Louis XIII se révélant en 1617 par l'exécution de Concini. — Concini, son
caractère, sa fortune, sa situation exacte à la Cour. — Comment il s'est
rendu maître du gouvernement de la régence de Marie de Médicis. — Son
omnipotence : il est impopulaire. — Louis XIII, jeune, est tenu à l'écart des
affaires. — Son indignation contre Concini. — Soulèvement des grands devant
la tyrannie du maréchal d'Ancre ; appel de l'opinion au roi. — Louis XIII a
eu l'initiative du renversement de Concini ; ses confidences à son entourage.
— Luynes et Déageant ; attitude de Luynes, ses hésitations ; influence
importante de Déageant. — Préparation du coup d'État. — Vitry, la journée du
24 avril 1617 et l'exécution de Concini. — Louis XIII déclare terminée la
régence de sa mère ; sa sévérité à l'égard de celle-ci. — Satisfaction de
l'opinion à l'annonce de la chute du maréchal qu'elle attribue à Louis XIII.
— Marie de Médicis obligée de s'éloigner de Paris choisit Blois pour
résidence. — Froideur de Louis XIII à son départ.
Lorsque, le 24 avril 1617, sur les dix heures du matin, on
vint annoncer à Louis XIII que Concini, maréchal d'Ancre, était tué, le
prince fit ouvrir une des fenêtres de la grande salle du Louvre donnant sur
la cour intérieure, et, s'adressant aux gentilshommes du marquis de Vitry,
auteurs de l'exécution, leur cria d'une voix forte : Merci,
grand merci à vous ! Puis il ajouta : A cette
heure, je suis roi ![1] S'il était roi,
c'est qu'il avait voulu l'être. Le coup d'Etat
par lequel le jeune souverain de seize ans renversait le gouvernement de la
régente Marie de Médicis, sa mère, favoris, ministres, créatures, révélait au
royaume sa personnalité résolue et sa volonté[2].
C'est une des grandes merveilles
que la France
vit jamais, faisait écrire sous ses yeux quelques mois plus tard, à Blois,
Marie de Médicis découragée, qu'un étranger inconnu, sans mérite, sans
autorité, sans amis, destitué de courage, de jugement et de conduite, se soit
fait grand, soit monté aux honneurs, ait assuré ses affaires et se soit mis
en telle fortune que, pour l'empêcher d'aller plus avant, autre que le roi
n'ait pu y mettre la main ![3] Elle résumait
avec exactitude l'histoire d'une aventure politique étrange dont elle se
trouvait être la principale victime plutôt qu'elle n'en avait été la cause
entièrement responsable.
Bizarre fortune, en effet, que celle de Concini[4] !
Droit, mince, bien proportionné, tête anguleuse au front
large et haut, nez busqué, grands yeux au regard aigu, sourcils arqués,
bouche fine, ombragée de légères moustaches élégamment retroussées, Concini
eut passé pour assez bel homme si les traits de son visage n'eussent été
perpétuellement altérés par une inquiétude permanente et une irritation continuelle.
C'était un nerveux, ardent, susceptible. Capable de manières charmantes,
soucieux de se faire des obligés par une affabilité affectueuse, il montrait,
lorsque les choses n'allaient pas à son gré, une violence et un emportement
sans mesure. Arrogant, orgueilleux, lâche, tour à tour gai et bon, abattu,
furieux ou pleurant, il offrait un type accusé de méridional excessif[5]. Son intelligence
vive qui lui permettait, malgré son ignorance, de tout comprendre, jointe à
ce caractère brutal qui lui faisait tyranniser tout le monde, explique, en
même temps qu'une série de circonstances particulièrement favorables, un
succès qu'il poussa jusqu'à l'extrémité d'une catastrophe inévitable.
Henri IV fut l'auteur de sa fortune. Pauvre gentilhomme
ruiné, arrivé en France dans les bagages de Marie de Médicis, après une
jeunesse débauchée, pleine de friponneries et de misères morales, Concini
avait eu le talent de se faire aimer durant le voyage de Florence à Paris par
l'amie d'enfance et cameriera de la jeune
souveraine, Léonora Galigaï ; il l’avait épousée[6] ; à la suite
d'intrigues diverses dans lesquelles lui et la jeune femme avaient manqué
plus d'une fois être renvoyés en Italie, il s'était imposé et il avait fait
servir l'influence de Léonora auprès de Marie de Médicis à calmer les
irritations de la souveraine à l'égard des amours adultères du roi. Henri IV,
après avoir eu le personnage en horreur, s'était accommodé de ses services et
avait accepté de le récompenser[7]. L'autre,
empressé, obséquieux, avait sollicité. Il avait été nommé maître d'hôtel de
la reine, avait eu des missions en Italie, avait été admis à monter dans les
carrosses royaux, s'était fait attribuer la charge de premier écuyer de la
souveraine. Enchanté de son adresse, Henri IV parla même de lui donner un
gouvernement, mais la crainte des protestations de la cour l'arrêta[8]. Tout le monde
crut que le mari de Léonora était le favori de la reine. On ignorait quels
services Henri IV payait de cet avancement rapide. Le roi mort, la foule des
courtisans se tourna vers Concini comme vers l'influence occulte. Les
ministres s'inquiétèrent. Adroitement, quelques semaines après la mort
d'Henri IV, Léonora obtenait pour son compte, de la reine, un don d'argent de
330.000 livres
avec lequel elle achetait le marquisat d'Ancre, en Picardie ; les Concini
devenaient des seigneurs terriens ! Concini acquit les gouvernements de
Péronne, Montdidier, Roye, même la lieutenance du roi en Picardie. Les
ministres ayant voulu s'y opposer, Léonora s'obstina et finit par emporter
l'acceptation de Marie de Médicis. Alors s'établit l'opinion
que tout le monde avoit du pouvoir et du crédit que Concini et sa femme possédoient
auprès de la reine[9]. L'opposition
faiblit. L'audace de Concini crût à proportion. Il imposa avec violence ses
volontés à sa femme qui dut faire accepter de la régente, insouciante et
distraite, tout ce qu'il voulut. Il se fit nommer premier gentilhomme de la
chambre, superintendant de la maison de la reine, maréchal de France[10] ; il se fût fait
créer duc et pair s'il ne s'était heurté à une difficulté juridique[11]. Il rêvait même
de prendre l'épée de connétable ; l'hostilité générale du public l'en empêcha[12]. Il avait une
fille ; il songea à la marier à quelque personnage portant un des plus grands
noms de France[13]
! Mais surtout, par des moyens licites ou illicites, il amassa une fortune
considérable pour le temps : Richelieu l'évaluait à six millions de livres,
Bassompierre à sept millions ; des calculs récents vont à 8.420.000 livres[14].
Or, ce crédit dont il usait pour monter si haut et si
vite, ce n'était pas lui qui l'avait, mais Léonora Galigaï. Interrogé à son
procès, le secrétaire de Léonora déclarait que la
maréchale faisoit les affaires sans prendre le conseil de son mari et sans
lui en donner avis et qu'elle ne lui écrivoit que lorsque les affaires
étoient faites[15]. Elle niera
fortement elle-même qu'elle ne résolvât rien que par
l'avis de son mari. L'influence, c'était elle qui l'avait ; personne n'avoit tant de pouvoir sur la reine qu'elle
; la puissance du maréchal ne provenait que de ce qu'il se servoit du pouvoir que sa femme s'étoit dès longtemps
acquis sur l'esprit de la reine, et c'était par
l'organe de sa femme qu'il agissait[16]. S'il avait le
sceptre du royaume, c'est que Léonora avait dans sa main la volonté de la
régente[17].
Concini le savait bien ! Son secrétaire, Ludovisi Vincente, remarquait que
lorsque le maréchal était brouillé avec sa femme, les affaires n'allaient
plus[18]. Un autre
secrétaire, Antoine Montaubert, répétait avoir
ouï-dire souvent audit maréchal que les grandeurs et bienfaits qu'il avoit
reçus du roi et de la reine ne venoient que de la faveur de sa femme ; il
disoit aussi, en se plaignant de la sujétion qu'il estoit contraint de rendre
à sa femme, qu'elle lui faisoit bien payer les grandeurs et bienfaits qu'il
avoit reçus ![19] A tout instant,
il devait écrire à Léonora afin de la supplier d'obtenir de la reine ce qu'il
désirait, dépendance humiliante, contrainte odieuse et impatientante !
Il se vengeait par des brutalités. C'était un enfer que le
ménage des deux aventuriers ! Ils n'habitaient pas ensemble ; Léonora était
au Louvre, dans l'appartement que lui conféraient ses fonctions de dame
d'atour, et Concini dans une petite maison qu'il s'était fait donner au coin
du Louvre et du quai. Ils ne se voyaient qu'en passant, ne mangeaient jamais
ensemble. Leurs rencontres étaient des scènes ; lui, violent, grossier ;
elle, sèche et insolente[20] ; Concini
traitait sa femme de carogne ; Léonora
répondait qu'il était inepte, un presomptuos un orguillos[21]. Alors le
maréchal se jetait sur Léonora, la prenait à la gorge, la battait, la
traînait par les cheveux, tirant parfois un poignard afin de paraître plus
effrayant et menaçant de l'égorger[22]. Vers la fin de
sa vie, Léonora, en ayant assez, avait résolu de s'en aller en Italie. Le
résultat d'une pareille mésintelligence entre les deux époux était que leurs
affaires se trouvaient aussi distinctes que possible. Concini ne mettait pas
sa femme au courant de ce qu'il faisait ; Léonora ne lui communiquait rien de
ses agissements[23].
Ils ne se joignaient que lorsque Concini avait besoin de faire solliciter la
reine par sa femme, ce qu'il obtenait au moyen de scènes. Seulement bien souvent sa femme l'empêchoit d'obtenir ce qu'il demandoit,
pour rabattre, disoit-elle, l'orgueil qu'il avoit trop grand et lui donner un
frein afin de le retenir[24].
Sentant combien était incertain cet appui, Concini tâchait
alors de s'adresser ailleurs ; il s'abouchait avec le procureur général de la
maison de Marie de Médicis, M. Louis Dolé, un avocat intelligent, vigoureux,
influent ; il lui faisait des avances, sollicitait par lui la reine, faisait
passer par son intermédiaire les indications qu'il désirait communiquer à la
souveraine[25].
Le jour où Dolé, fatigué, refusa de continuer, on le fit casser ; il en mourut
de chagrin[26].
Après lui, Concini s'adressa à l'intendant de Marie de Médicis, Claude Barbin
; celui-ci, plus souple, se montra davantage docile[27].
Et c'était sur ces bases précaires, indirectes, que
reposait le prétendu crédit du maréchal ! S'il fut puissant, c'est qu'il fît
croire à tout le monde qu'il l'était. Richelieu, qui l'a vu de près et l'a
mieux su que personne, revient à plusieurs reprises sur l'extraordinaire
illusion dont Concini rendit dupes la cour et le royaume. Il affectoit d'être le maître de l'esprit de la reine et
son principal conseiller... Il voulut que
tout le monde eût opinion que le gouvernement universel du royaume dépendoit
de sa volonté. — Il lui fâchoit qu'on
s'aperçut qu'il eût plus de réputation que de force, qu'il subsistoit plutôt
par son audace que par une véritable confiance. — Sa fin principale étoit d'étonner les ministres par les
apparences de son crédit pour disposer absolument de leurs volontés et faire
qu'ils déférassent plus à son désir qu'aux commandements de la reine[28]. D'autres
contemporains s'aperçurent du mensonge. Ceux qui eurent à en pâtir
insistaient plus tard sur l'imperturbable assurance avec laquelle Concini
leur répétait qu'il avoit du pouvoir et du crédit
assez et ceux auxquels un insuccès ou une déception, — il y en avait,
— pouvaient inspirer des doutes concernant l'efficacité de ce pouvoir,
racontaient avec quelle confiance impérieuse Concini les tranquillisait, leur
répétant d'un ton de véhémente autorité : Assurez-vous
et vous ressouvenez que devant qu'il soit un an, ou peu après, je tiendrai
toute la France
en ma main[29].
Le plus étrange fut que Marie de Médicis, au courant de la
duperie dont le gouvernement et le royaume étaient l'objet, et seule pouvant
la faire cesser, ne sut ou ne put jamais y parvenir. Elle détestait Concini ;
ses sentiments à l'égard du maréchal étaient antipathiques et irrités. Elle
savait que le maréchal, dans ses confidences, la traitait de femme ingrate et légère[30] ; elle
n'ignorait pas qu'il se posait pour ce qu'il n'était pas ; elle témoignoit alors une certaine indignation de ses
insolentes procédures ; elle le lui disait, l'en
reprenant et de paroles et de visage, le rabrouant et lui faisant mauvaise
chère. Elle répétait aux ministres d'avertir
les grands de la cour qu'ils n'ajoutassent point de foi à ce que leur disoit
ledit maréchal sur les affaires politiques, mais aux ministres par qui elle
leur feroit savoir ses volontés[31]. Elle tenait
Concini de court, ne le recevant qu'en audience demandée, souvent refusant de
le voir[32],
opposant à ses sollicitations le plus de refus qu'elle pouvait. Quand elle
répondait à ses lettres empressées, humbles et soumises, c'était d'un ton
froid et hautain[33]. Comment expliquer
qu'elle ne l'ait pas chassé ? Ceux qui savaient ses sentiments pour le
maréchal ont cru à un sort et aux charmes jetés par sa femme[34]. La réalité est
que Marie, très attachée à Léonora, son amie d'enfance, n'a jamais su se
séparer d'elle, et par suite de son mari. D'autre part, dans son peu de
clairvoyance, elle s'illusionna sur la portée et les conséquences du pouvoir
de Concini. Pour elle, cet homme, ainsi qu'elle le fera écrire plus tard,
n'était qu'une idole jetée en fonte, dont la vie et
le mouvement n'alloient que par les ressorts de l'esprit de sa femme ;
elle n'eût jamais pensé que sa fortune se rendit
suspecte ni que rien de grand dût avoir place en sa pensée. Elle s'imaginoit
pouvoir le défaire aussi facilement qu'il avoit été fait ; elle
avouera ensuite qu'elle s'étoit trompée[35]. Un dernier coup
de Léonora Galigaï allait en effet, sans que celle-ci y eût songé, nouer
définitivement la puissance politique de Concini d'une façon qui devait le
rendre maître du royaume, comme il l'avait prédit.
Anciens serviteurs de l'Etat vieillis dans la direction
des affaires durant plusieurs règnes, les ministres, Villeroy, Jeannin,
Sillery étaient d'âme trop régulièrement administrative pour ne pas opposer
aux prétentions constamment renouvelées des Concini, qu'ils haïssaient, une
sourde opposition continuelle. Léonora, particulièrement atteinte dans ses
entreprises financières, — elle s'enrichissait effrontément de toutes façons,
— finit par se décider à les faire renvoyer. Ce fut laborieux. Les détails de
la discussion du traité de Loudun dans laquelle, à son gré, ses intérêts
avaient été méprisés par le gouvernement, la résolurent au dernier effort qui
aboutit. Quand on l'interrogera à son procès sur les causes qui l'avaient
déterminée à congédier les anciens ministres d'Henri IV, elle répondra qu'elle se plaignoit de M. le chancelier, de M. le
commandeur, son frère, et de M. de Villeroy parce qu'ils n'étoient pas de ses
amis et qu'ils n'étoient pas bons serviteurs de la reine mère[36]. Elle fit donner
les sceaux au premier président du Parlement de Provence, l'honnête du Vair ;
mais celui-ci, peu souple et trop droit, la mécontenta vite ; il fut remercié[37]. Le 24 novembre
1616, elle décidait Marie de Médicis à appeler au ministère trois personnages
choisis par elle : Mangot aux sceaux, Claude Barbin aux finances, Richelieu à
la guerre et aux affaires étrangères.
