L'ARMÉE D’AFRIQUE

DE 1830 À 1852

 

CHAPITRE PREMIER. — LE CORPS EXPÉDITIONNAIRE D’ALGER (1830).

 

 

L'expédition d’Alger décidée en 1830 avait été l’objet de projets si détaillés que la tâche des exécutants devait être relativement facile.

C’est Napoléon Ier qui eut la première idée de l’expédition, et c’est un de ses officiers du génie qui en établit le plan. L’Empereur envoya en 1808 le chef de bataillon du génie Boutin faire la reconnaissance d’Alger. Boutin s’embarqua le 9 mai sur un brick qui fut attaqué par un vaisseau anglais, dut relâcher à Tunis, et mouilla à Alger du 24 mai au 17 juillet ; pendant cette période, le commandant parvint à relever les fortifications de la ville et les environs. Lors du retour en France, le brick fut attaqué, le 28 juillet, non loin de Monaco par une frégate anglaise et dut se rendre. Boutin, conduit à Malte, s’échappa le 1er septembre en s’embarquant comme matelot sur un bateau ragusais, et rentra en France à la fin d’octobre[1].

Dans cette aventure, Boutin avait été obligé de détruire ses croquis, mais avait conservé ses notes. Il rédigea un rapport « pour servir au projet de descente et d’établissement définitif en ce pays ». Il définit les différentes phases de l’opération qui fut exécutée en 1830 : débarquement à Sidi- Ferruch, marche sur le Fort l’Empereur, « point dominant de toutes les fortifications », siège et prise d’Alger.

Le commandant Boutin évaluait l’effectif du corps expéditionnaire entre 35.000 et 40.000 hommes, et il donnait les plus judicieux conseils pour l’administration de la ville, la politique à suivre vis-à-vis des indigènes et les moyens de développer la colonisation[2]. Ce remarquable travail fut largement utilisé par les ministres ou les généraux qui, depuis lors, s’appliquèrent à préparer l’expédition ; il servit de base au rapport du marquis de Clermont-Tonnerre, établi en 1827, au moment où l’expédition semblait imminente[3]. Aussi Boutin a-t-il acquis des titres impérissables à la reconnaissance française, et a-t-il été en quelque sorte le premier officier de l’armée d’Afrique.

 

A la suite des insultes faites au consul de France à Alger en avril 1827, puis au vaisseau-amiral français en août 1829, et sur le refus du Dey de présenter des excuses à ce sujet, Charles X décida, le 7 février 1830, la mobilisation de l’armée et de la marine[4].

L’expédition n’excitait aucun enthousiasme en France : elle était représentée par les journaux libéraux comme entreprise pour recueillir quelque gloire au profit d’un gouvernement discrédité ou pour former une armée capable de dompter l’opposition politique ; elle était attaquée au Parlement dans son principe même, comme injuste, imprudente et inutile.

Le corps expéditionnaire devait comprendre trois divisions d’infanterie à trois brigades, de l’artillerie, du génie, un peu de cavalerie et l’intendance.

Les désignations du chef d’état-major et des officiers généraux furent faites avant même celle du général en chef, sur un rapport présenté par le comte de Bourmont, ministre secrétaire d’état de la Guerre[5] ; elles portèrent sur des hommes dont l’origine et le passé étaient très variés.

Le général Desprez, chef d’état-major général, d’un caractère un peu sec, était un homme instruit et méthodique, mais surtout un théoricien, manquant de la pratique du métier et de coup d’œil sur le terrain.

Les commandants des trois divisions étaient : le général Berthezène, simple, froid, dur pour lui-même, qui avait commandé une division de la garde impériale pendant la retraite de Russie ; le général de Loverdo, d’origine grecque, impulsif et emporté, qui avait été chargé en 1828 d’établir un rapport sur l’expédition projetée ; le duc des Cars, dévoué à ses devoirs et au bien-être de ses soldats, qui avait émigré lors de la Révolution et avait servi dans l’armée anglaise de Wellington en Espagne.

