Les souverains, en France, au début du XVIIe siècle, ne disposent pas à
leur gré des revenus de l'État. — Rigueur de la comptabilité publique. —
Henri IV fixe à 400.000
livres le budget annuel de Marie de Médicis. — Détails
de ce budget minutieusement spécifiés d'avance par chapitres. — Les excédents
de dépenses de la reine atteignent en réalité le double de ces crédits et
sont causés surtout par des achats de bijoux. — Colères d'Henri IV ; son
avarice. — Attitude désobligeante de Sully qui multiplie les difficultés dans
les règlements de comptes. — Moyens compliqués qu'emploie le roi pour payer
les dettes de Marie : les maîtrises, les édits de créations d'offices, rendus
illusoires par l'opposition des gens de finances. — Réduite aux abois, la
reine a recours aux expédients ; elle fait de l'armement ; elle commandite ;
elle brocante ; elle met au mont-de-piété ; elle emprunte à ses domestiques.
— Rigueur de la Chambre
des comptes. — Devenue régente, Marie de Médicis augmente son budget des
revenus de son douaire ; elle achète des terres pour développer ses
ressources. — Mais ses dépenses croissent jusqu'à atteindre un million de
déficit annuel ! — Les affaires secrètes. — Comment Marie se procure de
l'argent : les pots-de-vin ; pillage du trésor de la Bastille. — Règlement
de dettes ; prodigalités ; placements à l'étranger.
Fastueuse dans ses goûts et dépensière, Marie de Médicis,
comme tous ceux dont les ressources ne sont pas aussi illimitées que leurs
fantaisies, a connu les pires misères des budgets embarrassés, dettes,
expédients et même procédés indélicats ! Les souverains, en France, au début
du XVIIe siècle, ne disposent pas à leur gré de l'ensemble des revenus de
l'État. Chaque recette est affectée à des dépenses précises : il y a des
règles de comptabilité suivies. Si le roi s'avise de détourner à son usage
personnel partie des fonds qui ne doivent pas normalement être mis à sa
disposition, il se heurte à la coalition des forces passives : comptables
n'obéissant pas, cours souveraines refusant d'enregistrer, chambres des
comptes multipliant les remontrances et rayant des bordereaux les sommes
détournées de façon à ce que les agents du trésor en demeurent personnellement
responsables. Il ne reste au roi qu'à imaginer de nouveaux revenus, moyen
plus légal, sinon plus aisé. Ce que le roi ne peut pas faire, pratiquement la
reine, qui ne dispose d'aucune autorité effective, le peut encore moins. Elle
n'a pas d'ordres à donner aux trésoriers de l'Etat. Désirant obtenir une
faveur du surintendant des finances, elle doit solliciter celui-ci presque
comme une particulière. La souveraine dispose sur le budget annuel de l'Etat
— ce que l'on appelle en ce temps l'État général par
estimation des dépenses — d'une somme fixe destinée à payer les frais
de sa maison, son entretien, ses plaisirs. Au delà de cette somme elle n'a
droit à rien. Ses crédits se trouvant dépassés, force lui est de réclamer du
roi un don gracieux afin de combler le vide. Le roi prendra cet argent sur le
fond de sa caisse destinée aux libéralités et qu'on appelle acquits au comptant ; ou bien il inventera une
recette exceptionnelle ; ou bien il laissera le déficit au compte de la
princesse, et alors celle-ci se trouve débitrice à l'égard de ses propres
trésoriers de sommes s'accumulant d'année en année ; pitoyable situation dont
Marie de Médicis, devenue reine régente, sortira en usant délibérément de sa
toute-puissance pour liquider le passé[1].
Henri IV rit beaucoup, au moment de son mariage, lorsque
la cour de Florence, mal instruite des rigueurs de la comptabilité en France,
persuadée qu'avec un contrôleur italien Marie de Médicis serait mieux
maîtresse des deniers de son budget demanda au roi de laisser prendre à la
princesse un comptable florentin, assurant Sa Majesté que la future reine
était una buona menaggiera, une bonne ménagère. Se défiait-il ? Avait-il déjà
de bonnes raisons de n'en rien croire ? Il répondit évasivement, puis choisit
un Français consciencieux, M. Florent d'Argouges.
Parcimonieux de sa nature, préoccupé avec Sully de
maintenir la plus grande régularité dans ses finances, Henri IV prit des
mesures pour que le budget de la reine fut tenu avec une extrême exactitude.
Tout bien pesé, il en fixa la somme annuelle à 400.000 livres. Et
d'abord la reine ne fut pas libre de repartir les 400.000 livres à
son gré.
Depuis de longs siècles, depuis le moyen âge, la
spécialisation détaillée de chaque article des comptes de ce qu'on appelait
jadis l'hostel de la reine était un principe
rigoureux. Il fallait que chaque dépense fût prévue méticuleusement d'avance.
Pour la nourriture, les gens devaient préciser bien
exactement, par le menu, et par chapitres séparés, pain, vin, chair, poisson,
bois, rôt, pâtisserie, épicerie, fruit, herbes, sel, cire, chandelle ;
distinguer les jours gras des jours maigres et les jeûnes ; évaluer le
chiffre des bouches à nourrir, totaliser par jour, par mois, par année. En ce
qui concernait le personnel, l'état général des officiers de la maison était
communiqué à la Cour
des aides, régulièrement et ne pouvaient être payés que ceux qui figuraient
authentiquement sur les contrôles. Ces principes, on les maintint étroitement
pour les finances de la nouvelle reine. La vérification des dépenses de Marie
de Médicis fut assurée par une infinité de paperasseries[2].
En décembre, les bureaux préparaient les éléments du
budget de l'année suivante. L'état, vu et signé de la reine, était porté au
conseil des finances qui le révisait avec soin, équilibrait l'ensemble,
s'assurait de la sincérité de chaque article, faisait telle modification
qu'il jugeait utile, puis le tout soumis au roi et approuvé par lui était
renvoyé au trésorier de l'Épargne, lequel était chargé de faire porter, à la
fin de chaque mois, au maître de la Chambre aux deniers de la reine, au caissier,
le douzième voulu. Chaque chef de service recevait alors copie sur parchemin
du chapitre du budget le concernant et son devoir était de s'y conformer
étroitement, sous la surveillance des contrôleurs, dressant avec soin la
liste de ses dépenses, dont l'écrou était
arrêté à la fin de chaque mois. Si des déficits se produisaient, par exemple
lorsqu'il venait aux tables plus de gentilshommes qu'on n'en attendait, ou
bien que quelque imprévu occasionnait un surcroît de frais, le contrôleur
devait, pour y faire face, utiliser les reliquats, les excédents de recettes
obtenus ailleurs : c'était la grosse affaire. S'il n'y avait aucun moyen de
trouver des moins-values quelque part on se résignait à avouer l'excès de la
dépense et à solliciter une nouvelle imputation de crédits sous forme d'assignations nouvelles, procédure lente,
compliquée, difficultueuse. Les règlements prévoyaient enfin qu'il pût
demeurer à la fin de l'exercice des crédits non employés, des deniers revenans bons ; d'avance, des
destinations étaient attribuées à ces sommes ainsi économisées, on s'en
servait pour refaire des meubles, remplacer
le vieux matériel usé[3].
Un pareil détail dans les prévisions des dépenses et
l'emploi des fonds avec le contrôle qui raccompagnait, mettaient Marie de Médicis
dans l'impossibilité de détourner un seul écu de son budget.
Les 400.000
livres qui lui étaient données furent réparties en une
douzaine de chapitres.
D'abord figuraient les dépenses de la maison elle-même, à
savoir la nourriture du personnel et de Sa Majesté, ainsi que les fournitures
matérielles : ceci comptait pour 156.000 livres et
était dit : dépenses de la Chambre aux deniers.
Les gages du personnel proprement dit montaient au total de 72213 livres, plus
ceux des gens de l'écurie qui représentaient 14 264 livres, et
ceux de la musique qui étaient de 9.000 livres.
L'écurie, chevaux, carrosses et le reste, prenait 60.000 livres.
Marie de Médicis touchait 3.000 livres par mois
pour ses menues dépenses personnelles — nous dirions argent de poche. — C'étaient
36.000 livres
par an, somme importante, puisque toutes les autres dépenses étaient par
ailleurs payées. L'article des habits, costumes ordinaires et vêtements de
fêtes, ballets, réceptions, confondu dans les dépenses afférentes à
l'entretien de l'appartement de la princesse, portait le nom d'argenterie ordinaire et argenterie pour la personne de
la reine ; le chiffre prévu était de 28.000 livres. Pour
ses voyages, Marie avait droit à 17.500 livres, sur
lesquelles elle pouvait prendre de quoi accorder quelques gratifications et
des récompenses. Si la somme ne suffisait pas, elle était autorisée à imputer
le surplus sur les 60.000
livres de l'écurie. Figuraient enfin à part, dans le
budget, les pensions octroyées à la dame d'honneur, 6.000 livres, à la
dame d'atour, 6.000, au chevalier d'honneur, 2.400, et enfin, l'indemnité,
les épices attribuées à Messieurs de la Chambre des comptes pour
examiner la comptabilité de la souveraine, 1.446 livres[4].
Or en dix ans, de 1601 à 1610, Marie de Médicis n'a su
rester dans les limites de ce budget de 400.000 livres
qu'une seule fois, l'année qui a suivi celle de son mariage, 1602 ! Les neuf
autres années elle les a dépassés dans des proportions surprenantes ! Il
semble que l'échelle de ses excédents trahisse quelque vague préoccupation,
après une année de dépenses trop fortes, de revenir à une modération
relative, soit qu'elle-même se trouve effrayée de l'allure de ses dépenses,
soit que le roi se fâche ; puis, l'année suivante, le chiffre monte plus
haut, la velléité, sinon d'économie, au moins de prudence, n'ayant pas duré.
La première année, 1601, le déficit est de 74.000 livres. Il
est de 35.000 en 1603 ; de 157.000 en 1604 ; de 29.000 en 1605 ; de 318.000 livres en
1606 ; et avec des oscillations diverses, de 61000 en 1607 ; 222.000 en 1608
; 141.000 en 1609 ; 470.000 en 1610 ! plus du double du crédit normal ! Il
est vrai que cette année-là Henri IV est mort. Devenue maîtresse de l'Etat,
Marie de Médicis ne comptera plus guère, puisqu'elle a les moyens royaux
d'inventer des recettes et à partir de ce moment les excédents grandiront à
vue d'œil[5].
