Richelieu à Blois en 1617 ; le rôle équivoque qu'il joue ; mauvaise
impression de Louis XIII. — Départ de Richelieu pour Coussay : Louis XIII le
prie d'y rester ; manœuvres de Richelieu pour se faire rappeler ; Louis XIII
exile Richelieu à Luçon, 26 octobre 1617. — Richelieu reste en correspondance
avec Marie de Médicis et la conseille : Louis XIII exile Richelieu à Avignon,
7 avril 1618. — Fuite de Marie de Médicis de Blois : Richelieu fait
convaincre Louis XIII qu'il peut seul arranger les affaires : on le laisse
aller à Angoulême : traité d'Angoulême, 1619. — Richelieu ne peut décider
Marie de Médicis à se rapprocher du roi : débordé, il suit le courant : la
révolte de 1620 ; Richelieu négocie le traité d'Angers et fait poser comme
condition que le cardinalat sera demandé pour lui ; Louis XIII cède à
contrecœur ; instances pressantes de Richelieu et de Marie de Médicis pour ce
cardinalat qui est refusé par Rome, 1621. — Richelieu conduit Marie de
Médicis dans sa lente et patiente campagne auprès de Louis XIII. Marie de
Médicis admise au conseil ; Richelieu enfin cardinal, 1622. — Il s'offre et
se fait offrir au roi pour ministre : refus de Louis XIII ; manœuvres ;
résistances du roi ; Marie de Médicis et la Vieuville parviennent
à décider Louis XIII. — Richelieu admis au conseil, 29 avril 1624, mais dans
une situation secondaire.
Tombé du pouvoir en 1617 avec le maréchal d'Ancre, menacé,
inquiété, Richelieu, nous l'avons vu, n'avait pas eu de meilleur parti à
prendre que de suivre la reine mère exilée. Au milieu d'une cour hostile, la
princesse déchue était la seule qui lui manifestât quelque sympathie : elle
demeurait mère du roi, elle reprendrait sa place ; le retour se ferait avec
elle et, par elle, se retrouveraient les honneurs perdus : En France, estimait Richelieu, le meilleur qu'on puisse avoir est la patience, d'autant
que nous sommes si légers qu'ils est impossible que les établissements que nous
faisons soient de durée[1].
Il avait accompagné Marie de Médicis à Blois : il avait
fait transporter ses meubles dans sa nouvelle résidence comme pour bien indiquer
ses intentions définitives[2]. Quelle était la
raison de son succès auprès de l'ancienne régente ? Il le devait à ses
manières d'extrême obéissance et de respect ; à ses formes de soumission et
d'attachement ; à une affectation d'avoir l'air de ne suivre que les volontés
de la souveraine ; puis à cette intelligence admirable de lucidité et de
perspicacité qui faisait que sur toute affaire grande ou petite, il voyait du
premier instant les difficultés, les énumérait, indiquait ce qu'il fallait
résoudre, et conseillait merveilleusement. Marie de Médicis s'attacha à
Richelieu. Personnage entier, complexe et ardent, Richelieu, s'il a suscité
dans sa vie des haines vivaces, a provoqué des dévouements passionnés[3]. Marie de Médicis
lui a témoigné, à cette date, un de ces dévouements. Elle signait les lettres
qu'elle lui adressait : Votre bien bonne amie, Marie[4]. Mieux que le
maréchal d'Ancre, Richelieu était véritablement, suivant le mot de madame de
Motteville, son favori[5]. Il y a lieu
d'écarter la moindre arrière-pensée de relations suspectes. Marie de Médicis,
âgée de près de cinquante ans, était forte, blanchissante, laide ; d'un
tempérament très froid, elle n'avait jamais donné prise à la malignité
publique. De son côté, maigre et sec, tout en intelligence, incapable d'un
sentiment quelconque autre que l'ambition, Richelieu, n'avait pas ce qu'il
fallait pour jouer le rôle qu'on pourrait supposer. En tout cas il n'existe
pas de témoignage authentique autorisant même un soupçon[6].
Par brevet daté du 19 mai 1617, Marie de Médicis avait
nommé Richelieu chef de son conseil et de ses
affaires, pour tenir et avoir la garde de son scel[7]. L'évêque allait
être son homme d'affaires. Il avait commencé, lorsqu'elle était partie de
Paris, par lui avancer 25.000 francs, afin d'acquitter quelques dettes
criardes[8]. Il s'occupera de
ses intérêts, fera rentrer ses fonds. Mais étant donné les conditions dans lesquelles
il avait demandé et obtenu de Louis XIÏI l'autorisation de suivre Marie de
Médicis dans son exil, quels étaient à l'égard du roi, sa situation et son
rôle à Blois ? Il va nous le dire lui-même.
Il écrivait à Déageant le 10 mai 1617 : La confiance qu'on a désiré que je prisse auprès d'elle (la reine mère) est
établie, de sorte que s'il n'arrive du changement, que je ne prévois pas, il
est impossible qu'il arrive inconvénient quelconque, car je m'oblige au roi,
sur ma tête, d'empêcher toute cabale, menées et monopoles, ou, si je ne le
puis, non seulement m'obligé-je à lui en donner avis, mais le lui donner à
temps pour y apporter remède. Et je vous l'écris maintenant absolument pour
que cette lettre serve de titre contre moi, au cas que je manque à ce que je
promets, m'assurant que mon affection sera connue de telle sorte au roi qu'il
ne me laissera pas au rang des péchés oubliés[9].
Ainsi, tout en s'attachant à Marie de Médicis avec
l'espoir que celle-ci reviendrait à Paris et l'y ramènerait, l'évêque de
Luçon cherchait à arranger ses affaires avec-la cour. Il se ferait l'agent de
celle-ci ; il surveillerait les entours de l'ancienne régente ; il tâcherait
d'empêcher toute intrigue, toute cabale ; s'il ne pouvait pas y parvenir, il
préviendrait le roi afin que celui-ci put prendre les mesures nécessaires :
il ne cachait pas qu'il souhaitait en échange qu'on
ne le laissât pas au rang des péchés oubliés ! C'était un marché.
Charles Bernard l'explique : l'évêque de Luçon qui
n'avoit recherché la faveur du maréchal d'Ancre que par le désir qu'il avoit
de faire paraître dans la cour les dons d'esprit qu'il avoit prenoit la
résolution de tourner ses soumissions vers son roi comme plus justes et
capables de procurer désormais son avancement[10].
Il fut convenu que l'évêque de Luçon écrirait à Déageant
au moyen d'un chiffre[11]. Richelieu
écrivit régulièrement. Dans ses lettres il multipliait les expressions de
sympathie à l'égard d'un correspondant qu'il devait traiter plus tard avec
rigueur durant son ministère et avec mépris dans ses Mémoires. Je vous fais connaître, lui disait-il, à l'annonce
que Déageant était nommé intendant des finances, la
joie que j'ai que vous soyez en une charge en laquelle vous ne doutez point
que je ne vous aie désiré[12]. Assurez-vous qu'il ne sera jour que je ne me ressouvienne
des offices que vous me rendez et que, si je n'en prends revanche, il en
faudra accuser mon impuissance[13]. Pour vous, que je tiens pour un de mes meilleurs amis, je
vous en souhaite, du bien, avec plus de passion que vous ne sauriez le
désirer vous-même[14]. Il attendait
que Déageant le défendit près du roi, plaidât sa cause et parvint à améliorer
son sort : Déageant ne devait pas réussir.
En le voyant, en effet, accepter de jouer à Blois un rôle
plutôt équivoque, la cour avait conçu de Richelieu une idée défavorable.
L'évêque était un intrigant ; il était trop intelligent pour ne pas l'être. Je ne vous tairai point, Monsieur, lui avouait
Déageant, qu'à toutes heures on a les oreilles
battues de ne se point assurer à la personne à laquelle vous savez que j'ai
voué tout service (Richelieu) ; et veut-on persuader qu'elle est du tout portée à la
cabale. Il faut, s'il vous plaît, Monsieur, que Luçon continue à veiller[15] ; et huit jours
après : les rapports et artifices contre Luçon
redoublent tous les jours[16]. Si le prélat
trompait Marie de Médicis, disait-on, quelle raison avait-on de croire qu'il
ne trompât pas aussi le roi ? On l'accusait de duplicité. Marie de Médicis,
prévenue, avait déclaré, après explication de Richelieu, qu'elle était
satisfaite de lui[17]. Mais Louis XIII
était mal impressionné. N'allait-on pas jusqu'à dire que Richelieu
correspondait avec l'Espagne, ce dont l'évêque se défendait avec véhémence[18]. Je suis le plus malheureux de tous les hommes, sans
l'avoir mérité, écrivait-il, navré, à Déageant. Si je n'eusse pensé être garanti de l'envie et de la rage
par l'appui que vous savez, je ne me fusse pas embarqué au vaisseau où je
suis, ayant, comme je vous ai dit, avant que de partir de Paris, bien prévu
toutes les difficultés et les obstacles qui se sont rencontrés et rencontrent
en l'affaire dont il est question. La rage et l'envie me combattent d'une
part, d'autre, une haine qui m'ayant pour objet, en partie, ne laisse pas de
porter sur d'autres[19]. Qui donc lui en
voulait ? Vitry, d'abord, disait-il : J'ai ouï dire
que M. de Vitry est fort animé contre moi ; je ne sais ce qui en est : vous
savez si c'est avec sujet et quel prétexte on peut prendre[20]. En réalité ceux
qui le jugeaient le plus sévèrement étaient les anciens ministres. Ils ne lui
pardonnaient pas d'avoir été une créature de Concini, tout au moins de ne pas
s'être opposé aux accaparements de celui-ci. Du Vair paraissait le plus
acerbe. Richelieu répondait avec amertume : Si être
venu en charge de son temps (de
Concini) c'est un crime, qu'a fait le sieur
du Vair qui l'en exempte ? Si être sorti de charge en étant ôté contre son
gré lui donne cet avantage, en avoir voulu sortir par cinq fois, avec
instance, de son propre mouvement, ne doit-il point donner le même à juste
titre ? M. le garde des sceaux qui fait profession d'égalité en soi-même, ne
devroit pas garder si longtemps une rancune comme celle qu'il a contre lui (Richelieu) et pour
un sujet illégitime[21].