Les maréchaux de camp qui commandaient les trois brigades de chaque division étaient pour la plupart d’anciens officiers de l’Empire. Ceux qui servaient aux ordres de Berthezène étaient Poret de Morvan, Achard et Clouet ; les deux premiers avaient d’honorables services sous l’Empire, tandis que Clouet, chef d’état-major de la division de Bourmont en 1815, avait abandonné ses fonctions devant l’ennemi et accompagné son chef à Gand. Les brigades de la division de Loverdo étaient commandées par le comte de Damrémont. Monk d’Uzer et Collomb d’Arcine, qui avaient servi successivement Napoléon et les Bourbons. Celles de la division des Cars étaient aux ordres de Bertier de Sauvigny, ancien officier de l’armée de Condé, Hurel et de Montlivault.

Le commandant de l’artillerie, le maréchal de camp Ducos de La Hitte, jeune, vif et entier, était convaincu des services que pouvaient rendre des pièces légères et mobiles ; destitué pendant les Cent-Jours, il était protégé par le Dauphin.

Le commandant du génie, le maréchal de camp de Valazé, ancien combattant d’Espagne, avait été mis en demi-solde par la Restauration, puis était rentré au service ; consulté par le Conseil des Ministres sur les difficultés que présentait le projet d’expédition, il l’avait déclaré parfaitement réalisable.

L’intendant en chef, le baron Denniée, était plein d’activité, de gaieté et d’entrain ; il se réserva, grâce à ses fonctions, les moyens d’avoir une table bien approvisionnée, avec l’espoir d’en faire les honneurs.

La désignation du commandant de la flotte et celle du général en chef furent assez difficiles. Le vice-amiral Duperré fut choisi uniquement en raison de ses qualités de travail et d’énergie. L’intrigue joua par contre un large rôle dans le choix du commandant en chef. De nombreux candidats étaient en ligne, parmi lesquels Marmont, Clauzel, Gérard, Gouvion Saint-Cyr et Molitor. Marmont, duc de Raguse, qui avait beaucoup étudié la question d’Alger, caressait l’espoir d’être désigné ; mais Bourmont, étant ministre de la Guerre et en excellents termes avec le duc d'Angoulême, avait des facilités particulières pour triompher de ces candidats ; son nom fut ajouté sur la liste présentée au Roi, et il fut choisi.

Tandis que le général en chef, ancien émigré et ancien chouan, était entièrement dévoué aux Bourbons, le vice-amiral placé à la tête de la flotte était acquis aux idées libérales. Entre Bourmont, beau parleur, intrigant, souriant, paresseux, et Duperré, taciturne, rigide, bourru, travailleur, il ne pouvait exister aucune sympathie réciproque. Aussi une ordonnance du 18 avril, envoyée à l’un et à l’autre, prescrivit qu’en cas de différend capable de nuire au succès des opérations, Bourmont avait le droit de prendre le commandement des forces de terre et de mer[6].

 

Des ordres successifs et minutieux réglèrent la désignation et la composition des unités appelées à faire partie de « l’expédition d’Afrique », qui compta plus de 37.000 hommes.

L’infanterie constitua plus des trois quarts de l’effectif. Il y eut quelques tâtonnements pour la désignation des régiments d'infanterie de ligne, à deux bataillons, et pour celle des régiments d’infanterie légère, formés de bataillons qui se groupèrent deux à deux en régiments de marche[7]. Il fallut ensuite procéder à une nouvelle répartition des troupes sur le territoire[8].

Les dix-huit régiments prélevés sur l’Armée furent répartis le 22 mars 1830 entre les trois divisions à trois brigades ; les mouvements de leurs bataillons furent prévus par un tableau[9].

La première division (Berthezène) comprit : la brigade Poret de Morvan, formée du 1er léger de marche (bataillons du 2e et 4e légers) et du 3e de ligne ; la brigade Achard, formée du 14e et du 37e de ligne ; la brigade Clouet, du 20e et du 28e de ligne.

La deuxième division (de Loverdo) comprit : la brigade de Damrémont, formée des 6e et 49e de ligne ; la brigade Monk d’Uzer, formée des 15e et 48e de ligne ; la brigade Collomb d'Arcine, formée des 21e et 29e de ligne.

La troisième division (des Cars) comprit : la brigade de Bertier de Sauvigny, 2e léger de marche (bataillons des 1er et 9e légers) et 35e de ligne : la brigade Rullière, 17e et 30e de ligne ; la brigade de Montlivault, 23e et 34e de ligne. Le total de cette infanterie s’éleva à près de 31.000 officiers et soldats. La cavalerie fut réduite à 500 chasseurs à cheval, en raison des difficultés rencontrées pour le transport des chevaux et du fourrage ; elle fut constituée par deux escadrons du 17e chasseurs à cheval, dont un de lanciers, et un du 13e[10], sous les ordres du colonel Bontemps-Dubarry.

