HISTOIRE DE FRANÇOIS II

 

CHAPITRE IV. — ÉTAT DE LA QUESTION POLITIQUE ET FINANCIÈRE.

 

 

L'état de la question politique se résume dans ce propos de la populace de Saint-Mezard[1] appliqué au roi : Quel roy ? nous sommes les roys ; celuy-là que vous dites est un petit reyot de m...., nous lui donrons des verges, et lui donrons mestier pour lui apprendre à gaigner sa vie comme les autres[2]. En effet, sous ces mots grossiers germe un esprit hostile à la royauté, et l'on sent que déjà l'on songe à la renverser.

Le peuple n'est pas du reste le seul à médire des princes, puisque le maréchal de Cossé, s'adressant au frère du roi, ne craint pas de lui dire : Vous autres roys et grands princes, vous ne valez rien tous ; si Dieu vous faisoit raison, vous meriteriez d'être pendus[3]. Malgré le conseil caché sous le dire, on sent en ces paroles une indépendance hardie.

Ajoutons que le midi de la France, qui comptait des villes commerçantes jouissant de grands privilèges municipaux et était doté d'états provinciaux, avait l'habitude de se gouverner et manifestait presque des tendances républicaines.

Ainsi partout le pouvoir royal se trouvait en suspicion ou était attaqué. Malheureusement il ne pouvait se mettre à la tête du mouvement de l'opinion et marcher dans la voie du progrès en le dirigeant, parce que la question de la transformation politique se compliquait de la question de la réforme religieuse, et que si la première semblait avoir pour elle la majorité du pays, il n'en était pas ainsi de la seconde.

Cette suspicion envers la royauté s'explique peu alors que la carrière commençait à s'ouvrir pour tous. Nul poste d'honneur n'est clos au tiers-estat, suivant l'expression de Michel de l'Hospital, et en effet  le tiers-état peut parvenir aux premières dignités de l'Église et de la magistrature, tandis que dans l'armée les actions d'éclat brisent toutes les barrières, comme nous le dirons plus au long deux chapitres plus loin.

Il faut qu'elle remonte à un malaise causé par quelque vice accidentel. J'en verrais volontiers la source dans les intrigues ourdies par les plus grands personnages, non qu'il ait jamais existé de cours sans intrigues, mais à cause de la profonde corruption et des funestes divisions[4] de la cour de France, et parce que déjà sous Henri II, on s'agitait outre mesure pour arracher les lambeaux du pouvoir royal qui tombait. Ce monarque laissait François de Guise et le cardinal de Lorraine empiéter sur son autorité, depuis surtout le mariage de leur nièce Marie Stuart avec son fils aîné. Il fallait que les moyens employés par ces princes lorrains fussent détournés et blâmables, puisque le maréchal de Brissac se plaint hautement, lors de son retour du Piémont, en 1558, des bruits répandus sur son compte, réclame du roi une enquête sur sa conduite, et, en cas qu'elle tournât en sa faveur, demande que ces gens sceleratz qui se mesloient de mesdire et causer de plus de gens de bien qu'ils ne furent ny seroient jamais, fussent fort exemplairement chastiez[5]. Brissac n'est pas le seul à souffrir d'une intrigue secrètement ourdie, et il nous semble utile de le montrer, afin de détruire l'opinion générale qui en attribue l'introduction exclusive à Catherine de Médicis, et par conséquent au règne de Charles IX, alors qu'elle exerçait les fonctions de régente.

En raison de ces intrigues, il fallait déjà en 1559, au début du règne qui nous occupe, se défier de bien des choses, non-seulement des patenôtres du connétable, mais de la franchise des gens de cour et de plusieurs autres apparences trompeuses ; cette défiance devint de plus en plus, avec nos troubles des règnes suivants ; le mot d'ordre des gens sages et avisés, sans pour cela les sauver toujours des positions difficiles dans lesquelles ils se trouvèrent jetés.

