhaiter. La gouvernante des enfants se vit un instant séparée de la famille royale par le flot populaire qui environnait la voiture de toutes parts. Cazotte, heureusement, aperçut les difficultés qu'éprouvait madame de Tourzel ; il fendit la foule pour arriver jusqu'à elle, lui donna le bras, et la conduisit à la berline, qu'il fit arrêter pour lui laisser la possibilité de s'y placer[14].

Entre Épernay et Dormans, à une lieue environ en avant de la première de ces deux villes, le triste cortège rencontra les commissaires délégués par l'Assemblée nationale pour aller s'assurer de la personne du Roi : c'étaient Barnave, le marquis de Latour-Maubourg et Pétion. M. Mathieu Dumas, auquel l'Assemblée nationale avait confié le commandement général de toutes les forces que les commissaires jugeraient convenable de requérir, les suivait dans une autre voiture. Dès la Ferté-sous-Jouarre, ils avaient appris que le Roi, arrêté à Varennes, approchait, et ils avaient adressé à l'Assemblée nationale la lettre suivante, tout entière écrite de la main de Barnave :

La Ferté-sous-Jouarre, jeudi, à neuf heures.

 

MONSIEUR LE PRÉSIDENT,

Nous apprenons que le Roi et les personnes qui l'accompagnent ont passé la nuit dernière à Châlons, où ils ont été conduits et escortés par une armée de gardes nationales accourues des départements voisins au moment où la nouvelle de la présence du Roi à Varennes s'y est répandue ; nous espérons le joindre ce soir. Nous avons donné sur notre passage les ordres les plus précis pour la sûreté et la tranquillité de son retour, et nous avons été parfaitement secondés par les dispositions des citoyens. Partout l'impression du départ du Roi a été la même qu'à Paris. La contenance du peuple est tranquille et fière. Nous n'avons cessé de recueillir les témoignages de sa confiance et de son respect pour l'Assemblée nationale.

Nous avons l'honneur d'être, etc.

BARNAVE, PÉTION, LATOUR-MAUBOURG.

 

Cette lettre et l'arrivée de Drouet calmèrent l'agitation de Paris, où l'on n'avait point encore de nouvelles de l'arrestation du Roi[15].

Au moment où le carrosse qui ramenait la famille royale rencontra celui où se trouvaient les commissaires de l'Assemblée, on fit halte des deux côtés. Les trois députés mirent pied à terre, et, soigneux de conserver l'étiquette parlementaire après avoir tant raillé l'étiquette de cour, ils se dirigèrent vers le carrosse royal, précédés d'un huissier[16]. La multitude s'empressa d'ouvrir ses rangs pour leur faire place, et le silence s'établit. L'autorité, la majesté, le respect, tout avait été transféré de la royauté à l'Assemblée, Quand les trois députés montèrent sur le marchepied du carrosse royal, un bruit de voix confus en sortit ; c'étaient la Reine et Madame Élisabeth qui adjuraient les commissaires d'empêcher qu'on attentât aux jours des serviteurs qui les avaient accompagnés. Elles ajoutèrent que le'Roi ne voulait pas sortir du royaume, et le Roi confirma leur témoignage. Ainsi ces malheureux princes oubliaient leur situation pour ne songer qu'à celle des personnes dévouées qui se trouvaient associées à leur danger. Pétion la A leur rappela en lisant au Roi le décret de l'Assemblée nationale, dont l'exécution était confiée à ses deux collègues et à lui. Le silence le plus profond régnait dans la voiture. Pétion commença ensuite cette lecture en se tournant vers la multitude, qui applaudit.,

Dumas, rapporte Pétion, prit le commandement de toutes les gardes qui avaient accompagné le Roi. Il y eut de la part de ces gardes une soumission admirable. C'était avec joie qu'elles reconnaissaient le chef militaire qui se plaçait à leur tête : l'Assemblée l'avait désigné ; il semblait que c'était pour eux un objet sacré[17].

Les commissaires de l'Assemblée déclarèrent au Roi qu'il était dans les convenances qu'ils prissent place dans sa voiture. Le marquis de Latour-Maubourg se retira seul : Barnave et Pétion y entrèrent. Dès qu'ils y furent, ils s'aperçurent qu'ils gêneraient beaucoup la famille royale, et en firent l'observation au Roi. Il est impossible, dirent-ils, que nous trouvions place ici. Le Roi répondit : Je désire qu'aucune des personnes qui m'ont accompagné ne sorte, et je vous prie de vous asseoir ; nous allons nous presser, vous trouverez place.

Le Roi, la Reine, le Prince Royal étaient sur le derrière, continue Pétion ; Madame Elisabeth, madame de Tourzel et Madame étaient sur le devant. La Reine prit le Prince sur ses genoux ; Barnave se plaça entre le Roi et la Reine ; madame de Tourzel mit Madame entre ses jambes, et je me plaçai entre Madame Élisabeth et madame de Tourzel[18].

M. de Latour-Maubourg était monté dans la voiture ae mesdames Brunier et de Neuville. Sa conduite pendant tout le voyage fut marquée au coin de la discrétion et du respect. Il chargea madame de Tourzel de dire au Roi, que bien qu'il fût convenu que les commissaires iraient successivement dans la voiture de Sa Majesté, il le priait de permettre d'y laisser MM. Pétion et Barnave ; que la vue- de la famille royale pouvait faire sur leur esprit une impression favorable et dont elle pourrait tirer parti ; que ce conseil était dicté par son attachement pour la personne du Roi, et qu'il se bornerait à accompagner les femmes de Monseigneur le Dauphin et de Madame. Celles-ci durent à sa protection d'achever tranquillement leur voyage.

A peine les voitures furent-elles en mouvement que les Princesses renouvelèrent leurs instances pour qu'on veillât à la sûreté des gardes du corps. C'était leur préoccupation constante.

L'arrivée des commissaires avait rembruni toutes les physionomies. Après ce premier épanchement de douleur et d'inquiétude, le silence se fit dans la voiture. On s'observa de part et d'autre. Les commissaires eurent le temps d'examiner l'attitude du Roi, de la Reine, de leurs enfants. La simplicité naturelle de leurs manières les surprit, toucha profondément - Barnave, étonna Pétion lui-même, qui ne put s'en taire, et qui fut aussi frappé de la mesquinerie, c'est son expression, du costume des voyageurs. Le Roi, la Reine et Madame Élisabeth remarquèrent aussi de leur côté les manières et la parole de Barnave, qui contrastaient avec la parole et les manières de Pétion.

