La guerre ne s'adoucissait encore que lentement, et les
querelles qui surgissaient déjà allaient retarder les progrès de cet
adoucissement progressif. Pourtant on comprenait bien qu'un prisonnier, pris
les armes à la main, ne pouvait être arquebusé par cela seul qu'il avait
précédemment tué en guerre les parents ou amis de ceux qui s'emparaient de sa
personne ; en effet, t'eût été lui faire porter le poids de ce qu'il était
soldat et avait agi en soldat. Brantôme s'exprime nettement à ce sujet : Quand on est dans une meslée de combat furieux, on n'avise
point qui on frappe, ou à tort ou à travers, ny si c'est un Roy, un Prince ou
un Grand, car chacun est là pour son escot, pour tuer, pour se defendre et
garantir de la mort et acquerir de la gloire[1]. Mais les idées émises par Machiavel, relativement aux affaires militaires, se faisaient jour[2] et commençaient à s'imposer ; ainsi l'on se montrait opposé à l'emploi des troupes mercenaires. On disait tout haut que le gouvernement grossissait le nombre de nos adversaires, en ajoutant comme réflexion : Ils ne sont pas aussi redoutables qu'on le proclame ; c'est un prétexte pour appeler des soldats étrangers, quand le roi peut très-bien se servir de ses propres sujets. Michel de l'Hospital nous indique ces' doléances, qui remontent au règne de Henri II, et cherche à leur répondre d'un ton officiel. Suivant lui, pour que la France vive tranquille il faut qu'elle entretienne des étrangers et paye les subsides nécessaires, la récente déroute de Saint-Quentin le prouve[3]. Sous le rapport de la hiérarchie, nous avons peu à noter. On réservait exclusivement le terme de Monsieur pour le frère du roi ; un maréchal même y renonçait et se contentait de l'appellation Monsieur le maréchal ; on attribuait à de la fierté chez le maréchal de Brissac de se faire appeler quelquefois, soit à l'armée, soit dans ses biens patrimoniaux, Monsieur, tout court, expression devenue usuelle et qui nous semble si simple aujourd'hui. En fait d'avancement, relevons l'usage d'après lequel le chef d'une armée victorieuse s'arrogeait le droit de nommer à tous les emplois, si élevés qu'ils fussent, devenus vacants par suite des pertes éprouvées dans, la journée, prétention vivace alors[4], puisqu'à la première bataille qui se livrera, elle sera élevée pour une charge de maréchal de France[5]. Un fait d'armes était récompensé par des lettres de noblesse ; c'était la continuation des règlements établis par François Ier, et, soit dit en passant, ces règlements établissent qu'avant 1789 l'armée française ne se composait pas exclusivement de guerriers nobles, que la carrière s'y trouvait ouverte à tous, et que sous ce rapport elle devançait le niveau des progrès de la société de l'époque. N'oublions pas à ce sujet le mot caractéristique du maréchal de Montluc : J'ay veu des soldats, fils de laboureurs, qui ont vescu et se sont enterrés en réputation d'estre enfans de grans seigneurs, pour leur valleur et le compte que les Roys et leurs lieutenans faisoient d'eux[6]. On ne conduisait pas toujours les opérations de guerre avec une grande maturité. Le connétable avait commis plus d'une faute, et pour le moins on peut dire de lui, comme un siècle et demi plus tard du maréchal de Villeroy, qu'il n'était pas heureux à la guerre. Le maréchal de Brissac possède du talent et de l'entrain, il est né pour la guerre et la termine souvent par une prise de ville ou une victoire : seulement il forme trop de garnisons, fractionne, dissémine ainsi ses forces, et, par cet éparpillement, ne se trouve pas assez fort dans certains moments décisifs. Si le monarque placé à la tête de la France avait eu plus de fermeté et de portée de vues, il eût rectifié ce défaut de son lieutenant, et lui eût ainsi ménagé des succès plus complets. Disons, néanmoins, qu'il lui recommanda souvent d'assembler ses forces... afin d'essayer de faire quelque chose à l'advantage de son service, comme le répète Boyvin du Villars[7], sans toutefois en faire ressortir un reproche à l'égard de son héros. L'habitude de Brissac de diviser ses troupes le portait plus qu'un autre à réclamer des secours et des subsides ; il adressait ses remontrances vivement, avons-nous dit en esquissant sa silhouette dans le