Que ce soit elle qui ait désigné ces trois ministres sans
que Concini l'ait conseillée ni même l'ait su d'avance, c'est ce que les
témoignages concordants de Léonora et des secrétaires du maréchal ou de la maréchale
ne permettent pas de mettre en doute : Tout cela
s'est fait par le vouloir de la maréchale d'Ancre, affirmait le
secrétaire de Concini, et la dite maréchale n'a pas
voulu que son mari en sût rien ; elle l'a
fait de son propre mouvement et autorité ; elle n'en a point écrit au dit feu
maréchal, ni lui à elle, continuait le secrétaire de Léonora, André de
Lizza ; et il le savait bien, puisqu’il lisoit (lui, André) toutes
les lettres que la maréchale recevoit dudit feu maréchal et écrivoit celles
qu'elle lui mandoit[38].
Seulement, avec une audace inattendue, Concini alors
s'arrangea pour faire croire aux nouveaux élus et à tout le monde que c'était
lui qui était l'auteur de ces nominations. Il désigna partout les ministres
comme étant ses créatures[39]. Il voulut
offrir lui-même à Richelieu la charge de secrétaire d'Etat de la part de la
reine régente[40].
Il trompa, mais il aboutit à ce qu'il voulait, c'est-à-dire à faire croire
aux ministres qu'il les avoit établis pour, sous lui
et à sa volonté, manier seul les affaires de l'Etat[41], en faire des agents de ses passions et de ses volontés[42]. Les trois
ministres interdits s'inclinèrent.
Ils valaient mieux que le rôle qu'ils acceptaient. D'assez
humble origine, mais homme de bon sens,
honnête et probe, Claude Barbin, qui avait la réputation d'être le meilleur
des trois par sa longue pratique des affaires, son esprit ingénieux, une
certaine raideur administrative, un jugement droit et beaucoup de résolution,
était intendant général de la maison et finances de
la reine, poste important dans lequel il avait rendu de grands
services à Marie de Médicis, aux Concini, et où l'avait poussé le président
Jeannin, lequel faisait grand cas de lui[43]. Claude Mangot,
seigneur de Villarceau, fils d'un ancien avocat au Parlement de Paris, après
une carrière judiciaire des plus régulières et des plus brillantes, avait été
fait premier président du Parlement de Bordeaux. C'était un homme riche, père
d'une nombreuse famille, instruit, très digne magistrat. Ses amis l'aimaient
beaucoup ; le public l'estimait. Ce fut à cause de cette réputation intacte
que Léonora, habilement, le choisit[44]. Quanta
Richelieu, alors jeune évêque de Luçon âgé de trente-deux ans, sa situation
sera plus effacée dans ce ministère. Le public fit à peine attention à lui.
Tout au plus les adversaires du maréchal disent-ils, attaquant les trois créatures et agents des passions de Conchine : De quoi se mêle M. de Luçon ? Que ne va-t-il gouverner son
diocèse ?[45] Les jugements
portés à ce moment sur lui par les contemporains sont flatteurs, sans être
excessifs ; un ambassadeur le tient pour un homme de beaucoup
de science et de valeur ; un autre lui trouve l'esprit
fin ; Marie de Médicis paraît l'apprécier en raison de ses qualités vertueuses[46] ; une seule
personne a compris son grand mérite et prévu qu'il était fait pour être homme
d'État éminent : c'est lui-même ! Il a écrit et publié en 1617, dans une
pièce officieuse signée du roi et contresignée de lui : Celui qui a été fait secrétaire d'Etat est un prélat si
plein de gloire par l'innocence de sa vie, l'éminence de son savoir et
l'excellence de son esprit que tous ceux qui savent quel est son mérite
avoueront aisément que Dieu l'a destiné pour rendre de grands et singuliers
services à Leurs Majestés au milieu des tempêtes de leur Etat[47]. Barbin, dont il
était l'ami, le recommanda à Léonora pour être nommé ministre[48]. Déjà soucieux
de prendre la première place, Richelieu obtint qu'en raison de sa dignité
épiscopale il eut la préséance sur tous les autres secrétaires d'État[49] ; il manifesta
l'envie d'être cardinal, ce qui était un autre moyen de se mettre hors de
pair, mais le nonce se borna à signaler ce désir sans y ajouter d'autre importance[50] ; les
folliculaires du temps attaquent violemment Barbin, Mangot et le négligent :
ils l'ignorent. Pratiquement, Richelieu ne devait pas être moins dévoué que
les autres à celui qu'il sentait ou croyait le maître : Concini.
Par ses manières obsédantes, impérieuses, Concini organisa
l'obéissance absolue, à son égard, du nouveau gouvernement. De situation
officielle, il n'en avait aucune ; les ambassadeurs s'adressaient aux
secrétaires d'État et le maréchal d'Ancre n'était pas admis, en droit, au
conseil. En fait, Concini mit peu à peu les ministres sur le pied de ne rien
décider sans le consulter. Les trois nouveaux
ministres, écrivait le nonce, dépendent
absolument de Concini et tous trois vont d'ordinaire à la maison du maréchal
pour traiter des affaires et prendre ses ordres comme s'il était le roi[51]. Il en cuisait à
celui d'entre eux qui tentait la moindre résistance : il était rudoyé. Barbin,
plus tard, avouera que s'il avoit laissé faire le
maréchal, ç'avoit été par force et que cet homme-là le gourmandoit
étrangement, témoin une infinité de lettres qu'on pourroit voir dans ses
papiers[52].
Mangot sera pris à partie par le public pour avoir scellé, sans suffisante
opposition, comme garde des sceaux, tout ce que les Concini voulaient[53]. Celui qui fut
encore le moins difficile, ce fut Richelieu : il prenait la défense du
maréchal : Je ne ferai point ici une apologie,
écrivait-il le 12 avril 1617 à du Maurier, pour
justifier les actions du maréchal que celui dont vous me parlez s'efforce de
blâmer, pouvant dire avec vérité être telles qu'elles démentiront toujours ce
qu'on voudroit publier à leur désavantage[54]. Il déclarait à
ceux qui s'indignaient de la faveur de l'Italien : Les rois font
du bien à qui bon leur semble sans qu'on s'en, puisse plaindre,
principalement quand les faveurs qu'ils départent aux uns n'empêchent pas
qu'il n'en fassent aux autres[55]. De sa plume, il répondait aux réquisitoires
des grands, révoltés contre la tyrannie de Concini, des plaidoyers habiles,
étudies, quoique imprécis[56]. Nul n'apporta
plus d'ardeur que lui à poursuivre par les armes les adversaires soulevés du favori. Il se montra excité au dernier point, ne
parlant de rien moins que de jeter dans la balance le poids de toutes les
forces du royaume afin devenir à bout de la révolte. Mais
si les protestants s'en mêloient ? lui disait quelqu'un ; alors, répondait-il, nous ferions
entrer le marquis de Spinola en France avec l'armée d’Espagne, et s'il le
falloit, nous ferions appel aux Turcs[57]. Ces
exagérations témoignaient de la vivacité de son dévouement. Il manifestait ce
dévouement par le ton obséquieux de sa correspondance. On trouvera plus tard
au milieu des papiers de Concini des lettres adressées par lui au maréchal
telles que le Parlement indigné voudra compromettre Richelieu dans le procès
criminel intenté contre Léonora Galigaï et que le procureur général prendra des
conclusions contre lui. C'étaient de simples
civilités, répondra Richelieu[58]. Vers la fin de
la vie du maréchal, après quelques querelles inévitables avec celui-ci, les
sentiments de l'évêque de Luçon s'étaient modifiés.
Réellement maître, dans ces conditions, du gouvernement du
royaume, Concini ne cacha plus qu'il était le véritable souverain. Il fit
l'homme omnipotent ! On lui donna du Monseigneur
et de Votre Excellence ! Il organisa une
garde de quarante gentilshommes qu'il payait mille livres chacun, de douze
soldats qu'il costumait en laquais et qu'il affublait de grandes épées. Par
crainte ou par amour, tout le monde se mit à adorer
le veau d'or[59] ; on sollicita
ses faveurs. Finalement, le Louvre se trouva rempli
de ses serviteurs. Vrai maire du palais,
il était parvenu à tirer à lui la domination entière
de l'État, ne laissant à Sa Majesté que le titre et l'image de la dignité
royale. Il avait voulu s'accroître,
s'agrandir et régner seul sous l'ombre du roi, il y était arrivé !
Sa domination revêtit les formes de la plus odieuse des
tyrannies. Il acquit les belles qualités des
puissants : le mépris de tous les autres hommes, la colère, l'impatience, la
promptitude à faire injure au premier venu et l'oppression des plus faibles
qu'il rendit ses esclaves ![60] Il trancha du
personnage, refusant les audiences qu'on lui demandait, exigeant des marques
de respect et se mettant hors de lui si on négligeait à son égard le moindre
signe de révérence[61]. Il devint de
plus en plus irritable. Des espions, payés par lui, l'informèrent de ce qui
se faisait et de ce qui se disait à la cour, à la ville, dans les provinces.
De son autorité propre, il fit emprisonner des gens[62]. Il s'avisa de
publier des ordonnances, de signer des mandements par lesquels il imposait
aux villes des contributions pour ses troupes[63]. Il voulut même
faire marcher la justice, mais cette fois, les parlements se regimbèrent[64]. Tout le monde
eut peur : Il étoit si puissant qu'un chacun
désiroit sa faveur et craignoit sa colère. On vouloit être son serviteur et
tous ceux qui le vouloient ne l'étoient pas. Chacun le révéroit les mains
baissées en terre ; c'étoit une chose merveilleuse du nombre des chiens qui
léchoient ce tyran ![65] En fait, jamais
puissant ne fut plus mortellement haï !
Il s'en rendit compte et il s'en moqua. S'ils ne m'aiment pas, disait-il en ricanant, jous me ferai craindre
![66]
Mais les accusations articulées contre lui se précisaient dans le public. Le
bruit courait qu'il traitait avec l'étranger et trahissait l'État ; on
raconta qu'il était en correspondance avec le roi d'Espagne[67]. La colère
universelle s'élevait contre ce misérable ! C'étoit grand pitié, s'écriait-on, de voir Conchine, sa femme et leurs ministres usurper
toute la puissance du royaume ! Dans les rues, les petits garçons, les nourrices, les lavandières, chantoient
publiquement des guéridons.
Peu à peu cette haine générale engloba, d'abord
confusément, puis nettement, la reine régente elle-même. Malgré le respect du
temps pour les personnes royales, Marie de Médicis, jugée responsable de la
tyrannie du maréchal, fut l'objet de l'animadversion publique. On déclara
qu'on avait assez d'elle, qu'on ne désiroit plus
vivre sous la loi d'une femme dont tous les jours il y avoit plainte[68]. Les princes
révoltés dirent dans une déclaration qu'en cas de mort du roi et de l'institution
d'une nouvelle régence, ils ne souffriroient pas que
la reine mère du roi fut admise à la régence, au préjudice de l'État[69]. En chaire, un
prédicateur osa s'écrier qu'il était temps de jeter
la déesse dans la mer avec une ancre d'or attachée au col[70] ; des vers
satiriques violents contre Marie de Médicis coururent sous le manteau[71] ; et il fut
question de complots et d'attentats contre elle[72]. Marie de
Médicis, informée, s'indignait ; elle s'élevait contre la légèreté des peuples et particulièrement de celui de Paris
qui se laissoit si facilement emporter à la croyance des choses les plus
absurdes du monde, jusqu'à lui imposer une infinité de calomnies[73] ! Elle pleurait.
Elle sentait bien qu'elle n'avait personne pour elle, que ceux qui essayaient
de la défendre n'invoquaient que des excuses : sa trop grande bonté et
facilité, ses bonnes intentions[74]. En réalité elle
était impuissante, prisonnière d'une situation qu'elle ne croyait plus
pouvoir dénouer et d'ailleurs encore tout de même confiante ou insouciante.
Mais il était un personnage auquel elle ne prêtait guère attention, qui, lui,
n'était pas insouciant : c'était le roi.
Jeune garçon de seize ans, modeste et timide, Louis XIII
avait été élevé dans l'appréhension de sa mère. Il ne connaissait guère ses
caresses. Marie de Médicis, dénuée de tendresse de cœur, s'était toujours
montrée sèche à son égard ; le fouet avait été son principal moyen d'action ;
elle avait tenu son fils par la crainte, et Saint-Simon répète qu'elle le
souffletait[75].
Qu'était-il pour elle, sinon un enfant insignifiant ! Terrifié par la
régente, le petit prince se fermait devant elle, demeurant muet, sans
expansion, sans élan. Au fond, elle l'ignorait et, le prenant pour un sot, le
méprisait. Ils se voyaient peu, quelques minutes le matin, à onze heures,
quelques minutes après le dîner, et le soir après souper de même. On amenait
le roi à sa mère régulièrement, démarches protocolaires et, par suite, sans
attrait. Marie de Médicis lui adressait à peine la parole ; L'enfant
s'occupait, jouait, puis se retirait sans qu'il y eût eu entre les deux êtres
le moindre contact[76]. On disait que
la souveraine, tenant à conserver l'entière direction du royaume, avait
intérêt à laisser végéter le prince dans une minorité indéfinie : de fait,
elle ne l'entretenait jamais d'affaires, ne voulait pas qu'on lui en parlât.
Elle racontait à qui voulait l'entendre qu'il étoit
incapable de s'en occuper, qu'il avoit l'esprit trop faible, trop peu de
jugement ; que sa santé n'étoit pas assez forte pour prendre ces soins[77]. Lorsque les
princes révoltés lui reprochaient de tenir le roi captif,
privé d'autorité, sans liberté, les ministres répondaient avec
assurance, par la plume de Richelieu, que Marie de Médicis ne prenoit cognoissance des affaires qu'à l'instante
prière et supplication de son fils[78]. Très rarement
appelait-on le prince au Conseil, lorsqu'il n'y avait pas moyen défaire
autrement et à condition qu'il n'ouvrit pas la bouche[79]. Une fois, il
osa y venir de lui-même pour savoir ce que l'on y discutait. La reine se leva
vivement, le prit par le bras, et le pria de s'aller
esbattre ailleurs. Ce n'était plus un enfant ; Il rougit de honte[80] ! Le roi, disait Marie de Médicis au nonce, n'est pas
disposé à gouverner ; il me dit qu'il ne peut supporter le poids des affaires
en raison de son âge et du peu de goût qu'il a pour l'administration[81]. Elle mentait. Le roi ne lui avait
jamais rien dit de pareil. Les ministres à leur tour renchérissaient.
Richelieu assurait en jurant que la reine
faisait tout ce qu'elle pouvait pour décider le roi à s'appliquer au
gouvernement[82].
Mais les gens de cour n'étaient pas dupes. Ils savaient bien que le roi était
prisonnier de la reine et du maréchal[83], qu'il n'était
rien, qu'un fantôme, et, adorateurs des soleils bienfaisants, ils allaient là
où était la puissance à craindre, la manne à solliciter, à la reine seule, à
Concini, négligeant le roi, inutile ou même dangereux à suivre.
Et alors Louis XIII demeurait seul. Tout le monde l'abandonnoit. Qui cherchait à lui
parler devenait suspect. On n'osoit le regarder sans
crime ; ses conseillers d'État, ses secrétaires d'Etat n'osoient le voir, ni
parler à lui, sans courir hasard d'être en même temps chassés[84]. Heures
humiliantes dans le mensonge d'un apparat conventionnel ! A mesure que
l'enfant devenait jeune homme, sur cette nature renfermée mais sensible, les
blessures d'une âme ayant à un haut degré le sentiment de la dignité et la
jalousie de son pouvoir royal envenimaient chaque jour une douleur de plus en
plus amère[85].