Aussi lorsque l'attitude de la cour de Blois excita les
soupçons, qu'on eût vent à Paris d'intrigues, d'allées et venues se faisant
dans l'entourage de Marie de Médicis, la première personne soupçonnée d'en
être l'auteur fut Richelieu. On agita au Conseil la question de savoir s'il n'y
avait pas lieu d'écarter Luçon de l'ancienne régente : il avait trop d'esprit disait-on. On ajourna[22]. La lettre d'un
informateur qui assurait positivement que Richelieu dirigeait les menées, qu'il écrivait, nouait des intelligences de
tous côtés, et même s'assuroit de nombre de gens de
guerre pour la reine mère dans le Poitou, acheva de fortifier les
mauvaises dispositions du gouvernement à son égard. Les ministres
s'assemblèrent : il paraissait indispensable, jugeaient-ils, de proposer au
roi le renvoi de Luçon dans quelqu'une de ses terres. On sait comment au
sortir du conseil, un des membres, M. de Châteauneuf, rencontrant le frère de
l'évêque, M. de Richelieu, et lui annonçant la nouvelle de l'exil de Luçon
comme certaine, sans attendre que le roi eut ratifié la proposition, M. de
Richelieu écrivit à Blois afin d'avertir l'évêque. Celui-ci fut déconcerté :
mieux valait, pensa-t-il, prévenir la mesure que de l'attendre : partant de
lui-même il demeurerait libre, n'ayant pas été l'objet d'une disgrâce, et,
avec le temps rentrerait quand il le voudrait. Le 12 juin il demandait à la
reine mère un congé de huit jours sous prétexte d'aller à son prieuré de
Coussay s'occuper d'affaires personnelles, et il quittait Blois
précipitamment[23].
En réalité, le roi n'avait pas pris la décision
sollicitée. Mais quand on sut à Paris le départ inopiné de l'évêque, le
gouvernement décida de profiter de la circonstance pour rendre cet
éloignement définitif. Le 15 juin le roi signait une lettre à Luçon dans
laquelle il lui disait : J'ai appris que vous vous
résolviez de vous en retourner en votre diocèse pour vaquer, selon le dû de
votre charge, à exhorter vos diocésains à se conformer aux commandements de
Dieu et des miens, ce que j'approuve, et loue grandement votre résolution ;
pour vous y confirmer davantage et vous témoigner combien elle m'est
agréable, je vous dépêche ce gentilhomme exprès tant pour vous le dire de ma
part que pour vous rendre celle-ci ; et aussi que vous n'ayez à partir de
votre évêché ou autres vos maisons ou bénéfices sans autre commandement de moi[24]. Richelieu était
joué. Nous nous sommes fait le mal à nous-mêmes,
lui écrivait Tantucci[25]. Des deux
frères, l'un avait parlé trop tôt, et l'autre avait agi trop vite. Je suis au désespoir, écrivait M. de Richelieu à
l'évêque de Luçon, de vous avoir donné l'avis de ce
que je vous ai mandé, bien qu'il fut vrai et que je l'eusse appris de M. de Châteauneuf
qui me dit qu'il avoit été présent à la résolution qui en fut prise[26]. A Blois, Marie
de Médicis eut une violente colère. Elle fit écrire par son aumônier M. de
Bonzi, évêque de Béziers, à Richelieu, de revenir immédiatement. Il n'y a autre moyen, mandait Bonzi, que votre venue, qui puisse détromper le roi et toute la
cour que vous n'avez pas pris congé de la reine pour toujours[27]. L'aumônier se
rendit à Paris afin d'arranger l'affaire : on lui fit des réponses
dilatoires. Tous les diables sont déchaînés contre
nous, mandait-il à Richelieu ; nos ennemis
ont profité de votre absence[28]. Alors, Marie de
Médicis écrivit à Louis XIII, à M. de Luynes, réclamant avec insistance son
surintendant ; elle disait à ce dernier : Je vous ai
voulu écrire pour vous dire que M. de Luçon sera demain auprès de moi, vous
protestant que je mourrai plutôt qu'endurer qu'après la permission que le roi
m'a donnée de le retenir près de moi, mes ennemis eussent le pouvoir de me
faire un si grand affront qui me seroit du tout insupportable[29]. Il était trop
tard. Richelieu avait reçu la lettre du roi : il ne pouvait plus rentrer.
Il fut accablé. Il avait cru être habile ; il s'était
imaginé éviter un danger, et il n'avait réussi qu'à se jeter au devant. Je suis si malheureux ! disait-il à sa sœur
mademoiselle de Richelieu[30]. L'effet sur
l'opinion fut détestable. Il restait à patienter et à attendre. Richelieu
dirait et ferait dire qu'il ne s'occupait plus que des devoirs de sa charge
d'évêque. Servant Dieu et mes amis,
écrivait-il en août 1617, je suis résolu de couler
doucement le temps parmi mes livres et mes voisins et de faire, en vivant de
cette façon, que mes ennemis aient toujours plus de lieu d'envier mes actions
que de les condamner. A l'archevêque de Tours il mandait : Je m'occupe aux fonctions de ma charge sans penser à autre
chose ![31]
Etait-il sincère ? Sa préoccupation de tous les instants ne devait-elle pas
être, au contraire, de rentrer à Blois, de reprendre ce chemin du pouvoir
qu'il avait trop tôt quitté ? Il allait s'arranger en effet pour que Marie de
Médicis le réclamât ; puis, de son côté, faire agir en cour, afin de préparer
les esprits. Il trouva l'aide qu'il lui fallait dans un capucin habile, le P.
Joseph.
Homme intelligent, actif, esprit
de feu qui a toujours eu de grands desseins en tête, le P. Joseph
devait être de ceux qui professeront pour Richelieu une admiration sans borne
et un dévouement aveugle[32]. Richelieu savait
qu'il connaissait Déageant. J'ai su, lui
écrivait-il, que vous voyez et estimez grandement M.
Déageant, que j'ai toujours tenu pour être un de mes amis. Il priait
le religieux d'aller voir le confident de M. de Luynes, de lui parler de l'évêque,
d'obtenir que Déageant intervint auprès de Louis XIII afin de ramener le
souverain à des dispositions plus bienveillantes à l'égard de Luçon ; il
protesterait surtout de l'innocence de celui-ci, ainsi que de la pureté de
ses intentions[33].
Le P. Joseph se mit à l'œuvre. Aux termes d'une lettre qu'il écrivait au
cardinal Borghèse en septembre 1617, il se flattait d'avoir en partie réussi
; il disait qu'il avait obtenu du roi l'autorisation d'aller à Blois calmer
les ressentiments de la reine mère et que la condition de cet apaisement
serait le rappel de Richelieu auprès de l'ancienne régente : il se trompait[34].
Pendant ce temps, en effet, docile aux suggestions venues
de Coussay, Marie de Médicis réclamait à son fils le retour de Richelieu :
Louis XIII refusait. Elle revenait à la charge ; on lui répondait en
septembre, d'une façon évasive, que le moment n'était pas venu, qu'on verrait
dans deux mois[35].
Lorsque Modène avait été envoyé auprès de l'ancienne régente, il avait été
prié d'expliquer à la princesse combien il était inutile de redemander ainsi
l'évêque de Luçon : que le roi ne voulait pas laisser revenir celui-ci auprès
de sa mère : il n'avait aucune confiance en lui : ce n'était qu'un homme faux
qui les trahirait tous les deux[36]. Marie de
Médicis avait tenu bon, réclamant son surintendant à
quelque prix que ce fut[37]. Cette
obstination irrita le gouvernement. Le bruit courait que Richelieu guidait la
reine, de loin ; que quittant même Coussay, sous des déguisements, il se
rencontrait avec des gens de Blois. Ne l'avait-on pas vu en compagnie de
madame de Guercheville, la dame d'honneur ? Le nonce mandait à Rome le 11
octobre : l'indignation contre Luçon croit de plus
en plus[38].
Imprudemment Marie de Médicis renouvela sa demande. Evidemment Richelieu la
conduisait. Il avait proposé à Marie de Médicis de prendre sa propre sœur à
son service, et lui avait même offert un de ses affidés comme secrétaire. La
cour l'avait su : Modène avait été chargé de signifier à la reine mère que le
roi s'opposait à l'acceptation de ces offres[39]. On surveilla.
Il n'y eut plus de doute : les allées et venues entre Blois et Coussay
étaient certaines, la correspondance aussi. Louis XIII n'y tint plus : le 26
octobre il ordonnait à Richelieu d'avoir à quitter sur le champ Coussay, se
retirer à Luçon et n'en plus sortir sans son autorisation expresse : Monsieur l'évêque de Luçon, lui disait-il, je vous ai ci-devant fait savoir mon intention, ensuite de
laquelle je vous dirai encore que je désire, pour aucunes considérations qui
importent à mon service, lesquelles je ne veux ici exprimer, que vous vous
retiriez en votre évêché et vous y acheminiez au plus tôt et y demeuriez
jusques à ce que vous ayez sur ce sujet autre commandement de moi, vous y
contenant en la fonction de votre charge et rejetant désormais les
intelligences, traités et correspondances, et les allées et venues que l'on a
voulu, jusques à présent, entretenir avec vous, à quoi je vous ordonne de
satisfaire[40]. C'était une
nouvelle disgrâce, celle-ci aggravante. Richelieu subit le coup avec une
apparente impassibilité. Il répondit le 2 novembre au roi une lettre
respectueuse : il obéirait ; il ne protestait pas, il ne murmurait pas[41]. Il écrivait le
même jour à Pontchartrain d'un ton attristé, mais résigné : il n'essayait même
pas de nier les allées et venues et correspondances
qu'on lui reprochait[42]. Peu d'hommes
ont eu une sensibilité aussi maladive que Richelieu et plus de capacité à
souffrir des moindres déboires ; mais peu aussi ont été maîtres à ce point
d'eux-mêmes et n'ont mieux su dérober aux autres les émotions violentes
qu'ils pouvaient éprouver. L'attitude extérieure de Richelieu parut
irréprochable.
Marie de Médicis fut indignée. Elle n'acceptait pas cette
décision du roi. Plus que jamais elle réclamerait avec véhémence le retour de
l'évêque près d'elle : quant à admettre que Richelieu ne lui écrivît plus, il
n'y fallait pas songer ; et elle commanda à l'exilé de continuer à lui donner
ses conseils ; elle insista : Richelieu faisait allusion dans un mémoire de
mars 1619 au commandement réitéré qu'on lui avait
fait de donner ses avis[43].
En présence de ce ferme soutien, Luçon se reprit à
espérer. D'un ton plus confiant, il écrivait à son frère, au début de 1618 : On m'impute que la reine me désire avoir en sa maison ; si
elle me fait cet honneur, ce ne sont pas mes sollicitations qui en sont
cause, mais bien la fidélité que j'ai au service du roi et au sien. Je ne
sais qui m'estimera coupable pour avoir eu cette espérance[44]. Il saisit
l'occasion qui s'offrait à lui ; il écrivit à Blois ; on le sut à la cour : On m'a dit, mandait Richelieu à M. de Montbazon, qu'on publie que je donne des conseils à la reine ; elle a
daigné quelquefois m'honorer de ses lettres ; je sais trop bien quel est mon
devoir pour avoir manqué à lui écrire ; mes lettres consistent en actions de
grâces de l'honneur qu'il lui plaît me faire ; il y a grande différence des
affaires d'une maison particulière et celles d'un Etat[45]. En fait, il
désobéissait ; il bravait le roi : on était convaincu, à Paris, qu'il donnait
des conseils de révolte. Il s'en défendra plus tard ; il dira : Quels conseils donnai-je à la reine, si ce n'est qu'elle
ne devoit avoir aucun sentiment des choses passées ; que tout ce qu'elle
avoit à faire étoit de se gouverner modérément ![46] On sut que
malgré la distance et les ordres du roi, il venait déguisé, dans le pays de
Blois, s'entendre avec l'entourage de Marie de Médicis[47]. L'exaspération
montait à la cour. On se répétait les raisons qu'on avait de lui en vouloir :
c'était un personnage suspect, vaniteux, violent, n'offrant aucune sécurité :
il avait été la créature de Concini à qui il avait écrit des lettres dont la
platitude avait révolté tout le monde ; secrétaire d'Etat, il avait signé des
comptants illégaux au profit du maréchal d'Ancre ; il s'était fait la
créature aveugle de l'ancienne régente ; il était inféodé à la politique espagnole[48]. La découverte
des menées de Barbin fit éclater l'orage.