Louis XVI entama enfin la conversation, et s'expliqua de nouveau sur le but de son voyage. Le jeune orateur de .Grenoble répondit respectueusement au Roi, combattant avec déférence une opinion qu'il ne partageait pas, et avec émotion des sentiments qui le gagnaient malgré lui. La Reine fut touchée de son trouble comme de la bienséance de son langage, et elle se mêla bientôt à l'entretien. Un nouveau jour éclaira Barnave. Les traits sous lesquels on peignait chaque jour la famille royale ressemblaient si peu à ce qu'il lui était donné de voir ! Il prit le Dauphin sur ses genoux et l'y garda quelque temps. Lorsque la conversation tombait, il adressait, pour la reprendre, la parole à l'enfant, dont les réponses promptes, vives, aimables et spirituelles, le frappaient. N'est-ce pas que vous n'êtes point fâché de revenir à Paris ?Oh ! je suis toujours bien partout, dit-il, pourvu que je sois avec mon père et avec maman Reine, et puis aussi avec ma tante, ma sœur et madame de Tourzel, continua-t-il en jetant les yeux sur ces trois personnes, placées devant lui dans la voiture. C'est, monsieur, un bien triste voyage pour mes enfants, reprit alors le Roi. Quelle différence avec Cherbourg ! La calomnie à cette époque n'avait point encore égaré l'opinion. Comme les esprits sont prévenus ! comme les têtes sont montées ! On peut me méconnaître, mais on ne me changera pas, moi ; l'amour de mon peuple demeurera le premier besoin de mon cœur, comme il est le premier de mes devoirs. La plaintive onction-die ces paroles avait profondément ému le Dauphin ; il prit la main de son père pour la baiser. Le Roi le pressa contre son cœur et l'embrassa en l'appelant comme autrefois : Mon cher petit Normand. — Ne vous attristez point, mon père, lui dit alors l'enfant avec une grosse larme, une autre fois nous irons à Cherbourg[19].

Le Roi parla alors avec une affliction profonde du meurtre de M. de Dampierre, et la Reine mêla l'expression de son indignation à celle de la douleur de Louis XVI. Elle se plaignait avec amertume des soupçons qu'on avait manifestés contre elle sur la route. Pourriez-vous le croire, disait-elle, j'ai voulu donner un morceau de volaille à un garde national de l'escorte, mais on lui a crié de tous côtés : N'en mangez pas, défiez-vous-en !... comme si la volaille pouvait être empoisonnée. Oh ! j'avoue que j'ai été indignée, et, pour répondre à cet horrible soupçon, j'ai mangé de cette volaille et j'en ai fait manger à mes enfants. — La malheureuse princesse recueillait déjà, sur la route de Varennes, le fruit envenimer des calomnies semées contre elle par les pamphlets révolutionnaires.

Presque aussitôt après, elle fit remarquer aux commissaires, que la messe à laquelle la famille royale avait assisté à Châlons était une messe constitutionnelle. L'accent avec lequel elle prononça ce mot indiquait assez quelle désirait entendre une autre messe ; Madame Elisabeth appuya sur cette réflexion. Pétion répondit d'un ton sentencieux que cela était très-bien, que les messes constitutionnelles étaient les seules que le Roi dût entendre.

La conversation tomba de nouveau, et elle ne reprit que parce que la Reine et Madame Élisabeth témoignèrent encore les plus vives inquiétudes pour les gardes du corps qui étaient sur le siège exposés aux injures et aux menaces. Barnave et Pétion, en promettant de veiller à leur sûreté, laissèrent comprendre que le parti qu'avait pris le Roi de quitter Paris donnait lieu malheureusement à bien d'autres dangers. Madame Élisabeth entreprit de justifier le départ de Louis XVI, et, adressant la parole à Barnave, elle lui retraça, avec une sagesse et un courage admirables, la conduite du Roi, qu'elle mit en opposition avec celle de l'Assemblée dans les différentes phases de la révolution. Voici l'analyse que la mémoire de madame de Tourzel nous a conservée de ce discours, qui dura, dit-elle, près d'une heure et demie :

Je suis bien aise que vous me mettiez à portée de vous ouvrir mon cœur, et de vous parler franchement sur la révolution. Vous avez trop d'esprit, monsieur Barnave, pour n'avoir pan connu sur-le-champ l'amour du Roi pour les Français et son désir de les rendre heureux. Égaré par un amour excessif de la liberté, vous n'avez calculé que ses avantages, sans penser aux désordres qui pouvaient l'accompagner. Vos premiers succès vous ont enivré, et vous ont fait aller bien au delà du but que vous vous étiez proposé. La résistance que vous avez éprouvée vous a roidi contre les difficultés, et vous a fait briser sans réflexion tout ce qui mettait obstacle à vos projets. Vous avez oublié que le bien s'opère lentement, et qu'en voulant arriver trop promptement au but, on court risque de s'égarer. Vous vous êtes persuadé qu'en détruisant tout ce qui existait, bon ou mauvais, vous construiriez un ouvrage parfait, et que vous rétabliriez ce qui était utile à conserver. Séduit par cette idée, vous avez attaqué tous les fondements de la royauté, et abreuvé d'outrages et d'amertume le meilleur des rois. Ses efforts et ses sacrifices pour vous ramener à des idées plus saines ont été inutiles, et vous n'avez cessé de calomnier ses intentions, et de l'avilir aux yeux de son peuple, en ôtant à la royauté toutes les prérogatives qui inspirent le respect et l'amour.

Arraché de son palais et conduit à Paris de la manière la plus indécente, sa bonté ne s'est pas démentie. Il tendait les bras à ses enfants égarés, et cherchait à s'entendre avec eux pour opérer le bien de cette France qu'il chérissait malgré ses erreurs. Vous l'avez forcé de signer une constitution point achevée, quoiqu'il vous représentât qu'il était plus convenable de ne donner sa sanction qu'à un ouvrage terminé, et vous l'avez obligé de la présenter ainsi au peuple, dans une fédération dont l'objet était de vous attacher les départements, en isolant le Roi de la nation. — Ah ! Madame, reprit vivement Barnave, ne vous plaignez pas de cette fédération ; nous étions perdus si vous en eussiez su profiter.