Il était ulcéré. Ne lui était-il même pas venu aux oreilles que la régente
caressait le rêve de voir son second fils Gaston monter sur le trône et de
recommencer une nouvelle régence[86] ? Mais, si
devant sa mère qu'il redoutait, l'enfant de seize ans ne pouvait que se
taire, devant les insolences de Concini, il se révolta !
Concini, méprisait le jeune roi. Il le tenait pour un
enfant qu'on devait traiter en petit garçon, un
imbécile, incapable de commander, un
être puéril[87]. D'après un confident
écho de ses opinions, Rucellaï, le prince n'avait aucune valeur, non valeva niente[88]. Le maréchal eût
répété volontiers le mot de Léonora : Un idiot ![89] Le moins qu'il
put faire fut de le dédaigner. Sans souci de la dignité royale, il se
divertit à étaler aux yeux de la cour l'éclat de son faste provoquant. A la barbe des princes et seigneurs étonnés de son
impudence, il venait au Louvre environné d'une suite obséquieuse de
cent à deux cents gentilshommes, piafant, morgant
tout le monde et faisant fiente de toutes choses[90] ! Le matin, à
son lever, cette cour innombrable l'entourait, lorsque Louis XIII n'avait pas
deux douzaines de courtisans près de lui.
S'il venait au Louvre, le château était plein ; quand il en sortait, ce n'étoit plus qu'un désert, qu'une solitude[91]. Le contraste
était choquant. Une fois où Louis XIII se trouvait dans la grande galerie du
bord de l'eau, en novembre 1616, avec trois personnes, il perçut un remous au
bout de la galerie : c'était Concini et son monde qui entraient. Le maréchal
pénétra et, sans plus faire attention au roi que s'il n'était pas là, il se
mit près d'une fenêtre, où sa suite, tête nue, l'entoura. Or, il savait bien
que le prince était à deux pas ; Louis XIII sortit le
cœur plein de déplaisir[92]. Etait-ce donc
le maréchal qui était le souverain ? On aurait pu le croire à cette réunion
de cour du carnaval de 1617, où Concini, se faisant porter à boire, une voix
cria dans le fond : Le roit boit ! Et une
clameur, moitié goguenarde, moitié enthousiaste, répondit : Le roi boit ! Le roi boit ![93] On ne comptait
plus les impertinences qu'il prodiguait à Louis XIII. Le soir du jour où le
maréchal fut tué, Louis XIII les énumérait avec animation à ceux qui venaient
lui faire leurs compliments. Une fois, disait-il, où il jouait au billard
avec lui, Concini n'était-il pas resté couvert ? Per
Dio, Sire, avait articulé le
maréchal, Votre Majesté me permettra bien de me
couvrir ! Le roi s'était tu, et, après son départ, il avait dit en
colère : Avez-vous vu comme il s'est couvert ?
Une autre fois, le maréchal, entré au Conseil des dépêches, s'était assis
dans la chaire du roi, dirigeant la séance,
commandant aux secrétaires d'Etat de lire leurs dépêches, donnant son avis, menant le Conseil à la baguette ! Une autre fois,
il avait osé dire devant tout le monde, en parlant d'un acte du prince, que celui-ci
méritoit le fouet[94] ! Mais ce qui
avait le plus blessé Louis XIII, c'était le fait de Concini se posant en
protecteur et en défenseur du roi. Il a armé à
l'étranger, disait le prince au premier président du Parlement, M. de
Verdun, et fait entrer dans mon royaume 3 500
Wallons ou Liégeois pour la sûreté de sa personne qu'il soudoyait à mes
dépens et à ceux de mon peuple ; et, par une lettre imprimée, il a osé me les offrir équipés et entretenus quatre
mois à mes frais, lui qui a volé mes finances et
baillé mes fermes à qui bon lui a semblé[95] ! Puis le jour
où le roi avait demandé à la reine 2.000 écus pour
employer à des choses de peu de conséquence, et qu'on les lui avait
refusés sous des prétextes quelconques, le maréchal n'était-il pas venu le
trouver entouré d'une foule de seigneurs ; ne lui avait-il pas dit qu'il
était fâché que la reine ne lui eût pas donné cet argent, qu'une autre fois
il n'avait qu'à s'adresser à lui, Concini, et qu'il lui ferait avoir ce qu'il
voudrait, soit des trésoriers de l'Epargne, soit de ses propres deniers !
Louis XIII avait été indigné ! Ainsi, ce
particulier, étranger, qui n'avoit rien de vaillant quand il vint en France,
étoit assez insolent pour se présenter devant lui, qui étoit seul, accompagné
de tant de seigneurs et de noblesse, pour lui dire qu'il avoit tort de ne pas
s'adresser à lui et qu'il lui donnerait l'argent du trésor qu'il
voudrait ou même celui de sa propre bourse, l'aumône[96] !
Et l'indignation, montait dans l'âme du jeune roi. Son
entourage le reconnaissoit en un chagrin et
déplaisir extrême. Le prince répétait : Ce
maréchal veut être la ruine de mon royaume ![97] Il l'abhorrait.
Un moment vint où il ne lui fut plus possible de dissimuler. Lorsque le
maréchal s'approchait du prince, celui-ci le regardait à peine et ne lui
répondait pas. Une fois où Louis XIII allait à Saint-Germain, on lui donna,
pour l'escorter, une compagnie de cavalerie appartenant à Concini et
commandée par un de ses amis, d'Hocquincourt. Le roi entra dans une telle colère,
ne parlant de rien moins que de faire tailler cette
compagnie en pièces qu'il fallut la changer[98]. Son caractère
s'altérait ; il devenait sombre, mélancolique. Sa santé s'en ressentit : il
tomba malade et, en novembre 1616, eut une attaque de nerfs d'allure
épileptiforme ! On fut inquiet. Les bons esprits ne se méprirent pas sur la
cause du mal[99].
Il n'était pas possible à Marie de Médicis de ne pas
s'apercevoir des sentiments du roi pour le maréchal : elle en était très
ennuyée. Quant à Concini, s'en étant rendu compte, il haussait les épaules,
ou, irrité, s'en prenait à l'entourage immédiat du prince et parlait défaire
chasser quelques-uns de ceux qui avaient sa particulière confiance[100]. En novembre
4616, d'impatience, il quitta Paris et s'en alla en Normandie.
Mais que pouvait faire un enfant de seize ans devant une
mère souveraine en droit de l'État et un usurpateur maître en fait du royaume
? attendre ; et puisqu'on parlait de sa succession possible, que ses jours
n'étaient pas en sûreté, dissimuler jusqu'à ce que les circonstances fussent
meilleures. De parti pris, le jeune roi se décida à continuer de faire l'enfant[101]. Les vides et
puériles journées que celles qu'il était obligé de vivre au Louvre, dans l'automatique
exécution d'un règlement qu'on lui faisait appliquer ! Le matin, après le
lever et le déjeuner, une promenade aux Tuileries, la messe, la visite à la
reine-mère, à la reine régnante, le dîner ; puis nouvelle visite à Marie de
Médicis, à Anne d'Autriche ; retour aux Tuileries, l'après-midi, ou quelque
part en chasse ; rentrée le soir, souper, visite encore aux reines et coucher[102] ! Actif et
ardent comme il l'était, ayant besoin de se dépenser dans des exercices violents,
il montait alors à cheval[103], courait à
pied, jouait à la paume, aux barres ; creusait, faisait des amoncellements de
terre, menait charrois et tombereaux ; ou bien lâchait dans le jardin des
Tuileries, daims, chevreuils, marcassins, après lesquels il entraînait des
chiens ; s'il pleuvait, rentré au château, incapable de rien faire, il se
distrayait à jouer au billard, à chanter dans des chœurs qu'il organisait, à
peindre, à forger, à fourbir ses arquebuses. Pas de visite, presque pas de
lecture. Que pouvait paraître dangereuse aux maîtres du jour une vie aussi
futile ! Et, pour mieux donner le change, le roi se divertissait à des jeux
qui pouvaient sembler n'être plus de son âge : il attelait des chiens à de
petits canons et les faisait défiler dans les allées des Tuileries ; costumant
des garçons avec des habits de figurants de ballets, il les faisait danser au
son du violon en battant du tambour ; il cuisinait, servait des maçons, fouettait
des mulets attelés[104]. Je faisais l'enfant, disait-il ensuite. Il
réussissait. Ni Marie de Médicis, ni Concini ne se méfiaient vraiment de cet enfant enfantissime.
Cependant, princes, grands et seigneurs, excédés de
l'insupportable domination du maréchal d'Ancre avaient, depuis plusieurs
mois, quitté Paris, et, prenant les armes, rassemblé des troupes sous le
commandement des ducs de Nevers et du Maine. Dans des proclamations
véhémentes, ils faisaient appel à l'opinion : Nous
nous sommes associés, disaient-ils, pour le
rétablissement de l'autorité du roi notre prince et souverain seigneur et la
conservation de l'Etat, appelés à ce devoir par la clameur publique[105]. Ils
dénonçaient l'indigne état du gouvernement : Les
étrangers et leurs fauteurs se sont impatronisés et mis en possession de la
personne du roi et de l'administration et absolu gouvernement du royaume
qu'ils occupent injustement et exercent avec une extrême tyrannie et oppression[106] ; ils disaient
au roi : Tout le pouvoir du gouvernement de votre
Etat est entre les mains du maréchal d'Ancre et de ses partisans qu'il a
introduits près de votre personne afin d'y faire toutes choses à ses
fantaisies et être seul arbitre de la vie, des biens, honneurs et dignités de
vos sujets[107]. Ce qu'ils
voulaient, c'était faire ôter l'autorité publique
des mains des usurpateurs, rendre au roi la dignité de sa couronne, tirer sa
personne hors de leurs mains et de leurs desseins. Ils adjuraient le
peuple de se joindre à eux : Français, s'il vous
reste quelque marque de la générosité de vos aïeux, si vous êtes héritiers de
la fidélité et du zèle qu'ils ont témoignés au service des rois et bien de
l'Etat, si vous avez quelque sentiment des malheurs auxquels les traîtres de
la patrie nous ont, par leurs artifices, insensiblement plongés,
prenez les armes[108] ! Et, de toutes
parts, on répondait. Les troupes des princes grossissaient. Ceux mêmes qui ne
voulaient pas aller avec eux, les Lesdiguières, les d'Épernon, les
Roquelaure, songeaient à former un tiers parti, à rassembler 40.000 hommes et
à marcher sur Paris afin de mettre, eux aussi, le roi en pleine liberté et autorité[109]. Après la
noblesse, disait-on, le bas peuple allait se soulever : Paris s'agitait ; on
s'inquiétait des protestants. Le gouvernement fut très troublé. La reine demeura
perplexe et confuse[110]. Concini se
raidit.
Il prit des mesures. Sur ses ordres, les autorités policières
de Paris, chevalier du guet, prévôt de la connétablie, lieutenant de robe
courte, durent faire surveiller attentivement les groupes et arrêter les gens
suspects. On changea les gardes des portes ; plus de cinquante potences
furent dressées aux carrefours afin d'intimider le public ; un capitaine
ayant été surpris envoyant des émissaires aux princes pour les renseigner,
fut saisi, sommairement jugé et décapité en pleine cour du Louvre[111]. La garde du
roi n'était pas sûre ; Concini prétexta la formation de trois armées qu'on
mettait en campagne pour la renvoyer de Paris. Il ne demeura que les Suisses,
moins à craindre parce que beaucoup ne parlaient pas le français[112]. En revanche,
le maréchal fit entrer dans Paris des fantassins italiens à sa solde[113].
Mais, allant plus loin, il commanda de surveiller le roi.
Il fit épier ceux qui lui parlaient. Des propos imprudents lui ayant été
rapportés, il donna ordre de chasser du Louvre leurs auteurs. Il fut dit et
répété qu'il était dangereux de s'approcher du roi. Louis XIII dénoncera
publiquement à tout le royaume, le lendemain de la disparition du maréchal,
que c'eût été un crime capital à un de nos officiers
et sujets de nous voir en particulier et nous entretenir de quelque discours
sérieux ![114]
Se sentant personnellement menacé, Concini voulut assurer
sa défense. Il possédait Amiens, Ancre, Péronne ; il les fortifia, entassa
les armes, les munitions, remplaçant les garnisons par des troupes étrangères
à sa solde, cherchant à constituer de ce groupe, au nord, entre Paris et la
frontière, une citadelle[115]. Il occupait
Quillebeuf, sur la Seine,
en aval de Rouen, Pont-de-l'Arche, en amont ; il renforça ces deux places,
mit, pendant quatre et cinq mois, plus de 2.000 ouvriers à la première, et
fît amener des canons de l'Arsenal de Paris. Maître de Rouen, en tenant ces
deux points stratégiques, il avait dans sa main la
clef de la France,
puisqu'il disposait de la rivière qui donne à vivre
à Paris[116]. Il songea à
disposer d'une armée en campagne. Il commandait trois régiments français de 1.000
hommes ; il fit venir de l'étranger des Flamands, des Italiens[117]. Après sa mort,
on trouvera dans ses papiers le brouillon d'une lettre commencée, qui
contenait ces mots : J'aurai, à la fin du mois de
mai, 30.000 hommes, 10.000 François et 20.000 étrangers, avec soixante pièces
d'artillerie ; je vous laisse à penser à quel point seront réduites mes
affaires[118].
Devant ces préparatifs, il y eut comme un affolement dans
le royaume. Les ordres et corps de l'Etat furent
éperdus. La France
se trouva en combustion. Craignant
l'enlèvement des convois sur les routes, les receveurs particuliers et les
receveurs généraux des finances n'envoyèrent plus le produit des impôts et, à
Paris, le Trésor n'eut plus d'argent[119]. Il fallut
emprunter ; les officiers avancèrent leurs soldes aux troupes[120]. Sur le point
d'aller rejoindre l'armée, Louis XIII dut solliciter des particuliers un prêt
de 40.400 livres[121] ! L'état
du gouvernement était misérable. L'exaspération publique parvenait à son comble.
Le nonce, ému, écrivait : Les esprits sont aussi
irrités qu'on sauroit imaginer et en vérité ce sera un miracle s'il n'arrive
quelque grand désordre. Chacun répétait : Cela
ne peut pas durer ! Dieu veuille,
ajoutait Bentivoglio, que la perte du maréchal
n'entraîne pas celle de la reine, qui est bonne et a de bonnes intentions ![122]
Sous l'effet de la tourmente, Concini était devenu agité,
inquiet. Ses violences redoublèrent. Les malheureux ministres, aux prises
avec les troubles de l'Etat et lassés des brutalités du maréchal, étaient au
bout de leur patience. Comprenant le désordre dans
lequel on s'alloit, Richelieu se décida à abandonner la partie. Au
cours de discussions avec Concini, celui-ci l'avait traité d'une manière si
provocante que l'évêque s'était senti profondément blessé dans son honneur de gentilhomme. Il offrit sa démission ; la reine
ne l'accepta pas ; cinq fois, dit-il lui-même, il revint à la charge,
suppliant jusques aux larmes. Marie de
Médicis lui fit fermer les portes jusques à ce qu'il
lui eût promis de continuer l'exercice de sa charge[123]. A son tour,
Barbin, trouvant que ce misérable maréchal n'étoit
plus supportable, venoit lui aussi demander congé à la reine. La régente se courrouça contre lui d'appréhension de se voir
abandonnée ; elle refusa[124].