Au milieu des informations recueillies après les
arrestations opérées au sujet de cette affaire, on crut avoir la preuve que
Richelieu, mêlé aux intrigues, s'était rendu sous un déguisement à une abbaye
située à six lieues de Blois, que Marie de Médicis était venue l'y voir sous
prétexte d'aller faire ses dévotions à un pèlerinage voisin de Notre-Dame et
qu'ensemble ils avaient comploté[49]. Richelieu
niera, dans ses Mémoires, d'une façon ambiguë, il est vrai, sa
participation à l'affaire de Barbin : Ils ne me
trouvèrent pas, dira-t-il, dans les papiers
de ceux qui manioient les affaires, comme convaincu d'avoir mal fait :
Il conteste seulement avoir mal fait[50]. Son frère, M.
de Richelieu et son beau-frère, M. du Pont de Courlay, étaient compromis. Le
gouvernement prit une décision rigoureuse : ce fut d'exiler les trois
personnages hors de France, à Rome, puis, se ravisant, — Rome était trop
loin, l'évêque y serait trop libre, — de les envoyer à Avignon, terre
étrangère, papaline, mais où on pourrait les surveiller[51]. Par lettre du 7
avril 1618, Louis XIII notifiait à Richelieu sa volonté ; il invoquait les fréquentes visites, les allées et venues de diverses
personnes qui se faisoient aux lieux où il étoit[52].
Richelieu prétend dans ses Mémoires que le coup ne
l'étonna pas : Je ne fus pas surpris, dit-il,
à la réception de cette dépêche, ayant toujours
attendu de la lâcheté de ceux qui gouvernoient toutes sortes d'injuste,
barbare et déraisonnable traitement[53]. Il répondit au
roi le 18 avril une lettre très calme ; il obéirait encore ; il affirmait à
nouveau son affection et sa fidélité[54]. Déjà en route,
il mandait à Pontchartrain le 19 : J'ai voulu que
mon obéissance précédât toute sorte de supplications[55]. En réalité il
était désespéré. C'était tomber de plus en plus bas. Les moyens qu'il avait
mis en œuvre pour relever sa fortune s'étaient retournés contre lui et
n'avaient servi qu'à aggraver sa situation : l'avenir était compromis. Il eut
à ce moment une des heures les plus sombres de son existence : il pensa à la
mort ; il rédigea une manière de testament[56]. Mais, nerveux
et passionné comme il était, s'il pouvait céder un moment à l'abattement
produit par une déception, en raison de sa nature combative, de ce besoin
d'action qu'il a eu à un si haut degré, il n'allait pas tarder à se
ressaisir.
Bien que la cour de Rome n'admit pas volontiers que le roi
de France exilât si facilement un évêque, néanmoins elle avait ordonné
d'accueillir aimablement Richelieu en terre avignonnaise[57]. Le vice-légat
d'Avignon Jean François Bagni, archevêque de Patras, reçut gracieusement les
exilés, leur recommanda de ne pas donner ombre de
préoccupation aux ministres du roi et se montra des plus prévenants[58]. Je ne puis oublier, lui écrivait plus tard
Richelieu, les courtoisies que j'ai reçues de vous
durant le séjour que j'ai fait en vos quartiers[59].
Richelieu allait être surveillé, il devait être prudent.
Il s'installa avec son frère et son beau-frère et régla sa vie : il verrait
peu de monde ; il partagerait son temps entre des travaux théologiques et la
fréquentation de quelques religieux augustins ou récollets dont les couvents
étaient voisins de sa maison[60]. J'ai vu et su, mandait au gouvernement, le 21 août,
un moine indicateur envoyé à Avignon afin d'observer l'évêque, que M. de Luçon, messieurs de Richelieu, son frère et du
Pont, son beau-frère, sont en cette ville logés sous le même toit et souvent
visités par personnes de diverses conditions ; mais ils se tiennent avec une
grande retenue, ayant la plupart de telles visites suspectes, à raison, dit
M. de Luçon, que le roi les fait veiller et garder de toutes parts. Ceux qu'ils
voient plus confidemment et avec lesquels ils traitent en secret sont deux
maisons de religieux auxquelles ils vont souvent de bon matin et n'en sortent
que bien tard. Je me suis informé si M. de Richelieu étoit sorti de cette
ville pour quelque temps, mais n'en ai rien su apprendre de certain. J'ai,
pour l'avenir, personnes qui y prendront soin[61].
Les mois se passèrent ; l'automne vint, puis l'hiver.
Combien de temps allait durer cet exil ? En décembre, M. de Richelieu, le
frère, perdit sa femme : il écrivit au roi : en
considération du dernier malheur qui lui étoit arrivé, il sollicitait
l'autorisation d'aller passer huit jours à Paris afin d'arranger la
succession : on avait mis les scellés ; il était question d'inventaire et de
saisie ; sa présence était nécessaire[62]. M. du Pont de
Courlay implorait la même permission[63]. Louis XIII
autorisa : Je vous permets bien volontiers,
répondit-il aux deux gentilshommes ; il se fiait à leur fidélité[64]. Alors l'évêque
de Luçon écrivit aussi le 20 décembre pour demander d'accompagner son frère
et son beau-frère : Je ne doute pas, Sire,
disait-il, que Votre Majesté ne m'accorde ma très
humble requête. On le garderait et surveillerait, s'il le fallait ; il
avait à travailler ; il voulait composer certain livre contre les protestants
: Ne désirant autre contentement, outre celui
d'obéir à vos commandements, qu'être parmi des livres pour faire une réplique
à la réponse que quelques ministres de la religion prétendue réformée ont
faite au livre que j'eus l'honneur de dédier à Votre Majesté l'année passée.
Louis XIII refusa[65].
Les deux frères partis, la vie fut plus triste à Avignon.
N'y aurait-il donc aucun moyen de mettre un terme à cette disgrâce ? Une
circonstance ne se présenterait-elle pas qui put permettre d'agir, de sortir
de cet exil désespérant, de se rapprocher ? Cette circonstance n'allait pas
tarder à se produire : ce devait être la fuite de Blois.
Marie de Médicis en révolte, Richelieu comprit tout de
suite le parti qu'il pouvait tirer de l'événement. La reine mère serait
certainement entourée de gens médiocres et violents qui se disputeraient
entre eux et s'arrangeraient pour brouiller de plus en plus les affaires. Le
gouvernement, menacé de la guerre civile, se trouverait impuissant à réduire
amiablement cet entourage d'agités ; il hésiterait avant d'user de la voie
des armes. La question était de lui suggérer que Richelieu était le seul
homme capable d'intervenir efficacement pour dénouer la situation. Qu'on le
laissât aller à Angoulême ; il évincerait les conseillers de la reine mère,
reprendrait auprès de celle-ci une influence que rien ne faisait supposer
qu'il eut perdue, et userait de cette influence dans les intérêts du roi afin
de calmer l'ancienne régente, la ramener à la soumission et faire conclure
une paix honorable.
Le fidèle père Joseph fut encore mis à contribution ; il
entra en campagne ; un autre personnage qui devait tenir une place importante
dans la vie de Richelieu, Bouthillier, abbé de la Cochère, plus
tard évêque d'Aire, s'adjoignit à lui. Ensemble, les deux confidents
expliquèrent à Déageant la combinaison : il n'y en avait pas de meilleure[66]. Déageant
comprit, parla à Luynes, à Louis XIII. Dans l'état où en étaient les
affaires, Béthune n'aboutissant à aucune conclusion à Angoulême, il était évident
qu'il en coûtait peu d'essayer de ce moyen : Richelieu serait peut-être moins
dangereux auprès de Marie de Médicis que Rucellaï ou d'Epernon : on avait
éloigné Luçon afin d'éviter un mal : ce mal s'était produit ; le retour de l'évêque
près de la reine mère augmenterait, en tout cas, les brouilles existant
autour de celle-ci, ce qui affaiblirait d'autant le parti des révoltés ; et
si Richelieu, par hasard, tenait sa parole, écartait les brouillons,
accommodait le différend, on arriverait à une solution. Louis XIII se décida.
Déageant rédigea la lettre à expédier à Avignon afin de mander à Luçon de se
rendre à Angoulême, le roi ajouta quatre ou cinq lignes de sa propre main et
le frère du P. Joseph, M. du Tremblay, fut chargé d'aller porter la missive à
Richelieu[67].
Il parvint à Avignon le 7 mars 1619. Nous ne savons pas
quelle impression dut éprouver Richelieu en recevant la lettre du roi : elle
dut être vive : il avait réussi. Deux heures après l'arrivée de du Tremblay,
l'évêque montait en carrosse, se mettait en route et malgré un incident en
chemin, — le gouverneur de Lyon, M. d'Alincourt, croyant que Richelieu
s'enfuyait, l'avait un instant fait arrêter, — l'évêque atteignait rapidement
Angoulême[68].
Son arrivée à la petite cour de Marie de Médicis fut accueillie
avec des sentiments divers. La reine mère, ravie, le reçut comme un envoyé du ciel. Les autres, décontenancés,
se tournèrent contre lui. Ils étaient divisés en deux partis, celui de
Rucellaï et celui de d'Epernon. L'ancienne régente ne voulait se livrer à
aucun des deux : elle ne savait à qui entendre. L'habile prélat, allait la
tirer d'embarras[69]. Richelieu agit
avec une prudente circonspection. Il ménagea d'Epernon, alla le voir, affecta
de lui demander son opinion, de lui tout dire ; d'Epernon flatté se déclara son ami[70]. Au conseil de
la reine, l'avis de Richelieu était que Ion fit la paix : il n'y avait pas
moyen d'engager une guerre : cet avis s'imposait. Quand le cardinal de La Rochefoucauld
arriva, Richelieu s'aboucha avec lui ; le 30 avril, le traité d'Angoulême
était signé : Richelieu avait tenu sa parole[71] !
Puis, peu à peu il écarta Rucellaï. Celui-ci outré de voir
la place de confiance qu'il occupait près de Marie de Médicis prise,
commettait sottises sur sottises. Marie de Médicis le négligeait ; elle nommait
Richelieu son chancelier[72] ; en juillet,
sur des racontars colportés par Rucellaï, M. de Thémines ayant provoqué en
duel M. de Richelieu, le frère de l'évêque, et l'ayant tué, Rucellaï dut
enfin s'en aller : Luçon demeurait le maître[73]. Il était le
conseiller écouté, le confident de Marie de Médicis ; il lui rédigeait toutes
ses lettres, il la guidait[74].