L’artillerie, forte de 2.300 hommes environ, se composa de 83 pièces de gros calibre, approvisionnées d’une moyenne de 1.000 coups par pièce, de pièces de montagne démontables se chargeant à dos de mulet, et de pièces de campagne d’une mobilité améliorée.

Le génie comprit six compagnies de sapeurs, deux de mineurs et une demi-compagnie de conducteurs. Il emporta un matériel considérable : palissades, piquets de gabion, fascines, sacs à terre, chevaux de frise, dont la plus grande partie ne fut pas utilisée, ainsi que dix blockhaus en bois, à deux étages, pouvant contenir chacun 50 à 60 hommes. Le capitaine du génie Duvivier s’occupa activement de l’embarquement de ce matériel, à Toulon[11].

L’intendance disposa de quatre compagnies d’ouvriers de 200 hommes chacune, de 654 chevaux, 626 mulets, et 256 voitures à quatre roues ou à deux roues. Elle prépara un approvisionnement énorme. Le baron Denniée a écrit plus tard, en rentrant en France à la fin d’août : « Je l’ai entreprise, cette tâche, ayant toujours présentes les paroles de l’amiral de Rigny : « N’allez pas vous fourrer dans une expédition de ce genre si vous n’emportez pas le double de tous les moyens nécessaires ; vous ne trouverez rien, absolument rien sur cette brûlante plage[12]. »

L’approvisionnement individuel ou collectif des troupes lit l’objet de toutes les préoccupations du commandement. Chaque homme reçut un sac de campement, un bidon en bois pour le vin, un en fer blanc pour l’eau, un couvre-shako en toile blanche, et une ceinture de laine. Des denrées de toute nature furent emportées : farine, biscuits, légumes secs, riz, bœuf salé, lard, vin, eau-de-vie, avoine et orge, paille, foin pressé, bois, charbon ; elles furent placées dans des tonneaux, barils ou sacs, dont le total forma plus de 78.000 colis ; les colis reçurent une double enveloppe imperméable grâce à laquelle ils pouvaient être jetés à la mer et gagner ainsi le rivage sans détérioration du contenu. Des fours en fer nécessaires à la cuisson du pain furent fabriqués et des briques furent emportées pour la construction de fours.

Le service de santé comprit un personnel et un matériel suffisants pour établir cinq hôpitaux de 300 lits chacun. Une section d’ambulance légère fut attachée à chaque division[13]. Des démarches furent faites auprès du Gouvernement espagnol pour l’installation aux îles Baléares d’un hôpital de 2.300 lits, à Port-Mahon.

Les interprètes destinés à faciliter les rapports avec les populations furent difficilement recrutés par le colonel de Clermont-Tonnerre : ils furent au nombre d’une quarantaine, anciens Mameluks, Levantins, et même Juifs algériens, souvent peu qualifiés par leur passé, leurs connaissances ou leur classe sociale pour être les porte-paroles des chefs français auprès des Turcs ou des Indigènes algériens.

Afin de permettre aux officiers du corps expéditionnaire d’avoir quelques connaissances sur le pays où ils allaient combattre, un livre fut rédigé au Ministère de la Guerre ; ce fut l'Aperçu historique, statistique et topographique sur l’État d'Alger, accompagné d’un atlas avec dessins et cartes[14].

 

L’expédition était populaire dans l’armée, où le souvenir des campagnes de l’Empire était resté très vivant. Les hommes mis en congé d’un an, rappelés pour faire partie des bataillons, rejoignirent avec joie.

Le lieutenant-général vicomte Castex, commandant la 5e division militaire, écrivait le 28 mars au Ministre de la Guerre qu’au bataillon du 2e léger « leur esprit ne le cédait en rien à celui des hommes restés sous les drapeaux, dans les rangs desquels ils étaient venus se placer comme à l’envi ». Il ajoutait : « L’enthousiasme du soldat n’a pu être dépassé que par celui des officiers ; ceux condamnés à rester en France ont envié le sort de ceux appelés à faire partie de l’expédition. Cet enthousiasme ne s’est pas borné au 2e léger. Tous les officiers, tous les corps l’ont partagé : nombre d’officiers ont manifesté le désir de faire la campagne, comme volontaires, sans traitement. Et cet élan, Monseigneur, n’a pas seulement existé dans la garnison de Strasbourg, mais dans tous les corps, dans toutes les armes, dans toute la division ; il s’est manifesté jusque dans la 2e compagnie de pionniers, dont les soldats ont demandé comme une faveur l’occasion d’une éclatante réhabilitation[15] ». Les mêmes sentiments s’étaient manifestés aux 2e et 7e régiments d’artillerie, auxquels six batteries avaient été demandées : « tout ce qui compose ces régiments aurait voulu en faire partie[16] ».