La question politique était donc celle-ci : l'autorité royale sapée, soupçonnée, devait se défendre et veiller à se maintenir ; ses ennemis voulaient la renverser, et sans doute emploieraient à cela tous moyens. Entre le roi et les révolutionnaires qui pouvait intervenir ? Le tiers-état et le bas peuple. Or, le premier se défiait, nous venons de le dire, et tendrait à s'abstenir ; tout dépendrait donc de la populace. Nous examinerons-dans ces pages comment elle fut dirigée, ou du moins, car croire à une action populaire à pareille époque serait prématuré[6], comment on se servit de l'appoint qu'elle donnait. Cet appoint, si les catholiques manœuvraient bien, devait être pour eux, car ils étaient les plus nombreux.

Ajoutons, pour terminer ce qui concerne la question politique, que de part et d'autre les tendances étaient cruelles[7] : cela indique combien la situation devenait tendue. Elle éclata bientôt. Du côté des catholiques, on attribuait la sévérité envers les protestants au désir de s'enrichir de leurs dépouilles, comme déjà la toute-puissante duchesse de Valentinois en donnait l'exemple ; le connétable, le cardinal de Lorraine, le maréchal de Saint-André, employaient aussi ce moyen pour thésauriser. Les protestants, irrités, devaient être disposés à user de représailles.

De ces tendances cruelles, nées de l'esprit du temps, allaient ressortir dans notre histoire plus d'un assassinat, depuis celui de François de Guise jusqu'à celui de Henri III, et ce n'est pas le côté le moins triste de cette époque funeste des guerres de religion : presque tous les chefs de ce temps ont en effet péri de mort violente, nous l'avons remarqué ailleurs[8].

 

La question financière se présente sous un aspect particulier.

Au temps de François Ier, deux campagnes mettaient habituellement la France hors d'état d'en entreprendre une troisième ; il paraîtrait que son fils fut plus heureux, mais il n'entreprit ni d'aussi longues guerres, ni des guerres aussi désastreuses. Néanmoins Henri II était aussi prodigue que son père, et il commença son règne par une faute grave, celle de dépenser en peu de temps une réserve de quatre cent mille écus d'or[9] amassée par François Ier en vue d'une guerre en Allemagne.

Il existait des règles en matière de finances. Les secrétaires d'État demeuraient responsables des ordonnancements qu'ils autorisaient ; et si le roi, par faveur et hors tour, accordait quelque somme, ils devaient ne pas la signer et adresser des remontrances au souverain. Cet usage limitait beaucoup les grâces possibles, mais il était suivi, puisque c'est Henri III qui, le premier, prescrivit aux secrétaires d'État de payer tout ce qu'il donnerait par un écrit signé de sa main.

Outre la mention de ces règles, rappelons que Brantôme fait l'éloge du connétable de Montmorency sous le rapport des finances, et le félicité d'avoir pu soutenir les grands frais de nos guerres avec peu de charge du peuple d'alois, qui n'estoit pour eux que douceur, au lieu que depuis ça esté poison. Cette opinion semble exagérée ; on peut toutefois en conclure que les impôts augmentèrent à la fin du règne de Henri II et après ce règne, alors que le connétable n'était plus au pouvoir. On peut d'autant mieux le conclure, que l'ambassadeur vénitien[10] accrédité auprès de la cour de France en 1554 témoigne en faveur de l'état financier de ce pays, disant dans sa Relazione : ... Les quarante-deux mille fantassins[11] coûtent au roi deux millions d'or. Mais pour payer les hommes d'armes, il se sert plus souvent des revenus des bénéfices ecclésiastiques, de la plus grande partie desquels il dispose suivant son plaisir[12]... Sa Majesté est si exacte et si loyale dans ses engagements, qu'il n'est jamais revenu de la guerre aucun soldat auquel il fût dû plus de deux termes de sa solde[13]. Aussi tout le monde sert le roi volontiers[14]. C'est un prince vraiment digne de posséder un tel État. Une guerre si longue, qui exigeait l'entretien de si nombreuses armées, démontre la fertilité du pays, l'abondance de l'or, la valeur et la bonté de ses habitants, jusqu'à en étonner le monde. Cette augmentation d'impôts eut lieu, moins à cause des besoins, que par le mauvais ménagement de nos finances, malheur d'autant plus grand que les peuples voisins géraient sans doute mieux les leurs, qui, même plus petites, leur produisaient de la sorte plus de profit[15].