Alors il lui communiqua la pensée dont il jugeait la
réalisation indispensable et pour elle et pour lui : le retour à Paris près
du roi. Il fut étonné de se heurter à des préventions et à une résistance auxquels
il ne s'attendait pas. Si on lui demande,
écrivait-il dans les instructions d'un personnage envoyé à Louis XIII en
juillet 1619, ce qu'il estime touchant le voyage de
la reine à la cour, il répondra, en général, que tous les gens de bien l'y
désirent (la reine) ; si on s'enquiert de savoir ce qu'estime l'évêque de
Luçon sur ce sujet, il dira que c'est le lieu où la reine doit être, mais que
c'est un conseil qui doit venir d'elle[75]. Marie de
Médicis ne voulait pas revenir près de son fils. On accusa Richelieu, autour
du roi, d'être l'inspirateur de cette décision : Luynes l'accusera. Ce
n'était pas plus exact que de dire, comme on le disait, que Luçon et Luynes
étaient d'accord pour empêcher l'ancienne régente de rejoindre Louis XIII[76]. Envoyé par Marie
de Médicis au roi quelque temps après, Richelieu s'en expliquait nettement
avec le souverain, et celui-ci, rassuré, écrivait à sa mère : Vous ne pouviez me faire recevoir, avant votre arrivée, un
plus grand contentement que de m'envoyer l'évêque de Luçon, ayant donné à la
confiance que vous avez en lui plus de foi et de créance qu'à tout autre qui
fût venu de votre part[77].
Aussi lorsque le roi et Marie de Médicis se virent à
Couzières et à Tours en septembre 1619, Richelieu fut-il bien accueilli.
Louis XIII et Luynes se montrèrent aimables pour lui[78]. Les ministres,
notamment Sillery et du Vair, furent plus froids. Ils n'avaient pas confiance
; ils étaient convaincus que Richelieu ne s'occuperait que d'embrouiller les
affaires[79].
Et cependant l'évêque de Luçon faisait ce qu'il pouvait pour résoudre Marie
de Médicis à revenir à Paris. En novembre il croyait avoir réussi ; il
écrivait au P. Arnoux en lui annonçant la nouvelle : Je
ne vous dis point la joie que j'en ai ![80] L'ancienne
régente n'était pas décidée. Chanteloube combattait avec efficacité les
suggestions de Richelieu, répétant à Marie de Médicis, toute disposée à l'entendre,
que Louis XIII était irréconciliable, qu'elle
ne reviendrait pas dans des conditions d'autorité suffisantes ; qu'à Paris
elle serait méprisée, tenue à l'écart, menacée ; qu'elle devait rentrer
prépondérante et n'avait d'autre voie pour s'imposer que les armes.
Chanteloube n'était pas le seul à donner ces conseils violents : ils étaient
écoutés[81].
Le débat devint vif dans les premiers mois de 1620 : on
entraînait sans aucun doute Marie de Médicis vers la guerre. Richelieu, aidé
de Marillac et du P. Suffren, s'efforçait de montrer l'absurdité du moyen :
l'ancienne régente ne le suivait plus. Le torrent
m'emportoit, explique Luçon dans ses Mémoires, de telle sorte que vouloir persuader mon opinion ne
servoit à autre chose qu'à me perdre sans avancer le service de la reine.
On exploita sa résistance contre lui : Mes ennemis,
dit-il, pensèrent ainsi me dérober la confiance de
ma maîtresse[82]. Ne se voyant
pas le plus fort, Richelieu céda : Je fus, par
prudence, contraint de revenir à leurs pensées, et, à l'imitation des sages
pilotes, de céder à la tempête. On est souvent obligé de suivre les opinions
qu'on approuve le moins ; il y a beaucoup à craindre de la puissance des
favoris ; j'aimai mieux suivre les sentiments de ceux qui détournoient la
reine d'aller trouver le roi que de faire valoir mes raisons : c'était
plus habile que brave ; il marcha[83].
Mais alors, ce fut à la cour, un toile contre lui : il
était donc bien l'auteur de la rébellion qui se préparait : Dire au sieur de Luçon, portaient les instructions
à M. de Montbazon, qui allait trouver Marie de Médicis en avril 1620, que le roi trouve fort étrange la procédure de la reine et
que l'on n'en peut attribuer la cause qu'à lui seul[84] (Luçon). Luynes mandait à Richelieu : Tout dépend de vous, car, pour la reine, nous sommes trop
assurés de ses bonnes et saintes intentions, pourvu que les vérités aillent
jusqu'à ses oreilles : nous avons jusques à cette heure cru de vous ce que l'on
doit d'un homme de bien[85]. Louis XIII
menaçait l'évêque ; il chargeait M. de Montbazon de dire à sa mère, qu'elle donnoit trop de créance aux avis de M. de Luçon et
que, s'il continuoit, le roi pourroit bien la supplier de l'éloigner d'elle[86]. Aux menaces de
Montbazon, Richelieu répondit, d'une façon évasive, qu'il
étoit assuré qu'en servant la reine il ne mériteroit jamais que la louange
qui est due à ceux qui font leur devoir ; que quant aux menaces, «
elles ne lui feroient aucune peur[87]. Il s'était
compromis ; il n'avait plus qu'à aller jusqu'au bout, et pousser les choses
au pis !
Il prépara la révolte ; il négocia avec les grands, fit
main basse, au nom de la reine, sur les impôts. — ce dont Louis XIII sera si
indigné qu'il désignera nommément Richelieu dans un document public pour le
lui reprocher, — rédigea les manifestes de l'ancienne régente[88]. Mais il était
trop fin pour ne pas sentir combien était absurde la cause qu'il défendait. Il eut fallu être aveugle de passion, écrivait-il à
l'annonce des premiers succès de Louis XIII en Normandie, pour ne pas voir qu'il n'y pouvoit avoir de si mauvaise
paix qui ne valut mieux qu'une guerre civile dont l'événement était incertain[89]. Il chercha à
tâter le terrain autour de Marie de Médicis, essaya de parler de conciliation
: il fut rabroué : Toute l'espérance de traiter est
rompue, mandait-il à l'archevêque de Tours le 2 août 1620, ces messieurs n'en veulent point ouïr parler ; le roi fait
état de nous venir épousseter comme il faut[90]. Il ne se
faisait pas d'illusion : six jours après, la défaite des Ponts de Cé
justifiait ses pronostics.
Conséquence inévitable des jeux trop compliqués, Richelieu
qui avait été accusé par la cour d'avoir entraîné Marie de Médicis à la
révolte, se vit alors reproché par le parti de l'ancienne régente d'avoir
trahi celle-ci ! Il l'avait fait demeurer à Angers, disait-on, sous prétexte
d'être prêt à traiter, en réalité pour qu'elle y fut prise : il était
complice de Luynes ; il correspondait secrètement avec lui ; il avait amené
l'armée royale au moment et à l'endroit voulu : on l'accabla[91]. Il allait sortir
de tous ces écueils avec une incomparable dextérité !
Il ne trahissait pas ; Marie de Médicis le savait bien. Il
avait proposé à la reine mère, après la défaite, de partir immédiatement au
milieu de 600 chevaux, dont elle disposait encore, et de gagner rapidement
Angoulême, d'où, hors de la portée du roi, elle traiterait à de meilleures
conditions. L'entourage, découragé, s'y était opposé. Il ne restait plus qu'à
capituler[92].
Richelieu se fit charger de la négociation. Pour avoir la paix, Louis XIII
était décidé à accepter toutes les conditions qu'on voudrait. L'évêque de
Luçon le comprit : il en profita. Il demanda et obtint deux choses : la
première, que la reine mère aurait la liberté
d'approcher du roi son fils, formule atténuée du retour éventuel de
l'ancienne régente à la cour ; la seconde, que ceux
qui avoient servi la reine mère seroient maintenus dans leurs charges et
dignités ; Richelieu était hors de cause : c'était un succès. Marie de
Médicis, fut satisfaite[93].
Alors, par un coup hardi, Richelieu demanda à l'ancienne
régente de solliciter du roi, en sa faveur, le chapeau de cardinal ! Etre
nommé cardinal constituerait pour lui un privilège inappréciable : on ne
pourrait plus le traiter à la légère comme un simple évêque et l'exiler ;
devenu prince de l'Eglise, il aurait une situation considérable ; le roi
l'appellerait mon cousin, le traiterait avec
des égards, les ministres aussi ; l'admission au conseil serait plus aisée ;
une fois admis Richelieu occuperait, de par sa dignité, une place spéciale.
Peut-être le gouvernement refuserait-il de faire aboutir, pour le moment, cette
requête inattendue, mais la question serait posée : il ne serait que de
revenir à la charge. En attendant, profitant de l'état d'esprit du roi, prêt
à tout subir afin de conclure la paix, Richelieu décida Marie de Médicis à
faire du cardinalat de l'évêque une condition expresse de son acceptation du
traité ; c'était bien joué. Louis XIII se crut obligé de céder : il dira avec
colère ensuite, qu'il a vendu la paix au prix
de ce cardinalat[94].
Richelieu ne perdit pas de temps. A la prière de Marie de
Médicis, Louis XIII dut écrire tout de suite à Rome. L'affaire des Ponts de
Cé était des 7 et 8 août 1620 ; la demande officielle du chapeau de cardinal
pour Richelieu partait le 22[95]. D'août à
décembre Louis XIII écrira cinq lettres au pape, une au cardinal neveu, une
autre au cardinal Ludovisio[96]. Richelieu
chargera le fidèle Bouthillier de la Cochère de se rendre à Rome afin de suivre de
près la négociation[97]. De son côté,
Marie de Médicis fera campagne ; elle pressera le nonce avec une étrange insistance, écrivait Bentivoglio, lui
rappelant les services qu'avait rendus à la religion Richelieu, au temps de
la régence ; le suppliant d'appuyer la requête auprès du Saint Siège. Il
apparaissait, écrivait le nonce, que cette demande du cardinalat était
poursuivie avec violence[98]. On sait comment
le gouvernement, obligé de solliciter le chapeau, fit dire à Rome, en
sous-main, qu'il serait heureux qu'on ne l'accordât pas. En octobre, le pape
donnait des réponses dilatoires à l'ambassadeur de France, le marquis de
Cœuvres[99].
Richelieu ignorant ce qui se tramait, venait voir le nonce, manifestait une grande espérance de devoir être promu, se
croyait sûr[100].