chapitre HI de cet écrit. Sa vivacité à ce sujet se justifie par la négligence du gouvernement de Henri II, mise en évidence, en dehors de lui, par le fait de Strozzi, débarquant pour s'emparer de Scarlino, dans l'État de Piombino, et ne recevant ni argent, ni vivres, ni même instructions quelconques. Cette négligence se reproduit à son propre égard ; dans la campagne de 1557, les assignations qu'on lui envoie sont basées sur un état fautif, même en ce qui concerne les appointements de plusieurs seigneurs de marque et de mérite, desquels — appointements — on ne se peut aucunement passer[8]. Et, en outre, l'argent qu'il obtient pour son armée, à grand renfort de réclamations[9], est prêté au roi par les plus riches seigneurs et dames de la cour. C'était là une véritable plaie ; les payements se faisaient attendre, parfois se diminuaient, souvent n'arrivaient pas : tant que l'État ne sera pas assez bien dirigé pour qu'il donne l'exemple de la fidélité et de l'exactitude dans les payements, l'armée souffrira comme les autres services publics, plus encore à cause de l'altération de la discipline, car pour exiger d'un soldat qu'il n'éprouve aucune tentation de s'approprier le bien du paysan chez lequel il cantonne, faut-il au moins qu'il reçoive sa solde. On aura beau faire des montres ou revues, si l'argent ne les suit, elles produiront peu de chose, réformeront des abus, empêcheront surtout les capitaines de desrober comme beaucoup le faisaient, rectifieront la somme à leur payer, mais qu'importe, si cette somme ne devient jamais une chose réelle, et si les meilleurs combattants demeurent dans la pauvreté qui ravist toujours le cœur des plus courageux. D'ailleurs, les commissaires qui passaient les revues administratives n'étaient pas eux-mêmes irréprochables, et souvent déplaçaient l'abus à leur profit : on peut le conclure de ce que le connétable de Montmorency leur fit plus tard[10] adjoindre, dans chaque province, deux gentilshommes notables chargés de faire, sur les opérations auxquelles ils assistaient, un rapport particulier ; de la sorte, dit un témoin oculaire, le comperage de ces grands larrons était évité. Enfin, il n'y avait encore rien de continu dans l'action des commissaires des guerres, et de leur intervention l'on pouvait dire comme le maréchal de Brissac : Ce fondement d'espargne et de la rigueur des monstres, n'estoit que chose casuelle, et dont peu de farine pouvoit sortir. Chose singulière : on se jetait alors dans une guerre sans avoir au preallable faict fonds et estat bien asseuré des finances qui devoient être nécessaires et pour la soustenir et pour en rapporter une glorieuse fin[11]. De là une gêne perpétuelle et l'obligation d'agir au jour le jour, même quand on faisait une guerre grosse et courte, c'est-à-dire dans les conditions les plus avantageuses, car les trésoriers, obligés de satisfaire à d'autres besoins gouvernementaux, tâchaient de ne pas fournir dans leur entier les sommes que le roi ordonnait d'expédier aux armées. Mais s'aventurer ainsi rentre bien dans le caractère français, principalement à cette époque où subsiste encore l'élan chevaleresque et où apparaît l'affaiblissement de l'autorité, amené, du côté de l'autorité, par l'oubli de la responsabilité et du devoir de l'exemple, du côté des sujets, par l'envahissement de l'esprit de discussion. Ajoutons que divers personnages de ce temps, le connétable entre autres, réagissaient contre l'amoindrissement de l'autorité ; ce dernier recommandait bien à ses subordonnés d'exercer dans leur plénitude les fonctions qui leur étaient confiées, sans demander pour cela une autorisation spéciale. On cherchait cependant à surveiller l'emploi de l'argent aux armées, puisque nous trouvons, dans la Vie de l'Hospital, qu'il fut président d'une commission ayant pour attributions de scruter et de poursuivre la conduite des fournisseurs de l'armée d'Italie, soupçonnés de concussion : cela rentrait bien dans ses attributions, non-seulement de membre du parlement ou de juge, mais de premier président de la chambre des comptes. La discipline n'était pas bonne : il est facile de le montrer chez les grands seigneurs, chez les capitaines commandant les bandes ou compagnies, et aussi chez les simples