La famille royale soupira, et Madame Élisabeth continua :

Le Roi, malgré les diverses insultes qu'il a éprouvées de nouveau depuis cette époque, ne pouvait encore se résoudre au parti qu'il vient de prendre ; mais attaqué dans ses principes, dans sa famille, dans sa propre personne, profondément affligé des crimes qui se commettent dans toute la France, et voyant une désorganisation générale dans toutes les parties du gouvernement et les maux qui en résultent, il s'est déterminé à quitter Paris, pour aller dans une ville du royaume où, libre de ses actions, il pût engager l'Assemblée à réviser ses décrets, et à faire, de concert avec lui, une constitution qui, classant les divers pouvoirs et les remettant à leur place, pût faire le bonheur de la France.

Je ne parle pas de nos malheurs particuliers : le Roi seul, qui ne doit faire qu'un avec la France, nous occupe uniquement ; je ne quitterai jamais sa personne, à moins que vos décrets n'achevant d'ôter toute liberté de pratiquer la religion, je ne sois forcée de l'abandonner, pour aller dans un pays où la liberté de conscience me permette de suivre une religion à laquelle je tiens plus qu'à la vie. — Gardez-vous-en bien, répliqua Barnave, vos exemples et votre présence sont trop utiles à votre pays. — Je n'y penserai jamais sans cela ; il m'en coûterait trop de quitter mon frère quand il est si malheureux ; mais un pareil motif ne peut faire impression sur vous, monsieur Barnave, qu'on dit protestant, et qui n'avez peut-être aucune religion ?

Barnave, ajoute madame de Tourzel, s'en défendit, en assurant qu'on l'avait plus d'une fois calomnié, en lui prêtant des propos bien éloignés de ses sentiments : Et nommément, dit-il, cet infâme propos après la mort de MM. Foulon et Berthier : Ce sang est-il donc si pur ?[20]

 

Entre minuit et une heure du matin, on entrait à Dormans[21]. Il fut décidé qu'on y passerait le reste de la nuit. La voiture s'arrêta à la porte d'une auberge de pauvre apparence, où déjà, à leur passage, les commissaires étaient descendus pour prendre un peu de nourriture. Le Roi mit pied à terre le premier ; les autres personnes qui étaient dans la voiture le suivirent. Il n'y eut pas un seul cri de Vive le Roi ! en revanche on cria beaucoup : Vive la Nation ! vive l'Assemblée ! Quelques voix mêlaient à ces cris celui de Vive Barnave ! d'autres celui de Vive Pétion ! On monta dans les chambres hautes, et les commissaires firent poser des sentinelles devant les chambres qu'occupaient les princes et leurs serviteurs. La famille royale et madame de Tourzel soupèrent ensemble. Les commissaires et M. Dumas soupèrent dans une autre pièce, firent leurs dépêches, et essayèrent de prendre quelque repos. Le Roi, par exception, eut une chambre à lui seul ; le lit en était fort mauvais, et Sa Majesté passa la nuit sur une chaise. L'hôtel était entouré des gardes nationales et des populations des environs, qui buvaient, chantaient et formaient des rondes, comme si la patrie était sauvée parce qu'on avait arrêté le Roi. Il n'y eut que les enfants qui, grâce au privilège de leur âge, purent trouver un peu de sommeil au milieu du tumulte qui régnait partout. Encore, ce qui se passait depuis deux jours avait fait une telle impression sur l'esprit du pauvre petit Dauphin, qu'il rêva qu'il était dans un bois avec des loups, et que la Reine y était en danger ; il se réveilla en pleurant et sanglotant ; on ne put le calmer qu'en le conduisant auprès de sa mère ; et la voyant bien portante, il se laissa recoucher et dormit tranquillement jusqu'au moment du départ.

Entre cinq et six heures du matin (24 juin), on remonta en voiture. Cette fois Barnave se plaça entre Madame Élisabeth et la marquise de Tourzel, et Pétion entre la Reine et le Roi. Le jeune Prince vint plusieurs fois sur les genoux de Pétion, qui remarqua sa vivacité et sa gaieté. La Reine, qui le jour précédent, avait causé plus particulièrement avec Barnave, causa, ainsi que le Roi, plus souvent avec Pétion pendant cette journée. Madame Élisabeth causait de son côté avec Barnave, de plus en plus touché de ce qu'il entendait et de ce qu'il voyait. Le Roi éprouvait de l'embarras à trouver un sujet de conversation avec les commissaires de l'Assemblée ; mais ils remarquèrent bientôt que cet embarras naturel n'excluait chez lui ni la justesse de la pensée, ni la convenance de l'expression. La Reine avait entrepris avec Pétion une causerie familière sur l'éducation, et le stoïcien révolutionnaire eut besoin pour ne pas admirer la simplicité de son langage et la sagesse des idées maternelles, de se souvenir de ce dogme du catéchisme républicain : Que les reines ne disent jamais ce qu'elles pensent, et ne pensent jamais ce qu'elles disent.

Du reste, la marche du Roi n'éprouvait pas d'obstacle. Les populations, mornes et silencieuses, regardaient passer avec stupeur le convoi de la monarchie ; nul ne songeait à faire une tentative en sa faveur. Il faisait une chaleur excessive. La famille royale et toutes les personnes qui l'accompagnaient étaient couvertes de sueur et de poussière, et l'excès du malaise fit éprouver un moment de consolation en arrivant à la Ferté-sous-Jouarre. Un gracieux accueil les .y attendait : M. Regnard, maire de la ville, chez qui le Roi devait descendre, avait pourvu d'avance à tout ce.qui pouvait adoucir la situation de ses hôtes augustes. Bien que madame Regnard eût eu l'attention de ceindre un tablier, Marie-Antoinette ne put s'y méprendre, et lui dit en l'abordant : Vous êtes sans doute, madame, la maîtresse de la maison ?Je l'étais un moment avant que Votre Majesté y entrât. Ce mot seul indique l'esprit et le cœur de ces braves gens, qui payèrent cher plus tard l’honneur d'avoir montré des respects et des égards à la royauté malheureuse.

Avant le dîner, Madame Élisabeth causa longtemps avec Pétion, sur la terrasse du jardin, au-dessous de laquelle la Marne coule avec un doux murmure. Il développa longuement ses théories révolutionnaires sur ce ton d'emphase sentimentale particulier aux hommes de ce temps. Il crut avoir touché la princesse ; ce fut elle qui le toucha sans qu'il s'en aperçût, car il écrit dans sa relation : Je me plaisais à l'entretenir, et je serais bien surpris si elle n'avait pas une belle âme, quoique très-imbue des préjugés de naissance et gâtée par les vices d'une éducation de cour.