Un peu aveuglé même, il faisait demander par Marie de Médicis au roi
d'expédier à Rome un ultimatum, aux termes duquel si l'évêque de Luçon
n'était pas compris dans la prochaine promotion de cardinaux, l'ambassadeur
de France serait rappelé : le gouvernement avait trouvé la proposition tout à fait extravagante et Louis XIII avait
répondu qu'il n'était pas de sa dignité de faire une démarche pareille[101]. Extravagante, reprenait le nonce, écrivant au
cardinal secrétaire d'Etat, est certainement cette
insistance que met la reine mère à poursuivre ce cardinalat ; on voit bien
par là l'ambition effrénée de Luçon. Mais Dieu le mortifiera par la honte
qu'il aura d'être exclu ![102] Une lettre de
l'évêque d'Orléans, en novembre, prévenait en effet Richelieu que son affaire
ne marchait pas[103]. Richelieu
redoublait d'efforts. Je ne vois pas la reine mère,
mandait Bentivoglio, en décembre 1620, qu'elle ne me
fasse instance pour Luçon ; Luçon et la reine
mère pressent dans cette affaire avec une violence extrême[104]. La prédiction
du nonce devait se réaliser. Le 11 janvier 1621 la promotion au cardinalat
était officiellement rendue publique. Bentivoglio y figurait : Richelieu
n'était pas nommé[105].
Ce fut pour lui une cruelle déception ! Mais il demeura
impénétrable. Il conservait l'aide et le soutien de Marie de Médicis ; il
attendrait : il attendra deux ans.
Les mois qui suivirent, il s'effaça. Il travaillait à
gagner de plus en plus l'esprit de la reine mère. En février 1621 l'envoyé florentin
écrivait qu'il jouissait auprès d'elle d'une
autorité suprême[106]. Le P. Joseph
ne parlait des deux personnages qu'en les appelant la
reine et son ami[107]... Les fonctions
de surintendant de la maison de la reine comportaient d'infinis détails à
régler avec les agents des domaines de l'ancienne régente : le futur ministre
de Louis XIII s'appliquait avec zèle à sa tâche, subissant sans se plaindre
les impatiences et les rebuffades de Marie de Médicis[108].
A l'égard du public, il affecta de ne s'occuper que de ses
devoirs ecclésiastiques et de controverses théologiques : Vous ne laissez de penser à ceux qui, n'ayant autres amis
que leur bréviaire et leurs écrits, mandait-il à M. de Blainville en
août 1621, ne peuvent autre chose que prier Dieu pour
la gloire de vos triomphes[109]. En attendant,
il surveillait avec attention.
C'est sur ses conseils que Marie de Médicis adoptait, à
partir de 1621, l'adroite
politique de lent cheminement, d'instance progressive, suivie par elle vis à
vis du roi. Richelieu lui recommandait de ne pas quitter son fils. Il avait
voulu qu'elle accompagnât Louis XIII dans la campagne de 1621 contre les
protestants du midi[110]. Il faisait ce
qu'il pouvait pour se faire bien voir personnellement du gouvernement,
informant Pontchartrain des moindres particularités qui pouvaient arriver à
sa connaissance, multipliant les formules de fidélité[111]. Le but qu'il avoit, disait-il dans des instructions
données à M. des Roches allant trouver le roi en octobre 1621, étoit qu'on ne trouvât rien à redire en ses actions
: il ajoutait qu'il n'oublieroit rien de ce qu'il
pourrait pour seconder la ferme résolution que la reine avoit de se conduire
en sorte que le roi et M. de Luynes en eussent tout le contentement qu'ils en
dévoient attendre. Sur le sujet du cardinalat, il témoignait des
dispositions les plus conciliantes, et les plus détachées : Il n'en vouloit faire, disait-il, ni pas, ni planche, d'autant qu'il savoit assurément que,
si on le voulait, cela seroit et que si on ne le vouloit pas, il ne le
vouloit pas lui-même, ne désirant rien qui se fit avec mécontentement[112]. Il écrivait à
Marillac le 18 août : Mon ambition n'est pas si
grande que je n'en tienne la bride en main[113]. Mais
doucement, il faisait solliciter toujours, par Marie de Médicis, auprès de
Louis XIII, pour que le prince écrivit à Rome : Sur
l'affaire de l'évêque de Luçon, que vous me recommandez, répondait le
roi à sa mère, j'en écrirai derechef à mon
ambassadeur et vous témoignerai que vos recommandations ont beaucoup de
pouvoir sur moi[114]. Le pape,
pressé, avait fini par répondre que quelque jour, peut être, il nommerait
Luçon cardinal pour faire plaisir au roi et à la reine[115].
Lorsque Luynes fut mort, en décembre de cette année 1621,
Richelieu crut qu'un des principaux obstacles qui séparait la reine mère du
roi, avait disparu : il fallait maintenant se rapprocher de plus en plus de
Louis XIII, et l'envelopper. Marillac, se rendrait auprès du prince et ne le
quitterait pas. Luynes était mort le 15 décembre, la lettre accréditant
Marillac était signée le 22[116], et l'envoyé
était reçu par le roi le 29[117]. Il se mit à
l'œuvre : J'ai vu Bassompierre, mandait-il à
Richelieu, il m'a parlé et dit qu'il ferait
merveilles bien que je ne crois pas son pouvoir grand. Tronson a bonne
volonté et fait ce qu'il peut[118]. Louis XIII
avait accueilli Marillac, lui avait parlé de sa mère en termes affectueux : Je ne puis dire, écrivait aussitôt Marie de Médicis
à son fils, combien j'ai été aise d'apprendre, par
la lettre que m'a écrite le sieur de Marillac, les preuves qu'il a reçues de
votre affection envers moi[119]. Le 16 janvier
1622 elle lui disait encore : Le témoignage public
que vous rendez de l'affection que vous avez pour moi m'a été si particulièrement
confirmé par le sieur de Marillac et par la lettre qu'il m'a présentée de
votre part, que je ne puis demeurer davantage sans vous dire l'extrême
contentement que j'en reçois[120]. Marillac
n'était pas auprès de Louis XIII seulement pour défendre Marie de Médicis ;
il avait surtout à s'occuper de Richelieu.
Il s'en occupa. Il parlait de l'évêque au roi, à Condé, aux
ministres, tâchant de leur donner une bonne impression du prélat, vantant sa
réserve ; il rendait compte à Richelieu, communiquant avec lui au moyen d'un
chiffre dans lequel, chose étrange pour des personnages si respectueux de
l'autorité royale, Louis XIII était désigné du pseudonyme de pantoufle ![121] Auprès des
ministres Marillac n'avait aucun succès : J'ai
reconnu, écrivait-il à Richelieu, qu'ils vous
redoutent et vous veulent faire craindre par le roi comme favori (de la reine mère)
et ambitieux[122].
Afin de prendre plus directement contact, Richelieu se fit
envoyer par Marie de Médicis en missions occasionnelles auprès de Louis XIII.
Si en allant moi-même bien loin au devant de vous,
écrivait l'ancienne régente à son fils le 21 janvier 1622, je vous pouvois témoigner davantage mon affection, je vous
supplie de croire que la rigueur du temps ne m'empêcheroit pas de me mettre
en chemin pour satisfaire en cela mon désir ; attendant que je vous en puisse
assurer de vive voix, je vous envoie le sieur évêque de Luçon qui suppléera à
ce défaut et vous dira, de ma part, la passion que j'ai pour tout ce qui est
de votre contentement et de votre service[123]. Malheureusement
Louis XIII continuait à n'éprouver à l'égard de Richelieu que de la défiance
et de l'antipathie. La cour répétait que l'évêque de Luçon avait une
intelligence remarquable, sans doute, mais aussi une volonté impérieuse. Lorsqu'on le voit près de la reine mère, écrivait
le nonce Corsini en janvier 1622, on peut redouter
qu'il ne prenne pied trop avant, car sa cervelle est ainsi faite qu'il est
capable de tyranniser et la mère et le fils[124]. On le
redoutait. On sentait la suggestion puissante exercée par cette nature
supérieure qui s'imposait, paralysait les résistances, fascinait chacun ; et
tout le monde résistait.
Richelieu assure dans ses Mémoires que ce fut lui
qui, allant à Orléans trouver Louis XIII au moment du retour du roi de sa campagne
de 1621, décida le prince à laisser entrer Marie de Médicis au Conseil ; il
se prête à cette occasion, un discours habile dans lequel il aurait exposé
les raisons qu'avait le souverain d'admettre la reine mère dans les
délibérations du gouvernement. Cette démarche aurait été bien osée de sa part[125]. Ce qui est
plus certain, c'est que si Louis XIII consentit, d'ailleurs non sans peine, à
accéder aux désirs de sa mère, pour donner satisfaction à l'opinion publique
qui trouvait raisonnable cette mesure, et afin d'empêcher l'ancienne régente
de cabaler, disaient les ministres, il ne céda qu'à la condition expresse que
Marie de Médicis entrerait seule et qu'elle n'aurait aucun espoir de voir
arriver Richelieu, tellement, explique le nonce, on
craignait l'esprit trop ardent de l'évêque de Luçon[126]. Marie de
Médicis fut satisfaite.
Alors Richelieu chercha à tirer parti de cette situation
nouvelle. Inspirant la reine mère dans toutes les discussions du conseil, lui
dictant ses avis, ses réponses, il tâcherait d'attirer l'attention du roi sur
sa propre valeur. Il n'était pas possible que Louis XIII ne s'aperçut pas à
la longue de l'intérêt que présenteraient les opinions émises par sa mère et
ne sut pas quelle en était l'origine : par là Richelieu parviendrait à vaincre
ses répugnances. Dans les premières séances du conseil, en effet, auxquelles
assista l'ancienne régente, furent agitées des questions telles que celle de la Valteline. Richelieu
explique dans ses Mémoires ce qu'il fit dire par la reine : si Marie
de Médicis répéta la leçon, les auditeurs durent être frappés de la sûreté
des informations de la princesse, de la fermeté à la fois et de l'habileté de
ses conclusions. Il est vrai, ajoute Richelieu, tous
ces conseils furent bien reçus, mais peu ou point suivis[127]. A propos de la
guerre à engager contre les protestants, il nous donne aussi les
développements qu'il suggéra à la reine mère : Je
conseillois à la reine, écrit-il, d'en dire
ses véritables sentiments avec courage ; et il énumère ces sentiments
: l'exposé révèle les procédés d'esprit du futur cardinal[128]. Richelieu
avait-il trouvé la voie qui allait enfin l'amener à être apprécié, puis
consulté et enfin appelé au gouvernement ? Il l'espérait ; il y comptait : il
se heurta au prince de Condé.
Après la disparition du connétable de Luynes, Marie de
Médicis et Richelieu n'avaient pas été les seuls à supposer que la place
étant vacante auprès du jeune roi, Il n'était que de la prendre. Le prince de
Condé s'était mis sur les rangs[129]. Louis XIII
avait de la sympathie pour son cousin[130]. On crut, vers
le début de 1622, que Condé était prépondérant[131]. Le prestige de
Marie de Médicis décrut d'autant. Quelque valeur qu'eussent ses jugements,
dictés par Richelieu, celui-ci fut obligé de s'apercevoir qu'on y prêtait à
peine attention. La reine mère finit par renoncer à exposer ses idées. Il est
vrai, Condé allait se détruire lui-même. Il avait vivement poussé à la guerre
de 1622 contre les huguenots. Il était parvenu à se faire nommer lieutenant
général en Guyenne, afin de conduire l'armée[132]. Il indisposa
Louis XIII par des intrigues et des manœuvres étranges[133], puis l'irrita[134]. Quand il fut
question de la paix au siège de Montpellier, il s'y opposa avec violence. A
la notification que lui fit Louis XIII de sa volonté définitive au sujet de
la pacification, il décida de partir pour l'Italie en répétant de colère : on me le payera ![135] ; et il partit.