La panique gagna les entours de Concini. Léonora ne se
faisait pas d'illusion sur la ruine qui la menaçait elle et son mari : Madame, disait-elle à la reine, souvenez-vous qu'il se perdra et en se perdant il vous
perdra, et moi, quant et quant ![125] Elle résolut de
réaliser ses biens et de s'en aller en Italie. Elle chargea son écuyer
Desdiguières de tâcher de lui vendre un domaine qu'elle avait à
Lésigny-en-Brie et un hôtel qu'elle possédait rue de Tournon ; elle parla
d'aller faire un pèlerinage à Notre-Dame de Lorette, afin d'expliquer son
départ[126]
; par l'intermédiaire des banquiers Lumagne et Mascarani, elle plaça des
fonds au delà des monts ; elle donna l'ordre d'emballer ses meubles[127]. Mais Concini
lui déclara qu'elle ne partirait pas ; il ne voulait pas partir[128]. Et, cependant,
lui-même ébranlé, avait fini par hésiter. Sous le coup des nouvelles
alarmantes qui lui arrivaient de tous côtés, affecté par la mort de sa fille,
qu'il perdit le 2 janvier 1611, il avait eu une heure d'affaissement. Segnour, je suis perdu
! Segnour, je suis misérable ! disait-il à Bassompierre, qui
était venu le voir dans la petite maison du quai ; et, comme l'autre
cherchait à le consoler : Ha ! Monsieur,
reprenait-il, la ruine de moi, de ma femme, de mon
fils, que je vois prochaine devant mes yeux et inévitable, me fait lamenter
et perdre patience ! L'homme arrive jusques à un certain point de bonheur
après lequel il descend ou bien il précipite, selon que la montée qu'il a
faite a été haute et roide ! Et il racontait sa vie, partie de si bas,
arrivée à un tel degré de puissance ; il avouait maintenant que la fortune se lassoit de le favoriser ; il fallait,
par prudence, songer à la retraite ; il achèverait sa vie tranquillement en
Italie, casant son fils, jouissant de ses biens ; et il énumérait avec
candeur les richesses immenses qu'il avait ramassées. Seulement, ajoutait-il,
sa femme ne voulait pas s'en aller ; il l'avait conjurée
à genoux ; elle lui avait reproché sa lâcheté
et son ingratitude de vouloir abandonner la reine[129]. Déguisait-il
la vérité ? Léonora avait-elle reculé au moment où Concini se fut décidé ?
Plus sûrement, ainsi qu'un joueur enivré par le succès, Concini ne voulait
réellement pas quitter la partie ; il s'entêtait, lançant son quitte ou
double et il prétendait, par dilettantisme de condottiere, savoir l'extrémité
où ce bonheur pouvait le conduire : il le dit : Je
veux voir jusques où la fortune peut pousser un homme[130]. Il s'acharna !
Alors, de toutes parts, dans le royaume, une clameur
s'éleva. Elle monta cette fois jusqu'au trône. Que faisait donc le roi ? Lui qui avoit la charge et le soin de l'essaim raisonnable et
civil de ses sujets, alloit-il demeurer insensible et impassible, sans sentir
aucune passion du mal public ? S'il avait du jugement, n'avait-il donc
pas de courage[131] ? Sa prudence n'était-elle que de la fétardise et sa longanimité
de la poltronnerie[132] ? Il est temps, Sire, s'écriait-on, que vous commenciez à parler en roi, autrement tout s'en
va en désordre[133]. La violence de leurs tyranniques déportements est montée à
tel excès, proclamaient les princes, que leurs artifices ne peuvent plus
empêcher que la voix et la doléance publique, ne frappent l'oreille de Votre
Majesté, et n'émeuvent vivement votre compassion[134]. Et le duc de
Bouillon, dans une lettre rendue publique, supplioit
le prince d'appliquer aux plaies du royaume les remèdes que toute la France attendoit avec
soupirs de sa main salutaire[135]. Le remède est en vos mains et en votre puissance,
appuyaient les seigneurs en armes ; si vous n'en usez, le mal se rendra
incurable ; il n'est que de votre seule parole[136]. Ne ressentez-vous point cette vigueur qui anime vos
semblables d'un élan au delà du commun, cet aiguillon d'honneur et cette
pointe de courage qui pique leur cœur ? Votre pauvre peuple à genoux, les
yeux pleins de larmes, n'a, ni veut avoir recours qu'à Votre Majesté ![137] Et, par une
démarche solennelle, les Etats de Guyenne assemblés disaient à Louis XIII : La France ne peut supporter, ni demeurer muette parmi une si horrible
calamité. Nous venons, en vous parlant
librement, dire à Votre Majesté que puisqu'elle a l'âge et le cœur d'acquérir
des royaumes en faisant le roi, elle doit sauver celui-ci de la domination de
ces étrangers[138]. La France en appelait au roi
! Le roi répondit.
Avec le sentiment élevé de sa dignité et la jalousie
excessive qu'il avait de son pouvoir royal, il n'était pas possible que Louis
XIII n'en arrivât pas à considérer comme nécessaire de revendiquer pour lui
la direction de l'Etat et de chasser ceux qui gouvernaient odieusement le
royaume en son nom. Anne d'Autriche confiait plus tard à madame de Motteville
que, depuis sa majorité, le prince avoit témoigné en
nombreuses occasions, — devant elle, — le dessein
qu'il avoit de prendre connoissance des affaires[139]. Mais que
pouvait-il faire ? Il essaya de hasarder auprès de sa mère des plaintes
directes au sujet du maréchal d'Ancre : il fut mal reçu. De quoi
s'occupait-il ? A de nouvelles tentatives, l'accueil fut si emporté qu'il
renonça à les renouveler. Je ne peux rien dire à ma
mère, avouait-il, parce qu'elle se met en
colère[140]. Peu à peu,
l'idée de réclamer le pouvoir envahit son esprit. Il verra ensuite dans cette
pensée pressante une inspiration divine[141]. A mesure,
l'idée se transforma en décision, puis en une
résolution inébranlable. C'est Louis XIII qui a eu l'initiative du coup d'Etat[142].
Pénétré de ces sentiments, il était inévitable qu'il finît
par les communiquer à ceux, en très petit nombre, qui, autour de sa personne,
vivaient le plus familièrement avec lui. Parmi eux, celui qu'il aimait le
plus, celui auquel il se confia le premier, fut M. Charles d'Albert de
Luynes.
Grand, mince, assez joli de figure, l'air très doux, et
charmant de manières, M. de Luynes était un gentilhomme du Comtat-Venaissin,
âgé de trente-neuf ans[143], qui, ayant été
élevé comme page chez M. de Lesdiguières, étant ensuite entré chez M. du Lude
avec le titre de gentilhomme ordinaire[144], s'était
trouvé, sur la recommandation de M. du Lude à M. de La Varenne, grand ami
d'Henri IV, placé dans la volerie du roi, fonction ni plus ni moins brillante
que toutes celles que les gentilshommes d'alors sollicitaient en cour[145]. Henri IV
l'avait remarqué pour sa physionomie aimable, l’avait mis auprès de son fils
le dauphin[146],
et le petit prince, attiré par les qualités séduisantes d'un homme d'ailleurs
dévoué, la complaisance même, s'était pris d'une véritable passion à l'égard
de celui que son propre goût pour la chasse au vol, mettait perpétuellement
en contact avec lui[147]. Devenu roi,
roi négligé, Louis XIII s'attacha davantage à son ami fidèle. Il parvint à
lui faire donner un petit gouvernement, celui d'Amboise[148]. Comme il
voulait l'avoir près de lui, au Louvre, il le décida à acheter de M. de
Fontenay la capitainerie du Louvre, une des fonctions conférant le droit de
loger au château, et il lui attribua une chambre dans son pavillon royal,
au-dessus de son appartement, en un endroit ensoleillé, où il pouvait se
rendre aisément par les escaliers intérieurs sans être vu[149]. Il y montait
de temps en temps, surtout le soir avant de se coucher. Si le prince était
malade, Luynes descendait le veiller, se tenant dans la pièce voisine de la
chambre du jeune roi, le cabinet de Sa Majesté, s'étendant sur une manière de
lit de camp, des formes[150]. Concini,
d'abord, ne s'inquiéta pas beaucoup de cette amitié. M. de Luynes donnait à
tout le monde l'impression d'un homme de bonne et
modeste nature, peu ambitieux, doué d'une intelligence ordinaire[151], et surtout
dépourvu de courage[152]. Lorsqu'on
voulait attirer son attention sur les dangers de cette intimité, Concini
répondait, en haussant les épaules : Il y a si loin
de M. de Luynes à moi que nous n'avons pas sujet de nous craindre ![153] Néanmoins, il
n'était pas sans observer l'importance qu'avait acquise le gentilhomme dans
la vie du roi. Irrité des sentiments peu dissimulés de Louis XIII à son
égard, il finissait par incriminer M. de Luynes : M.
de Luynes, lui disait-il, je m'aperçois bien
que le roi ne me fait pas bonne mine, mais vous m'en répondrez ![154]
Richelieu et Fontenay-Mareuil s'accordent à trouver que
Luynes était un esprit médiocre et un caractère pusillanime. Les confidences
de Louis XIII à un ami d'aussi peu de ressources n'eussent pas abouti à de
bien sérieux résultats s'il n'était intervenu entre eux un homme beaucoup
mieux au courant du mécanisme de l'État, — par conséquent plus au fait de ce
qu'il y avait de puissance dans le nom et un mot de la personne souveraine du
roi, — puis inventif et audacieux, M. Déageant.
Sorti d'une ancienne famille dauphinoise, entré d'abord
dans l'administration comme simple employé attaché à
la maison et couronne de Navarre, avec le titre ordinaire de ces
modestes sous-ordres, celui de secrétaire[155], puis promu conseiller
et secrétaire du roi[156], M. Guichard
Déageant était un homme intelligent, plein d'initiative, qui, pour des
services signalés rendus à la régente dans les multiples affaires que
causaient à cette princesse ses nombreux domaines, avait été récompensé de la
charge de secrétaire ordinaire de Marie de
Médicis. D'échelon en échelon, il était arrivé jusqu'à être premier commis au contrôle général, c'est-à-dire
manière de directeur, et confident du ministre, Claude Barbin[157]. A beaucoup
d'intelligence pratique, Déageant joignait de l'habileté, de la souplesse, et
une ambition modérée, car c'était un modeste dans son genre[158]. Soit crainte
de l'autorité la plus redoutable, soit application à ses fonctions, il avait
ensuite un sentiment hiérarchique prononcé et croyait bien faire quand il
demeurait fidèle à son premier devoir, celui qu'il avait envers le roi. Un intendant
des finances qu'il connaissait beaucoup, M. Arnauld d'Andilly, le mit en
relation avec M. de Luynes[159]. Par une
disposition d'esprit naturelle chez ceux qu'une longue pratique de
l'administration a assoupli aux convenances hiérarchiques, il pensa rendre
service en confiant à Luynes quelques mots destinés au roi de ce qu'il savait
par Barbin des intentions de Concini. Luynes en informa Louis XIII. Le roi
vit dans Déageant un intermédiaire précieux pour être informé ; il l'admit
auprès de lui à ses réunions du soir, en haut du pavillon du roi, dans la
chambre de Luynes[160]. Une manière de
conseil du prince s'ébauchait. A ces deux premiers confidents devaient
bientôt, par suite de circonstances diverses, s'en adjoindre trois autres :
un cousin de M. de Luynes, le baron de Modène ; M. Louis Tronson, homme de
loi, fils d'un maître des requêtes, personnage judicieux, en qui M. de Luynes
avait grande confiance, qu'il présenta à Louis XIII, lequel devait se prendre
de sympathie pour Tronson en raison de son jugement équilibré et qu'il devait
ensuite attacher à sa personne dans un poste exceptionnel de confiance ;
enfin un dernier, plus effacé, M. de Marsillac[161].
Ce fut devant ce groupe, que peu à peu, comme le raconte
Déageant lui-même, le roi dévoila sa pensée[162] : Il donna ses sentiments du déplaisir qu'il avoit de la
forme dont on gouvernoit, spécialement du peu de compte que l'on tenoit de sa
personne et de ce qu'on ne lai laissoit aucune part aux affaires importantes
de son rovaume qui se soulevoit en divers endroits. Il ajouta qu'il
fallait lui trouver les moyens d'y pourvoir.
Le difficile était de trouver ces moyens. Le prince insistait qu'il vouloit tenter le plus doux plutôt que d'en venir aux
extrêmes[163]. C'était le
sentiment de M. de Luynes, inquiet d'entrer dans une aventure dont le roi, si
elle échouait, se tirerait toujours, mais où les comparses paieraient cher
leur complicité. Les autres relevaient son courage. Déageant était plein d'énergie,
Tronson de confiance[164].
La première idée qui fut émise, le fut par M. de Luynes ;
c'était celle de la fuite. Au cours de quelque excursion à
Saint-Germain-en-Laye, il serait aisé de s'en aller à franc étrier soit à
Amboise, gouvernement de M. de Luynes, soit à Rouen, bonne ville fidèle et là
de mander ceux qui seroient les serviteurs du roi.
Le projet ne se trouva pas applicable pour diverses raisons, entre autres
l'objection sérieuse qui fut faite que si personne ne venait trouver Louis
XIII, celui-ci demeurerait dans une situation fausse[165]. Le mieux
serait que le roi se rendit dans une de ses armées, se mît au milieu du
régiment des gardes françaises, flanqué de la compagnie sûre des
chevau-légers de M. de la
Curée, et là parlât haut et ferme. Justement pendant le
mois de février, il fut question, autour de Marie de Médicis, de conduire le
roi à l'armée de Champagne, afin d'intimider les princes révoltés contre
lesquels on marchait. Lorsque Louis XIII apprit cette nouvelle, il parut extrêmement gai et content, pressant lui-même de
jour à autre le partement[166]. Le départ avait
été fixé pour le 1er mars[167] ; il fut
retardé de jour en jour pendant trois semaines, puis décommandé[168]. Le roi se
montra dépité. Concini avait paru un peu surpris de la hâte qu'avait
manifestée Louis XIII à joindre ses troupes et Marie de Médicis avait précisément
appréhendé ce qui devait se passer[169].
Force fut de trouver une autre combinaison. Le jeune roi
était impatient. Depuis que la perspective s'ouvrait devant lui de sortir de
la situation où il se trouvait, il témoignait un
désir extrême de prendre en main le gouvernail de son État[170]. On agita la
question de s'adresser directement ou indirectement à Marie de Médicis. Le
roi, par exemple, notifierait officiellement à la reine mère qu'il vouloit prendre les rênes de l'Etat et il
ordonnerait aux Concini de quitter sur-le-champ le royaume. Seulement,
observa-t-on, le roi ne possédait qu'un titre, sans pouvoir effectif ;
c'était se hasarder que de s'engager dans une pareille procédure si on
n'était pas sûr de réussir. On délibéra alors d'envoyer quelqu'un à la reine
afin d'appeler son attention sur la situation des affaires et la nécessité
urgente de se débarrasser du maréchal d'Ancre. On fit choix pour cette
démarche de l'évêque de Carcassonne, M. de l'Estang, alors à Paris, en raison
des affaires du Languedoc dont il était député et que M. de Luynes
connaissait personnellement[171]. Il ne fut pas
dit au prélat, dans quelles conditions et par qui il était prié de parler. Il
accepta de faire la démarche, exposa assez judicieusement à Marie de Médicis
les raisons qu'elle avait de donner suite à la proposition ; mais le procédé
n'aboutit pas. Marie de Médicis était assez bien entrée dans ses vues.
Lorsque l'évêque se hasarda à aborder la question avec Léonora, celle-ci, qui
emballait ses meubles, acquiesça ; quand Léonora transmit au maréchal la
communication, Concini se mit en colère ; les choses n'allèrent pas loin[172].