La conversation durait encore, quand le Roi vint lui-même sur la terrasse pour inviter Pétion et ses collègues à dîner avec - sa famille. Ce que la bonté royale offrait, la peur et la vanité, ces deux mauvais sentiments, le refusèrent. On craignit de se rendre suspect aux populations en dînant avec la famille royale, et on appréhenda que cette invitation, qui dérogeait à l'étiquette, ne fût attribuée à la situation malheureuse où se trouvait le Roi. Les commissaires se rejetèrent sur la nécessité où ils étaient de se retirer pour faire leur correspondance, et ils furent servis à part. Les repas furent splendides, et l'absence des commissaires permit aux maîtres du logis de montrer plus ouvertement leurs sympathiques respects à la famille royale.

En quittant la maison de madame Regnard, la Reine dit au Dauphin : Mon fils, remerciez aussi madame de ses attentions ; dites-lui que je ne les oublierai pas. — Maman vous remercie des soins que vous avez eus pour nous, dit l'enfant, et moi je vous aime bien d'avoir fait plaisir à maman.

M. Regnard fit dire au Roi qu'il n'avait point osé lui témoigner ouvertement les sentiments qu'il éprouvait, et qu'il le suppliait de vouloir bien les interpréter ; qu'il s'occupait, par nécessité, des commissaires de l'Assemblée, mais que son cœur était tout à son roi. Ce fut le seul endroit de la route où la famille royale eut un moment de repos et de tranquillité.

Il était cinq heures de l'après-midi lorsqu'on se remit en, marche. Il y eut du mouvement et du bruit autour de la voiture au moment où elle sortait de la Ferté-sous-Jouarre. Un député de la gauche révolutionnaire, Kervélégan, s'efforçait, en jurant, d'approcher de la voiture, et comme la garde nationale cherchait à l'écarter, il s'exclama d'une manière injurieuse pour la Reine. Marie-Antoinette l'entendit, et se montra douloureusement offensée d'une grossièreté qui, dans les circonstances où l'on se trouvait, prenait le caractère d'une lâcheté indigne. Pétion excusa comme il put son ami. Le Dauphin effrayé de cette scène, avait laissé échapper quelques cris, et s'était jeté dans les bras de sa mère.

Après cet incident, la conversation s'anima. Pétion récriminait contre les excès des cours, les intrigues des flatteurs qui fréquentaient le château. On en vint bientôt à parler de l'Assemblée, des diverses nuances dont elle se composait. Maury, Malouet, Cazalès, le côté droit, le côté gauche, tous les noms, toutes les questions étaient successivement abordés. Pétion apportait dans cet entretien les préjugés du dehors, les murmures de la multitude, ses soupçons injustes, ses antipathies. Il accusait le Roi de ne lire que les journaux contre-révolutionnaires. — Vous vous trompez, interrompit Louis XVI, qui suivait cette conversation sans s'y mêler, je ne lis pas plus l’Ami du Roi que Marat.

La Reine excitait l'entretien ; elle voulait connaître tous les soupçons, toutes les objections, tous les reproches. Quand elle eut tout entendu, tout écouté, elle reprit à son tour : — Voilà qui est bien ; on blâme beaucoup le Roi, mais on ne sait pas assez dans quelle position il se trouve. On lui fait à chaque instant des récits qui se contredisent, il ne sait que croire. On lui donne chaque jour des conseils qui se détruisent ; il ne sait que faire. Hélas ! combien on le rend malheureux ! Sa situation est intolérable. Il n'entend parler que d'incendies, de famine, de pillage et de meurtres. Sa couronne est suspendue sur sa tête, et vous n'ignorez pas, monsieur, qu'il y a un parti qui ne veut pas de roi, et que ce parti grossit chaque jour. — Eh bien ! Madame, répondit Pétion à ces paroles dont il avait compris l'application, je vais vous parler avec toute franchise : on dit que je suis républicain, on me désigne même comme un des chefs de ce parti. Qui, par principes, par sentiment, je préférerais peut-être le gouvernement républicain à tout autre ; mais est-ce à dire que je veuille renverser la Constitution actuelle ? C'est là un bruit qu'on n'a cessé de répéter autour de vous pour avoir le prétexte de former hors de la Constitution un parti royaliste qui, en combattant la Constitution, excite les troubles intérieurs. Ce n'est pas le parti appelé républicain qui est redoutable ; il est composé d'hommes éclairés, incapables de vouloir le triomphe de leurs idées par un bouleversement général qui conduirait plus facilement au despotisme qu'à la liberté. Alors, s'animant lui-même par ses propres paroles : Ah ! Madame, s'écria Pétion avec feu, que le Roi eût été bien inspiré, s'il eût sincèrement favorisé la révolution ! les troubles qui nous agitent n'existeraient pas, la Constitution serait sacrée, la France libre au dedans, respectée au dehors : le peuple n'était que trop porté à chérir, à idolâtrer ses rois !

Puis, d'un ton plus calme, il blâma l'évasion du Roi, combattit la Reine et Madame Élisabeth qui trouvaient que le Roi était libre de voyager dans le royaume ; et comme Marie-Antoinette ajoutait : Son intention n'a jamais été d'en sortir. — Permettez-moi, reprit Pétion, de ne point pénétrer dans cette intention. Le Roi se fût d'abord arrêté sur la frontière, mais dans cette position il était prêt, d'un instant à l'autre, à. passer chez l'étranger. Peut-être eût-il été forcé de le faire. D'ailleurs le Roi n'a pu se dissimuler que son départ pouvait occasionner les plus grands désordres. Le moindre inconvénient de son absence de l'Assemblée nationale était d'arrêter tout court la marche des affaires.

Le convoi cheminait et approchait de Meaux. Une masse de curieux bordaient la route. A l'entrée du faubourg un assez grand tumulte s'éleva : un prêtre allait périr comme M. de Dampierre ; la Reine jette un cri : Barnave s'élance le corps tout entier hors de la portière : Français, nation de braves, voulez-vous devenir un peuple d'assassins ? Frappée d'admiration pour Barnave, Madame Élisabeth le retient par l'habit, craignant qu'il ne se précipite au milieu de cette foule furieuse et n'en soit lui-même la victime. Mais la voix puissante de Barnave avait suffi pour arracher l'ecclésiastique à la mort.

Après cette action, le Dauphin reprit avec empressement sa place entre les genoux de Barnave, dans lequel il croyait voir un zélé partisan de sa famille ; et le convoi entra tranquillement et à pas lents dans la ville de Bossuet. L'ombre du grand déplorateur des royales infortunes s'était-elle levée pour mettre un doigt sur les lèvres de la révolte, afin de répéter aux puissances de la terre le terrible avertissement : Maintenant, rois, comprenez ; instruisez-vous, arbitres du monde !