Seulement l'obstacle avait arrêté l'acheminement de Richelieu vers le
pouvoir' : la combinaison était manquée ; l'évêque allait avoir à chercher un
autre moyen, lorsqu'à ce moment, arriva une nouvelle qui modifiait la
situation et facilitait ses efforts : il était enfin nommé cardinal !
Il n'avait jamais cessé de penser à l'affaire. Après la
mort de Luynes, Marie de Médicis avait renouvelé ses sollicitations auprès de
Louis XIII et Louis XIII avait recommencé à Rome ses instances. Dès le mois
de janvier 1622, le roi écrivait au Saint-Siège et expédiait des courriers
spéciaux[136].
Moins sensible que ses ministres aux dangers de cet avancement de Luçon — car
il restait le maître, après tout, de prendre qui bon lui semblerait au
conseil — il paraissait mieux disposé à contenter sur ce point les désirs de
sa mère : du moins le nonce Corsini l'interrogeant et cherchant à pénétrer
ses sentiments réels, écrivait acquérir cette certitude et appuyer dès lors
la proposition[137]. Les ministres,
surtout Puisieux, demeuraient hostiles. Ils étaient convaincus que le
cardinalat n'aboutirait qu'à donner à Richelieu plus
d'ascendant par cette nouvelle dignité[138] ! Ils avaient
proposé pour le chapeau l'archevêque de Lyon, M. de Marquemont et soutenaient
celui-ci. Mis en présence des deux candidatures, Louis XIII avait dit
préférer Richelieu, mais avec quelle mollesse ! Le
roi désire que la préférence soit donnée à Luçon, mandait le nonce en
mars, mais sans y insister beaucoup. Marie de
Médicis avait été indignée. La reine,
écrivait le nonce, a paru fort offensée du bruit
répandu à la cour — dont elle accuse M. de Puisieux — que l'archevêque de Lyon pourrait être préféré pour le
chapeau à l'évêque de Luçon, vu l'intimité que le premier aurait eu avec le
pape lorsqu'il était auditeur de rote à Rome. Je l'ai rassurée à ce sujet[139]. L'ancienne
régente avait redoublé ses sollicitations. Considérant,
écrivait-elle au roi en juin, le long temps qu'il y
a que vous avez voulu faire instance pour la promotion du sieur évesque de
Luçon, tant à cause de la promesse qu'il vous a plu m'en faire que parce que
vous l'avez jugé un sujet digne de cet honneur, j'ai cru que vous n'auriez point
désagréable que je vous fasse souvenir de faire presser de nouveau cette
affaire. Ce seroit une chose fort étrange qu'en l'état des affaires de votre
royaume, Sa Sainteté vous déniât ce qui vous est justement dû[140]. Elle avait
écrit aux ministres, surtout à Puisieux ; il était invraisemblable que se
conduisant habilement avec le roi comme elle le faisait, elle ne parvint pas,
à la longue, à avoir raison des résistances. Puisieux s'en rendait compte[141]. En juillet,
Marillac assurait Richelieu que Louis XIII était sincère dans son désir de le
faire nommer cardinal ; il informait l'évêque du moindre mot aimable prononcé
par le souverain sur son compte[142]. Quelle attente
! quelle fièvre était celle du prélat ! Il en fut malade.
Depuis longtemps il souffrait de la tête. Je me meurs de ma tête, écrivait-il à Charpentier :
Mon mal de tête me tue ! Il eut une crise
vers juin 1622[143] On chercha à
profiter de sa maladie pour décider Louis XIII à renoncer à la demande du
chapeau. Louis XIII ne consentit pas. On a voulu
vous débusquer du cardinalat pendant votre maladie, mandait Marillac à
Richelieu le 25 juillet, le roi a tenu bon[144].
Non seulement le roi tenait bon, mais il en venait même,
maintenant, à souhaiter qu'on en finit avec cette affaire interminable.
Apprenant que les ministres, à son insu, combattaient encore la promotion de
Richelieu, il avait eu une vive irritation : le roi,
écrivait le nonce, a su la manière, dont, sous main,
on a, en s'autorisant de ses propres ordres, cherché à empêcher la promotion
de Luçon ; alors il s'est mis en colère et a commandé à son ambassadeur,
nonobstant tout ce qui a pu être dit au nonce, de faire de vigoureuses instances
en faveur de Richelieu[145]. La promotion
de l'évêque devenait imminente : l'opinion s'était faite à cette idée. Puisieux
était obligé de céder : Il faut donner cela à la
voix publique, écrivait-il à l'ambassadeur à Rome, le 28 juillet, et à la réputation de sa Majesté, après ce qui s'est
passé, et au contentement de la reine mère qui en écrit souvent et se conduit
fort bien[146]. A mesure que
le terme approchait, Marie de Médicis redoublait d'instances[147]. Le roi avait
hâte d'aboutir. Sa Majesté a parlé au nonce très
fortement, disait Marillac à Richelieu le 4 septembre, et en termes plus exprès qu'il n'avoit point encore fait,
dont d'Epernon m'a rendu témoignage pour l'avoir entendu distinctement.
Il ajoutait : Le roi fait son affaire de celle de
Luçon[148].
Dix jours après, elle était terminée : le mercredi 14 septembre, Louis XIII
apprenait officiellement que Richelieu était nommé cardinal[149] !
Ce fut sur la route de Lyon, dans une humble auberge de la Pacaudière, où pend pour enseigne le chapeau rouge, que
l'évêque de Luçon, en voyage, reçut la nouvelle[150]. Il n'a pas
révélé dans ses Mémoires la joie qu'il dut en éprouver, pas plus qu'il ne
fait allusion à la longue et patiente campagne que depuis deux ans il avait
conduite. Il écrivit aux ministres afin de les remercier : ses lettres
dépassaient par leurs termes, ce qu'une équitable gratitude pouvait exiger à
l'égard de personnages que le nouveau cardinal savait s'être opposé à sa
candidature et qu'ensuite il traitera de façon hautaine dans ses Mémoires
: Vous avez fait voir ce que vaut un ami comme vous
à ceux qu'il affectionne, disait-il à l'ambassadeur à Rome, Sillery,
frère de Puisieux ; la pourpre me sera une éternelle
mémoire de votre bienveillance ; je vous donne ma parole d'embrasser vos intérêts
comme les miens propres[151]. Il écrivait au
chancelier : Je vous supplie de croire que le
contentement de l'honneur que je reçois de la bonté du roi ne surpasse point
le ressentiment que j'ai de l'obligation que votre maison a acquise sur moi[152]. Il protestait
à Puisieux : faites état de moi comme d'un ami et
serviteur entièrement assuré[153].
Au roi, en guise de remerciement, il s'offrit, assurant le
prince de son dévouement passionné, de son service exclusif et d'un
attachement ardent. Bien que je ne puisse satisfaire
à la moindre partie de ce que je vous dois, lui disait-il, je me satisferai pourtant moi-même, si j'attache
entièrement, comme je fais, non seulement toutes mes pensées, mes désirs et
mes actions à vos volontés, mais outre ma propre vie ! Je l'emploierai, Sire,
d'autant plus volontiers pour Votre Majesté que la pourpre dont il vous a plu
m'honorer m'oblige particulièrement à ne refuser aucune occasion de me rougir
de mon sang pour la gloire de Dieu, la grandeur de votre dignité royale et le
service particulier de votre personne sacrée, de laquelle je serai, jusqu'au
dernier moment de mes jours, aussi certainement le très obéissant et très passionné
serviteur et sujet[154].
Louis XIII donna la barrette à Richelieu dans une église
de Lyon, le samedi 10 décembre 1622, à dix heures du matin. Le nouveau
cardinal prononça un discours par lequel il renouvelait l'offre de ses
services. Louis XIII fit semblant de ne pas comprendre et ne répondit pas[155].
Il ne voulait pas répondre. A la fin de septembre, déjà,
la place au conseil d'un cardinal se trouvant vacante par suite de la mort du
cardinal de Retz, Marie de Médicis l'avait vivement pressé d'y pourvoir et
Louis XIII se doutant qu'on voulait lui imposer Richelieu, s'était hâté de nommer
le cardinal de la
Rochefoucauld afin d'arrêter les intrigues[156]. Ne voulait-il
donc à aucun prix de Richelieu ? On pouvait le croire : il le trouvait trop
intelligent, disait Gondi, trop peu sincère ; il n'avait pas confiance en lui[157]. Marie de
Médicis avait mis deux ans pour faire de son favori un cardinal ; elle mettra
deux ans pour en faire un ministre.
Du moment qu'il était inutile de heurter de front les
sentiments du roi, mieux valait le circonvenir et gagner progressivement ses
entours. Il fut convenu entre Richelieu et Marie de Médicis que l'ancienne
régente se mettrait en bons termes avec les ministres, le chancelier Sillery
et son fils Puisieux. Docile, Marie de Médicis fit des avances ; les
ministres répondirent. Dès la fin de décembre 1622 la cour s'apercevait que
la reine mère avait partie liée avec le secrétaire d'état des affaires
étrangères, on ne savait trop pourquoi. Des promesses, voire même des serments,
disait-on, avaient été échangés entre eux. Marie de Médicis s'était engagée à
faire un grand éloge de Puisieux au roi, et Puisieux avait donné sa parole de
soutenir les intérêts de la reine mère ; seulement le ministre avait obtenu
de l'ancienne régente qu'elle ne confiât rien de cette entente au cardinal de
Richelieu[158].
Puis, peu à peu, cette alliance de Marie de Médicis avec Puisieux et son père
le chancelier s'était fortifiée : y étaient entrés : le président Jeannin,
Schomberg, d'autres : la cour se perdait en conjectures. Il était impossible,
déclarait le vénitien Pesaro, que Richelieu, qui inspirait toutes les actions
de la reine, fut étranger à cette affaire[159]. Le
commencement de l'année 4623 était le moment où Louis XIII, excédé de
l'indiscrète façon avec laquelle les ministres le dérangeaient à toute heure,
secouait leur joug, allait à la chasse et finissait par leur laisser prendre
l'autorité. En s'appuyant sur la reine mère, les ministres espéraient se
mettre à l'abri d'un retour offensif du roi ; Marie de Médicis se donnait
l'illusion de reprendre la direction des affaires. De jour en jour, les
ambassadeurs étrangers notaient que la part prise par l'ancienne régente au
gouvernement devenait davantage importante. Les conseils, maintenant, s'assemblaient
dans son appartement. On observait aussi que Richelieu se tenait discrètement
à l'écart[160].