On jugea dans l'entourage du roi, que l'évêque de Carcassonne
n'avait pas assez explicitement indiqué à la régente les raisons qui devaient
la décider à prendre un parti. Déageant avait déjà eu l'occasion de faire
tenir à la reine des lettres anonymes dans lesquelles Marie de Médicis était
formellement invitée à faire, sans plus de remise,
agir le roi au maniement de ses affaires, que c'étoit chose qu'il désiroit,
bien qu'il n'en fit aucun semblant[173]. Sur ses
propositions, on redoubla les avertissements à la régente. On s'arrangea pour
faire agir des gens d'honneur, de notables personnages, non seulement auprès de
Marie de Médicis, mais encore auprès des ministres[174]. A la fin
ceux-ci et Léonora s'inquiétèrent de toutes ces manœuvres ; ils prévinrent le
maréchal d'Ancre, qui était toujours en Normandie : Concini crut comprendre
que le coup venait du roi : il rentra immédiatement à Paris[175].
Ce brusque retour produisit une forte émotion. Le
maréchal, était en proie à une fureur indicible, il se répandait en menaces.
Il se fît donner la liste de toutes les personnes qui approchaient Louis
XIII, parla d'en faire exiler ou emprisonner soixante à quatre-vingts, d'en faire
tuer[176]
! Quant au roi, il allait le resserrer, le
surveiller de près, lui interdire de sortir de Paris, la promenade des
Tuileries étant suffisante[177]. Pour ce qui
était des ouvertures et propositions contre ses
desseins qui avaient été faites, il allait, dira le roi ensuite, me priver du pouvoir de les effectuer par des conseils que
j'aime mieux taire que publier. Etait-ce une menace ? La vie du roi
était-elle en danger, comme beaucoup le crurent ? Concini avait-il le projet
de détrôner le prince et de mettre Gaston à sa place[178] ?
Le soir, au pavillon du roi, l'agitation fut vive. Louis
XIII indiqua qu'à son avis le maréchal avait été averti par sa femme. Ses
projets étant ébruités, il était décidé à prévenir Concini et à agir avant
que celui-ci eût eu le temps de se reconnaître[179]. Déjà, dans des
conversations précédentes, Déageant avait fait allusion aux deux solutions
qui, à toute extrémité, se présenteraient d'elles-mêmes : ou faire tuer
Concini, ou le faire saisir et le traduire devant le Parlement. Louis XIII
avait écarté l'idée du meurtre, dont il ne voulait pas ; restait
l'arrestation : il se trouverait bien dans les papiers de Concini des
documents compromettants, attestant des relations criminelles avec l'étranger[180]. Luynes,
troublé, proposa alors de revenir à l'idée de la fuite. Rien n'était plus
aisé, affirmait-il, en pleine nuit, que de monter en selle et de courir se jeter
dans l'armée du duc d'Angoulême qui assiégeait Soissons. En mars, même, une
fois, prenant ses désirs pour des réalités, il avait, un soir, donné ordre
aux officiers de la grande et de la petite écurie de seller et brider les
chevaux pour minuit. Un palefrenier, surpris de cet ordre, l'avait communiqué
à un lieutenant, ami de Mangot, qui était allé le rapporter au garde des sceaux.
Heureusement que Déageant se trouvait avec Mangot au moment où la
communication avait été faite ; il avait tranquillisé le ministre devenu
perplexe et, courant chez de Luynes, était allé demander à celui-ci ce que
cela signifiait. Luynes, gêné, avait d'abord nié avoir donné l'ordre ; puis,
pressé de questions, avait fini par avouer, en tâchant de faire comprendre à
Déageant que la fuite était nécessaire et qu'il fallait convaincre le roi de
cette nécessité. Déageant, irrité, avait refusé de faire une semblable
démarche et le roi, mis au courant, avait manifesté un vif mécontentement.
Louis XIII ne voulait pas fuir. Il avait vu la solution : arrêter Concini,
l'embastiller et le faire juger par le parlement ; de tous les conjurés,
aucun ne montra alors tant de résolution pour en
venir à l'effet que fît Sa Majesté[181].
Comment arrêterait-on le maréchal ? Le roi n'avait
personne : les princes étaient loin de la cour ; les gardes-françaises se
trouvaient aux armées : ce qui demeurait au Louvre était attaché à Concini
par la crainte ou par la reconnaissance[182] : de plus, le
maréchal n'allait nulle part sans être accompagné de soldats armés et de
nombreux gentilshommes disposés à mettre l'épée à la main et en mesure
d'avoir facilement raison de ceux qui chercheraient à l'attaquer[183]. Soit
précaution, soit goût naturel, Concini, enfin, était peu à Paris et, quand il
y était, ne sortait guère de sa petite maison du quai, sinon pour venir au
Louvre ou se rendre, — rarement d'ailleurs, — à l'hôtel de la rue de Tournon.
Tout compte fait, conclurent Déageant et Tronson, on ne pouvait l'arrêter que
dans un seul endroit, le Louvre, et d'une seule façon, par surprise[184]. L'hypothèse de
la résistance violente de Concini se posa alors. Déageant déclara qu'au cas
où le maréchal tenterait de s'opposer par la force à l'exécution des ordres
du roi, il faudrait le tuer. Louis XIII manifesta une vive contrariété. Si on
arrêtait cependant le maréchal, on ne pouvait le prendre qu'au Louvre, dans
un endroit resserré et étroit, brusquement, puisqu'on n'avait pas de monde
sous la main. Si l'arrestation ne réussissait pas, du fait que l'entourage du
maréchal se portait à la défense de celui-ci, les conséquences de l'échec
étaient graves : mieux valait ne rien tenter ou aller jusqu'au bout. Louis XIII
maintint qu'il donnait ordre d'arrêter le maréchal, et les confidents
obtinrent un acquiescement muet à l'idée de tuer Concini si son insolence lui faisoit oublier son devoir et mépriser
le commandement du roi[185].
Qui exécuterait ? Il sembloit
qu'il eût été raisonnable, — MM. de Luynes et ses frères étant trois, —
que ce fut à l'un d'eux que l'ordre fût donné.
Mais ils se récusèrent[186]. Louis XIII,
qui ne songeait toujours qu'à une arrestation, proposa de s'adresser à un
magistrat, le lieutenant civil du prévôt de Paris, M. de Mesmes. On fît venir
M. de Mesmes au Louvre sous un prétexte quelconque et, après quelques mots
insignifiants, le roi lui demanda à brûle-pourpoint s'il
n'étoit pas son serviteur. L'autre protesta qu'il l'était sans
réserve. D'un air ambigu, Louis XIII ajouta qu'il
voyoit beaucoup de choses qui ne lui plaisoient point, et Luynes,
présent, insinua que le maréchal d'Ancre ne
s'acquittoit pas bien de son devoir. M. de Mesmes comprit : on lui
demandait d'arrêter le maréchal, mais le maréchal, ne pou vaut être mis en
arrestation, il fallait, le cas échéant, le tuer ; il répondit loyalement qu'il avoit assez de courage et de moyens pour, non pas
tuer le maréchal, ce n'étoit pas de sa profession, mais pour l'arrêter et lui
faire son procès dès qu'il en auroit reçu l'ordre. Louis XIII parut
satisfait. L'entourage vit qu'il n'y avait rien à faire avec le lieutenant
civil et n'insista pas[187].
A ce moment, quelqu'un prononça le nom du marquis de
Vitry. Nicolas de l'Hôpital, marquis de Vitry, capitaine des gardes du corps,
était un diable d'homme de peu de sens, dit
le cardinal de Retz, mais hardi jusqu'à la témérité.
Fort, robuste, portant beau, le visage mâle, la voix hardie, le geste prompt,
il présentait un type accompli de soldat emporté, même violent : on le disait
vaniteux ; c'était à tout prendre un assez brave compagnon et très dévoué[188]. Pour le rejoindre,
M. de Luynes parla d'un domestique du roi
attaché aux soins des oiseaux de Sa Majesté, Dubuisson, qui avait été
autrefois de la maison du père de Vitry et avait conservé des relations
amicales avec le capitaine des gardes. Par M. Dubuisson. Vitry fut invité à
venir voir le roi dans sa chambre, le soir, au moment du coucher du prince,
tard. Vitry fut exact[189]. Louis XIII lui
expliqua ce qu'il attendait de lui : arrêter le maréchal d'Ancre dans le
Louvre. Le capitaine répondit qu'il était aux ordres du roi ; il demandait
seulement la permission de s'adjoindre pour l'opération deux on trois hommes
sûrs, son frère du Hallier[190], son beau-frère
Persan[191],
Fouquerolles. On avait dû attendre le 1er avril que Vitry, entrant en
quartier, eût pris le commandement des gardes du corps de service au Louvre
afin de lui parler. Vitry manda du Hallier, qui se trouvait à l'armée de
Soissons[192],
et le résultat de l'entretien des quatre hommes fut que le capitaine des
gardes revint trouver le roi avec du Hallier et Fouquerolles et pria Sa
Majesté de vouloir bien renouveler devant eux l'ordre qui lui avait été
donné. Les deux comparses, surpris, avaient eu évidemment des scrupules.
Louis XIII réitéra son commandement d'arrêter le maréchal. Sur quoi Vitry
demanda : Mais, sire, s'il se défend, que veut Sa
Majesté que je fasse ? Le roi garda le silence. Déageant, qui
assistait à l'entretien, dit alors : Le roi entend
qu'on le tue. Louis XIII continuait à se taire. Vitry s'inclina : Sire, j'exécuterai vos commandements[193]. On discuta les
détails ; voici ce qui fut décidé : le dimanche 23 avril, — l'affaire était
fixée pour cette date, — on ferait dire au maréchal d'Ancre que le roi l'invitait
à aller voir dans son cabinet des armes de petits canons dont le prince se
servait pour bombarder des fort élevés dans les Tuileries et un plan de Soissons
; quand le maréchal serait dans le cabinet, Vitry et les siens agiraient[194]. Il fallait
prévoir un insuccès. Dans ce cas, le roi quitterait Paris et se séparerait de
la régente. On tiendrait des chevaux bridés et sellés aux Tuileries ; Louis
XIII irait à Meaux, capitale du gouvernement de M. de Vitry ; là, il
manderait son armée, poursuivrait le maréchal dans
les provinces, partout où besoin seroit en cas qu'il s'évadât et sortît de
Paris[195].
Si l'opération réussissait, on mettrait en prison Concini et sa femme afin
que le Parlement fit leur procès ; puis Louis XIII notifierait à la reine
régente de trouver bon qu'il prît le gouvernement de
son État et qu'il travaillât à le retirer du péril éminent auquel il étoit
tombé par le mauvais conseil du maréchal et de sa femme. Afin que le
roi eût le temps de prendre une ferme assiette en
ses affaires, on prierait Marie de Médicis de sortir de Paris, quitte
à la rappeler ensuite. Il était enfin reconnu impossible de garder les
ministres actuels, difficile d'en choisir de nouveaux. Le mieux serait de
rappeler les anciens ministres d'Henri IV naguère chassés[196] : Déageant
avait tout précisé, même rédigé d'avance lettres, déclarations et
proclamations. Tel était le plan arrêté entre le roi, Luynes, Déageant et
Tronson. Tout était convenu, il ne restait plus qu'à procéder à l'exécution.
Mis en présence des derniers actes, Luynes eut un moment
d'effroi indicible. Il branla au manche, dit
Déageant ; il parla de changer de résolution
pendant qu'il en était temps encore, d'attendre, de réfléchir[197]. Bien que son
frère Cadenet lui dit, tout irrité de sa faiblesse, que, puisque M. de Vitry
était prévenu, il n'y avait rien à faire qu'à laisser aller les événements, il ne cherchoit que les moyens de retarder[198]. Louis XIII
demeura décidé. La voix du peuple contre le maréchal
estoit le meilleur et le plus fidèle conseil qu'il pût avoir pour se résoudre
à une action d'importance ; le temps et l'occasion sembloient favoriser cet
arrêtement[199]. Le fait que
rien n'avait transpiré dans une cour remplie des amis de Concini était un
indice favorable.
Ce que le roi ne savait pas, c'est que Marie de Médicis
n'était pas sans avoir appris que, depuis un grand
nombre de jours, il y avait des réunions qui se tenaient dans les appartements du haut et qui duraient
souvent jusqu'à minuit passé. Qu'y disait-on ? La régente, vaguement
inquiète, l'ignorait[200]. Dans la nuit
du 19 au 20 avril, elle eut un songe qui la réveilla sanglotante : Elle avoit rêvé qu'on lui faisoit son procès et que par
arrêt elle étoit condamnée à mort ![201] Mais quoi !
Louis XIII continuait à vivre comme de coutume sans que rien décelât sur son
visage impénétrable la moindre préoccupation ; il ne parlait plus de Concini
et ne désirait plus être mis au courant des affaires ; il vaquait
quotidiennement à ses occupations futiles, gardant, s'il avait un secret, une
présence d'esprit, une dissimulation inadmissibles chez un enfant de seize
ans. Et, de fait, tout le monde demeurera confondu, du sang-froid du prince[202]. Le samedi 22
avril, veille de l'exécution, le médecin Héroard notait qu'il avait le visage gai et bon, qu'il s'était levé à huit heures
trois quarts, avait déjeuné à neuf heures et demie, s'était rendu chez Anne
d'Autriche, chez Marie de Médicis, qu'il était monté en carrosse à une heure
pour aller chasser au château de Madrid malgré la pluie ; qu'il était revenu
à sept heures et demie du soir et s'était couché à dix heures, sans qu'il eût
à relever dans cette journée, semblable à toutes les autres, quoi que ce soit
de nature à attirer son attention[203]. Seul
Richelieu, — et encore n'avait-il rien appris ni rien deviné, mais uniquement
par prescience ou coïncidence fortuite, — avait envoyé, dans la semaine qui
précéda le 24 avril, son beau-frère du Pont de Courlay prier M. de Luynes de
dire au roi de sa part qu'il voyoit bien que les
choses ne se passoient pas comme elles dévoient être et que Sa Majesté
n'avoit pas sujet d'être satisfaite ; que s'il plaisoit à Sa Majesté de le
vouloir considérer comme l'un de ses ministres, il n'y auroit rien, soit en
sa charge, soit aux autres affaires venant à sa connoissance, qu'il ne lui en
donnât un fidèle avis. Des offres de services ! Trois mois plus tôt,
ils eussent été acceptés et Richelieu eût prit la place de Déageant.
Maintenant, il était trop tard. La démarche trahissait seulement l'alarme du
ministre du maréchal et montrait à quel degré les créatures de Concini
jugeaient là ruine de leur maître prochaine[204].
Le dimanche 23 avril, Louis XIII se leva vers sept heures
: il avait mal dormi ; depuis quatre jours il ne dormait plus[205]. Le temps était
mauvais. La pluie, qui n'avait pas cessé de tomber pendant les deux semaines
précédentes, continuait. A huit heures, le prince déjeuna. Suivant ce qui
avait été décidé, on devait attendre que Concini vînt au Louvre, ce qu'il
avait l'habitude de faire sur les neuf à dix heures, pour le prévenir que le
roi le priait de passer au cabinet des armes. En attendant, Louis XIII se
rendit dans sa petite galerie, où il se mit à jouer au billard : il n'irait à
la messe que tard, lorsque l'affaire serait achevée. Pendant ce temps. Vitry,
qui était venu de bonne heure, se préparait. Il avait convoqué des
gentilshommes de ses amis qu'il avait placés dans la cour du Louvre, en leur
recommandant de se promener isolément sans attirer l'attention ; sous leurs
manteaux, qui les enveloppaient à cause de la pluie, les gentilshommes
avaient des pistolets chargés. Prétextant que le roi pouvait partir d'un
instant à l'autre afin d'aller à la messe, Vitry avait fait prendre les armes
à la compagnie des gardes du corps de service, avec ordre de rester dans la
cour comme pour faire escorte à sa Majesté. Dix heures, onze heures sonnèrent
; le maréchal ne venait pas. Depuis la veille au soir, on avait chargé
Dubuisson de surveiller la maison au coin du quai et de prévenir dès que le
maréchal sortirait. Dubuisson vint dire que durant toute la nuit il avait
remarqué des allées et venues et qu'on ne s'était pas couché chez Concini.