Le soleil était encore au-dessus de l'horizon lorsqu'on arriva à la porte de l'évêché, où le Roi sa famille et les mandataires de l'Assemblée nationale mirent pied à terre. Pierre Thuin, évêque constitutionnel du département de Seine-et-Marne, les reçut dans la demeure épiscopale des Faron et des Gilbert. Le souper de la famille royale fut servi dans le salon de l'évêché : Louis XVI mangea peu et se retira de bonne heure dans son appartement. Comme il manquait de linge, il emprunta une chemise à l'huissier qui accompagnait les envoyés de l'Assemblée.

Ceux-ci se firent servir dans leurs chambres, où, après un léger souper, ils s'occupèrent de leurs dépêches. A onze heures du soir, lorsque ses collègues cherchaient déjà le repos d'une si lourde journée, Barnave fut introduit dans la chambre de Louis XVI, et eut avec lui et la Reine un long entretien sur leur situation. Évidemment, dit la Reine, nous avons été trompés sur l'état réel de l'esprit public en France. On sut gré à Barnave de ses conseils sévères, on les lui demanda pour l'avenir, et on convint de se revoir secrètement aux Tuileries. Barnave, dès ce jour, s'était promis de mourir fidèle au trône et dévoué à la liberté.

Le lendemain (25 juin) à six heures du matin, comme la famille royale quittait le palais épiscopal, l'évêque constitutionnel voulut se justifier de l'avoir si mal reçue, alléguant qu'il occupait son siège depuis trop peu de temps pour être pourvu-de toutes les choses nécessaires. Le Roi lui répondit : Quand on n'est pas chez soi, on est dispensé de s'excuser.

On monta en voiture : Barnave s'assit de nouveau entre le Roi et la Reine, et Pétion, placé entre Madame Élisabeth et madame de Tourzel, prit Madame sur ses genoux. Pétion attribue cet arrangement à un calcul du Roi et de la Reine. Je pensais, écrit-il avec sa modestie habituelle, que cet arrangement était concerté, qu'étant sur moi, on la regardait comme dans un asile sûr et sacré, que le peuple, en cas de mouvement, respecterait.

Le convoi, malgré l'air pesant et la chaleur sans cesse croissante, chemina tranquillement jusqu'à Pantin ; mais un peu au-dessus de ce village, la cavalerie, qui servait d'escorte depuis Meaux, rencontra la garde nationale de Paris, qui exigea sa place dans le cortège. Un conflit eut lieu qui causa un moment d'alerte. Les grenadiers parisiens faisaient reculer les chevaux, les cavaliers résistaient ; les chasseurs de la milice et une cohue de gamins imberbes appuyèrent les grenadiers. La mêlée devint vive. Du fond de la voiture, dont les glaces étaient baissées, on entendait les propos les plus injurieux. Enfin on recommença à marcher, mais de minute en minute le cortège prenait un aspect plus effrayant. L'accroissement de la foule, qui de tous les environs de Paris affluait sur la route, ralentissait le pas des chevaux : la poussière qu'elle élevait, et qui obscurcissait l'air embrasé déjà par le soleil ; l'impétuosité de cette cohue qui s'accrochait derrière la voiture du Roi, couvrait les marchepieds, s'élançait sur le siège, - sur la limonière et jusque sur l'impériale ; les vociférations de ces bandes qui ne semblaient respirer que le carnage, offraient un spectacle tout à la fois hideux et formidable. Parmi les grenadiers qui entouraient la voiture, un de ceux qui la serraient de plus près se plaignit de la chaleur, de la faim el de la soif excessives qui le tourmentaient. La Reine qui se trouvait de son côté, lui présenta aussitôt à boire et à manger. Non, lui dit cet homme en jurant, je m'en garderai bien : je serais sûr d'être empoisonné. Ah ! combien vous auriez de plaisir à vous défaire de moi ! La Reine, sans rien répondre, partagea avec le Dauphin ce qu'elle avait offert à ce garde national.

Les signes d'hostilité et de haine ne cessèrent pas. De cette masse de soldats égarés et d'hommes de toute sorte fanatisés par la fièvre révolutionnaire, sortaient des invectives plus insultantes encore pour le père que pour le roi, car la présence même de l'enfant royal, loin d'être aux yeux de ce peuple un bouclier pour la Reine, devenait une arme contre elle. Effrayé de ce tumulte et de ces bruits qu'il ne comprenait pas, le jeune Prince jeta quelques cris d'effroi. La Reine l'apaisa ; mais, en l'apaisant, elle sentit ses propres larmes qui lui montaient du cœur au visage.

Tout à coup l'attention de la foule se fixa sur les trois gardes du corps qui étaient sur le siège de la voiture. On demandait avec des cris de mort les trois habits jaunes ; on délibérait hautement sur le genre de supplice qu'on leur ferait subir : ceux-ci proposaient de les écorcher vifs, les autres de les couper par morceaux, quelques-uns de les attacher aux roues. Au milieu de toutes ces manifestations, la voiture s'arrêta. C'en était fait des gardes du corps, lorsque Barnave, s'apercevant de ce qui se passait, s'écria : Marchez, je vous l'ordonne ; c'est moi qui commande ici. L'effervescence se calma. Les grenadiers dirent au député : Ne craignez rien, il n'arrivera pas de malheur, nous vous en répondons ; mais nous avons voulu prendre notre place : les postes d'honneur nous appartiennent. Le cortège continua sa route, mais d'un pas si lent, que, depuis la proximité des barrières, on mit cinq heures pour arriver aux Tuileries[22]. Il est vrai qu'au lieu d'entrer dans Paris par la porte Saint-Denis, on fit le tour des murs pour atteindre la barrière de l'Étoile. Le concours du peuple était immense : les fenêtres des maisons étaient encombrées de monde, les toits en étaient hérissés, les barrières en étaient couvertes, les arbres en étaient remplis.