Ce ne sont pas, jusqu'en 1610, les chapitres ordinaires du
budget de la maison qui croissent et se développent de la sorte ; la
nourriture et la fourniture se maintiennent aux mêmes prix ; le personnel,
qui est peu payé, comme nous l'avons vu, n'augmente pas et l'écurie reste
toujours la même. A la rigueur, les toilettes ne sont pas plus dispendieuses
qu'il ne convient et le crédit qui les concerne, 28.000 livres,
suffit. En fait de dépenses supplémentaires, la reine, propriétaire du
château de Montceaux, a des réparations à y faire faire, quelques
constructions qui n'ont rien d'exagéré, et Henri IV consent à lui allouer une
recette spéciale pour cet objet. Ce qui la ruine, c'est son goût effréné pour
les bijoux[6].
Les longues et interminables notes que celles qu'à chaque
pas on rencontre des orfèvres et des joailliers ! Tous les ans la liste enfle
démesurément. Valeur des objets et nombre de pièces, tout contribue à rendre
la dépense exorbitante. Nous l'avons vu précédemment, la reine prendra sans
hésiter deux diamants de 28.000 livres, quatre de 30.000. Elle
n'hésitera pas à se rendre acquéreur de numéros ruineux tels qu'une croix
d'or de 18.000
livres, un diamant de 75.000, un bracelet de 360.000,
tout en diamants ! Les mémoires des marchands se renouvellent allongeant
leurs listes de vingt, trente articles dont le total représente une profusion
inimaginable. Comment avec un fond annuel de 36.000 livres
destinées aux menus plaisirs, faire face à l'achat de diamants aussi
dispendieux et aux multiples emplettes de bijoux ? Voilà comment le crédit de
400.000 livres
est incapable de suffire aux goûts exagérés de la princesse. Quoique reine de
France, Marie de Médicis, aux prises avec les embarras financiers résultat de
ses dépenses inconsidérées, a été contrainte de subir les remontrances de ses
trésoriers se fâchant et refusant d'avancer des sommes dont ils étaient
ensuite responsables ; les colères d'Henri IV opposant toutes les difficultés
possibles à payer ses dettes ; la coalition des cours souveraines, chambres
des comptes, parlements, cours des aides, ne voulant pas lui faciliter le
paiement de ce qu'elle devait. Elle comprend elle-même que ses besoins sont
trop supérieurs à ses ressources. Hélas ! gémit-elle, en écrivant à un
Italien, Giovannini, qui lui demande 12.000 écus : de
penser que je puisse débourser cette somme, outre ce qu'il y va de la
conscience, c'est chose que mes affaires ne peuvent permettre, car vous savez
que ce qui est ordonné pour la dépense de ma maison n'y peut seulement
suffire ! Je suis redevable de grandes sommes pour plusieurs extraordinaires
que j'ai faites et que je suis contrainte de faire journellement. Et
répondant aux réclamations de son trésorier général, M. Florent d'Argouges,
qui appelle son attention sur les notes qui s'accumulent, elle s'écrie
désespérée : Je ne sais où prendre de quoi acquitter
ces dettes ![7] Elle ne sait où
prendre de quoi payer parce que la seule porte à laquelle elle puisse frapper
s'obstine à rester fermée, ou, si elle s'ouvre, ne s'ouvre que dans des
conditions dérisoires. Vous savez mieux que nul
autre, mande-t-elle au fidèle d'Argouges, les
grandes sommes dont je suis redevable, les grandes peines et presque
l'impossibilité que j'ai de tirer des gratifications ou bienfaits du roi,
Monseigneur, pour y satisfaire ; et elle ajoute tristement : tellement qu'il faudra, par nécessité, que je sois
contrainte de régler ma dépense !
Moitié riant, moitié, au fond, très sérieux, Henri IV se
refuse en effet péremptoirement à augmenter les recettes de la reine. Si les
dettes deviennent trop criantes et qu'il soit obligé de céder, il s'y prend
ensuite de façons si peu simples que Marie de Médicis a autant de mal à
recouvrer les sommes octroyées qu'elle en a eu à obtenir la concession
royale. La mauvaise volonté du roi tenait à plusieurs raisons. C'était
d'abord chez lui politique. Il pensait bien ne restaurer l'État qu'au moyen
de beaucoup d'argent et cet argent il ne l'aurait qu'en pratiquant et faisant
pratiquer autour de lui d'étroites économies. Ensuite, tout à l'opposé de sa
femme, il était, lui, très économe, très près regardant et même avare. Les misères
des temps héroïques lui avaient appris la valeur des écus ; il savait les
ménager ; il voulait qu'on ne les gaspillât pas. Il poussait ce souci jusqu'à
un point tel qu'il scandalisait ses contemporains ! Son
avarice est abominable ! abominevole,
s'écriait le résident florentin : c'est un ladre
vert ! déclarait d'Aubigné ; et les étrangers relevaient le vif
mécontentement que cette parcimonie exagérée provoquait dans le public.
Informé des bruits qu'on faisait courir sur son avarice, Henri IV, il est vrai,
s'indignait. Une fois, de colère, il ordonna à Sully de publier, pour faire taire les bavards, la liste des dettes
du royaume qu'il avait à payer et que Ton réglait peu à peu, tous les ans.
Sully additionna plus de 307 millions, sans parler des frais des traités de la
ligue s'élevant à 32 millions[8]. En ce qui
concernait Marie de Médicis, Henri IV ne protestait pas moins contre les
reproches qu'on lui adressait de ne pas faire assez pour elle. Comment ! disait-il un jour à Sully, mais j'use de plus de dons et gratifications envers ma
femme que jamais roi de France n'a fait envers la sienne, soit pour
l'ordinaire de la maison, soit pour les bienfaits extraordinaires ! Et
il poursuivait : Vous le savez bien, vous, puisque
vous la favorisez et que votre femme lui sert de solliciteuse ! Et il
était vrai, en partie, qu'Henri IV accordait à la reine plus qu'on n'avait
accordé avant lui à autre reine de France ; mais c'était que les précédentes
reines vivaient plus modestement et que celles qui avaient été magnifiques,
Anne de Bretagne, Catherine de Médicis, avaient eu de riches dots, des biens
personnels considérables qui leur permettaient de dépenser royalement. Quant
à ce que Sully secondât la reine dans ses réclamations et que la femme du
surintendant servît d'intermédiaire pour transmettre les demandes de la
souveraine, l'affirmation eût bien surpris la reine si celle-ci en eût eu
connaissance[9]
!
M. de Sully favorable ! Mais c'était, au contraire,
l'humiliation de la princesse que d'avoir à solliciter le ministre
désagréable, à le supplier comme elle était obligée de le faire ; à subir ses
refus dénués de bonne grâce, presque de courtoisie ; à affronter son humeur
acariâtre ! Ce gros homme farouche, au front chauve, à la grande barbe, au
regard dur qui vivait seul là-bas, à l'Arsenal, dans un cabinet sévère, orné
des portraits austères de Luther et de Calvin, toujours travaillant, toujours
en affaires, était insupportable à tout le monde ! Il recevait les gens sans
se lever, sans cesser d'écrire, sans les faire asseoir, refusant sèchement ce
qu'on lui demandait : Mais c'est une bête ! e una bestial s'écriait un ambassadeur italien sortant
de chez lui outré ! — Il a la coutume ordinaire
d'offenser tout le monde ! disait le prince de Condé ; et un étranger
écrivait : Il est si superbe, si altier, si insolent
et orgueilleux qu'il n'estime plus être humain ! Personne ne venait de
chez lui pour quelque audience qui ne proférât des injures furieuses à son
adresse : quello animale ! quel animal ! faisait Vinta, le ministre du
grand-duc de Toscane en mission à Paris ; c'est un
palefrenier ! ajoutait M. de Gondi ; un
monte di bestie ! renchérissait Giovannini. Quand on parlait au
roi de son surintendant, Henri IV riait : Qu'est-ce
que paierait le grand-duc votre maître, répondait-il, gaussant, à
l'envoyé florentin, pour avoir un pareil ministre ?
Tout de même, observait l'autre, e troppo
terribile, per non dir altro ! En réalité Henri IV tenait à Sully
parce que le surintendant était très bon administrateur, ménager des deniers
publics, rude à l'égard de ceux qui malversaient. Il avait bien à supporter,
comme chacun, l'humeur désagréable du personnage, et il est probable que,
s'il eût vécu, il eût fini par se défaire de lui tant il lui trouvait le
caractère difficile ; d'ailleurs il soupçonnait la
netteté de ses mains. Mais, provisoirement, sa confiance dans son
jugement était entière. Au conseil des ministres le surintendant avait
généralement le dernier mot et le roi ne faisait rien sans le consulter[10].
M. de Sully s'était parfois servi de l'intermédiaire de la
reine pour demander au roi quelque faveur qu'il n'osait pas solliciter en
face. Il avait de la sorte quémandé la place de Saint-Maixent que,
d'ailleurs, Henri IV ne lui avait pas donnée. Mais toutes les fois que Marie de
Médicis avait tâché de faire agir M. de Sully, c'était le surintendant qui
s'était toujours dérobé. Même pour des affaires courantes le peu de souplesse
du ministre, sa mauvaise volonté, ses réponses désagréables avaient fini par
indigner la princesse. Elle se plaignait amèrement au roi. Doucement Henri IV
cherchait à la calmer, lui conseillant de ménager le ministre, de le traiter
avec prudence, de le prendre par de bonnes paroles. Elle s'irritait alors :
Avait-elle donc un autre maître que le roi ? Etait-elle donc obligée de faire la cour à Rosny ? fare la corte a Rosny ? Peut-être y avait-il en
une certaine mesure de sa faute et l'attitude du surintendant était-elle due,
en partie, aux maladresses de la souveraine. L'envoyé florentin écrivait : La reine se plaint de Rosny, mais d'abord Rosny était tout
à elle, tulto suo, elle l'a refroidi et blessé, ainsi que sa femme, en
ne tenant pas compte d'eux. Elle profite mal des conseils et ne sait pas se
gouverner ; elle aurait pourtant grand besoin de se faire des amis !
Humeur difficile du ministre ou imprudence de la reine, les relations des deux
personnages étaient aigres[11].
Les comptes s'en ressentirent. Sully avait beaucoup de
moyens d'être désagréable à la souveraine, tous aboutissant à ne pas donner
d'argent : par exemple il retardait le paiement des mensualités du budget
ordinaire ; en fin d'exercice il cherchait à rogner 1.000 écus ; il fallait
que la reine écrivît des lettres pour que le trésor acquittât ce qu'il
devait. Lorsqu'une recette exceptionnelle était octroyée à Marie afin de
payer une dette, la princesse passait contrat avec un individu quelconque,
lequel donnait comptant une somme fixe et s'arrangeait pour percevoir la
recette à ses dépens, la somme à recouvrer étant supérieure à celle qui était
livrée à la reine. Ces contrats devaient être contresignés par le
surintendant : le surintendant ne contresignait pas. Deux mois, trois mois se
passaient. L'individu avec qui on avait traité se fâchait, menaçait de
résilier et la reine désolée était obligée d'écrire au ministre des lettres
suppliantes : il y va de ma réputation !
gémissait-elle[12].