Louis XIII, énervé, s'impatientait ; voyant que midi approchait, il donna le
signal du départ pour la messe : il alla l'entendre à deux pas, de l'autre
côté de la rue d'Autriche, à la chapelle de l'Hôtel du Petit-Bourbon. Ce fut
à la fin de la messe que Dubuisson, enfin accourant, annonça que le maréchal
entrait au Louvre et qu'il se rendait dans les appartements de la reine mère.
On se hâta pour aller dire à Concini que le roi l'invitait à passer au
cabinet des armes. Mais pendant qu'on montait chez Marie de Médicis par un
escalier, le maréchal descendait par un autre et s'en allait. Il était trop
tard ; le coup était manqué ; le roi alla dîner[206].
Après le dîner, il y eut conférence. Décidément, l'idée de
faire monter le maréchal au cabinet des armes était trop compliquée. Et s'il
refusait de s'y rendre, par défiance ? D'autre part, déjà, une vingtaine de
personnes se trouvaient dans le secret ; c'était miracle que celui-ci n'eût
pas transpiré ! Il était impossible d'attendre. Vitry proposa d'arrêter le
lendemain même, au matin, Concini à l'entrée du Louvre, dans l'espèce de
souricière constituée par les deux portes du château. Vieille forteresse
élevée jadis par Philippe-Auguste pour protéger Paris du côté de l'ouest,
comme la Bastille
le protégera du côté de Test, le Louvre avait conservé sur deux de ses quatre
côtés son aspect rébarbatif du moyen âge : des tours massives, de grands
murs, des fossés profonds[207]. L'entrée sur
la rue d'Autriche, — du côte de Saint-Germain-l'Auxerrois, vers le milieu de
la cour carrée actuelle, — était l'entrée non d'un palais, mais d'un château
féodal : deux tours sombres, des deux côtés d'une porte basse et étroite,
donnant accès a un passage voûté où un carrosse pouvait à peine passer ; a
côté de cette porte, destinée aux charrois, une petite, dite le guichet,
faite pour les piétons, avec un pont-levis spécial dénommé la planchette ; en avant de la porte, le
pont-levis, long de six mètres, large de quatre ; puis, prolongeant le
pont-levis sur le fossé, un pont fixe en bois, dit second
pont du Louvre, ou pont de bois, de
cinq mètres de long sur quatre de large ; et, enfin, terminant le pont fixe,
une grande porte qui s'ouvrait sur la rue d'Autriche et qu'on appelait la grande porte de Bourbon[208]. La pensée de Vitry
était que dès que Concini aurait passé cette grande porte, on la fermât
derrière lui pour le couper de sa suite et que, d'autre part, l'autre porte
basse demeurant close, le guichet à peine seul ouvert pour la circulation,
Concini se trouvât ainsi pris sur le pont-levis[209]. Louis XIII
approuva.
Le roi passa le reste de l'après-midi comme à l'ordinaire
; il alla faire sa visite quotidienne à Anne d'Autriche, à Marie de Médicis ;
par la grande galerie se rendit aux Tuileries ; de là gagna les Feuillants,
où il assista aux vêpres ; revint vers 4 heures, en carrosse, à cause de la
pluie ; soupa à sept heures et demie ; de nouveau revit Marie de Médicis ;
puis se retira dans sa chambre et se coucha vers dix heures[210]. M. Dubuisson avait
repris sa garde rue d'Autriche, au coin de l'hôtel de Bourbon.
Au jour, le lundi 24 avril, il se trouva que la pluie qui
durait depuis longtemps avait cessé. Le ciel était gris et bas : les rues
pleines de boue. Louis XIII se leva de bonne heure ; on devait trouver
ensuite qu'il était pâle, maigri et fatigué[211]. Dès qu'il fut
habillé, il envoya donner l'ordre au premier écuyer de faire atteler un
carrosse à six chevaux et de l'envoyer attendre au bout de la grande galerie,
aux Tuileries, sous prétexte qu'il voulait partir à la chasse[212]. Les
gentilshommes ordinaires et les chevau-légers furent prévenus d'avoir à se
tenir prêts afin d'escorter le roi. Puis Louis XIII déjeuna. Pendant ce
temps, Vitry prenait ses dernières dispositions.
Le coup à exécuter entre les deux portes du Louvre
exigeant plus de monde que celui qui avait été combiné pour le cabinet des
armes, le soir du dimanche, Vitry avait invité un certain nombre de ses amis
à venir le rejoindre le lundi matin, vers huit à neuf heures, dans la cour du
Louvre, pour une raison qu'il ne précisait pas[213]. Il se trouvait
qu'à cette heure devait avoir lieu au château la réunion en chambre du
Conseil des commissaires chargés de la revente des greffes, opération qui,
d'ordinaire, amenait au Louvre un assez grand nombre d'intéressés. La
présence de ce public attirerait moins l'attention sur les gentilshommes
convoqués[214].
Le roi étant sur le point de partir, on ferma, selon le cérémonial, la
vieille porte basse du château en ne laissant ouvert que le guichet : puis
Vitry renforça le corps de gardes. Il donna la consigne au lieutenant de la
porte, M. de Corneillan, dès que le maréchal d'Ancre aurait franchi la grande
porte de Bourbon, de fermer immédiatement celle-ci[215]. Il prescrivit
aux gardes du corps qui, selon l'usage, se tenaient pour le service d'honneur
dans la grande salle du Louvre, au premier étage, de descendre au-dessous,
dans la salle des gardes des Suisses — notre salle des Caryatides — afin de
se joindre aux Suisses de garde, ce qui ferait une troupe plus compacte[216]. La compagnie
des gardes-françaises de service, commandée par M. de Fourilles, eut à
prendre les armes et à se tenir en réserve de l'autre côté du Louvre, dans la
cour des cuisines[217]. Vitry
distribua ses amis : Persan et du Rallier se tinrent dans la cour intérieure
avec chacun, de leur côté, un groupe de trois ou quatre hommes ; La Chesnaye se plaça près
de la porte d'entrée du Louvre avec un autre groupe ; quant à Vitry, il
demeura dans la salle des gardes, tantôt assis sur un coffre de bois, tantôt marchant à grands pas, le chapeau à la main et
surveillant par la porte centrale de la salle restée ouverte l'entrée du
guichet du Louvre. Dubuisson et d'autres étaient toujours en observation rue
d'Autriche[218].
On attendit ; neuf heures, neuf heures et demie, dix
heures moins le quart : rien ne paraissait. Le roi, différant d'instant en
instant son prétendu départ pour la chasse, s'était mis à jouer au billard ;
il était distrait[219]. En bas, Vitry
devenant nerveux, et s'imaginant que l'affaire pouvait être éventée, vu le
nombre relativement considérable de gens au courant ou en éveil, allait
proposer de rassembler Suisses, gardes du corps, gardes-françaises pour donner
l'assaut au logis de Concini, lorsque, vers dix heures, du seuil de la salle des
gardes où il se tenait, il aperçut à la porte du Louvre un remous de gens qui
entraient, et l'on vint l'avertir que Concini, escorté d'une foule de
soixante à quatre-vingts gentilshommes, sortait de chez lui[220].
Le moment était venu. D'un geste rapide, Vitry jeta son
manteau sur l'épaule, prit en main son bâton de capitaine des gardes en
quartier et, faisant signe à ceux qui étaient disséminés dans la cour, se
dirigea à grands pas vers la porte, pendant qu'une quinzaine de personnes accouraient
à ses côtés[221].
Concini, sorti en effet de sa maison, arrivait à pied dans la rue d'Autriche,
suivant le mur du petit jeu de paume du Louvre[222] et lisant une
lettre que venait de lui remettre un gentilhomme normand. M. de Cauvigny,
seigneur de Colomby[223]. Il était
habillé de hauts-de-chausses de velours gris foncé, à grandes bandes de
Milan, d'un pourpoint de toile noire brodée d'or, d'un manteau de velours
noir garni de passementeries de Milan ; il avait autour du cou une grande
fraise blanche, sur la tête un feutre noir avec plumes, et, aux pieds, à cause
de la boue, des galoches[224]. Pêle-mêle, sa
suite l'entourait, tenant toute la rue, causant : elle s'était engagée sur le
pont, puis dans le guichet, un à un. Dès que Concini eut passé la grande porte
de Bourbon, le lieutenant, suivant l'ordre donné, la ferma, malgré les
protestations de ceux qui se trouvaient derrière. A cet instant, Vitry
arrivait. Il avait eu quelque peine, sous la voûte, à fendre la presse de
ceux qui précédaient le maréchal : des amis l'avaient interpellé, l'arrêtant
par le bras, lui demandant de ses nouvelles, plaisantant[225]. Dans sa hâte à
se faire faire place, il dépassa sur le pont dormant, sans l'apercevoir,
Concini, qui marchait lentement près de la balustrade droite du pont, absorbé
dans sa lecture. Interpellant alors M. de Cauvigny, lequel suivait derrière à
trois pas, Vitry demanda : Où est le maréchal ?
— Le voilà ! fit l'autre. Vitry se retourna
et, d'un mouvement brusque, posant la main sur le bras de Concini, lui dit : De par le roi, je vous arrête ! — A me ? (A moi ?) s'exclama le maréchal avec colère,
reculant vivement vers la balustrade afin de se dégager et mettant la main à
la poignée de son épée. Oui, à vous ! cria
Vitry, et empoignant fortement le maréchal, il tournait à demi la tête pour
faire un geste d'appel à ses compagnons, lorsqu'à l'instant, cinq coups de
feu partaient : c'étaient du Hallier, Persan, Guichaumont, Morsains et
Dubuisson qui, étant les premiers, avaient promptement relevé leurs manteaux
en voyant le geste de défense de Concini, et de leurs pistolets, visant à la
tête, avaient tiré à bout portant. Des cinq balles, deux se perdirent dans la
balustrade, la troisième pénétra entre les deux yeux, la quatrième dans la
gorge, la cinquième sous l'œil : la mort fut instantanée[226]. Le maréchal,
sans pousser un cri, s'affaissa sur les deux genoux, le dos accoté à la
balustrade, le chapeau roulant, il y eut un moment de stupeur. Puis ce fut un
remous terrible, les conjurés se ruant aux cris de tue
! tue ! s'imaginant que le maréchal n'était pas encore mort, voulant
l'achever ; la suite, un instant indécise, faisant mine de se précipiter au
secours, mais arrêtée par le mot : De l'autorité du
roi ! qu'on répétait, et reculant. Chacun voulut donner son coup : Sarroque
enfonça son épée dans les côtes ; Taraud larda deux fois de sa dague. Vitry
criait à tue-tête : Vive le roi ! D'un coup
de pied, il fit rouler le cadavre, qui tomba la face sur le plancher de bois,
une des galoches glissant au fond du fossé. Dans la presse, La Chesnaye, fut renversé
tout du long sur le corps et eut de la peine à se relever. Puis ce fut le
dépouillement rapide du cadavre : Sarroque enleva l'épée, Dubuisson le
diamant du doigt qui valait 6.000 écus ; Boyer l'écharpe ; un autre le manteau
de velours[227]
; des archers prirent le corps et le transportèrent sous la voûte de la porte
d'entrée, à gauche, dans une petite chambrette
dépendant du corps de garde[228] ; ils
l'appuyèrent contre le mur : le visage était noirci de poudre, sanglant,
boueux ; la fraise à demi brûlée, tellement les coups avaient été tirés de
près ; un archer de la prévôté de l'hôtel, nommé Courtade, fut chargé de
garder le maréchal[229].
Là-haut, Louis XIII, revenu dans sa chambre, attendait[230]. Le crépitement
des pistolets était parvenu jusqu'à ses oreilles. Qu'était-il arrivé ?
Quelqu'un entra précipitamment et dit que le maréchal était manqué, qu'il
accourait avec les siens en armes par le grand escalier[231]. Le jeune roi
fut maître de lui. Çà, Descluseaux, ma grosse Vitry,
fit-il ; c'était une carabine que Vitry lui avait donnée et qu'il appelait
ainsi du nom du capitaine. Descluseaux, ancien garde-française chargé du soin
des armes du prince, tendit l'arme : le roi dégaina et, résolument, marcha
droit, l'épée à la main, dans la direction de la grande salle, par son
antichambre, décidé à aller à eux et à leur passer
sur le ventre[232]. Derrière la
première porte, il trouva M. d'Ornano, colonel des Corses, qui lui dit : Sire, c'est fait ! et M. de Cauvigny, qui suivait,
affirmant que le maréchal était mort, qu'il s'en était assuré[233]. De l'escalier Henri II débouchaient des gentilshommes, le visage
épanoui, joyeux, accourant complimenter le roi, et de la cour montait un
bruit d'acclamations. Louis XIII s'approcha de la fenêtre, la fit ouvrir, se
montra ; du bas s'éleva, dans une explosion, un grand cri : des mains, des
chapeaux, des épées s'agitaient. A peine put-on entendre le mot que Louis
XIII prononça : Merci, grand merci à vous, à cette
heure, je suis roi ![234] De là, il se
porta de l'autre côté de la salle, à une fenêtre donnant sur la cour des
cuisines et, s'adressant aux soldats des gardes-françaises, inquiets du
tumulte qu'ils entendaient, leur cria : Aux armes !
Aux armes, compagnons ![235]
Cependant, au bruit qui se passait dans la cour, une femme
de chambre de Marie de Médicis, Catherine[236], avait ouvert
une fenêtre de l'entresol où étaient les appartements de la reine et,
surprise, avisant Vitry qui parlait avec animation au milieu d'un groupe, lui
demandait ce qui se passait. Le maréchal est tué,
fît le capitaine. — Par qui ? — Par moi et de l'ordre du roi ! Catherine referma
précipitamment le châssis et courant à la chambre à coucher de la régente où
celle-ci se tenait assise, pas encore habillée ni coiffée, revêtue d'un
simple manteau de chambre[237], elle lui
annonça la nouvelle. Marie de Médicis eut un saisissement : Elle se leva de dessus son siège, fit trois ou quatre pas,
puis s'arrêta court. Son cœur battait : elle était suffoquée,
incapable de dire un mot[238]. A ce moment
accouraient près d'elle ses amies, madame de Guise, la princesse de Conti,
dans leur tenue négligée du matin, la dame d'honneur, madame de Guercheville.
Marie de Médicis se mit à arpenter à grands pas sa chambre, haletante, les
cheveux défaits, battant des mains, comme folle. Les autres se taisaient. Un
gentilhomme, M. de la Place,
entra et hasarda qu'on ne savait comment annoncer à la maréchale d'Ancre
l'événement. Marie de Médicis retrouva la parole pour répondre avec véhémence
qu'elle avoit bien d'autres choses à penser et que
si on ne pouvoit lui dire la nouvelle, qu'on la lui chantât ! Elle
éclata, répétant en termes saccadés qu'on ne lui
parlât plus de ces gens-là, qu'elle le leur avoit bien dit ! qu'il y avoit
longtemps qu'ils dussent être en Italie ! La veille au soir, encore,
elle avait prévenu le maréchal que le roi ne l'aimait pas, qu'il ferait
beaucoup mieux de s'en aller ; mais il n'avait pas voulu, assurant que le roi
lui faisait bonne mine. Maintenant, elle avoit assez
affaire d'elle-même[239] !
Elle avoit assez affaire
d'elle-même ! Marie de Médicis comprenait que le coup était dirigé
contre sa personne. Après seize ans d'indifférence et de sévérités, Louis
XIII, devenu le maître, allait durement faire expier à sa mère son manque de
cœur et ses faiblesses !