soldats. Pour les premiers, citons Michel de l'Hospital : Il est encore une autre peste, nous dit-il, c'est que la corruption de nos mœurs est déjà si étendue, que beaucoup de seigneurs qui tiennent le party du Roy, contrevenant ouvertement au serment de fidélité qu'ils lui ont faict, d'exposer leurs vies et biens à son servyce... disent et se vantent tout hault que, au cas que leurs services ne soient recogneus comme ils le méritent, ils savent bien se retirer[12], maugréent et dépitent, s'ils ne sont salariés à leur fantaisie. Ce qui montre qu'ils servent à leur ambition et avarice, et non pas à leur prince[13]. On rencontre souvent des capitaines qui préfèrent, dans les guerres de Piémont, demeurer à Turin, dont le séjour était agréable, que rejoindre leurs bandes, et ne tiennent aucun compte des injonctions à eux faites à ce sujet, qui même s'en retournent en France sans congé. Il est vrai que ces capitaines trouvent parfois appui à la cour contre leurs chefs[14]. Le roi se montre moins indulgent quand les chefs de bandes les négligent au point de laisser leur effectif se réduire des deux tiers[15]. Les simples soldats volaient ou insultaient les femmes, fautes que le connétable punissait en les faisant impitoyablement brancher aux arbres. Brantôme prétend que si ce rude chef avait vécu plus longtemps, il eût bientôt manqué de cordes pour continuer ses sévérités, plaisanterie qui indique une prompte et grave altération de la discipline. Les ordres du roi étaient en général mal exécutés, soit par incurie, soit peut-être par détournement. Ainsi, pour les provisions de l'artillerie, on faisait généralement de grandes promesses, qui produisaient des effets nuls. Somme toute, l'armée française, au début du règne de François II, se trouvait sans organisation fixe, quoiqu'un chroniqueur parle encore des quatre mille légionnaires du Dauphiné comme d'un effectif constant ; de plus, l'esprit de cette armée paraît moins bon que sous François Ier c'est-à-dire que le règne de Henri II n'avait, militairement parlant, rien créé, tout en laissant pénétrer, dans la plupart des rouages, l'indolence du monarque. Sans éprouver le malheur d'être fait prisonnier, le fils était resté inférieur au père. Il laissait toutefois une population familiarisée avec les exercices militaires, qu'elle fût d'origine noble ou bourgeoise, peu habituée encore à une vie amollie par la civilisation, aimant assez le métier des armes et facile à entraîner dans une lutte guerrière. |
[1] Hommes illustres et grands capitaines françois, Vie du connétable Anne de Montmorency.
[2] Dès 1553, le célèbre Florentin commence à être traduit en France.
[3] Épître à Jean de Morvilliers sur les Avantages de la guerre.
[4] D'après Vincent Carloix (Mémoires de Vieilleville, IX, II), Charles IX affirme qu'il n'a jamais entendu parler du droit invoqué par François de Guise, mais ce monarque était trop jeune alors pour que son témoignage puisse avoir du poids.
[5] Par François de Guise, à l'issue de la bataille de Dreux. Voyez sa lettre au roi dans les Mémoires de Vieilleville, IX, I. Au chapitre III, l'auteur de ces mémoires prétend que le duc de Guise recevait cent mille francs du candidat pour lequel il demandait ladite charge de maréchal de France.
[6] Commentaires de Montluc, fin du livre VII et dernier, p. 401 de l'édition du Panthéon littéraire.
[7] Voyez par exemple ses Mémoires, édition de 1606, p. 110.
[8] Mémoires de Boyvin du Villars, livre VIII, édition de 1606, p. 557.
[9] Il les faisait présenter à Paris par ses secrétaires ; Borin du Villars vint ainsi plusieurs fois expliquer la situation précaire de l'armée du Piémont ; il accourait à franc étrier, et ne mit une fois que quatre jours de Turin à Villers-Cotterêts.
[10] Vers 1566, près de deux ans avant sa mort.
[11] Mémoires de Boyvin du Villars, livre II, p. 142. L'auteur de ces mémoires assure, mais ironiquement, qu'il a toujours soutenu l'opinion contraire à celle que nous énonçons.
[12] En 1562, par exemple, François de Guise menace Charles IX de chercher party ailleurs. Mémoires de Vieilleville, IX, II.
[13] Harangue de Michel de L'Hospital, par DUPIN aîné, 1829, p. 26.
[14] Boyvin du Villars, p. 660.
[15] L'effectif tombait fréquemment de 100 à 30 hommes.