Une fois convaincu de la nécessité de donner des fonds à
Marie de Médicis pour éteindre ses dettes, Henri IV commençait par refuser
tout don d'argent pur et simple. Le procédé eût été trop commode, en vérité,
le trésorier général de la reine n'ayant qu'à aller toucher au trésor. Le
roi, dans une heure d'épanchement avec les filles d'honneur de la souveraine,
osait avouer le motif de cette détermination : Je ne
veux pas donner un sou à la reine, disait-il,
parce que tout irait dans la bourse du signor Concini ! La cause
véritable était qu'il ne voulait pas encourager sa femme à demander de
l'argent par une trop grande facilité à recevoir celui-ci et, d'autre part, qu'il
réservait les acquits au comptant pour ses maîtresses ! A peine une fois, au
début de l'année 1605, se décidera-t-il à faire cadeau à la reine de 30000 livres ; mais
la même lettre qui priait Sully de délivrer à Marie de Médicis cette somme
lui ordonnait de mettre à la disposition de Jacqueline de Bueil, comtesse de
Moret, 9.000 livres
! Tout l'argent liquide allait aux amies ; la reine n'avait pour elle que des
ressources aléatoires qu'il fallait percevoir difficilement, avec des risques
nombreux[13].
A certaines heures particulièrement critiques, Marie de
Médicis eut l'idée de faire appel à la générosité du grand-duc de Toscane,
son oncle. Elle lui disait qu'elle avait recours à lui comme à son père. Par
intérêt et par pitié, le grand-duc se laissait fléchir. Henri IV, informé, en
conçut une grande irritation et de la honte, molta
vergogna. Il crut devoir s'excuser auprès de l'envoyé florentin en
mettant la pénurie de sa femme sur le compte de la mauvaise volonté de ses
ministres, quei tenaci ministri, qui
refusaient toujours à la reine ce que celle-ci réclamait. Ni l'envoyé, ni le
grand-duc ne furent jamais dupes[14].
Les ressources aléatoires que le roi consentait à mettre à
la disposition de la reine consistaient dans la création, au moyen d'édits,
de recettes exceptionnelles que la princesse aurait à recouvrer. Parmi ces
créations de recettes il en était une qui revenait de droit, par tradition, à
la souveraine, c'était l'institution de maîtrises.
Lorsqu'un apprenti, dans un métier quelconque, voulait passer
maître, il devait obtenir des lettres de maîtrise constatant qu'il avait
terminé son apprentissage. Il payait un droit au roi. Le nombre des maîtrises
étant limité, pour battre monnaie, il n'était que de créer une ou deux
maîtrises de plus dans chaque métier sur toute la surface du royaume ; le
nouveau maître payant une somme variant de 8 à 20 écus le total recueilli
était d'importance. On institua des maîtrises au profit de la reine au moment
de son mariage et à l'occasion de la naissance de ses enfants. Pour son
mariage Marie de Médicis en eut deux ; à la naissance du dauphin, le futur
Louis XIII, quatre ; à celle de chacune des filles, une ; au moment de la
naissance de Gaston, en 4608, deux. En dehors du mariage et des naissances,
la reine avait également droit à une maîtrise dans
chaque ville où elle entrait. Elle alla visiter beaucoup de villes.
Malheureusement le résultat fut que le chiffre des maîtrises ayant crû outre
mesure, les corporations mécontentes s'arrangèrent de manière que personne
n'achetât plus les lettres nouvelles créées. Le roi, préoccupé d'un état de
choses qui ruinait pour la reine un moyen accepté de profits extra-réguliers,
résolut de réduire d'un coup le nombre des maîtrises et en 1608 révoqua
toutes les lettres qui, ayant été données avant son avènement, n'avaient été
délivrées que depuis. C'était peu de chose ; ce léger palliatif ne modifiait
pas le mal, et Marie de Médicis vit peu à peu s'évanouir le procédé le plus
admis et le plus aisé pour elle de se procurer de l'argent[15].
Tous les autres étaient difficiles, compliqués et
incertains. Il fallait d'abord en trouver et on va voir quelle imagination
était nécessaire afin de découvrir des sources de revenus insoupçonnées,
d'inventer des causes d'imposition exceptionnelle. Les inventeurs, il est
vrai, ne manquaient pas. Il était toute une classe d'individus suspects, gens
d'affaires de moralité douteuse, qui passaient leur temps à venir proposer
des combinaisons sur lesquelles, naturellement, ils auraient à toucher un pot-de-vin. A la recherche d'expédients, Marie de
Médicis accueillait toutes les propositions. Les grands en recevaient aussi,
d'ailleurs, du même genre, concernant, par exemple, des provinces qu'ils
avaient en gouvernement et ils sollicitaient du roi l'exécution des idées
qu'on leur soumettait. Oh ! le ramas de ces
canailles et sangsues de partisans, s'écriait Sully, qui avait en
horreur ces gens d'affaires, rapporteurs,
dénonciateurs, mouches de cour et donneurs d'avis pour trouver de l'argent à
la surcharge du peuple ! Le moyen était bon ; on en jugera par la
variété et le nombre des impositions exceptionnelles édictées au profit de la
reine[16].
Mais une fois qu'une idée était trouvée et admise par
Henri IV, il y avait à dresser un édit. Or, avant d'être signé par Sa Majesté
l'édit de création de ressources nouvelles devait être délibéré en conseil
d'Etat, première difficulté. Les complications administratives des
propositions suggérées à la souveraine étaient souvent telles qu'il fallait
bien que les ministres examinassent la question. Les refus, expliqués ou pas,
étaient ici faciles. Marie de Médicis, dans la crainte d'une opposition qui
pouvait empêcher la réalisation d'un projet, en était réduite à solliciter
individuellement chaque membre du conseil, à insister pour qu'il se prononçât
dans un sens favorable aux intérêts de la souveraine, à supplier même. Elle
écrivait à tout le monde. Les lettres à Sully étaient plus particulièrement
pressantes, presque obséquieuses, attendu l'autorité qu'avait au conseil la
parole du redoutable surintendant. Elle s'en remettait à lui avec un abandon
et une confiance simulés : Je n'entends pas,
lui écrivait-elle une fois, que cette affaire se
passe autrement que selon ce que vous en ordonnerez et le trouverez à propos.
Le conseil ayant enfin donné un avis favorable, l'édit du roi était rendu et
un arrêt de ce même conseil en déterminait l'exécution.
Mais alors, autre formalité, les édits devaient être
enregistrés par les parlements, ou, suivant les cas, par les chambres des
comptes, les cours des aides. A ce moment les difficultés devenaient
inextricables. D'elles-mêmes, effet de la tradition, ces cours n'aimaient pas
enregistrer des édits représentant, en définitive, des manières
d'accroissements d'impôts. Par intérêt pour les peuples, par devoir de
conscience, par goût de montrer leur autorité, elles faisaient des
remontrances au roi. Le roi insistait en envoyant des lettres de jussion. Les
cours répétaient leur refus ; le roi renouvelait ses lettres et les choses
allaient des mois, des années durant, jusqu'à ce que l'un des deux
antagonistes se lassât. Quelquefois, quand l'affaire en valait la peine,
Henri IV se fâchait et la cour qui avait attiré la colère du prince passait
un désagréable moment ; le plus souvent il laissait aller et les magistrats,
avec le temps, avaient le dernier mot. Ils opposèrent ainsi à tous les dons
octroyés à Marie de Médicis l'opposition par inertie la plus obstinée[17].
Malheureusement pour la reine, Henri IV était de
connivence avec eux. Par une astucieuse machination il avait combiné avec les
cours que lorsque celles-ci recevraient des édits de création d'office en
faveur de qui que ce fût, elles pourraient ne jamais les enregistrer, malgré
toutes les lettres de jussion du monde, si le roi ou Sully ne leur avaient
pas écrit une lettre autographe spéciale les prévenant. Henri IV et son
ministre appelaient cette lettre, en riant, le mot
du guet. Quand il avait fallu céder aux sollicitations de la reine, le
souverain, au moyen de ce procédé, pouvait retirer d'une main ce qu'il semblait
avoir donné de l'autre : Vous savez,
rappelle-t-il à Sully, dans une circonstance de ce
genre, que j'ai défendu aux cours d'entrer en l'enregistrement d'aucun édit
si elles n'ont des lettres de ma propre main ou de la vôtre, quelque jussion
qu'elles reçussent ou lettres de cachet qui leur fussent adressées[18].
Pauvre Marie ! Que lui servait alors de se donner tout le
mal qu'elle prenait afin de décider les diverses compagnies à accepter l'édit
soi-disant signé par le roi qu'on leur expédiait ! En 1605 Henri IV lui avait
accordé tout l'argent qui pourrait revenir des
rachats, sous-rachats, lods et ventes, aubaines et confiscations et autres
droits seigneuriaux à échoir en Bretagne durant neuf années. La Chambre des comptes de
Nantes refusait de vérifier l'édit. La reine obtint du roi lettres de jussion
sur lettres de jussion : rien n'y faisait. Elle écrivit elle-même à tout le
monde, premier président, présidents, conseillers, soit quinze lettres : elle
plaidait sa cause avec chaleur : Avant moi,
expliquait-elle, d'autres ont joui de ce privilège
qui n'estoient pas de ma qualité et n'avoient point plus de considération ni
de mérite que j'en ai ! La chambre restait insensible et répliquait
qu'il fallait au préalable soumettre la question aux États de Bretagne.
Nouvelle série de quinze lettres de la reine : Mais
les États, ripostait-elle avec vivacité, n'ont
rien à voir dans cette affaire qui ne les regarde pas ! Puis alors
elle se faisait modeste ; elle jurait qu'elle n'avait pas l'intention de
dépenser cet argent pour son usage personnel, qu'elle en avait besoin afin de
donner quelques gratifications à des particuliers. Des mois se passèrent,
rien ne vint de Nantes. La reine fit lancer de nouvelles lettres de jussion ;
elle écrivit à nouveau de longues séries de lettres. Henri IV n'avait pas
expédié de missive autographe : elle attendit en vain[19] !
Longue est la liste des propositions de recettes qui ont
été ainsi faites à Henri IV par Marie de Médicis et acceptées par lui dans
des conditions illusoires.