Comment eussent-elles été habilement et honnêtement ménagées, quand Michel de l'Hospital pouvait dire : J'ai vu dernièrement un individu, n'ayant jamais fait que de mauvaises affaires, appelé à la cour d'un prince pour remettre l'ordre et l'harmonie dans ses comptes en désarroi. Rien ne parut d'abord plus facile ; mais bientôt, après un mois environ, qui se sentit attrapé ? Ce fut celui qui avait supposé qu'un homme, ne sachant pas le premier mot de ses affaires, pût être capable de voir plus clair dans les affaires d'autrui[16]. Comment encore les finances de la France eussent-elles été prospères, quand un surintendant des finances pouvait, en un an, prendre pour lui deux cent mille écus, valeur du temps[17] ?

Les finances de la France tombèrent, par suite de cette négligence, extrêmement bas. Les preuves abondent :

1° On cherche à économiser sur l'armée du maréchal de Brissac employée en Piémont, trois mille francs[18] par mois, pour l'année 1557, somme bien minime, qui montre à quelle extrémité on se trouvait réduit, et qui fait dire au chef de notre armée : En pensant espargner trois mil francs par moys, on acquerra pour cent mil liures de deshôneur et de la perte pour un million.

2° La dépense, d'abord inférieure à la recette, au moins au début du règne de Henri II, ne tarde pas à dépasser la recette, ce qui accroît la dette publique jusqu'à quarante-trois millions, et devient, comme nous le verrons, une des gênes du gouvernement de François II, auquel il eût fallu plus de dix ans de l'intégrité de ses revenus pour combler le déficit[19].

3° Lorsque François de Guise assiégea Calais et Guines, en 1558, et s'en empara si rapidement, il opérait au moyen d'une armée nourrie et soldée aux frais d'une souscription nationale organisée par son frère le cardinal de Lorraine, tard la pénurie du trésor royal était grande.

Le défaut d'équilibre du budget s'accrut rapidement sous les règnes de Charles IX et de Henri III ; à la fin, par exemple, de mars 1563, on évaluait les dépenses à dix-sept millions, et les recettes à deux millions et demi. Mais, fait remarquable, François II n'accrut pas la dette de son père ; à sa mort, le trésor royal devait trente-neuf millions avec intérêt et deux millions sans intérêt, en tout quarante et un millions, c'est-à-dire un million de moins qu'au décès de Henri-II ; il est juste de signaler ce bon côté du règne de l'époux de Marie Stuart, indiqué par Bodin, relevé par Monteil.

Malgré les dépenses de Henri II, la France n'était pourtant pas ruinée ; elle puisa dans l'énergie de ses passions des ressources inattendues, puisqu'elle put, durant trente-trois ans[20], après le règne de François II, satisfaire aux dépenses nécessitées par les guerres de religion. Ainsi se trouve justifié le pressentiment de l'un des ministres de la reine d'Angleterre Élisabeth, sir Guillaume Cécil, écrivant en 1559, dans son Exposé sommaire de la grande question concernant l'Écosse[21] : La France ne tardera pas à recouvrer sa première opulence, et, tout épuisée qu'elle se trouve d'hommes et d'argent par une guerre longue et infructueuse, elle se verra bientôt en état d'agir.

 

 

 



[1] Village à deux lieues d'Estillac.

[2] Commentaires de Montluc, début du livre V.

[3] BRANTÔME, Hommes et capitaines illustres, fin de la vie du maréchal de Brissac.

[4] Corruption et divisions bien connues de Philippe II, roi d'Espagne.

[5] Mémoires de Boyvin du Villars, livre IX, p. 615, 616. Le roi se tire de cette difficulté en louant publiquement Brissac et en adressant quelques mots de reproche au vidame de Chartres, sur son ingratitude envers le maréchal, à la sollicitation duquel il lui avait donné l'Estat de Colonel. Nous soulignons ce dernier mot, encore rare.