Le nonce, qui ne doutait pas de l'action occulte du cardinal, signalait qu'il
se conduisait avec souplesse, tâchait d'être bien avec tout le monde, de
n'éveiller les susceptibilités de personne[161]. En février,
Pesaro écrivait : la reine mère a l'apparence de
l'autorité[162] ; elle
s'imposait de plus en plus. Elle fît décider qu'après le premier prince du
sang, le cardinal de la
Rochefoucauld aurait la prééminence dans le conseil en
raison de sa dignité : on ne se formalisa pas. L'ambassadeur vénitien
devinait bien que c'était Richelieu qui avait fait prendre cette mesure[163].
Si Richelieu se tenait sur une telle réserve c'est qu'il
sentait bien que les ministres le craignaient toujours, ne pouvaient pas le
souffrir et s'opposaient à lui de toutes leurs forces. Ils en arrivèrent à
arrêter Marie de Médicis elle-même. Marie de Médicis les avaient utilisés
pour avancer ses affaires : elle allait trop loin ; ils résistèrent. Richelieu
fut d'avis qu'il n'y avait plus qu'à perdre d'abord Sillery et Puisieux. Pour
y parvenir, il proposa de faire revenir Condé à la cour : Marie de Médicis
s'unirait à lui ; ensemble ils renverseraient les ministres ; après quoi,
étant donné les mauvaises dispositions de Louis XIII à l'égard du prince de
Condé, il serait aisé de se défaire de celui-ci[164]. A ce moment,
mars 1623, Condé, précisément, revenait d'Italie. Puisieux chercha à
l'attirer de son côté en lui envoyant le gouverneur de Montargis pour lui
dire qu'il ne serait pas inquiété ; mais, en même temps, le nonce l'avait
prévenu par un billet anonyme de l'état de la cour et l'avait engagé
fortement à se défier de Puisieux. Condé demeura à Montrond sans rien dire.
La combinaison de Richelieu avait échoué[165].
L'opposition des Brulart — le chancelier Sillery et son
fils Puisieux — s'accusait. Comment ne pouvaient-ils pas s'opposer à
l'ambition sourdement croissante du cardinal ? Etaient-ils en mesure de
s'entendre avec un homme qu'on sentait d'une passion effrénée, puis
volontaire et absolu ? Depuis longtemps ne
soupçonnoit-on pas qu'il vouloit gouverner et qu'on n'auroit point de repos
que cela ne fût ?[166] Ne voyait-on
pas surtout, ce qu'était son caractère entier ? J'ai
été mis au courant, écrivait l'envoyé Florentin à la date du 7 mai
1623, par le moyen des femmes de la reine mère et de
son apothicaire, étant très familier avec ces gens qui sont de mon pays ; je
les connois depuis longtemps ; ils viennent souvent exhaler
confidentiellement avec moi leurs plaintes, celles que fait naître en eux la
domination superbe et intéressée du cardinal qui veut tenir bas, soit par
ambition, soit par avarice, tous les autres serviteurs de la reine. Etant
allé ce matin leur donner quelques lettres de là-bas et, à cette occasion,
leur ayant un peu demandé des nouvelles, ils commencèrent à me dire tout
d'abord que le cardinal seroit la cause d'une nouvelle ruine pour la reine ;
le roi ne pouvoit pas le souffrir ; il lui déplaisoit de voir que sa mère eut
un favori alors qu'elle-même lui avoit témoigné toute sa désapprobation quand
il avoit eu des gens de cette sorte, maîtres si absolus de sa Majesté. Ils me
dirent aussi que le roi avoit, à ce propos, lancé de la belle façon quelque
brocard à la reine, mais qu'elle n'avoit pas voulu comprendre[167]. Richelieu,
dans ses Mémoires, affecte de croire que l'hostilité qu'on lui
manifestait n'était due qu'à la jalousie inspirée par son intelligence : J'ai eu ce malheur, dit-il, que ceux qui on pu beaucoup dans l'Etat m'en ont toujours voulu, non
pour aucun mal que je leur eusse fait, mais pour le bien qu'on croyoit être
en moi. Ce n'est pas d'aujourd'hui que la vertu nuit à la fortune et les
bonnes qualités tiennent lieu de crimes ![168] Peut-être que
le désir de garder leur place, l'appréhension instinctive d'un haut esprit
qui absorberait tout et reléguerait chacun au rôle de comparse, entrait pour
beaucoup dans le sentiment des ministres ; mais il y avait aussi chez eux
l'antipathie profonde provoquée par un égoïsme qu'on sentait extrême et une
puissance de volonté jugée trop dominante. Louis XIII le comprenait, lui qui
n'avait pas à être jaloux, et son éloignement à l'égard de Richelieu était
aussi formel.
Le temps travaillerait. Richelieu attendrait. Son silence,
sa réserve, ajouteraient à l'impression produite par sa valeur[169]. Les affaires
de l'État, d'ailleurs, n'allaient pas. L'opinion était excitée contre les
ministres. La Vieuville,
nouveau surintendant, n'était-il pas venu trouver Marie de Médicis pour lui
demander de proposer au roi qu'il réunit un grand Conseil de princes afin
d'en délibérer ? Il la prioit de m'en communiquer,
écrit Richelieu, comme très capable de secourir
l'Etat et dont les autres ministres appréhendoient extrêmement la suffisance.
On appréciait donc son mérite ? Par une espèce de fascination inconsciente,
il s'imposait donc sans que personne put entraver sa marche vers le pouvoir ?[170]
Les rapports se refroidissant de plus en plus entre les
Brulart et Marie de Médicis, l'ancienne régente chercha à mettre le plus possible
Richelieu en contact avec Louis XIII ; pour le moindre motif elle l'envoyait
à son fils avec un mot aimable d'introduction[171]. En octobre
1623, se trouvant près d'Orléans, Richelieu recevait avis que le roi avait
écrit à sa mère afin de la prier de venir le voir à Saint-Germain parce qu'il
voulait examiner avec elle la résolution à prendre concernant la situation
politique. Était-ce la disgrâce des Brulart, qui s'annonçait ? Richelieu
revint précipitamment auprès de Marie de Médicis. La question fut discutée à
Saint-Germain, dit l'ambassadeur Vénitien, de savoir qui devait rester
maître, ou du roi ou des ministres. Sans aucun doute le dénouement approchait[172]. On remarqua
que les trois derniers mois de 1623
l'inquiétude du cardinal de Richelieu devenait plus
ardente, son désir de pouvoir semblait augmenter, comme si, approchant du
but, l'ambition redoublait : La reine mère ne
travaille que pour lui, écrivait Pesaro le 22 décembre ; le cardinal ne peut pas souffrir plus longtemps de ne pas
être au gouvernement[173]. Richelieu
faisait tous ses efforts pour se rapprocher du roi, l'assurer de son
affection, lui témoigner la passion qu'il avait au sujet de la gloire et de
la grandeur de sa couronne ; puis il faisait attaquer les ministres[174]. Par ses soins,
Marie de Médicis renouvelait au roi les critiques que comportait la conduite
égoïste de ses conseillers et, en même temps, le cardinal la chargeait
d'esquisser au prince le programme de ce qu'il convenait de faire. Un soir où
Louis XIII revenait de la chasse, Marie de Médicis entreprit le souverain
pour le supplier, s'il renvoyait les Brulart, de ne pas les remplacer sans la
consulter ; cela était important, disait-elle ; il y allait de la dignité et
de la sûreté de l'État ; elle ajoutait que pour
elle, elle n'avoit personne à lui nommer, mais que c'étoit à lui d'y bien
penser, s'étant toujours aperçue que quand il se vouloit donner le loisir
d'agir de lui-même, il n'y avoit rien à redire dans son choix.
L'insinuation était claire. Louis XIII ne répondit pas[175].
Au début de 1624, la passion de faire admettre Richelieu
au gouvernement parut de plus en plus ardente chez Marie de Médicis : elle
espérait être entièrement prédominante par ce moyen : Richelieu, sa créature,
au conseil, disait Gondi, l'envoyé Florentin, elle se
rendrait peu à peu tout à fait la maîtresse[176]. Nul ne
contestait la valeur de l'esprit du cardinal, jugée
sans égale, ajoutait le même Gondi[177]. Des libelles,
inspirés par Richelieu, vantaient au publie les qualités du prélat, son
habileté, sa prudence, son expérience, le seul souci qu'il avait des intérêts
du roi[178].
On savait que le cardinal était plus homme d'Etat qu'homme d'Eglise, disait
Pesaro[179].
Par une étrange et mystérieuse suggestion, il semblait que son génie
politique s'imposât de plus en plus et devint inévitable.
Aussi lorsqu'en février l'orage depuis si longtemps
attendu éclata et que les Brulart furent chassés, il n'y eut personne qui ne
crut que l'heure de Richelieu était arrivée : elle ne l'était pas : il
restait une dernière résistance à vaincre, celle du roi !
Chez Louis XIII, l'antipathie contre l'ambitieux prélat
semblait irréductible. Un jour où, se trouvant à une fenêtre du Louvre, il
voyait passer Richelieu dans la cour, il disait au maréchal de Praslin : Voilà un homme qui voudrait bien être de mon conseil, mais
je ne m'y puis résoudre après tout ce qu'il a fait contre moi ![180] On racontait
qu'autrefois le pape avait dit du cardinal : Cet
homme sera un grand fourbe[181]. Louis XIII
reprenait l'expression à son compte : Ayant connu le
cardinal dans les affaires qui se passèrent devant et après la mort du
maréchal d'Ancre, et dans celles d'Angoulême et d'Angers, écrivait
Mathieu de Morgues, le roi appréhendoit cet esprit
qui lui sembloit être plus fin que prudent ; il en avoit une grande aversion.
Ce grand prince s'en défendoit avec toutes les armes que son bon esprit lui
pouvoit fournir et ne le nommoit jamais sans lui donner la qualité de fourbe[182]. Louis XIII
détestait ce qu'il appelait l'esprit altier et
dominateur du cardinal[183]. Aux instances
de sa mère, il répondait qu'elle ferait beaucoup mieux de renvoyer Richelieu
à Rome, de le remplacer auprès d'elle : le prélat était un obstacle à leur
entente plus étroite ; elle gagnerait en autorité en le faisant disparaître[184]. Insensible à
ces raisons, Marie de Médicis persistait. Alors Louis XIII lui présentoit familièrement les justes sujets de sa
défiance, et cette bonne princesse assuroit que tout ce qu'on avoit dit
contre le cardinal étoit des inventions de ses ennemis. Se voyant trop
pressé, le roi étoit contraint de se retrancher dans un défaut que nous ne
voulons point publier, ajoute de Morgues[185]. Marie de
Médicis alors faisait appel au ministre prépondérant du moment, le
surintendant la Vieuville
; mais le marquis de la Vieuville ne voulant
point avoir pour compagnon le cardinal, de peur qu'il ne devint son maître,
répliquait à l'ancienne régente qu'elle lui demandait un service par lequel il prévoyoit qu'il seroit ruiné dans peu de
temps et que Sa Majesté (la reine) en recevroit un jour du déplaisir[186]. En désespoir
de cause, Marie de Médicis employoit toute son
industrie et celle de tous ceux qui dépendoient d'elle et qui avoient quelque
crédit auprès du roi[187]. Elle invoquait
des arguments qu'on imprimait ensuite dans des libelles afin d'agir sur l'opinion
: Richelieu ne servirait que le roi, ne s'appuierait que sur lui : c'était un
homme habile et prudent qui n'aurait en vue que la bonne conduite des
affaires publiques et les seuls intérêts de l'Etat : il serait un autre
cardinal d'Amboise[188]. Impatientée
des irrésolutions de Louis XIII, Marie de Médicis finit par ne plus venir au
Louvre et se tint enfermée au Luxembourg[189]. Une crise
menaçait : la résistance ne pouvait pas durer.