Les moins compliquées aboutissaient à la création de
fonctions publiques nouvelles. Mais les charges se payant en ce temps et tout
accroissement du nombre de ces charges amenant la diminution de la valeur des
autres, les résistances des corporations dont on lésait les intérêts,
provoquées par là comme à plaisir, venaient encore rendre plus malaisée la
perception de la recette. Quand il ne s'agit que d'instituer, ce que fait
Henri IV en 1604, deux receveurs, deux payeurs et deux contrôleurs de rentes
en Normandie, il n'y a que la
Chambre des comptes de Rouen qui fasse quelque difficulté
pour une question ne la touchant pas d'ailleurs directement. Il n'en va pas
de même lorsqu'on 1605 le roi consent à créer au parlement de Rennes deux
charges de conseillers. Marie de Médicis a pressé le chancelier de rédiger
l'édit, de le sceller, de l'expédier, afin que l'affaire
soit promptement dépêchée ; le parlement de Bretagne refuse d'accepter
cette augmentation de magistrats. Un an après la signature de l'édit, l'acte
n'est pas enregistré. Il finira par l'être, mais au prix de combien
d'instances et de prières[20] ! — En 1604 le
roi a créé dans les mêmes conditions quatre charges de conseillers aux
requêtes au parlement de Toulouse soi-disant pour aider la reine à payer les
frais des réparations qu'elle fait au château de Montceaux. Le parlement de
Toulouse refuse de vérifier l'édit. Lettres de jussion succèdent encore aux
lettres de jussion ; missives adressées par la souveraine à chacun des
présidents et conseillers sont expédiées année par année en Languedoc. Trois
ans après, en 1607, Marie de Médicis écrivait toujours ses séries de lettres
et le roi libellait ses lettres de jussion sans plus de succès. Le parlement a tenu si peu de compte, mandait-elle
irritée, en 1608, au premier président de Toulouse, M. de Verdun, des ordres et prières qu'on lui a adressés, que je m'étais
résolue de n'en escrire plus et de faire instance pour obtenir une autre
assignation au lieu de celle qui m'a esté ci-devant baillée. Mais Henri
IV n'a pas voulu donner cette autre assignation. Il n'a pas voulu non plus,
ce que proposait la reine, réduire le chiffre des conseillers à créer de
quatre à deux. Il a consenti seulement à ce qu'on envoyât une huitième lettre
de jussion : peine perdue ! Deux ans après la mort d'Henri IV, en 1612, soit
huit ans après la signature de l'édit, l'affaire n'était pas conclue[21] !
Pas plus facile ne fut la question des secrétaires de
Navarre. Lorsque Henri IV, roi de Navarre, était devenu roi de France, il avait
fallu faire un sort au personnel de l'ancienne petite cour de Pau et Marie
avait proposé que les fonctions de secrétaires de la
maison et couronne de Navarre fussent érigées en celles de secrétaires de la maison et couronne de France
moyennant un droit qu'elle aurait touché ; c'était une affaire de 20.000 livres
destinées à payer les dettes dues à son surintendant, M. d'Attichy. Après
bien des difficultés, parlement et Chambre des comptes avaient enregistré. La Cour des aides refusa. La
place prise dans la correspondance de la reine par les lettres innombrables
de prières qu'elle écrit à ce sujet est disproportionnée !
Henri IV avait consenti encore à accorder des offices de secrétaires ordinaires de sa chambre,
puis aussi des survivances de secrétaires de la
maison et couronne de France ; d'audienciers et contrôleurs de grandes et
petites chancelleries, et de secrétaires en icelles ; la princesse se
heurta aux mêmes obstacles[22].
A côté de ces créations d'offices proprement dits, quelle
variété de ressources imaginées pour venir en aide aux finances obérées de la
reine !
Sur la proposition d'un certain Jean Coberet on donne à
Marie de Médicis l'argent qui pourra provenir des amendes infligées aux
fraudeurs coupables d'avoir volé l'Etat à propos de certain droit : de soixante et quarante sols à payer de chaque quintal de
sel mis en vente dans le Languedoc. La souveraine doit en tirer 120.000 livres et
Coberet touchera 2.000
livres de commission. En 1605 le roi avait rendu un
édit qui autorisait dans toute la Normandie deux individus par paroisse à se
libérer d'un certain nombre de charges et impôts moyennant une somme fixe
qu'ils paieraient une fois pour toutes ; ces sommes étaient abandonnées à la
reine. Un nommé Leclerc se présente, offre 80.000 livres de forfait
afin de prendre l'affaire à son compte. On examine la proposition, on hésite
; là-dessus en vient un autre appelé Nicolas Pallier qui propose 160.000 livres, le
double : on l'accepte. Pallier devait sans doute y gagner encore largement[23].
Tous les huissiers et sergents qui jusque-là ne pouvaient
instrumenter que dans le ressort de leurs parlements respectifs reçoivent la
faculté d'agir dans le reste du royaume contre un droit payable à la reine. —
Notaires, huissiers et sergents exerçaient en vertu de commissions dressées
par les baillis, sénéchaux et prévôts, qui les immatriculaient. On décide
qu'il leur sera donné des lettres royales moyennant de nouveaux droits à
verser entre les mains de la souveraine. — Les
anciens voituriers et fermiers des gabelles du Lyonnais avaient
quelques reliquats de comptes à solder et des amendes probables à débourser
en raison d'irrégularités vraisemblables dans leurs écritures. Marie de
Médicis se fait attribuer ces restes. — En 1605 les officiers des bureaux
d'élections du royaume étaient rétablis dans leurs droits et privilèges ; ils
doivent acquitter des sommes laissées à la reine. — Quoi encore ? Henri IV
consent à donner à sa femme les deniers provenant de
la recherche des quatre cas réservés par les lettres d'abolition qu'il a
octroyées à ses officiers en l'année 1601, et aussi de la rétention des
deniers faits par les officiers et autres commis au recouvrement et recette
d'iceux, de quelque nature qu'ils fussent ; — les deniers laissés es fonds tant des recettes générales que
particulières du domaine, des aides, tailles, taillons, décimes, clergé,
gabelles, traites et impositions foraines ou domaniales ; des maisons et
hôtels de ville du royaume pour le paiement d'aucunes rentes amorties,
supposées, doublement employées en deniers comptés et non reçus ou échus par
déshérence, forfaiture et méconnaissance ; — les deniers provenant des exempts dits francs lopins ; — ou des francs fiefs, nouveaux acquêts et recherches de
l'administration des levées et révision des comptes des receveurs des
diocèses du Languedoc... etc. Il n'était particularité fiscale,
féodale, administrative que les donneurs d'avis n'eussent consciencieusement
examinée pour y découvrir quelque source insoupçonnée de revenus[24]. Il y eut plus :
en 1609 les Espagnols chassèrent de leur péninsule les derniers Moresques. Ce
fut un lamentable exode à travers les Pyrénées de huit ou neuf cent mille
misérables qui traversèrent le midi de la France dans un état de dénuement complet. Ne
s'avisa-t-on pas de décider qu'on leur enlèverait, pour prix de cette hospitalité
transitoire, leurs hardes, meubles, or et argent
monnayé ou non monnayé, et que le produit de cette manière de brigandage
reviendrait à la reine ! Le parlement de Toulouse mit heureusement une
mauvaise volonté honorable à ce détroussement singulier[25].
Était-ce effet de la quantité chaque jour croissante
d'arriérés ou le résultat de l'opposition des cours souveraines rendant vains
les dons du roi ? Tous ces expédients furent insuffisants. En dehors et à l'insu
d'Henri IV, Marie de Médicis résolut alors, afin d'accroître plus
délibérément ses recettes, d'essayer des entreprises commerciales et de
tenter des combinaisons fructueuses de natures diverses.
Elle fit, d'abord, de l'armement. Elle acheta un gros vaisseau, aux Pays-Bas et se proposa
d'entreprendre le transport maritime de la côte hollandaise à la côte
italienne. Mal lui en prit. Les États des Provinces-Unies, ignorant la haute
qualité de l'armateur, mirent l'embargo sur le bâtiment en question, à propos
de contraventions quelconques, et le gardèrent. La reine fit réclamer par
Henri IV. Elle reçut une réponse défavorable. Touchée
au cœur, comme elle l'écrit, elle s'adressa à son ambassadeur à La Haye, M. de Buzanval, à
l'envoyé des Provinces-Unies en France, Aarsens, remuant ciel et terre afin
de se faire rendre son navire : ce premier essai n'avait pas été heureux[26].
Elle s'y prit autrement : elle commandita. Etant venue au
Havre, au cours d'un voyage, elle consentit à placer plusieurs milliers
d'écus sur quatre vaisseaux en partance pour le Pérou, voulant courir risque ! Un M. de Serre fut par elle chargé de prendre garde à leur retour afin de me faire savoir ce
qui reviendrait à mon profit de cet argent. A la saison marquée elle
prévenait M. de Serre qu'il eût à avoir l'œil
exactement à l'arrivée de chacun desdits vaisseaux et à ce qu'ils
rapporteront, vous faisant présenter par le menu leurs marchandises, papiers
et inventaires, afin que je ne puisse estre frustrée de ce qui m'en peut
appartenir. Malheureusement la campagne avait été détestable ;
l'affaire fut mauvaise. Non seulement Marie de Médicis n'avait aucun profit à
espérer, mais le capital même était compromis. La
fortune a été si peu favorable, écrivait-elle mélancoliquement, tant s'en
fault qu'utilité en provienne aucune, qu'il sera même impossible d'en retirer
mon principal ! Le second essai n'avait pas été plus satisfaisant[27].
Alors elle brocanta. A certaines heures difficiles,
lorsqu'elle voulait un bijou trop cher et que le joaillier ne se décidait pas
à vendre à crédit, elle fouillait dans ses coffres, ramassait des objets en
or auxquels elle ne tenait plus et les vendait. Petite-fille de banquiers
exacts, elle opérait sa vente dans des conditions de garantie suffisantes :
devant elle on commençait par fondre cet or, au creuset : cadeaux de
provinces, présents du roi, objets d'art, statuettes, bracelets ; puis on
pesait et la vente était faite au comptant, suivant le poids. Elle débita
ainsi sa vieille vaisselle d'argent qu'on lui achetait de cette manière[28].