[6] Malgré la tentative d'Etienne Marcel au XIVe siècle.

[7] Le rappel de plusieurs faits prouve facilement cette assertion. L'assassinat du président Minard, les menaces de balles à la Stuarde (Voyez Vie du connétable, par BRANTÔME), les prévenances de Coligny vis-à-vis Poltrot de Méré, voilà du côté des protestants. Du côté des catholiques se trouvent le massacre des Vaudois, les exécutions de certains prisonniers provenant de la conjuration d'Amboise, exécutions sans sentence faites pour servir de passe-temps aux dames, les excitations de plusieurs prédicateurs ; par exemple, Vigor, curé de Saint-Paul, disait dans un sermon : Il ne faut hanter un hérétique non plus qu'un ladre... Notre noblesse ne veut frapper contre les Huguenots... Elle n'a pas de religion... Quelque matin Dieu en fera justice. (Reportez-vous à une note de notre Conclusion). De son côté, Calvin écrivait au marquis du Poet : ... Surtout ne faites faute de défaire le pays de ces zélés faquins, qui exhortent les peuples, par leurs discours, à se roidir contre nous, noircissant notre conduite et veulent faire passer pour reverie notre croyance. Pareils monstres doivent être étouffés comme j'ai su faire en l'exécution de Michel Servet, Espagnol. (Lettre du 8 septembre 1561.) Ou peut dire que la Saint-Barthélemy était dans l'air. Les instincts cruels subsistèrent après ce jour terrible, témoin, entre mille faits, l'intention du roi de Pologne (Henri III) de faire tuer le prince de Condé pour mieux posséder sa femme.

[8] L'art militaire pendant les guerres de religion, § XV, Influence des chefs de guerre.

[9] Ce que la loi appelait solidus, d'où escu sol de France ; les monnayeurs n'entendant pas bien le mot solidus ont fini par le figurer par un soleil.

[10] Jean Capello.

[11] Les légionnaires. Sept légions, dont trois pour la guerre extérieure, suivant la Relazione de Marino GIUSTINIANO (1535). On avait alors l'intention de former un corps de mille gentilshommes à pied.

[12] Ceci rappelle le don gratuit sous Louis XIV.

[13] Cette admiration pour un léger retard indique avec combien peu d'exactitude les troupes étaient alors payées, et cela en tous pays : aussi la discipline laissait-elle partout à désirer, et il ne faut pas s'en étonner, car le proverbe ventre affamé n'a pas d'oreilles doit être primitivement sorti de la bouche d'un soldat pillard.

[14] Pourvu qu'on fût payé, témoin Albrecht Felekel de Knornigen, chevalier suisse, écrivant en 1543 à notre ambassadeur, à Soleure, que des princes allemands le veulent engager à leur service, et ajoutant : ... en huit ans je n'ai rien eu de mon estat (traitement français). Par quoy vous plaira tant faire que je puisse avoir argent ; car si j'en avoys je pourroys bien faire grand service audit seigneur (le roi de France) : me recommandant à vostre bonne grâce. Lettre citée par M. Louis Pelas dans son volume des Documents inédits, intitulé : Négociations relatives au règne de François II, 1841, p. III. Par sa date, cette lettre appartient au règne de François Ier, mais elle peut servir de preuve pour celui de Henri II, qui commence quatre ans plus tard.

[15] Harangue de l'Hospital, par M. DUPIN aîné, p. 24.

[16] Satire contre le luxe.

[17] Il s'agit du comte de Gonnor, plus connu sous son dernier nom de maréchal de Cossé.

[18] C'est le terme dont se sert Boyvin du Villars. Voyez ses Mémoires, p. 557.

[19] Histoire de François II, 1783, tome I, p. 320.

[20] Cette durée totale comprend les intervalles de repos amenés par les huit édits de pacification ; en réalité, il n'y a eu que quinze années de guerres religieuses.

[21] Cité par ROBERTSON, au livre III de son Histoire d'Écosse.