Le premier écuyer de la reine, M. de Bressieux, étant
entré, Marie de Médicis le pria d'aller trouver le roi et de lui dire, de sa
part, qu'elle désirait lui parler. Louis XIII répondit sèchement qu'il avoit trop à faire, que ce seroit pour une autre
fois[240]
! Il chargea le premier écuyer de déclarer à sa mère que dorénavant il était
résolu à prendre en main le gouvernement de l'Etat,
qu'elle voulût bien ne plus s'en occuper ; qu'il entendait être le maître. Provisoirement, il l'invitait à ne bouger de sa chambre et de ne se mêler de rien.
Il verrait plus tard à ce qu'elle se retirât[241]. Une entrevue
avec son fils, dans laquelle la mère retrouverait peut-être son ancien
ascendant sur un enfant longtemps timide et craintif, était, pour Marie de
Médicis, une dernière ressource. Elle demanda à M. de Bressieux de retourner
près de Louis XIII et d'insister. Le roi répondit qu'il avait déjà fait
connaître son sentiment. Une troisième fois, Marie de Médicis renvoya le
premier écuyer. Louis XIII, impatienté, déclara à M. de Bressieux que, s'il
le voyait une fois de plus, il l’enverroit en un
lieu où il le trouveroit bien quand il le voudroit[242] ! La régente,
supplia alors la princesse de Gonti de tenter la même démarche. Mais la
princesse de Conti qui était venue en hâte de son appartement, ni habillée, ni
coiffée, ne pouvait ainsi, en jupon, se
rendre dans les salles du roi pleines de monde. Elle eut l'idée de faire
demander M. de Luynes. M. de Luynes vint : il s'agissait d'un sentiment
personnel du roi, très excité ; personne n'était en mesure de le faire
changer d'avis. Sur de nouvelles instances de la reine, la princesse de Conti
alla s'habiller et sollicita du roi une audience immédiate. Louis XIII lui
fit dire que, si elle venait en son nom, il était prêt à l'accueillir mais que,
si elle venait au nom de la reine sa mère, il refusait de la recevoir[243]. Marie de
Médicis pria la dame d’honneur, madame de Guercheville, de chercher à se
trouver sur le passage du roi, de se jeter à ses genoux et de faire appel ses
sentiments filiaux. Madame de Guercheville devait parvenir à parler au roi
dans ces conditions. Louis XIII répondit froidement qu'il
reconnoissoit bien la reine pour sa mère, mais qu'il estoit roi et quelle ne
l’avoit pas traité comme fils par ci-devant ; il la traiteroit néanmoins
toujours comme mère : il ne la pouvoit encore voir qu'il n'eût donné ordre à
ses affaires[244].
Entre temps, la jeune reine, Anne d’Autriche, chez qui
Louis XIII s'était rendu, afin de la mettre au courant et la prier de ne se
troubler de rien, ayant demandé au prince la permission d'aller consoler
Marie de Médicis, le roi refusa[245]. La comtesse de
Soissons, sollicitant une autorisation semblable, subit le même insuccès.
Devant ces instances, Louis XIII fit dire qu’il défendait à qui que ce soit,
jusqu'à son frère Gaston et aux princesses ses sœurs, d'aller voir la
reine-mère[246].
Il commanda à Vitry de prendre les mesures nécessaires afin que l’isolement
de la princesse déchue se trouvât complet. Le service d'honneur de celle-ci,
fait par une compagnie de gardes du corps spéciale, portant les couleurs de
la régente, fui supprimé et douze archers des gardes du corps du roi
s'installèrent à l'entrée de l'appartement de Marie de Médicis, pour ne
laisser pénétrer personne[247]. Des portes
furent murées. Un petit pont jeté sur les fossés du Louvre faisait
communiquer L'appartement de la régente avec le jardin du bord de l'eau ; des
Suisses vinrent l'abattre : le bruit des coups de hache, qui dura trois
heures, fut lugubre[248]. On n'eût
jamais cru que le roi pût se montrer aussi impitoyable[249]. Il n'y eut de
doute pour personne : Marie de Médicis était emprisonnée ! Tout devait
confirmer ce sentiment. L'ambassadeur d'Espagne, Monteleone, arrivant au
Louvre et se dirigeant vers l'appartement de la reine mère, fut interpellé
par Vitry : Où allez-vous, Monsieur ? Ce n'est pas
là qu'il faut aller maintenant ; c'est au roi ![250] Les autres
ambassadeurs venant solliciter de Louis XIII l'autorisation de présenter
leurs hommages à Marie de Médicis n'obtinrent qu'une réponse évasive : J'aviserai[251]. Le soir, tard,
vers onze heures, par une porte dérobée, le résident florentin, Matteo
Bartolini, put accéder jusqu'à la reine détrônée : il la trouva accablée.
Après avoir exprimé son étonnement qu'il eût pu arriver jusqu'à elle, la princesse
éclata en sanglots : Bartolini, aurais-tu jamais
pensé me trouver en prison ! Et, parlant du roi qui refusait de la
voir, qui interdisait à ses enfants de venir près d'elle, elle ajouta
douloureusement : Qui eût dit, quand je l'ai eu,
qu'à l'âge de seize ans il procéderait vis-à-vis de moi comme il le fait !
Elle aimait mieux mourir que de rester en prison[252]. Le public
parla de son incarcération définitive à Vincennes ou ailleurs. Tout au haut
du Louvre, chez Léonora Galigaï, les choses furent plus expéditives. Léonora
était dans sa chambre lorsque, par la porte ouverte, elle aperçut les gardes
du corps qui venaient l'arrêter. Elle fut étonnée. Un garde lui expliqua
qu'il y avait eu dans le Louvre une querelle avec Vitry et des coups de
pistolet : Comment, fit-elle, Vitry et des coups de pistolet dans le Louvre ? C'est
contre mon mari ! — En effet, Madame, et il y
de mauvaises nouvelles : M. le maréchal est mort ! — Il a été tué ? — Oui !
— C'est le roi qui l'a fait tuer ? — Oui ! Elle parut profondément surprise, mais elle
ne versa pas une larme. M. de la
Place étant arrivé sur ces entrefaites, elle l'envoya à la
reine pour lui demander sa protection. M. de la Place, qui savait à quoi
s'en tenir, s'adressa plutôt à la princesse de Conti, laquelle lui répondit
qu'elle était désolée, mais qu'elle avoit les bras
trop faibles. Mise au courant, Léonora désemparée, ramassa
machinalement ses pierreries, les mit dans sa paillasse, se déshabilla, se
coucha[253],
disant en pensant à la reine : Pauvre femme ! je
l'ai perdoua[254]. On vint
ensuite la faire relever et habiller pour mettre ses pierreries sous
séquestre, et, à la nuit, on l'enferma dans une chambre haute du Louvre. Elle
continuait à paraître indifférente, convaincue d'ailleurs qu'elle allait être
simplement reconduite à la frontière. Mais, du Louvre, elle devait aller à la Bastille, de la Bastille à la Conciergerie et de la Conciergerie à l'échafaud
de la place de Grève[255] !
Les ministres de Concini s'évanouirent presque
d'eux-mêmes. Un des premiers mots de Louis XIII, recevant dans son
appartement, puis, en raison de l'insuffisance de celui-ci, dans la petite
galerie, — la galerie d'Apollon, — le flot à toute minute montant des
courtisans et des autorités qui s'empressaient de venir le féliciter, avait
été qu'il destituoit Mangot, Luçon et Barbin[256]. Il donna même
l'ordre de les faire arrêter[257]. Barbin, à la
première nouvelle de l'événement, accourant au Louvre, rencontra quelques
amis qui lui conseillèrent prudemment de ne pas s'aventurer. Assez inquiet,
il se rendit rue des Poulies, à l'hôtel Combault, l'écurie de Marie de
Médicis, où madame de Bressieux, la femme du premier écuyer, qui y habitait,
le recueillit chez elle. Mangot, prévenu, vint le rejoindre. Richelieu,
auquel on avait annoncé la nouvelle pendant qu'il faisait une visite à un
recteur de la Sorbonne,
s'empressa de venir en carrosse. Son premier mouvement, en apprenant qu'il
était débarrassé de la tyrannie de Concini, avait été un mouvement de joie,
il dit à Barbin, le visage fort content, qu'ils étoient maintenant en repos et à couvert. — Hé ! Monsieur, fit Barbin, irrité de cet optimisme,
vous moquez-vous de ne juger pas que le contrecoup
de tout ceci tombera sur nous ?[258] Ils causèrent.
Il n'y avait rien à faire[259]. Pendant qu'ils
échangeaient leurs impressions arriva une brigade d'archers qui, s'étant
rendue à la maison de Barbin pour l'arrêter, ne l'y ayant pas trouvé et
informée qu'il était rue des Poulies, venait s'assurer de sa personne. Barbin
fut ramené chez lui. où, sous ses yeux, deux commissaires chargés de cet
office tirent un rapide inventaire de ses papiers ; après quoi, il fut écroué
au For-L'Évêque, ensuite à la
Bastille ; il sera plus tard jugé et condamné au
bannissement perpétuel[260]. On n'arrêta ni
Mangot ni Richelieu. Des gardes furent envoyés au premier, puis rappelés ; on
notifia au second l'ordre de ne pas sortir de chez lui : l'ordre ne le toucha
pas et on ne le renouvela pas[261]. Mangot, Barbin
parti, se hasarda à venir dans la cour du Louvre, où il se mit à se promener
seul, mâchant quelque chose dans la bouche.
Finalement, il trouva quelqu'un qui consentit à aller demander au roi si Sa
Majesté consentait à le recevoir. Louis XIII répondit par un refus, mais il
lui fit prescrire de rapporter immédiatement les sceaux au Louvre. Mangot
alla les prendre chez lui dans leur bourse fermée à clef, et, il lui fut
permis de gagner la grande salle, où il dut attendre que M. de Luynes vint
chercher lui-même les sceaux ; après quoi, on l'enferma jusqu'au soir, cinq
heures, dans la chambre de Vitry, puis on le relâcha[262].
Quant à Richelieu, très alarmé de la tournure que
prenaient les événements, il vint aussi au Louvre. Chacun s'écartait, faisant
semblant de ne plus le connaître[263]. Il monta,
parvint, pressé dans la foule, jusque dans la petite galerie. Dès qu'il
l'aperçut, Louis XIII lui cria avec colère : Eh
bien, Luçon, me voilà hors de votre tyrannie ! Et, comme l'autre
balbutiait : Allez ! Allez ! ôtez-vous d'ici !
Dans un remous, Richelieu put s'approcher de Luynes et, brièvement, lui
rappela ce qu'il lui avait fait dire naguère par M. du Pont-de-Courlay
touchant sa fidélité et ses offres de services. Luynes consentit à glisser
quelques mots au roi qui, radouci, se tournant alors vers le prélat, lui dit,
que, comme évêque et conseiller d'Etat, il pouvait rester, mais qu'il lui
retirait sa charge de secrétaire d'État pour la rendre à M. de Villeroy et
qu'il lui commandait d'aller prendre ses papiers afin de les porter au
nouveau ministre qui tenait conseil dans le cabinet des livres[264]. Richelieu
s'exécuta. Quand il parut à la porte du conseil, Villeroy, se leva vivement
et le pria de sortir. Richelieu mortifié, demeura quelque temps derrière la
porte à causer avec M. Miron, afin d'avoir une contenance ; il parlait avec
animation de Concini, qu'il traitait maintenant de pendard[265].
Les secrétaires d'État du maréchal d'Ancre destitués,
Louis XIII ordonna qu'on mandat au Louvre les anciens ministres renvoyés il y
avait quelques mois : des gentilshommes allèrent trouver Villeroy, Jeannin,
du Vair, Brulart de Sillery et les ramenèrent. En recevant le vieux Villeroy,
serviteur déjà de tant de règnes, le jeune prince l'embrassa : Mon père, lui dit-il, je
suis roi, à présent, ne m'abandonnez point ![266] Il les pria
tous d'aller tenir conseil avec ses secrétaires, MM. de Gesvres, Charles de
Loménie, de Sceaux, Pontchartrain, Châteauneuf, dans son cabinet des livres,
afin de prendre les mesures que nécessitait la situation et de décider des
déclarations et dépêches à envoyer[267]. Déageant, qui
avait tout rédigé d'avance, fut admis aux délibérations[268]. On allait, par
l'intermédiaire de l'introducteur des ambassadeurs, M. de Bonneuil, notifier
officiellement aux envoyés étrangers que la régence était finie, que le roi
avait pris le pouvoir, et, par une circulaire, informer les gouverneurs de provinces,
les parlements et toutes les autorités de ce qui venait de se passer[269].
Le peuple de Paris l'avait su immédiatement. Le premier
bruit qui s'était répandu dans la ville avait été qu'il venait d'y avoir un
éclat au Louvre et que le roi était tué ou blessé. Les boutiques se
fermèrent, la foule envahit les rues, se portant vers le Louvre, au palais.
Sous le coup de l'émotion générale, les chambres du Parlement levèrent
l'audience et les présidents s'assemblèrent au bureau des eaux et forêts afin
de délibérer[270].
Du Louvre, le Conseil, prévenu, envoya dans Paris les enseignes et exempts
des gardes du corps à cheval, accompagnés d'archers, criant partout Vive le roi ! Le roi est roi ! et le colonel
d'Ornano fut chargé d'aller sans tarder au palais rassurer les esprits[271]. L'allégresse
succéda immédiatement à l'inquiétude. De toutes parts on accourut au Louvre,
ceux qui y avaient accès s'empressant d'aller complimenter Louis XIII.
Et ce fut au château le plus extraordinaire encombrement.
On s'étouffait aux portes, on avançait à peine dans les escaliers ; la
circulation était impossible à travers les salles[272]. Au milieu de
la petite galerie, le roi, pressé par la foule avide de le voir, avait pris
le parti, afin de se dégager, de monter sur le billard. Bien qu'un peu pâle
et les traits tirés[273], Louis XIII
était tout à la joie de sa délivrance. Il répondait avec empressement, ne
dissimulant pas son bonheur, tantôt les larmes aux yeux, d'émotion, tantôt ne
pouvant s'empêcher de rire de satisfaction, au point qu'il devait mettre sa
main devant la bouche afin d'atténuer ce que cette hilarité avait d'excessif[274]. Il embrassait
ceux qu'il connaissait. A tous, il répétait : Maintenant,
je suis roi ! Oui, Dieu soit loué, me voilà roi ![275] Et, aux mots
aimables qu'on lui disait, il répondait avec fermeté et présence d'esprit : L'on m'a fait fouetter des mulets dix ans durant aux
Tuileries ; il est temps, maintenant, que je fasse ma charge. Au
président Miron, qui le félicitait d'avoir eu l'énergie d'agir, il répliquait
: J'ai fait ce que je devois ![276] Il s'entretint
longtemps avec la délégation du Parlement, le premier président, M. de
Verdun, les présidents d'Ons-en-Bray et Lescalopier, un certain nombre de
conseillers : Je veux que vous me voyiez tous,
leur disait-il, et chacun défilait devant lui, lui serrant la main. Servez-moi bien, je vous serai bon roi[277]. Il raconta à
M. de Verdun les détails de ce qui s'était passé. Ce qui l'avait le plus
frappé avait été la fidélité avec laquelle ceux qui étaient au courant
avaient gardé le secret ; il en était touché : Je
suis bien aimé des François ! disait-il. Il rappela au lieutenant
civil la conversation qu'ils avaient eue ensemble il y avait quelque temps ;
et à chacun il répétait le mot qui, pour lui, résumait l'événement du jour : A cette heure, je suis roi ! Dans l'après-midi, il
monta à cheval, suivi de ses gardes du corps, d'une troupe de trois à quatre
cents gentilshommes ; il se promena dans Paris, partout accueilli par des
cris de Vive le roi ! et au milieu des
acclamations frénétiques[278].
Le soir, au coucher, l'appartement du roi fut rempli.