Dès la veille, quelques placards étaient affichés, portant cet avis : Celui qui applaudira le Roi sera bâtonné ; celui qui l'insultera sera pendu. La police ne s'était pas bornée à prescrire ce silence improbateur sur le passage du royal captif : la garde nationale était invitée à le recevoir les armes renversées, et le peuple le chapeau sur la tête. Ces dispositions furent d'abord observées avec un calme imposant ; mais bientôt quelques cris de Vive la nation ! se firent entendre. Il était six heures lorsque le triste cortège parut à la barrière de l'Etoile. Ainsi donc il y avait douze heures que la Reine et ses enfants, Madame Elisabeth et madame de Tourzel étaient entassés sans mouvement, et dans une gêne intolérable, au fond de cette voiture, qui traversa l'avenue des Champs-Elysées au milieu de deux à trois cent mille spectateurs. Un nuage de poussière soulevé par cette - multitude immense dérobait de temps en temps au peuple l'humiliation de ses anciens maîtres, et à ceux-ci la joie triomphante de leurs ennemis. Le front du Dauphin ruisselait de sueur, l'air manquait à sa respiration : sa mère baissa le store de la voiture, et cherchant un attendrissement dans la milice nationale qui bordait la haie : Voyez, dit-elle, messieurs, dans quel état sont mes pauvres enfants ; ils étouffent !Nous t'étoufferons bien autrement, répondirent à demi-voix quelques personnes lâchement cruelles qui chuchotaient derrière les rangs de la garde nationale. Les voitures entrèrent dans le jardin des Tuileries par le pont tournant, qui fut fermé tout aussitôt, et arrivèrent difficilement un peu au delà du premier bassin du côté du château. En ce moment une partie des députés sortirent de la salle des Feuillants pour être témoins de ce spectacle : parmi eux on reconnut M. le duc d'Orléans, dont la présence, écrit même Pétion, parut au moins inconsidérée. Les voitures s'étaient arrêtées devant la foule compacte que la garde nationale ne pouvait plus contenir. Les imprécations qui s'élevaient de toutes parts contre les gardes du corps assis sur le siège de la première voiture prirent un caractère menaçant : des baïonnettes s'agitaient avec des cris de mort. Barnave et Pétion intervinrent, appuyés par quelques députés qui avaient fendu la foule et réclamaient avec énergie le respect de la loi. M. de la Fayette apparaît aussi, à cheval, au milieu des baïonnettes, et supplie le peuple de ne point se déshonorer par un meurtre. Les trois gardes assistent impassibles aux avanies dont on les couvre, aux frémissements que cause leur sort, mis en question par la colère de la foule. Enfin, au milieu de ces flots agités, ils descendent de leur siège ; ils n'étaient pas garrottés, comme le bruit s'en était répandu et comme on l'a écrit depuis. Mais c'est par une sorte de miracle qu'ils, échappent à la mort et arrivent au château meurtris et ensanglantés.

On ouvre la portière de la berline royale ; le Roi descend le premier ; on garde le silence. Suivant la consigne, toutes les têtes sont couvertes. Un seul homme, M. Guilhermy, membre de l'Assemblée nationale, s'incline le chapeau à la main, avec les signes du plus profond respect. On lui crie de remettre son chapeau ; il le lance au milieu de la foule, et demeure le front intrépide, le visage calme, la tête nue. La Reine descend après le Roi : des murmures se font entendre. Les enfants sortent ensuite ; ils sont reçus avec sympathie, avec attendrissement même. M. Hue, qui arrive en ce moment près de la voiture, tend les bras pour recevoir le Dauphin.

Le royal enfant aperçoit à peine ce bienveillant témoin de ses promenades, ce soigneux pourvoyeur de ses jeux, que ses yeux se remplissent de larmes. Malgré les efforts de M. Hue pour le prendre dans ses bras, un officier de la garde nationale" s'empare de lui, l'emporte dans le château et le dépose sur la table du cabinet du conseil. M. Hue arrive dans l'appartement aussitôt que cet officier ; le Roi, la Reine, les Princesses et madame de Tourzel, que suivent les députés, y entrent un instant après. Le Roi, se tournant vers les députés et quelques personnes dévouées qui l'attendaient pour le saluer à son retour : Messieurs, dit-il, mon intention, en m'éloignant de Paris, n'a jamais été de quitter la France. J'ai voulu m'établir sur l'une de ses frontières, et me rendre le médiateur des différends qui chaque jour se multiplient dans l'Assemblée ; j'ai voulu surtout travailler avec toute liberté, et sans aucune distraction, au bonheur de mon peuple, objet continuel de mes soins.

Accablé de fatigue, couvert de sueur et de poussière, Louis XVI se retire alors dans l'intérieur de ses appartements. Sa famille le suit. Un officier de la garde nationale veut encore s'emparer du Dauphin ; le Roi s'y oppose, et cette fois, d'après ses ordres, M. Hue, prenant dans ses bras le jeune Prince, le porte dans son appartement et le remet à madame de Tourzel.

Investi par l'Assemblée du gouvernement du château et de la garde spéciale du Roi et de la famille royale, M. de la Fayette avait choisi dans la milice parisienne trente-six officiers, Li plupart personnellement dévoués à leur chef, et qui devaient se relever par tiers de vingt-quatre heures en vingt-quatre heures, dans l'intérieur des appartements. Deux de ces officiers s'installèrent immédiatement dans la chambre même du Dauphin. Madame de Tourzel, prévoyant qu'elle allait être arrêtée, voulut, pour épargner au Prince la vue de cette scène et ménager sa sensibilité, se retirer dans une pièce voisine de celle où il couchait. Elle fit demander par M. Hue à Madame Elisabeth, un livre que cette Princesse avait promis de lui prêter ; ce livre avait pour titre Pensées sur la mort. Quelques instants après qu'elle eut pris possession de sa nouvelle chambre, deux autres officiers se présentèrent pour exécuter l'ordre qu'ils avaient reçu de la garder à vue dans cette même pièce. Elle eut du reste beaucoup à se louer des respectueux égards que lui témoignèrent ces deux officiers, MM. Bance et du Fays.

Dès que le Dauphin fut au lit, il appela M- Hue : Dites-moi donc ce qui se passe, lui dit-il. Aussitôt notre arrivée à Varennes, on nous a renvoyés. Je ne sais pourquoi : le savez-vous ? Les officiers de garde se promenaient alors en causant dans l'appartement. M. Hue représenta au Prince la nécessité de ne parler à personne et devant personne de ce voyage. Cette recommandation fut dans l'avenir scrupuleusement observée, mais peut-être contribua-t-elle à développer dans cette jeune imagination la réflexion sévère qui amène l'inquiétude et la frayeur. L'enfant, malgré la fatigue et contrairement à son habitude, fut assez lent à s'endormir ce soir-là ; et dès le lendemain, à son lever, en présence de ses gardes, il dit à son cher confident, assez haut pour être entendu de tous, qu'il avait encore fait un rêve affreux ; qu'il s'était vu entouré de loups, de tigres, de bêtes féroces qui voulaient le dévorer. M. Hue, à qui nous devons ces détails, rapporte qu'on s'entreregarda sans oser proférer une parole.