Les volontaires se présentaient de tous côtés. De nombreuses demandes d’anciens militaires, désireux de servir dans l’expédition[17], et même des demandes tendant à organiser des corps de volontaires[18], parvinrent au Dauphin et au Ministre de la Guerre. Elles ne purent pas être accueillies.

Des mesures furent prises par le Ministre pour améliorer l’encadrement des régiments ; certains officiers furent admis à la pension de retraite, d’autres furent remplacés. Des mutations furent décidées par les maréchaux de camp commandant les subdivisions, pour ne laisser dans les rangs que des officiers aptes à faire campagne[19].

De jeunes enthousiastes permutèrent pour partir : tel le sous-lieutenant de Mac-Mahon, du 4e hussards, avec le sous-lieutenant Tabuteau-Destouches, du 20e de ligne[20] ; le futur maréchal parvint à endosser l’uniforme de fantassin dans le corps expéditionnaire en faisant miroiter aux yeux de son camarade le prestige de la cavalerie et l’élégance de l’uniforme de hussard, au cours d’un excellent déjeuner qu’il lui offrit[21]. D’autres se firent affecter à des places vacantes dans les régiments désignés, tels le lieutenant Amédée de Bourmont, au 30e de ligne et le capitaine de Trobriand au 37e[22].

Des interventions puissantes eurent lieu pour obtenir certaines désignations. Le Roi de Suède demanda que son neveu Jean Bernadotte, qui s’était engagé en 1819 et était sous-lieutenant depuis 1826, fût affecté à un corps d’infanterie faisant la campagne[23]. Le sous-lieutenant Bernadotte arriva à Toulon le 18 mai ; comme il avait été affecté au dépôt du 14e de ligne, il dut permuter immédiatement, pour pouvoir partir, avec un officier d’un bataillon de guerre, le sous-lieutenant Biaise peu apte à faire campagne[24]. Le comte de Bourmont emmena dans le corps expéditionnaire, à des titres divers, ses quatre fils officiers, ainsi que le chef de bataillon d’état-major de Trélan, son aide-de-camp, à qui il portait le plus vif intérêt.

L’organisation des troupes, leur concentration, leur approvisionnement, leur instruction, leur embarquement, leur débarquement, leur hygiène, furent l’objet de prévisions minutieuses. La correspondance considérable entretenue à ce sujet et les rapports de tout genre fournis permettent de s’en rendre compte. C’est ainsi que le directeur de la comptabilité générale et des pensions, le maître des requêtes Martineau, établit à la date du 10 avril une « situation militaire, administrative et financière de l’armée expéditionnaire d’Afrique » donnant des détails complets sur l’organisation, l’administration, l’habillement, le campement, les hôpitaux, les équipages militaires, le matériel d’artillerie, le service topographique, les interprètes[25].

Un autre travail fixa les « dispositions relatives aux services dépendant de la direction de l’administration[26] ».

Une circulaire de l’Intendant en chef en date du 3 mai donna des instructions aux sous-intendants militaires et adjoints à l’Intendance de l’armée d’expédition d’Afrique. Elle débutait par l’exposé de ces sages principes : « Pour parvenir au résultat que nous avons la noble ambition d’atteindre, et donner à l’administration de l’armée une impulsion forte et régulière, il est par-dessus tout essentiel de se bien pénétrer de la nature de ses attributions, d’étudier avec réflexion les meilleurs moyens d’exécution, et enfin de sentir que l’unité, ce principe de force, est ici une première nécessité. Une surveillance de tous les instants, une assistance mutuelle quels que soient les services dont on est chargé, des rapports faciles avec les corps, de la bienveillance et de la sévérité avec les agents de l’administration, telles doivent être les règles de conduite de tous[27] ».