Quelqu'un émit l'idée qu'il y aurait lieu d'attribuer les charges laissées
vacantes par la mort du maréchal d'Ancre, ainsi que ses biens, demeurés
propriétés du souverain. Le roi acquiesça. Le premier à servir était celui
qui, ayant eu le danger, avait l'honneur de l'événement : le marquis de
Vitry. Sur sa demande, on lui donna la charge de maréchal de France, la
baronnie de Lésigny, qui lui convenait spécialement en raison de la proximité
de sa terre de Vitry-en-Brie, et l'hôtel de la rue de Tournon, avec les
chevaux de l'écurie. Louis XIII ajouta 70.000 ducats qui seraient pris sur la
fortune de Concini. Du Hallier fut fait capitaine des gardes à la place de
son frère ; Persan capitaine de la Bastille[279]. On a dit que
Luynes avait eu toutes les dépouilles du maréchal d'Ancre. Au moins pas sur
le moment, où, au contraire, il manqua presque ne rien avoir. Il désirait la
place de premier gentilhomme de la chambre ; le roi l'avait promise au fils
du duc de la Force,
M. de Montpouillan. Sur les instances de Luynes, Montpouillan consentit à y
renoncer et Luynes fut fait premier gentilhomme[280]. Quant à la
lieutenance générale de Normandie qu'on croit lui avoir été donnée à cette
date, il ne l'a eue qu'un peu plus tard[281]. Un peu plus
tard aussi d'ailleurs, il allait se faire livrer la maison de Lésigny[282], celle de la
rue Tournon, et, après la mort de Léonora, se faire octroyer tous les biens
de Concini[283].
De premier commis du contrôle général, Déageant fut promu intendant des
finances ; il eut en son département tout ce qui
touchoit les finances et dépenses de la maison du roi, situation
nouvelle et de confiance, créée expies pour lui, le dernier échelon même
avant le ministère[284].
Comme une traînée de poudre, la nouvelle de la mort du
maréchal d'Ancre se répandit dans la France entière. Les princes révoltés déposèrent
les armes et tirèrent des salves de coups de canon[285]. Ce fut comme
l'avènement d'un nouveau règne : le roi était devenu le maître ! Il prenait
possession de son royaume[286] ! L'allégresse
et l'enthousiasme furent unanimes. Les moindres bourgades allumèrent de
grands feux de joie. Tous nos canons et nos
mousquets autour d'un feu de joie ont été mis en œuvre, écrivait
d'Agen M. d'Estrades à Pontchartrain : Voilà des
marques de la réjouissance générale[287]. Les cabarets,
pleins de gens qui buvaient et dansaient, retentissaient de chants joyeux[288]. La
satisfaction était universelle. Il semblait que le roi eût plus fait que s'il avoit gagné dix batailles[289]. Les folliculaires,
exaltaient Louis XIII en des pages dithyrambiques. Ils le tenaient pour le plus grand roi de toute la terre ! Il fallait
qu'on lui dressât un temple afin de célébrer son
souvenir qui ne s'oublieroit jamais[290] ! Un tel généreux commencement ne faisoit-il pas concevoir
les plus belles espérances ? — Il étoit
grand, puisqu'il avoit sauvé son peuple ! Il était le restaurateur de la liberté, le libérateur de la République française ! Il n'y auroit jamais postérité si sourde, renommée si
ingrate qui n'élevât dans le ciel un acte si glorieux ![291] Et un cri de Vive le roi ! alloit jusque dans les nues,
cri répété par tous les sujets, même par les protestants[292] !
L'enthousiasme était général.
Vitry avait exécuté la pensée du roi ; Vitry fut associé
par la reconnaissance populaire aux acclamations qui saluaient le prince. Dieu, ayant mis au cœur de Louis l'esprit de sagesse,
avoit armé le bras de Vitry[293]. Que Vitry fut immortel de vie comme de renom, pour espérer de la
postérité des guerdons assez dignes, assez, non jamais trop ! — Qu'on lui dressât une statue ! Lorsque Vitry vint
au Parlement, un mois après la mort de Concini, pour faire vérifier ses
lettres de maréchal de France, il y eut au palais une affluence énorme et
l'ovation dont il fut l'objet attesta le sentiment de la foule ainsi que la
popularité de celui qu'on regardait comme le seul auteur, avec le roi, du
renversement de Conchine[294].
Au milieu de l'effervescence populaire, hélas ! le misérable Conchine ne devait même pas trouver de
repos dans la mort. Le soir du 24 avril, de la petite chambrette du corps de
garde, son corps avait été transporté dans la salle du jeu de paume du
Louvre, rue d'Autriche, fouillé, dépouillé entièrement, mis, nu, par terre ;
et, vers minuit, enseveli avec une grosse nappe
sale, liée d'un ruban rouge par les deux bouts, on l'avait enterré à
Saint-Germain-l'Auxerrois, sous les orgues, dans une fosse creusée rapidement
et immédiatement comblée, les dalles maçonnées par-dessus[295]. Le lendemain,
mardi 25 avril, vers neuf à dix heures du matin, des gens s'arrêtaient sous
la tribune de Saint-Germain-l'Auxerrois, et, se montrant du doigt la place où
le maréchal avait été enterré, piétinaient la pierre de mépris et crachaient
par terre. Un attroupement se forma, des individus descellèrent les dalles,
dont le mortier était encore humide, les enlevèrent, creusèrent. En vain le
clergé, les gens de l'église étaient accourus afin d'engager la foule à se
retirer. Celle-ci était trop compacte. Au bruit des cris, on découvrit les
pieds du cadavre[296] ; les cordes des
cloches descendues furent attachées aux jambes et, tout le monde tira le
corps qui soulevait la terre encore meuble. Un public immense emplissait le
porche, la rue, l'église, monté sur les bancs, sur les clôtures des
chapelles, vociférant. Appelé en hâte, le grand prévôt était arrivé avec des
archers, suivi d'officiers ; il lui fut impossible d'avancer. Les gens,
traînèrent vivement le cadavre au milieu d'un concert de huées jusqu'au Pont-Neuf,
à l'entrée duquel se trouvait une des potences élevées naguère par le
maréchal dans Paris. Un grand laquais pendit le corps par les pieds, la tête
en bas, et la foule se rua, chacun voulant frapper, enfoncer un couteau,
détacher un bout de chair, pendant que le grand laquais, son chapeau à la
main, quêtait pour avoir monté Concini à la potence. En un rien de temps,
nez, oreilles et le reste, tout fut coupé, puis, avec des haches et des
épées, on détacha les bras, on scia la tête. Une compagnie de
gardes-françaises qui passait pour aller entrer en garde au Louvre
n'intervint pas sous prétexte qu'elle n'avait pas d'ordre[297]. Au bout d'une
demi-heure, on descendit ce qui restait du tronc et, avec des imprécations,
on le traîna, à la place de Grève, à la Bastille, finalement rue de Tournon, où on le
brûla en chantant.
Et, d'un bout de la France à l'autre, ce furent contre Concini des
chansons[298],
des feux dans lesquels on flambait des mannequins figurant le maréchal, des
pamphlets violents, des pièces de théâtre, des romans à clef, des almanachs
et des caricatures représentant le tyran abattu sous les traits d'un renard,
d'un écureuil, d'un dragon[299]. Dans le nombre
aussi, on ne ménageait pas l'ancienne reine régente. En traînant par les rues
de Paris le cadavre exsangue de Concini, les manifestants du 20 avril n'avaient
pas épargné les paroles indignes, insolentes et
outrageuses contre l'honneur de la reine mère. L'opinion accabla Marie
de Médicis[300].
Qu'allait-on faire d'elle, emprisonnée qu'elle était dans
son appartement du Louvre ? Après avoir maintenu quelques jours ses rigueurs
premières, Louis XIII avait fini par s'adoucir. Il avait autorisé ses sœurs,
M. de Bressieux, M. Phélipeaux de Villesavin, — le secrétaire de Marie de
Médicis, — à la visiter[301]. Le nonce, sur
la prière de Richelieu, qui, dans la débâcle générale, avait résolu, pour
sauver sa fortune, de s'attacher à celle de la reine mère, aujourd'hui
tombée, mais demain peut-être relevée, avait offert au roi les services de
l'évêque de Luçon, pour servir d'intermédiaire entre la mère et le fils,
assurant le prince du grand zèle du prélat à
seconder les intentions royales[302]. Déageant, dont
Richelieu avait sollicité l'amitié, avait appuyé, et Louis XIII avait
accepté. L'évêque de Luçon, autorisé à voir Marie de Médicis, allait être
l'intermédiaire entre le roi et la reine. Le 1er mai, Marie de Médicis fit
présenter au prince par le prélat cinq requêtes ; elle désirait : être
autorisée à quitter Paris, à se rendre, par exemple, à Moulins, ville de son
domaine ; avoir toute autorité, dans la ville où elle irait ; conserver ses
revenus, apanages et appointements ; connaître quelles étaient les personnes
que le roi l'autoriserait à emmener avec elle ; cinquièmement enfin, voir le
roi avant de partir[303]. Louis XIII,
répondit par écrit qu'il accordait tout ce qu'on lui demandait. En ce qui
concernait les personnes qu'elle emmènerait avec elle, l'ancienne régente
ferait ce qu'elle voudrait. Néanmoins, Marie de Médicis, ayant exprimé le
désir d'avoir ses filles, le prince refusa, mais il consentit à ce qu'elle
reprît une partie de ses gardes. Il se trouva que le château de Moulins, qui
n'avait pas été habité depuis plus de vingt ans, était délabré et exigeait
des réparations. Marie de Médicis proposa de se retirer à Blois, ce qui fut
accepté. Elle avait hâte de s'en aller. Elle fixa au mercredi 3 mai, sans
plus tarder, son départ[304]. Richelieu qui,
par Luynes, avait obtenu du roi l'autorisation de la suivre avec la mission d'être chef de son conseil et d'avoir ses affaires entre
les mains, négocia les détails de l'entrevue qui aurait lieu entre le
prince et sa mère. Les préparatifs furent poussés activement[305].
Le mercredi 3 mai, veille de l'Ascension, à deux heures et
demie de l'après-midi, eut lieu ce départ. La pluie, cessée depuis le 24
avril, avait repris. Une foule énorme remplissait la cour du Louvre et les
abords. A l'heure fixée, Louis XIII, accompagné de son frère Gaston, du
prince de Joinville, de M. de Luynes, de Bassompierre et de quelques autres,
— on avait décidé que ni Vitry ni du Hallier ne seraient présents, — descendit
par la montée du quartier de la reine régnante
à l'antichambre de la reine mère, au rez-de-chaussée, où devait avoir lieu
l'entrevue[306].
Il était habillé d'un pourpoint blanc, de chausses rouge écarlate, coiffé
d'un feutre noir à plume blanche, botté et éperonné[307] ; son visage
calme ne révélait aucune émotion[308]. Dans l'antichambre,
une vingtaine de seigneurs, donnant comme mot de passe saint Louis, étaient entrés. Le roi avant pénétré,
Marie de Médicis se fît attendre la longueur de deux
Pater, puis elle apparut[309]. Elle était simplement vêtue[310] ; elle avait la mine basse. Louis XIII s'avança vers elle, le
chapeau à la main, et, d’une voix posée, lui dit : Madame,
je viens ici pour vous dire adieu et vous assurer que j'aurai soin de vous
comme de ma mère. J'ai désiré de vous soulager de la peine que vous preniez
en mes affaires ; il est temps que vous vous reposiez et que je m'en mêle : c’est
ma résolution de ne souffrir plus qu'autre que moi commande en mon royaume.
Je suis roi, à présent. J'ai donné ordre à ce qui est nécessaire pour votre
voyage et commandé à La
Curée de vous accompagner ; vous aurez de mes nouvelles
étant arrivée à Blois. Adieu, Madame, aimez-moi et je vous serai bon fils[311]. Marie de
Médicis avait les yeux pleins de larmes ; elle répondit : Monsieur, je suis très marrie de n'avoir gouverné votre
Etat pendant ma régence et mon administration plus à votre gré que je n'ai
fait, vous assurant que j'y ai néanmoins apporté la peine et le soin qu'il
m'a été possible, et vous supplie de me tenir toujours pour votre très humble
et très obéissante mère et servante. Puis, allant vers la fenêtre,
elle s'accouda et pleura. Elle dit ensuite au roi : Je
m'en vais ; je vous supplie d'une grâce en partant, que je veux me promettre
que vous ne me refuserez pas, qui est de me rendre Barbin, mon intendant.
La phrase n'était pas prévue. Louis XIII regarda sa mère sans rien répondre.
Elle reprit : Ne me refusez point cette seule prière
que je vous fais ! Et, comme il se taisait toujours, le regard fixé
sur elle : Peut-être, fit-elle, est-ce la dernière que je vous ferai jamais ! Le
roi ne répondait pas. Elle dit brusquement : Or sus
! et, se baissant, elle embrassa son fils. Louis XIII fit une
révérence et tourna le dos. La suite présenta ses hommages. Comme Marie de Médicis
retenait Luynes afin d'insister auprès de lui sur le sujet de Barbin, le roi
se retourna : Luynes ! Luynes ! Luynes !
appela-t-il ; puis il sortit. Marie de Médicis, appuyée contre la muraille,
entre les deux fenêtres, sanglotait[312].
Elle quitta son appartement avec M. de Bressieux.
L'affluence de monde était telle qu'elle eut beaucoup de peine, malgré les
gardes, à rejoindre son carrosse. Avec elle montèrent mesdames de Soissons,
de Guise, de Longueville, destinées à lui tenir compagnie jusqu'à Bourg-la-Reine.
Les chevau-légers du roi, commandés par M. de la Curée et qui
devaient aller à Blois, entouraient la voiture. Le cortège était considérable[313] ; il allait
tenir depuis le haut de la rue Dauphine jusqu'à l'entrée du Pont-Neuf, vers
le Louvre. En tête s'avançait le carrosse de l'écuyer de la reine, dans
lequel étaient M. Phélipeaux, le marquis de Thémines et Nicolas Roger, le
fidèle valet de chambre. Puis venait le grand carrosse de Marie de Médicis,
couvert de velours noir, traîné de six chevaux bais ; ensuite un petit
carrosse de campagne, préparé pour la route, en cuir de Russie rouge, à fers
dorés, recouvert d'une toile blanche, afin d'éviter la poussière, et traîné
de six chevaux blancs harnachés de cuir rouge à fers dorés : il était vide ;
le carrosse de Mesdames, les filles de la reine, qui avaient reçu
l'autorisation d'accompagner leur mère jusqu'à trois lieues[314] ; les voitures
de mesdames de Soissons, de Guise, de Longueville, destinées à ramener
celles-ci ; celles de madame de Guercheville, de madame de Bressieux ; un
dernier modeste, contenant les évêques de Luçon et de Chartres, en tout douze
ou quinze carrosses. Un grand nombre de gentilshommes à cheval précédaient,
escortaient et suivaient ; la foule, muette, regardait passer la souveraine déchue[315]. Lorsque le
cortège fut engagé dans la rue Dauphine, Marie de Médicis, arrivée au bout du
Pont-Neuf, fit tourner brusquement sa voiture à gauche et suivit le quai
jusqu'à la rue Saint-Jacques, qu'elle remonta afin de gagner la grande route
d'Orléans[316].
D'une des fenêtres de l'appartement de la reine régnante,
sur la cour du Louvre, Louis XIII avait vu partir sa mère. Lorsqu'elle fut
sortie, il se rendit au bout de la petite galerie, et, du balcon, impassible,
regarda longtemps le défilé qui suivait le Pont-Neuf. Dès que le dernier
cavalier eut disparu, il donna le signal du départ de la cour pour Vincennes[317]...
Dans la grande salle des Pas-Perdus du palais de Justice,
les avocats, commentant entre eux les événements, disaient : Nous avons un roi ![318]...
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