Le Roi, comme on le voit, était tombé dans un malheur plus terrible que celui auquel il avait essayé de se soustraire lui et sa famille. Pour elle comme pour lui, l'esclavage devenait plus dur, la prison plus étroite, l'humiliation plus profonde. Il avait resserré ses liens en voulant les rompre. Une fatalité incroyable, et, il faut le dire, une grande imprévoyance avaient présidé à ce malencontreux voyage.

M. de Bouillé avait engagé le Roi à suivre la route directe de Paris à Montmédy et qui passe par Reims, au lieu de prendre la route de Varennes, qui, de Clermont à Montmédy, n'est qu'une route de second ordre et n'a point de relais de poste. M. de Bouillé craignait avec raison que les relais qu'il faudrait envoyer sous différents prétextes n'éveillassent des soupçons. Il en était de même de la présence des troupes sur une route que d'ordinaire elles ne fréquentaient pas.

Le Roi persista à suivre la direction qu'il avait choisie, dans la crainte d'être reconnu à Reims, la ville de son sacre.

Ce fut un malheur ; ce ne fut pas le seul. Le chevalier de Coigny, que Louis XVI, comme on l'a vu, avait mis dans la confidence du voyage, avait dissuadé le Roi de prendre des gardes du corps pour l'escorter. Personne, lui avait-il dit, ne rend plus de justice que moi à leur bravoure et à leur fidélité ; mais, dans une circonstance aussi importante, il faut employer des personnes qui aient l'habitude des voyages et qui aient été dans l'occasion de prendre des partis décisifs, telles que Priolo, commandant de la gendarmerie, homme de tête et qui a l'habitude de la surveillance ; ou que N., maître de poste retiré, qui connaît parfaitement toutes les routes du royaume. M. de Bouillé avait de son côté senti la nécessité que la famille royale eût en outre près d'elle un homme sûr, alerte, ferme, décidé, capable de lever les difficultés du voyage et au besoin de briser les obstacles ; il avait pour ce rôle important désigné à Louis XVI le marquis d'Agoult, major des gardes françaises. Le Roi avait d'abord promis de suivre ce conseil, mais la famille royale ayant l'habitude d'avoir toujours madame de Tourzel auprès des Enfants de France, ne voulut point se séparer d'elle, et n'emmena point M. d'Agoult.

Quelques historiens ont prétendu que l'opiniâtreté de madame de Tourzel à vouloir suivre le Dauphin avait empêché le Roi de prendre dans sa voiture un militaire distingué. Cette assertion tombe d'elle-même devant la parole de madame de Tourzel, qui n'eût point insisté contre un désir exprimé par le Roi, et qui d'ailleurs avait la ressource de prendre la place d'une des femmes de chambre de la famille royale. En pareil cas — c'est elle qui le déclare —, l'attachement ne consulte ni les convenances ni les droits, et j'aurais concilié le devoir que m'imposait ma. place de ne jamais quitter M. le Dauphin, avec le désir que Leurs Majestés auraient manifesté de se faire accompagner d'une personne dont les services eussent pu être plus utiles que les miens.

Ce ne fut pas tout encore : M. de Bouillé avait prié le Roi d'engager l'empereur Léopold à faire, sur nos frontières, du côté de Montmédy, opérer un mouvement de troupes en apparence menaçant, afin de justifier, aux yeux des populations alarmées, la concentration d'un corps de cavalerie française autour de cette ville. Louis XVI avait répondu à M. de Bouillé que l'Empereur son beau-frère allait faire marcher un corps de troupes sur Longwy, afin de motiver un rassemblement de troupes françaises. Ce mouvement n'eut pas lieu en temps opportun ; il en résultait un grand inconvénient pour lé général : si ces détachements étaient faibles, il craignait qu'ils ne pussent protéger la fuite du Roi ; et s'ils étaient forts, qu'ils ne l'entravassent, au contraire, en provoquant les soupçons et la vigilance des municipalités.

Le retard de vingt-quatre heures avait eu aussi des conséquences irréparables ; il avait rompu la précision des consignes pour les lieux et les temps, et nécessité des contre-ordres inexplicables et pour-les relais préparés et pour les détachements, dont le passage était devenu une halte compromettante et susceptible d'éveiller les soupçons.

Enfin, mille fautes de détail furent commises ; il y en eut' tant qu'on est disposé à accepter comme vraies celles qui sont restées incertaines. Ce qu'il y a de sûr, c'est que la présence d'esprit, la promptitude de la décision et la rapidité de l'exécution, comme l'habileté et l'audace, furent du côté des adversaires du Roi. Au fond, tout était contre lui, les vices et les passions d'un grand nombre, les illusions de tous ; la souveraineté morale était passée à l'Assemblée avec la faveur de l'opinion, dont le vent soufflait contre la royauté. Or, dans la politique comme sur mer, presque tout se décide par le vent favorable ou contraire. Ceux qui servaient le Roi agirent comme des serviteurs fidèles mais désespérés d'une cause perdue, non pour disputer la victoire, mais pour sauver l'honneur. Il y eut quelque chose de si étrange dans cet ensemble de circonstances fâcheuses, de fautes inouïes et de résultats déplorables, que quelques-uns ont pensé, et qu'un grave écrivain[23] a dit que le voyage de Varennes n'avait été au fond qu'un piège tendu au Roi pour le perdre, et dans lequel il tomba avec ses amis les plus dévoués.

Telle fut l'issue de ce funeste voyage, si mal concerté, plus mal encore exécuté. Il semble que tout se soit réuni pour en rendre le succès impossible ; indécision dans les mesures, défaut d'initiative dans les caractères, indiscrétions dangereuses, préparatifs inutile et nuisibles au secret, appareil de troupes qu'on dirait mises en mouvement plutôt pour compromettre le voyage que pour en assurer le succès. Des émigrants partaient tous les jours à qui on ne demandait pas même les passeports. Hélas ! tout devait être fatal à l'infortuné Louis XVI, les excès de zèle et de prudence aussi bien que les trahisons. Sa vie royale était un combat depuis deux ans. On dirait que, dès sa première blessure, le monarque avait courbé la tête sous la fatalité inexorable de sa situation, et que, pareil au gladiateur romain, il avait vu les spectateurs passionnés lui faire signe qu'il était temps de mourir.