Elle mit au mont-de-piété en Italie. Ce fut une affaire
longue et confuse. Bien avant elle, les rois de France du XVIe siècle ayant
besoin de fonds avaient emprunté à des banquiers italiens et leur avaient
engagé, pour la peine, des joyaux de la couronne. Un à un ces joyaux avaient
passé à Rome, à Florence, où beaucoup, faute d'être rachetés, avaient même
fini par être vendus. C'étaient les Rucellaï qui étaient les principaux
agents de cette affaire. En 1576
M. de la
Rocheposay, ambassadeur de France à Rome, avait été chargé
officiellement d'engager des diamants de la couronne entre les mains d'aucuns princes et Estats de l'Italie. L'histoire
des joyaux engagés étant assez obscure, Marie de Médicis profita du trouble
de la question pour emprunter elle-même en Italie en envoyant aussi des
bijoux du roi. Le procédé était indélicat. On distinguait, à cette date, les
bijoux particuliers de la reine, ceux qui lui appartenaient en propre et
qu'elle pouvait donner ou vendre, de ceux de la couronne, au contraire
intangibles. Il était dressé des inventaires de ces derniers et la Chambre des comptes ne
se faisait pas faute, lorsqu'on lui présentait, sur le budget de la reine,
quelque grosse dépense relative à un achat de diamant, de demander si l'objet
avait été inscrit à l'inventaire de la couronne, ce contre quoi,
naturellement, Marie de Médicis protestait en disant qu'elle avait acheté
l'article de ses deniers, pour elle, et non au profit de l'État. Afin de
dissimuler sa démarche, elle poussa Henri IV et Sully à liquider toute l'affaire
d'un coup en rachetant en Italie l'ensemble des bijoux engagés. Sully, dans
ses Economies royales, se fait un mérite de ce rachat. Il ne s'opéra
pas sans peine. Henri IV, aux premières tentatives de Marie de Médicis, avait
déclaré ne pas se soucier de l'affaire. En relation épistolaire avec les
Rucellaï, la reine pressait ceux-ci de consentir à quelque composition en
baissant le chiffre des sommes à solder. La question était de trouver de
l'argent. Henri IV finit par deviner que la reine avait engagé les joyaux de
la couronne et, après la première colère inévitable, se décida à racheter.
Les négociations furent épineuses. Les Rucellaï vinrent à Paris ; Marie de
Médicis envoya en Italie. Le gouvernement d'Henri IV s'était résolu, afin de
trouver de quoi payer, à porter ledit qui exemptait deux personnes, par
paroisse, d'un certain nombre d'impôts, de charges et de droits moyennant une
somme définitive. Malgré l'opposition des parlements qui refusaient
d'enregistrer, on parvint à une solution vers 1607. Nicolas Roger, l'orfèvre,
valet de chambre de la reine, se rendit à Rome ; l'ambassadeur, M.
d'Alincourt, agit. Les héritiers de Horacio Rucellaï se dessaisirent des
joyaux et le cardinal du Perron revenant de Rome en septembre 1607 rapporta
le précieux dépôt[29].
Marie de Médicis emprunta autour d'elle. Elle connut le
misérable sort des maîtres qui se font avancer de l'argent par leurs
intendants. Non seulement le malheureux M. Florent d'Argouges eut à prendre à
son compte personnel des dépenses que la chicaneuse Chambre des comptes
refusait d'approuver dans le budget de la souveraine, mais il dut prêter de
ses deniers à la princesse de quoi payer ses fantaisies. Un jour que celle-ci
voulait absolument acheter à l'orfèvre de La Haye un diamant de 4.500 écus ainsi qu'une douzaine
de petits boutons d'or de 538
livres — et elle n'avait pas le premier sol, — elle
proposa au marchand de lui payer la somme sur les gains du roi au jeu,
singulière attribution de recette ! Le roi, paraît-il, avait promis.
L'orfèvre, comme on pense, refusa. M. Florent d'Argouges fut invité, en termes
impératifs, à avancer les 4.679 écus. Heureusement pour lui que, tenant les
comptes, M. Florent d'Argouges s'arrangeait de façon à retrouver ce qui lui
était dû lorsque arrivait quelque recette fructueuse. A sa mort, cependant,
en 1610 — c'était son fils qui allait lui succéder, preuve qu'après tout la
place n'était pas si mauvaise, — on lui devait encore 28.255 livres[30].
Nous venons de dire la bizarre proposition qu'avait faite
Marie de Médicis à un marchand pour le payer. Elle usa de beaucoup de
combinaisons analogues, expédients inattendus de gens aux abois contraints à
des procédés tortueux. Ainsi, afin de régler leurs mémoires aux marchands
d'argent Robin et Briant, elle leur proposait le produit de ce qu'on pourrait
relever d'erreurs de calcul dans les prix du sel des généralités d'Orléans et
de Moulins ! Le piquant est que les malheureux, rassurés par des lettres
patentes destinées à certifier leurs droits, acceptaient ! Dans une autre
circonstance Marie de Médicis ayant acheté à M. de Monglat de Saint-Aubin
quatre diamants pour le prix élevé de 96.000 livres
s'arrangeait avec lui, en ce qui concernait le paiement, de la façon suivante
: M. de Monglat recevait 6.000
livres comptant et le surplus était à réclamer par lui
à un certain Médéric Levasseur, ci-devant
adjudicataire et fermier de la somme de 30 sols pour muid de vin entrant en
la ville et faubourg de Saint-Maixent. Levasseur devait son fermage
des années 1607 et 1608 ; on passait la créance à M. de Monglat avec charge
de toucher dessus ce qui lui était dû à ses périls
et fortunes. Ceux qui n'acceptaient pas ces procédés étranges
exigeaient alors qu'on leur payât au moins les intérêts des sommes dues et ces
intérêts étaient si élevés qu'ils représentaient plutôt, disait-on, des
manières d'amendes infligées par année de retard. Hélie Fruit et Mathieu
Coulbes, joailliers, touchèrent ainsi plusieurs années durant 4.000 livres comme
intérêts de la somme de 30
300 livres qui leur était due pour
vente de marchandises de joaillerie et par année de retard. C'était
plus de 12 p. 100[31].
Les difficultés, dans lesquelles se débattait la reine de
France et auxquelles elle tâchait de remédier par ces moyens divers, étaient,
avons-nous dit, en partie la conséquence de l'attitude de la Chambre des comptes.
Réorganisée par Henri IV en 1598, et, son action rendue plus forte, la Chambre des comptes
était pleine d'ardeur. Implacable même pour des questions de forme, elle
n'exigeait pas seulement que toutes les ordonnances de dépenses dans la
maison de Marie de Médicis portassent sur quelle
nature de deniers les dépenses devaient être payées, mais encore que
toutes les quittances fussent visées et contrôlées par l'intendant général des
finances de la reine[32]. Lorsque cet
intendant, M. d'Attichy, fut atteint de la maladie qui l'emporta, et qu'il
lui fut impossible de rien signer, M. Florent d'Argouges manqua être ruiné !
Les quittances n'étant ni visées ni contrôlées, la Chambre déclara qu'elle
n'accepterait rien : tout était illégal. Marie dut écrire une longue lettre
de détails précis sur la maladie et la mort de M. d'Attichy. — Le lendemain
de l'assassinat d'Henri IV, Marie de Médicis avait envoyé chercher 400.000 livres au
Trésor, afin de payer les déficits de ses budgets de 1607 et 1608. La somme
arrivée, elle se ravisa, solda 320.419 livres d'arriéré et se lit remettre
de la main à la main par Florent d'Argouges, sur les 79.581 qui restaient, 50.000 livres, pour subvenir, disait-elle, à nos affaires particulières. La Chambre accepta qu'on
fût allé chercher 400.000
livres au Trésor sans autre justification et qu'on eut
payé 320.000 livres
de dettes ; mais elle raya les 50.000 livres des registres de M. Florent
d'Argouges et les lui laissa à son compte, sous prétexte qu'il n'y avait pas de recette de ces 50.000 livres.
D'Argouges eut beau expliquer que c'était le restant disponible des 400.000 livres, il
n'obtint rien ; force fut d'attendre quatre ou cinq ans et les ordres
impérieux de la reine régente afin que la Cour se décidât à s'incliner par obéissance[33].
Le trésorier attendit parfois neuf ans, dix ans, avant de
voir régulariser des détails insignifiants de comptes. Dans le budget de 1601
il se trouvait un certain M. Cappe, médecin, qui avait touché 90 livres ; en 1603, un
M. Arnauld, conseiller, qui avait reçu 110 livres 10 sols ;
M. de Bullion, 300
livres ; M. de Rougemont, conseiller clerc d'office, 200 livres. La Chambre notifia que M.
Cappe n'était inscrit sur les états que comme devant recevoir 10 livres ; que M.
Arnauld, n'ayant eu le brevet de sa provision de conseiller que le 8 mai
1603, ne pouvait pas toucher l'année entière de son traitement ; que quant
aux deux autres, leurs noms ne figuraient pas sur les états de la maison ;
cela faisait en tout 663
livres indûment payées, disait-elle, par le trésorier
général : elle les raya. Dix ans durant le trésorier et la reine réclamèrent,
le premier ayant avancé la somme de ses deniers. Ce ne fut qu'en 1612, par un
mandement de la régente, que la
Chambre, recevant l'ordre formel de régulariser ces 663 livres, céda.
Il n'était minutie administrative que la Chambre n'invoquât pour
refuser l'approbation de dépenses particulières. Lorsque la reine donnait une
gratification d'argent à un individu quelconque de sa maison le document
devait être contresigné par le secrétaire de ses commandements, M.
Phélippeaux de Villesavin. Une fois, elle s'avisa de gratifier de 1.200 livres M.
Phélippeaux lui-même ; et celui-ci, sans penser à mal, contresigna
l'ordonnance. Ce fut toute une histoire ! Jamais la cour souveraine ne voulut
maintenir ces 1.200
livres, sous prétexte que
ledit Phélippeaux ne pouvoit signer en son propre fait comme secrétaire des
commandements. Il fallut encore un mandement royal[34].
Et que de réclamations ! Tantôt la Chambre trouve que la
reine a trop de secrétaires et de maîtres des requêtes, quelque peu payés que
soient ces personnages ; Marie de Médicis, obligée de présenter sa défense,
explique que c'est le roi qui en a nommé le plus grand nombre ; que néanmoins
elle s'excuse et promet de n'en pas augmenter le chiffre, même de le diminuer
; tantôt la cour prend sur elle d'exclure les officiers de la maison de la
reine des privilèges et exemptions dont jouissent les autres officiers des
maisons royales, privilèges dont le plus clair est d'être dispensé de payer
impôt. Ce sont de perpétuelles chicanes ! Avec les oppositions que fait la
cour à enregistrer les édits de créations de ressources qu'on lui apporte —
on a vu combien le cas est fréquent ; heureux quand les observations ne
portent que sur des formules de rédaction, car alors on en est quitte pour
changer les termes de l'édit, — les ennuis de toutes sortes causés à la
souveraine dans le maniement de ses finances sont sans limites. Malgré les
apparences lointaines de l'autorité absolue et la doctrine consignée au bas
des actes royaux du tel est notre plaisir, il
en va loin que les personnes royales soient maîtresses indiscutées. La force
d'opposition des différents organismes ne provient pas d'un reste d'esprit
frondeur, conséquence des troubles des guerres civiles ; elle est la forme
d'une tradition administrative, bureaucratique, étroitement formaliste et
pointilleuse. C'est en vertu de cette tradition que la reine, après la mort
d'Henri IV, n'a pas été aussi à même qu'on le croirait de donner libre cours
à toutes ses fantaisies. Elle a eu plus de facilité pour commander ; ses
recettes régulières ont été accrues ; mais les embarras se développant avec
les dépenses, la princesse en a été réduite à des extrémités encore bien plus
singulières[35].