Ce fut la
Vieuville qui proposa à Louis XIII de céder ; de ne céder
il est vrai que dans des conditions restreintes : Richelieu assisterait
seulement au Conseil des dépêches ; on dirait que le cardinal de la Rochefoucauld
étant tombé malade, il avait été jugé utile de se
servir de M. le cardinal de Richelieu que Sa Majesté avoit reconnu capable et
très affectionné à son service ; on répéterait que le roi avait
adjoint à son Conseil, en vue seulement des grandes affaires extérieures et
pour assister les autres conseillers un peu nouveaux dans le gouvernement, le
cardinal, personnage de grande valeur, doué d'un esprit vif, d'une
perspicacité et d'une habileté singulières, d'une expérience acquise par lui
au temps où, évoque de Luçon, il avait été quelque temps secrétaire d'État.
Informé de la façon, à son sens insuffisante, dont on voulait l'admettre dans
le Conseil, Richelieu fit dire qu'il n'accepterait pas. Louis XIII, au reste,
avait répondu de lui-même à la
Vieuville qu'il ne falloit pas
faire entrer le cardinal dans le conseil si l'on ne vouloit point se fier en
lui entièrement, parce qu'il étoit trop habile homme pour prendre le change[190]. La question
mûrissait ; la résolution devenait prochaine.
Richelieu assure dans ses Mémoires que la Vieuville sollicita
son admission au Conseil parce qu'il prévoyait sa propre disgrâce et qu'il trouvait
là une invention pour se maintenir. Cependant
la Vieuville
disait à Marie de Médicis qu'il savait très bien préparer sa chute en faisant
appel à la collaboration du cardinal. Richelieu ajoute que lui-même refusa,
non pas l'entrée au Conseil des dépêches, mais toute participation aux
affaires publiques, pour plusieurs considérations et
par plusieurs raisons qu'il énumère et qui sont des raisons telles que
: débilité de corps, faiblesse de complexion,
fatigue de quantité de visites qui le tuoient ; et pourtant il allait
fournir durant dix-neuf années un labeur énorme que l'état de sa santé ne
paraît guère avoir contribué à modérer beaucoup. Mais
toutes ces raisons, continue-t-il, furent
inutiles, car comme cet homme (la Vieuville) étoit violent en ses passions, il poussa cette affaire si
vivement qu'il n'y eut pas moyen de résister aux mouvements du roi et de la
reine mère qu'il fit intervenir en cette occasion ! Richelieu répétait
à l'ambassadeur vénitien le 9 mai : le roi m'a
obligé par force à subir ce poids ![191]
Ce fut le lundi 29 avril 1621, à Compiègne, que le roi se
rendant le matin dans la chambre de Marie de Médicis, encore au lu, et
causant seul avec elle, lui déclara enfin sa décision de laisser entrer
Richelieu dans son Conseil. Ce qu'il en faisait, disait-il, était uniquement
pour elle, afin que le monde sut que réellement et
non d'apparence, il vouloit vivre avec elle sur le pied d'une entière
confiance[192]. Le cardinal ne
serait admis qu'à titre de conseiller du premier état, c'est-à-dire donnerait
son avis dans les délibérations, mais en dehors ne s'occuperait d'aucune
affaire, ne recevrait les visites de personne, ne s'entretiendrait de rien
avec qui que ce fut : la restriction était désobligeante. Richelieu en fut
très affecté. Je considère comme une confirmation de
cette restriction, écrivait le 10 mai l'envoyé Florentin, un discours que voulut bien me tenir le cardinal sur son
nouvel emploi ; sa façon de parler, ses gestes, montraient évidemment une
grande contrariété intérieure. Il me représenta que cet honneur (d'être admis au Conseil) lui était arrivé sans qu'il l'eut recherché, ni désiré,
mais du propre mouvement de Sa Majesté ; il disait être satisfait des
limites fixées à ces attributions : il aimait mieux
une vie facile et tranquille que les travaux et dangers auxquels les
jalousies et la malignité des hommes exposent ceux qui entrent dans les
grandes affaires[193]. Dans ses Mémoires,
Richelieu va plus loin et prétend que c'est lui qui a demandé qu'on
restreignit ses fonctions, à cause toujours, dit-il, de son état de santé.
L'envoyé florentin n'était pas dupe : Quiconque,
concluait-il, sait que le cardinal n'est pas aussi
mal portant et qu'il est d'un caractère profondément ambitieux, jugera que
cette prétendue préférence pour un genre de vie tranquille est une nécessité
qui provient d'autres causes[194].
Le soir même du jour où il avait annoncé à Marie de
Médicis sa décision, Louis XIII, à deux heures de l'après midi, ouvrait la
séance du conseil, faisait appeler le cardinal de Richelieu et l'installait :
c'était une date de l'histoire ![195]
La place qui était dévolue au nouveau ministre était donc
modeste. Il est inexact que Richelieu ait été nommé premier
ministre en avril 1624. Il n'a jamais été nommé premier ministre. Des pièces officielles constateront
seulement, quelques années plus tard, qu'il est, en fait, le principal ministre du roi, et c'est cette
expression qui est devenue officielle pour le désigner[196].
Mais, dès avril 1624, il n'était personne qui ne prévit
son avenir : C'est le personnage estimé le plus
intelligent du royaume, écrivait l'ambassadeur vénitien le 1er mai ; il est capable des plus grandes choses ; ambitieux, il
désirera être seul à commander ; on peut croire que dans peu de temps il sera
le seul timonier du vaisseau pour toutes les affaires[197]. Le résident
florentin écrivait de son côté le 10 mai : il doit
lui suffire d'avoir été porté là ; avec le temps, on acquiert beaucoup,
surtout quand on a son esprit. Sur ce sujet voici ce que l'on pronostique :
ou le cardinal de Richelieu trouvera le joint de devenir le maître de tous
les autres ministres ; ou, resté exclu de toutes choses, il sera bientôt
ruiné. Le plus grand nombre est du premier avis, que l'on fonde sur la bonne
intelligence qui est établie maintenant entre le roi et sa mère, sur ce fait
qu'il est cardinal et qu'ainsi la succession du cardinal de la Rochefoucauld lui
est dévolue d'avance ; mais, par dessus tout, sur la valeur de son esprit qui
est jugée sans égale[198]... Un libelle,
daté de Compiègne du 20 mai 1624, émanant, il est vrai, de l'entourage de
Richelieu, disait : Tout Paris a reçu avec
applaudissements la nouvelle de l'élection judicieuse que le roi a faite de
M. le cardinal de Richelieu. Il semble que la fortune eut été comme honteuse
d'avoir laissé une vertu si éminente sans la faire monter sur le théâtre où
nous la voyons en son lustre. Chacun jette donc maintenant les yeux sur ce
grand cardinal comme sur un astre naissant[199].
Marie de Médicis fut radieuse : c'était son triomphe, du
moins elle le croyait : en bons termes avec le roi, et son confident étant au
conseil, elle se considérait à nouveau comme maîtresse du royaume. Elle
éprouvait, disait l'envoyé florentin, un
contentement indicible, non pour le cardinal, mais pour elle-même[200]. Vivant dans l'esprit de Richelieu, ajoutait Pesaro,
elle se réjouissait avec une incroyable allégresse
de voir finalement toutes les affaires dans sa main. Mais, concluait l'ambassadeur vénitien, on dit que le cardinal servira le roi et qu'il ne
s'occupera pas d'autre chose que de la grandeur du règne[201]. Il avait
raison. Marie de Médicis s'en apercevra bientôt à ses dépens.
Mieux avisé, la Vieuville avait vu juste en prédisant que
Richelieu au Conseil ne chercherait qu'à le renverser. Le cardinal a laissé
une page curieuse dans ses Mémoires, où il explique comment, au cours
des délibérations du gouvernement, le médiocre et vacillant ministre se
ruinait lui-même par les hésitations contradictoires de son esprit incertain
; il dit qu'il allait comme un ivrogne. Il
l'aida à tomber[202]. Usant du
procédé qui lui avait déjà si bien servi et qu'il utilisera dans son
ministère, Richelieu fit attaquer la Vieuville par la presse. Des libelles parurent
; ils étaient l'œuvre ou de parents du cardinal, ou de folliculaires à ses
gages, comme Fancan[203]. Malmené, la Vieuville ne se
faisait pas d'illusion sur l'origine de cette campagne. Ses imprudences, ses
inconséquences, la façon légère dont il traitait les affaires à l'insu du
roi, ou en changeant ce qui avait été décidé en conseil, allaient le perdre encore
plus sûrement. On sait comment Louis XIII indigné de ses manières, le chassa
en déclarant qu'il entendait être le maître, ne pas tolérer que ses ministres
agissent en dehors de lui et sans lui, ni supporter qu'on le mit en tutelle.
Le jour même où le roi annonçait à son conseil qu'il avait
fait arrêter la Vieuville
parce que ce ministre avait essayé de le dominer, Richelieu prenait la parole
et, dans un discours étudié, mesuré, circonspect, tout
en protestant de ne vouloir nommer au roi personne, ains, au contraire, le
vouloir avertir seulement d'y penser de bonne heure, de peur de s'y tromper
par précipitation, il s'offrait pour principal conseiller :
connaissance exacte des affaires, vue nette des nécessités politiques,
jugement précis et ferme, imagination active contenue par une volonté
vigoureuse, ce discours plein et complet révélait une maîtrise intellectuelle
de premier ordre et constituait virtuellement le programme de gouvernement
d'un grand ministre[204].
Louis XIII finira par accepter Richelieu. L'histoire
raconte qu'il l'a même subi et qu'il n'est devenu entre ses mains qu'un
instrument docile, un jouet inerte. Ce jeune roi, que nous venons de voir à
vingt ans, entier, jaloux de son autorité, susceptible sur les égards dus à
sa souveraine volonté, se serait, dans les années qui vont suivre, à ce point
métamorphosé sous l'influence altière et dominatrice
du cardinal, qu'il aurait abdiqué sa personnalité propre pour ne plus être
qu'un roi débile, tyrannisé par le despotisme d'un serviteur omnipotent ! La
réalité a-t-elle été vraiment telle ? C'est ce que seule l'étude patiente et
objective des documents contemporains pourrait permettre d'établir.
FIN DE L’OUVRAGE
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