Parlons plus chrétiennement de ce roi Très-Chrétien : fait pour le malheur, Louis XVI y entra comme dans son élément. Il vit venir l'infortune sans étonnement et sans crainte, comme une austère amie que la religion lui présentait. Toujours prêt à s'incliner sous la main de Dieu, il se sentait créé pour tomber dans ces abîmes que les nations creusent de temps à autre dans leurs jours de vertige et de colère.

Le Roi se mit donc entre les mains de la foule qu'il devait conduire, pour lui servir d'abord de jouet, bientôt de victime. Tout est contre lui, les doctrines aussi bien que les utopies, et jusqu'à ces popularités cruelles qui caressent en dépouillant, et qui de concession en concession doivent l'entraîner fatalement à sa perte : rien ne peut le sauver. Les peuples se réveillaient avec des instincts hargneux et sanguinaires. L'amour de la patrie devenait la haine de l'autorité. Quand cette aberration descend dans le cœur et l'intelligence d'un peuple, le troupeau humain est près de dévorer son pasteur. Le temps implacable des réparations est venu : il faut une victime, et cette victime promise à l'expiation des siècles, c'est le Roi dont le sang innocent doit racheter les hontes des cours, les vices des princes, les griefs et les égarements des peuples. Destiné par le Ciel au martyre, Louis XVI n'avait pas l'héroïque énergie qui sait combattre, mais il avait le calme héroïque qui sait mourir.

 

 

 



[1] D'après la déposition faite devant la haute cour d'Orléans par Jean Louis, sellier-carrossier, à Paris, successeur de Warin, le mémoire de la voiture qui lui avait été commandée par madame de Korff, dès le 22 décembre 1790, s'élevait à la somme de 5944 livres. Le filet de l'impériale était décoré de tresses et de torsades en soie ; des poches portatives étaient attachées aux portières ; des matelas couverts de taffetas et de maroquin appuyaient de chaque côté les voyageurs ; les coussins sur lesquels ils étaient assis couvraient des coffres d'aisances et des vases de nuit en cuir verni ; on avait pratiqué deux cuisinières garnies de larges ferrures, des lanternes à réverbères brillaient à l'avant-train ; deux fortes vaches couvraient l'impériale. On avait attaché à cette voiture une enrayeuse, une courroie de lissoire et deux fourches ferrées pour la maintenir dans les montagnes. On avait adapté au train de derrière une cantine en cuir pouvant contenir huit bouteilles de vin. Le siège du cocher, garni d'un couvre-genoux et de poches en cuir, était placé sur une ferrière contenant tous les ustensiles dont on pouvait avoir besoin en cas d'accident.

[2] Voir la relation fidèle de la fuite du Roi à Varennes, extraite des pièces judiciaires et administratives, par M. Bimbenet, greffier en chef, archiviste de la cour royale d'Orléans. Paris, Dentu, 1844.

[3] L'authenticité de ces détails résulte clairement des dépositions faites dans le procès qui suivit la fuite de Varennes, par Dubois, capitaine de la 2e compagnie de la section du Roule, et par Mercier et François Chauveau, grenadiers soldés de la 6e division.

[4] On possède encore un échantillon de cette robe au greffe de la cour d'Orléans, échantillon que l'on coupa au retour de Varennes, pour l'annexer à la minute de l'interrogatoire de madame Brunier, femme de chambre de Madame Royale.

[5] Gentilhomme suédois, qui, admis, aux jours de bonheur, aux intimités de Trianon, avait voué à la Reine un culte chevaleresque, devenu aux jours du malheur un dévouement passionné. Venu de Stockholm pour offrir ses services, ce noble étranger, qui était colonel, propriétaire du Royal-Suédois, fut, avec M. de Bouillé, le principal confident et l'agent le plus important de la fuite du Roi. C'était lui qui s'était chargé de faire confectionner la voiture de voyage. M. de Fersen fut massacré, le 20 juin 1810, par la populace de Stockholm, parce qu'on le soupçonnait, et bien injustement, d'avoir empoisonné le prince de Holstein-Augustembourg, qui, peu de temps auparavant, avait été élu Prince royal de Suède, et qui venait de mourir presque subitement.

[6] Voyez aux Notes et Documents n° III les dépositions du cocher.

[7] Relation du voyage de S. M. Louis XVI, par le comte de Moustier. — Paris, Renaudière. 1815, page 9.

[8] Il était né en 1763, et par conséquent il avait vingt-huit ans.

[9] Il se nommait Préfontaine ; il était major de cavalerie et chevalier de Saint-Louis. Relation de M. de Moustier, page 16.

[10] Relation du duc de Choiseul.

[11] Relation de M. de Moustier.

[12] Mémoires inédits.

[13] Témoignage d'un royaliste, par Cazotte.

[14] Scévole Cazotte est mort à Paris le 20 juin 1853, à l'âge de quatre-vingt-neuf ans, laissant, comme son père, mort sur l'échafaud le 25 septembre 1792, une mémoire vénérée.

[15] Hôtel de ville, le 22 juin.

Nous n'avons, Monsieur, aucune nouvelle de l'arrestation du Roi ; on est venu annoncer à l'assemblée du conseil général qu'il était arrivé à l'Assemblée nationale un courrier qui apportait cette nouvelle : il avait, disait-on, devancé de trois heures le courrier officiel qu'envoyait la municipalité de Lille, et il garantissait sur sa tête la vérité de cette nouvelle. Depuis, il nous est venu un officier de la garde nationale qui nous a assuré que le fait était faux, et qu'au contraire l'on avait répandu à l'Assemblée nationale le même bruit, en disant que c'était à la municipalité que le courrier était arrivé. L'une et l'autre version sont également fausses. Le peuple cependant est persuadé de leur vérité, et le conseil général vient de prier tous les députés de sections qui se trouvaient à l'hôtel de ville de retourner dans leur quartier, et d'employer les moyens les plus prompts pour faire revenir le peuple de son erreur.

Le maire de Paris, BAILLY.

[16] La voiture du Roi s'arrête ; nous allons au-devant. L'huissier nous précède, et le cérémonial s'observe d'une manière imposante. (Manuscrit de Pétion, Mon voyage de Varennes.)

[17] Mon voyage à Varennes.

[18] Mon voyage à Varennes.

[19] Détail donné par madame la duchesse d'Angoulême.

[20] Mémoires inédits.

[21] Récit de Pétion.

[22] Relation de M. de Moustier.

[23] M. le comte de Sèze, dans son Histoire de l'événement de Varennes.