Régente du royaume, Marie de Médicis ne pouvait, pour
dignement représenter, se contenter du crédit primitif de son budget, que
d'ailleurs elle conservait, 400.000 livres. Elle eut d'abord en plus son
douaire. Consultant les précédents, les hommes de bureaux décidèrent que ce
douaire ne devait pas dépasser 150.000 livres de revenu, ce qui n'était pas
très considérable, eu égard aux moyennes d'excédents annuels de la reine. Des
lettres patentes du 23 juillet 1611 fixèrent, en même temps que ce chiffre,
les terres et seigneuries sur lesquelles Marie de Médicis le prélèverait.
Encore le douaire n'était-il présenté officiellement que comme l'équivalent des intérêts de la dot de la souveraine. Les
jurisconsultes du temps, en effet, professaient des théories compliquées sur
la situation juridique en France des biens personnels de la reine par rapport
au roi, à la couronne et aux sujets. Henri IV avait eu de longues discussions
avec la veuve de son prédécesseur Henri III, Louise de Vaudemont, au sujet de
la fixation du douaire de celle-ci : observations, dupliques, répliques
avaient été échangées entre conseils des deux parties à propos du contrat de
mariage de la princesse intéressée, et ce n'avait été que trois ans après la
mort d'Henri III, en octobre 1592, que sa veuve avait pu voir régler sa
situation matérielle[36].
Les lettres patentes du 25 juillet 1611 décidèrent que
l'entrée en jouissance pour la reine des biens de son douaire partirait du
1er janvier 1612. Il avait fallu un an et demi afin de liquider la question !
Marie de Médicis réclama les arrérages depuis la date de la mort d'Henri IV.
Une quinzaine de terres constituant ces biens étaient énumérées : duché de
Bourbonnais, comté de la
Marche, duché d'Auvergne, comté d'Auvergne et de Clermont,
baronnie de la Tour,
comté de Forez, comté de Nantes et châtellenie de Guérande, etc. La reine
était le seigneur de ces terres, c'est-à-dire
qu'elle en touchait seulement les revenus féodaux et seigneuriaux, lods,
ventes, aubaines, amendes, confiscations, finances de nominations aux offices
et aux bénéfices. Le duché de Bourbonnais — qui avait fait partie déjà du
douaire de Louise de Vaudemont et paraissait ainsi destiné à l'usage —
rapportait de ce chef à peine 4.300 livres. Les réalités ne répondaient pas
aux apparences. Bon an mal an, au dire des gens de finances, l'ensemble des
revenus de ces terres devait donner 150.000 livres[37].
Mise en goût, Marie de Médicis développa ce domaine par
des acquisitions à titre privé. Elle s'arrangea de façon à payer au moyen des
ressources extraordinaires que, de par son autorité de reine régente, elle
parvenait à ramasser ici ou là, après quoi les rentes annuelles lui étaient
acquises. De la sorte, dès 1611, elle se mit à acheter la terre et seigneurie
de Saint-Jean-des-Deux-Jumeaux, près de son château de Montceaux ; en 1612
les terres de Carentan et de Saint-Lô du maréchal de Matignon ; en 1613 le
duché d'Alençon d'un prince allemand, le duc de Wurtemberg. Cette dernière
acquisition fut la plus importante, la plus difficile. Elle met en lumière,
d'une façon spéciale, et les procédés employés par Marie dans ces sortes
d'opération et les mœurs financières des princes du temps[38].
Henri III et Henri IV avaient successivement emprunté au
duc Frédéric de Wurtemberg, pour leurs besoins, dans les temps de troubles,
différentes sommes s'élevant au total de 301.849 écus, 37 sols, 12 deniers,
quelques-unes de ces sommes au taux de 5 p. 100, d'autres à 8 1/3 p. 100. Henri IV avait tâché de
rembourser petit à petit cette dette à partir de 1600, puis, découragé du
chiffre trop élevé, avait proposé au duc, afin de le dédommager, de lui
abandonner par forme d'engagement et à faculté de
rachat perpétuel, les domaines, châteaux, terres et seigneuries d'Alençon,
Valognes, Saint-Sauveur-Lendelin, Saint-Sauveur-le-Vicomte et Néhou.
Le duc allemand avait accepté. Par la suite, ces possessions, si éloignées,
n'avaient été pour lui qu'un embarras et un ennui : la gestion se faisait mal
; les difficultés étaient innombrables[39]. Apprenant vers
1612 que Marie de Médicis achetait des domaines, il lui offrit de lui
revendre tout ce qu'il possédait en Basse-Normandie : les plus grandes
facilités de paiement seraient accordées, disait-il, la reine paierait par
l'intermédiaire de la banque internationale de Lumagne et Sainctot, lesquels
verseraient le prix convenu au duc, à la foire de Francfort-sur-le-Main. M.
d'Attichy et la confidente de la reine, Léonora Galigaï, poussèrent vivement
la régente à accepter. Au printemps de 1612 l'affaire était conclue et le prix
arrêté à 200.000 écus, c'est-à-dire 600.000 livres, le
premier versement devant être effectué à la foire suivante de Pâques, à
Francfort. Au moment de la foire indiquée Marie de Médicis n'avait pas
l'argent. Très anxieuse de l'histoire dans laquelle elle s'était engagée, et
désirant vivement se voir hors de cette affaire,
elle expédia à Francfort M. de Courson, avec charge d'expliquer le retard
involontaire du paiement ; elle protestait vouloir tenir tous ses engagements
; elle suppliait le duc de l'aider en s'accommodant
aux termes et lieux de paiement ainsi qu'aux sûretés que ledit Courson vous
en propose. L'échéance fut renvoyée à la foire suivante. A la foire
suivante M. de Courson fît de nouveau le voyage en venant expliquer que Marie
de Médicis possédait bien la somme disponible, mais que les banquiers Lumagne
et Sainctot n'avaient pu la transporter ; il ajoutait qu'à la foire qui
viendrai ! elle expédierait exactement le premier tiers de la dette ; que les
deux autres tiers seraient échelonnés aux foires de Pâques et de septembre de
l'année suivante ; que si le duc y tenait, les banquiers avanceraient des
lettres de change, portant intérêt au denier vingt,
ce qui permettrait de les négocier avec des marchands d'Allemagne ; en
attendant, le duché d'Alençon demeurerait hypothéqué de la somme du capital
augmentée de l'intérêt et néanmoins, dès le premier paiement effectué, le duc
abandonnerait à la reine la jouissance des domaines normands. Afin de faciliter
ces négociations, Marie de Médicis avait écrit une lettre fort aimable à
l'intendant des affaires du duc de Wurtemberg en Allemagne, M. de
Beninghausen, en l'accompagnant d'une belle chaîne d'or et d'une médaille pour marque et souvenir de ma bienveillance. Le
prince allemand accéda[40]. Ce fut alors
avec les banquiers que les difficultés commencèrent. MM. Sainctot et Lumagne
n'avaient pas grande confiance : ils posèrent d'abord des conditions
léonines. Finalement un contrat fut passé avec eux le 4 septembre 1612, aux
termes duquel la reine leur devrait non pas 600.000 livres,
somme réelle à solder au duc, mais 721.000 livres, et
jusqu'au règlement, elle paierait aux banquiers un intérêt annuel, pour cette
somme, de 7.000
livres ! Les banquiers invoquaient bien qu'ils avaient
des frais de change et rechange ; en réalité
l'opération était très onéreuse. Mais les habitudes de Marie de Médicis, le
désordre de ses finances, l'impossibilité à obtenir d'elle prompte
satisfaction du fait des inextricables oppositions des cours et bureaux les
contraignaient à prendre des précautions. Exactement à la Saint-Rémy
1613 ils effectuèrent à Francfort le versement du premier tiers dû au duc, 200.000 livres ;
aux échéances suivantes ils payèrent le tout. Cinq ans après ils n'étaient
pas remboursés de leurs avances. Ils réclamèrent 10.000 livres
d'intérêt ; on les leur refusa. Ils insistèrent pour rentrer dans leur
capital. Parlement, Chambre des Comptes, cour des aides, tout se coalisa afin
de repousser la dépense. Ce fut Louis XIII, en 1618, après la fin de la
régence de sa mère et le départ de celle-ci de Paris, qui devait intervenir
autoritairement et liquider l'affaire dont on ne put venir à bout qu'au moyen
de lettres de jussion répétées et menaçantes[41].
Douaire et propriétés réunis, Marie de Médicis était
arrivée à se constituer un fonds de revenus double de celui dont elle
disposait au temps d'Henri IV. Il s'était bien trouvé, expérience faite, que
les terres du douaire ne rapportaient pas, à beaucoup près, les 450.000 livres
promises. Nous avons dit que le duché de Bourbonnais ne produisait que 4.300 livres ; les
revenus du duché d'Auvergne montaient à 9.280 ; ceux du comté de Forez à 8.000
; ceux du comté de Nantes à 3.772, et le reste à l'avenant : l'ensemble atteignait
péniblement 64.000
livres ! il manquait 86.000 livres ! On
acheva la différence en imputant la somme nécessaire sur la ferme générale
des aides du royaume. D'autre part les terres de Montceaux et de
Saint-Jean-des-Deux-Jumeaux étaient affermées et rapportaient, mais tout
allait aux dépenses d'entretien du château de Montceaux. Le duché d'Alençon
donnait 36.000
livres (toujours par
les produits des droits seigneuriaux) ; Carentan et Saint-Lô, 6.000 ;
Marie avait affermé les parties casuelles de tous ses domaines, en bloc, à un
certain Claude Largentier pour 60.000 livres ; elle s'était fait continuer
régulièrement une attribution annuelle décidée par Henri IV de 100.000 livres sur
les cinq grosses fermes et de 72.000 sur les traites foraines et domaniales ;
avec les 400.000
livres primitives de son budget régulier, le total
donnait un chiffre de recettes normales annuelles de 820.000 livres[42]. Or, dépassant
toujours ses disponibilités d'une façon considérable la reine a été chaque
année, d'une manière constante, au delà de ses ressources ; la moyenne de ses
dépenses s'est élevée : par exemple en 1611 à 1.005.400 livres
; en 1617 à 1.225.818
livres ; en 1614 à 1.818.057 livres
! un million de déficit ! D'où vinrent donc tous ces excès de dépenses ?
Comme régente, cependant, Marie de Médicis n'avait pas un
train de maison plus dispendieux que celui qui était le sien du vivant
d'Henri IV. Le seul détail qui témoignât de sa qualité nouvelle était
l'existence d'une compagnie de gardes du corps spécialement affectés à son
service. L'entretien de ces gardes avait obéré son budget d'une somme qui,
évaluée la première année, 1610, à 28.463 livres,
était montée en 1611 à 50.000, en 1616 à 67.880 livres, et
devait disparaître en 1617, puisque la régence étant terminée les gardes
étaient licenciés. Pour 400.000 livres de plus de revenus, ces 50.000 livres ne
constituaient pas une charge autrement excessive. Par ailleurs les articles
du budget demeuraient en 1612, 1613, identiquement pareils à ce qu'ils
étaient en 1603, 1604 : même chiffre de dépenses de l'écurie, 60.000 livres ;
même total des gages des officiers, 72.313 livres ;
même comptant annuel de la princesse pour ses menas plaisirs, 36.000 livres. Les
dépenses exceptionnelles expliquant ces déficits provinrent de diverses
sources, les unes avouées, les autres dissimulées. Ces dernières, les
dépenses secrètes, ont été si considérables qu'en fait on peut dire que tous
les chiffres soumis à la
Chambre des comptes ont été falsifiés, de même qu'on a
caché les sources de revenus exceptionnels auxquels la souveraine a eu
recours pour faire face à ses dettes. De beaucoup le million de déficit était
chaque année outrepassé[43].
Parmi les dépenses exceptionnelles déclarées il en fut
dont il n'y avait rien à dire. Ce sont celles par exemple qui concernent la
construction du palais du Luxembourg : achat des terrains, envoi d'architecte
en Italie pour étudier le palais Pitti, plans et devis de l'architecte
Salomon de Brosse, mise en train des travaux, plantation dans les jardins d'ormeaux
amenés d'assez loin ; le tout représentant des annuités variables, souvent
élevées, sans toutefois rien d'excessif. Il en est même des réparations
exécutées au château de Montceaux, 32.000 livres par
an. Mais la liste des dons octroyés aux uns et aux autres, des pensions
inscrites sur son budget — par bonté ou par faiblesse — s'allonge
indéfiniment : le médecin Montalto reçoit 6.000 livres : le
tailleur Zoccoli, 8.000 ; la femme de chambre Salvagia, 9.000 ; M. de
Thémines 10.000 ; le cardinal de Gonzague, 15.000 ; M. de Sillery, 20.000.
Certaines dépenses de luxe s'affichent : nous ne parlons pas de 12000 livres
destinées à renouveler les carrosses de la souveraine, de 51.000 livres
prévues pour la réfection complète de l'ameublement de la reine au moment où
celle-ci abandonne le grand deuil en 1612. Les notes des orfèvres-joailliers
se produisent sans aucune retenue : dans les seuls comptes de 1613 le
marchand François le Prestre reçoit 1.200 livres ;
Pierre Olivier, 6.000 ; Martin Bachelier et Mathieu Coulbes, chacun 18.000 ;
Nicolas Roger, 27.332 ; Hélie Fruit, 30.300 ; en tout plus de 100.000 livres de
joaillerie pour une seule année ; le huitième du budget ! et ce n'étaient
point là les seules sommes consacrées à ces achats ! Mais, à côté, la profusion
des dépenses qu'il a plu à Marie de Médicis de ne pas justifier est tout à
fait surprenante ! La reine se fait donner perpétuellement de la main à la
main par le trésorier général, M. Florent d'Argouges ; elle déclare que ce sont
des sommes qu'on lui remet pour nos affaires
pressées et secrètes dont nous ne voulons estre fait plus ample mention ni
déclaration ; et cette formule vague qui n'admet pas de question
revient avec une fréquence à mesure de plus en plus accusée aboutissant à une
absorption déconcertante de fonds ! En 1611 la reine a reçu de la sorte et
sous cette rubrique 73.000
livres ; en 1612, 96.000 ; en 1613, 233.000 ; en 1614,
782.000 ; en 1615, 355.000 ; en 1616, 259.000 ; en 1617, 600.000 livres !
En dehors de son budget régulier annuel Marie de Médicis a donc pris, pendant
les sept années de sa régence, un total de 2.418.000 livres
dont elle n'a fourni aucune justification ! D'où venait cet argent et où
allait-il ? Gomment en un temps où la comptabilité était aussi rigoureuse que
nous l'avons indiqué pareilles sommes ont-elles pu être détournées ? où
ont-elles été empruntées étant donné le peu d'élasticité des finances
publiques, et surtout quelle destination leur attribuait la souveraine, les
dépenses même excessives de joyaux paraissant insuffisantes à expliquer une
pareille dissipation[44] ?
Afin de se procurer cet argent la reine a continué d'abord
les errements suivis du temps d'Henri IV et — cette fois n'ayant plus à
gagner l'assentiment du souverain — à se faire signer des édits lui concédant
des recettes spéciales. Cependant, soit appréhension de l'opposition
irritante des cours, soit plutôt facilité de trouver ailleurs plus aisément
ce qu'elle voulait, elle n'a pas abusé du moyen. Tout au plus se fait-elle
gratifier de 24.000 écus sur les fermes du Languedoc ; puis de la finance à laquelle ont été taxés les audianciers et
conseillers des grandes et petites chancelleries du royaume et secrétaires
d'icelles pour la survivance de leurs offices ; encore de la finance des offices de procureurs postulant es
élections et greniers à sel du royaume. Tel don comme celui des
deniers devant revenir de la levée des droits
domaniaux dus au roi à cause des francs fiefs et nouveaux acquêts lui
rapporte le chiffre appréciable de 60.000 livres ;
celui des deniers provenant de la création des offices de trésoriers
triennaux, 100.000 ; et 100.000 aussi celui du droit qu'ont à payer tous
individus exerçant leur office par provision[45].
Elle a profité ensuite de sa situation souveraine pour se
faire octroyer, par des personnages ou des assemblées, des cadeaux d'argent
plus ou moins considérables. Ici nous nous engageons dans la voie des
procédés suspects. Elle disait que ces cadeaux étaient spontanés. Il y a des
raisons de croire que l'acte généreux de l'assemblée générale du clergé de
1616 faisant hommage à la princesse pour ses
affaires particulières, c'est-à-dire non à l'Etat mais à la caisse
personnelle de Marie, de la somme de 100.000 livres
avait été suggéré par l'intéressée. Jusqu'à quel point aussi le don analogue
consenti par les trois Etats du pays et duché de
Normandie en leur assemblée générale tenue à Rouen le 15 septembre 1613
est-il libre, c'est ce qu'il ne faudrait pas trop rechercher[46].
Faisant un pas de plus en avant, Marie de Médicis a
nettement, et dans des proportions très larges, pratiqué les pots-de-vin ! Il serait inexact de croire que la
conscience publique, à ce moment, admît facilement ce genre d'opérations. Si,
à vrai dire, le mot et la chose ont pris depuis une acception particulièrement
déshonorante, ils étaient déjà, à cette date, suffisamment réprouvés. Marie
de Médicis n'a pas craint de faire négocier ouvertement ses pots-de-vin,
qu'on décorait parfois du titre plus convenable d'épingles
de la reine, et les individus ou assemblées qui payaient ne
protestaient pas contre le principe de cette pratique. La vengeance des
magistrats, en 1617, après la chute de la régente, consistera à reprocher
violemment à Léonora Galigaï, comme commises par elle, des indélicatesses que
celle-ci, terrifiée, ne peut que reporter à sa maîtresse tombée ; les
commissaires, pénétrés du respect qu'ils doivent aux personnes royales, se
tairont alors ; mais le sens même des interrogatoires comporte en soi leur
sentiment[47].
Ces pots-de-vin furent réclamés et versés dans les
conditions les plus caractéristiques de prévarication. La régente abandonna
des droits de l'Etat moyennant rétributions versées entre ses mains. La Bretagne, en 1613,
avait des droits casuels à payer. Les États de la province protestaient
vivement et réclamaient avec instance la suppression de ces droits, indûment
imposés, disaient-ils. Marie de Médicis consentit à renoncer aux droits
casuels, si on lui donnait 60.000 livres à elle, personnellement, pour ses menus plaisirs. — Par édit de janvier 1603,
Henri IV avait augmenté en Guyenne les sièges d'élections, et par conséquent
le nombre des officiers de finances, genre de mesure — nous l'avons dit — qui
avait comme effet de diminuer dans le reste de la province la valeur des
charges similaires. Les titulaires, lésés, de ces charges, s'étant élevés
contre l'édit, la régente leur proposa de le retirer moyennant la somme de 109.000 livres à
verser dans ses coffres : ils s'exécutèrent. — Semblables conventions
intervinrent même pour de simples nominations. Le lieutenant civil de Paris,
M. Miron, étant mort, c'était son frère, le président Miron, qui devait lui
succéder en vertu d'une résignation régulière d'office faite par le défunt
entre les mains du président. Mais Marie de Médicis était en marché pour la
place avec son propre procureur, M. Le Jay, lequel avait promis à la
souveraine, s'il obtenait la fonction, un présent de 75.000 livres. En
vain les ministres insistèrent-ils afin que les usages, les règles, les
traditions fussent observés : Marie de Médicis tint bon. Le public s'indigna
: La roine ne voulut jamais lascher ! M. Le
Jay eut sa lieutenance et la reine ses épingles[48].
Enfin et surtout Marie de Médicis, pour avoir de l'argent,
puisa délibérément dans le trésor de la Bastille jusqu'à le vider. Ah ! ce trésor
qu'Henri IV et Sully avaient si soigneusement constitué dès 1602 et si
jalousement conservé ! On y avait entassé les économies de l'Etat faites
pendant huit années de règne ménager, avec la résolution, spécifiée par édit,
de ne s'en servir qu'en cas de guerre. Derrière une première porte solide de
la tour du Trésor, dont la clef était entre les mains du lieutenant de la
forteresse, M. de Vanssay, et une seconde fermée par trois serrures
desquelles une des clefs était chez le roi, la seconde chez le surintendant
des finances, la troisième chez un conseiller général des finances, s'étaient
accumulés près de 13 millions contenus en plus de 8.000 sacs, 4 coffres et
270 caques ! La préparation de la grande guerre qu'allait faire Henri IV au
moment de sa mort avait fortement entamé la masse. Il restait, à l'avènement
de Louis XIII, cinq millions qui avaient été reconnus et vérifiés le 27
janvier 1611 à la suite de la disgrâce et du départ de M. de Sully. Gens de
finances, Chambre des comptes avaient fait renouveler les édits qui
interdisaient formellement de toucher à cet argent, sinon en cas de
nécessités occasionnées par la guerre, et encore sur lettres patentes dûment
vérifiées ; et trois ans durant Marie de Médicis avait pu se contenir. Mais les
troubles de 1614, l'obligation
de lever des troupes furent le premier prétexte qui permit de franchir le
seuil défendu. Le 22 février 1614 on prenait 2.500.000 livres
; l'année suivante, Marie de Médicis enhardie décidait de prélever encore 1 200.000 livres,
— en raison, disait-elle, du mariage du roi et des frais à payer à ce propos
dont elle n'avait pas le premier écu. — Comme il ne s'agissait pas de guerre,
la Chambre
des comptes refusa d'accepter l'édit ; quatre lettres de jussion furent
envoyées en vain à l'opiniâtre cour souveraine. Marie de Médicis passa outre[49]. Ce fut une
scène singulière dans sa solennité que celle qui eut lieu le 15 juillet 1615
à la Bastille,
sur les cinq heures du soir, lorsque la reine, se faisant accompagner du roi,
des princes, ducs et pairs, officiers de la couronne, ministres, intendants
des finances, gardes et suisses, vint prendre son argent en grand apparat. M.
de Vanssay, sur Tordre de la souveraine, ouvrit la première porte. Afin
d'ouvrir la seconde il fallait les trois clefs : la reine avait la sienne ;
M. Jeannin, conseiller général des finances, et M. Phélippeaux, trésorier de
l'Épargne, qui avaient les deux autres et se trouvaient présents furent
invités à livrer les leurs : ils refusèrent. Des édits, déclarèrent-ils,
avaient formellement réglé qu'on ne toucherait pas au trésor sans lettres
patentes vérifiées en Chambre des comptes ; dans le cas présent cette
condition n'était pas remplie ; s'ils se prêtaient au détournement de fonds, la Chambre les rendrait
personnellement responsables des sommes enlevées ; ils suppliaient donc la
reine de tâcher d'obtenir la vérification nécessaire en envoyant une
cinquième lettre de jussion. Marie de Médicis répliqua que sa présence, son
ordre formel articulé devant des témoins nombreux et les plus qualifiés du
royaume, comportaient, à leur égard, décharge entière de toute responsabilité
; elle leur intima le commandement d'avoir à remettre leurs clefs au
capitaine des gardes, M. de Tresmes. Les deux fonctionnaires des finances s'inclinant
comme devant un cas de force majeure qui les dégageait s'exécutèrent. M. de
Tresmes ouvrit la porte. On entra dans la chambre. Devant la reine on retira
de 41 caques cotées P. H., V. B., P. L., 1.200 sacs qui contenaient chacun
mille livres en quarts d'écu — ou pièces de 18 sols : — la souveraine
prescrivit de porter ces sacs chez M. Phélippeaux ; puis on referma les
portes ; on rendit les clefs et on dressa un circonstancié procès-verbal qui
fut revêtu des signatures des plus illustres témoins. Un mois après, le 14
août, Marie de Médicis achevait d'enlever tout ce qui restait au trésor, 1.300.000 livres
avec les mêmes formalités autoritaires : cette fois, sans scrupule, la reine
ne cherchait même pas à faire vérifier un édit en Chambre des comptes ; elle
procédait à l'opération en deux jours, sur simple arrêt du conseil,
prétextant d'abord qu'elle n'avait pas le temps — le roi partait pour
Bordeaux — et ensuite que la
Chambre lui avait fait précédemment trop de difficultés. Il
s'agissait toujours, disait-on, de dépenses occasionnées par le mariage du
roi[50].
S'il est relativement aisé de savoir ainsi où Marie de
Médicis a pris les sommes qu'elle a dépensées — cinq millions à la Bastille en deux ans —
il est moins facile de retrouver ce qu'elle fit de tout cet argent, ou au
moins d'en suivre le détail.
D'une façon générale la régente tâcha d'acquitter
l'arriéré de dettes que devait la reine sur chacun de ses budgets depuis son
arrivée en France, depuis 1601. Elle remboursa à ses trésoriers leurs
avances, ordre étant simplement donné à la Chambre des comptes d'avoir à décharger M.
Florent d'Argouges des sommes indiquées, sans justification, sans bordereau,
sans pièce de comptabilité, car tel est notre
plaisir, achevait le mandement royal[51].
Puis Marie de Médicis a beaucoup donné. Aux prises avec
les égoïsmes des grands, leurs humeurs difficiles, leurs ambitions
brouillonnes, elle calma les colères et les révoltes à force de dons
d'argent. Au 14 décembre 1613, au bout de trois ans de gouvernement, le total
de ses dons vérifiés s'élevait au chiffre de 9.600.000 livres
! Ce maniement de fonds qui intéressait surtout la tranquillité de l'Etat
regardait évidemment l'Epargne, le Trésor, et ne devait pas atteindre en
principe le budget personnel de la princesse. La démarcation entre les cadeaux de la reine et les concessions d'argent de la régente n'étant pas
précise, l'obligation où s'est crue la souveraine de donner a certainement
contribué à obérer ses finances particulières. Malgré l'ordonnance que les
ministres avaient fait signer à Louis XIII en 1610, à peine Henri IV mort,
par laquelle le nouveau souverain édictait qu'aucune dépense ne serait payée
à l'avenir si elle était déguisée ou confondue en
acquits que l'on appelle comptants en nos mains, — et cette prescription
ne visait pas seulement les dons qu'on attribuerait à la libéralité du roi
sous cette étiquette, mais aussi ceux que pourrait effectuer sous le même
titre notre très honorée dame et mère la reine
régente ; — malgré la sanction de cette ordonnance laquelle prescrivit
que si par surprise ou autrement il étoit expédié
aucun denier au comptant l'on n'y auroit aucun égard et que ce qui seroit
fait seroit rayé et rejeté de la despence des comptes où il se trouveroit
employé, Marie de Médicis a certainement donné à toutes fins sous ce
couvert[52].
Enfin, détail inattendu, elle a mis de l'argent de côté !
Cette princesse qui ne prévoyait rien, dépensait inconsidérément et semblait
insouciante de l'avenir eut l'idée de placer des sommes à l'étranger !
Fut-elle impressionnée par les conseils ou les exemples des Concini ? Se
crut-elle en danger également et pensa-t-elle que le sort qui l'attendait dût
être tel qu'il lui faudrait songer à quitter le royaume ? On prétendit plus
tard que l'argent envoyé en Italie au nom de la reine l'était en réalité au
compte de Léonora Galigaï ; les héritiers de celle-ci réclamèrent même, mais
le gouvernement de Louis XIII, qui aussi réclama et obtint finalement la
restitution de ces sommes, parvint à prouver qu'elles avaient bien été
expédiées au profit de la reine régente : le détail d'ailleurs de la remise
de cet argent, raconté par le banquier lui-même au procès de la maréchale
d'Ancre, ne laisse aucun doute sur la question. La coïncidence de la date de
ces placements à l'étranger — les premiers mois de 1617 — avec la
recrudescence de la campagne violente menée contre la régente en général et
les Concini en particulier, peut-être des avis confidentiels communiqués sur
le coup d'Etat qui se préparait et des appréhensions soudaines sinon pour sa
vie, au moins pour sa liberté, suffisent à expliquer cette détermination[53].
Elle fut réalisée avec une certaine précipitation. Un
matin, le 13 janvier 1617, Marie de Médicis manda au Louvre le banquier
Jean-André Lumagne, gros homme de cinquante ans, originaire des environs de
Raguse, anobli en 1603, fabricant, marchand, trafiqueur d'argent dans toute
l'Europe, et qui était parvenu, associé avec d'autres banquiers, Sainctot,
Mascaragni, à être l'agent obligé de toute opération financière internationale.
La reine lui expliqua qu'elle avait résolu de mettre de l'argent en sûreté
hors du royaume, qu'elle allait lui délivrer une première partie de cet
argent et qu'elle lui demandait de le faire passer soit au delà des Alpes
pour le placer sur les monts-de-piété italiens, soit en Allemagne ou aux
Pays-Bas, Cologne, Francfort, Anvers, afin de le faire fructifier dans les
conditions les meilleures. Elle appela ses femmes de chambre et en sa présence
celles-ci tirèrent des coffres de la souveraine deux cent mille livres en
pistoles, qui furent soigneusement comptées et remises contre reçu au
banquier. La régente insista qu'il ne s'agissait pas de deniers appartenant à
l'Etat, mais de ses deniers propres ; elle ajouta qu'elle pensait envoyer à
Rome même 600.000
livres et désirait que l'argent expédié dans cette
ville fût mis entre les mains d'un gentilhomme romain, Ferdinand Rucellaï,
avec qui elle s'était entendue pour le placement, de manière qu'il rapportât du denier vingt. Les autres sommes que M. Lumagne
toucherait incessamment seraient délivrées au banquier par diverses personnes
telles que les fermiers des cinq grosses fermes ou le trésorier du douaire,
M. Feydeau. M. Lumagne prit les 200.000 livres et
les adressa immédiatement à Lyon, à son associé Paul Mascaragni, lequel les
transmit au delà des Alpes à ses agents[54]. Trois semaines
après, le 9 février, 180.000
livres étaient de nouveau expédiées ; le 22 février, 100.000 livres,
provenant du douaire de la reine, et transmises comme il avait été dit par M.
Feydeau ; le 14 mars, 140.000
livres.
Toutes les indications concernant ces mouvements de fonds
furent retrouvées peu après dans les papiers de la maréchale d'Ancre, au
moment de l'arrestation de celle-ci et de la saisie de ses affaires, les
reçus enveloppés dans une chemise avec la mention : Promesse di dinari della Maiesta della regina[55]. Les cinq
grosses fermes eurent à compter 400.000 livres,
lesquelles furent données dans des conditions assez louches, en fait
extorquées ! On notifia aux fermiers qui se trouvaient à Lyon, MM. Pierre
Héroard, Jacques Fagnier, Daniel Giovannini et Claude Buel, que le roi avait
un besoin pressant et immédiat d'argent ; que s'ils ne consentaient pas à
livrer ce qu'on leur demandait, ils s'exposeraient à des difficultés, des
procès, des embarras de toutes sortes aboutissant au retrait de leur
concession. Les malheureux furent obligés d'obéir. Ils allaient, au procès de
Léonora Galigaï, faire entendre leurs réclamations indignées, les victimes de
Marie de Médicis ayant pris le parti, de bonne foi ou non, sans doute dans
l'espoir de retrouver leur argent, d'imputer à la maréchale les malversations
de la souveraine[56]. A quel chiffre
total s'élevèrent toutes ces sommes expédiées en lieu sûr ? La reine avoua à
Santucci que rien qu'à Rome elle avait envoyé 1.200.000 livres
! On ignore ce qui fut expédié en Allemagne, aux Pays-Bas, en Hollande. Le
brusque événement du 24 avril 1617 qui amena le meurtre de Concini,
l'incarcération de sa femme et l'arrestation, pour ainsi dire, de Marie de
Médicis, enfermée dans son appartement du Louvre, d'abord, dans le château de
Blois, ensuite, allait rendre vaines et illusoires ces précautions !
Singulier épilogue de l'existence royale d'une régente dépensière, tout
adonnée aux prodigalités inconsidérées et aux gaspillages insouciants, que
cette velléité dernière de prévoyance bourgeoise, d'économies et de
placements !
FIN DE L'OUVRAGE
|