Une commission fut chargée par le Ministre de la Guerre d’examiner les précautions à prendre pour maintenir la santé des troupes. Elle recommanda un certain nombre de mesures telles que la propreté, la sobriété, le choix des aliments, la protection contre la fraîcheur des nuits. Le lieutenant-général Desprez réunit ces prescriptions en un ordre qui devait être lu aux troupes au moins une fois par semaine[28].

L’intendant en chef Denniée fit imprimer à Toulon une Instruction sur le service des ambulances et hôpitaux militaires de l’armée d’Afrique, faisant appendice au règlement du 20 décembre 1824, qui définissait des règles précises pour l’organisation et le fonctionnement de ce service[29].

Les dispositions à prendre lors du débarquement furent prévues dans tous leurs détails. Les soldats ne devaient charger leurs armes qu’une fois arrivés à terre, afin de ne pas en faire usage sur les embarcations, ce qui risquait de produire désordre et confusion. Chaque corps, une fois arrivé à terre, devait se former « par bataillons en colonne par division, à distance de peloton ». Les formations à prendre en station ou en marche étaient définies par le général en chef, de même que la conduite à tenir à l’égard de la cavalerie ennemie ou de son artillerie de campagne[30]. Le commandement ne paraissait pas envisager de pertes sérieuses au début de l’opération, puisque le nombre des infirmiers à mettre à terre avec le premier débarquement fut réduit à 10[31].

Tous les actes de la vie quotidienne des troupes et toutes les opérations à exécuter étaient ainsi réglés avec soin et précision.

 

Le choix du comte de Bourmont comme général en chef avait causé une pénible impression à de nombreux militaires. Bourmont avait abandonné en 1815 la division qu’il commandait, trois jours avant Waterloo, pour rejoindre Louis XVIII à Gand ; puis il avait contribué à faire condamner à mort son ancien chef, le maréchal Ney. Les soldats, qui savent tous quel crime constitue la désertion en présence de l’ennemi, ne lui pardonnaient pas cette conduite ; aussi chantaient-ils, en se rendant à Toulon, où devait s’embarquer le corps expéditionnaire :

Alger est loin de Waterloo,

On ne déserte pas sur l’eau ;

De notre général Bourmont,

Ne craignons pas la trahison[32].

Les mouvements exécutés par les troupes pour se rendre de leurs garnisons vers leur zone de concentration, donnèrent lieu à quelques différends avec les habitants ou les marchands de vin des localités traversées, sans qu’aucun incident présentât un caractère d’indiscipline. Le plus grave fut occasionné par l’attitude de treize soldats du 28e de ligne qui furent arrêtés à Toulon et conduits au Fort Lamalgue. Le général Desprez écrivait au Ministre le 18 mai à leur sujet : « On les accusait d’insubordination et de propos contre le Gouvernement. Depuis leur départ de Paris, ils avaient exprimé une grande répugnance à faire partie des bataillons de guerre. Plusieurs avaient brisé leurs fusils[33] ». Leur faute ne parut cependant pas relever du conseil de guerre ; Bourmont décida qu’ils seraient seulement renvoyés au dépôt de leur régiment, pour comparaître devant le Conseil de discipline.

Le rassemblement des troupes s’effectua dans les localités du Midi, d’après une répartition des cantonnements présentée par le général Desprez. La 1re division était cantonnée dans la région de Toulon, la 2e dans celle de Marseille, et la 3e dans celle d’Aix ; l’artillerie, à Toulon, Arles et Saint-Rémy ; le génie, à Arles ; les gendarmes, à Carpentras ; la cavalerie, à Tarascon ; les équipages militaires, à Nîmes, Beaucaire et Toulon[34].

Les troupes s’entraînèrent à des exercices de combat. Toulon, où elles devaient s’embarquer, avait pris un aspect bariolé et pittoresque : dans les rues de la ville se croisaient des matelots de toute origine, des marchands, des touristes, des aventuriers et des femmes légères.

Le duc d’Angoulême vint au début de mai inspecter les forces de terre et de mer. Il monta à bord du vaisseau amiral La Provence, et passa l’équipage en revue, tandis que sur les bâtiments pavoisés les marins poussaient les cris de « Vive le Roi ! ». Il assista à un exercice de débarquement qui fut exécuté dans des conditions très rapides. Il se fit présenter la division Berthezène, qui défila devant lui. Il repartit très satisfait.

Le général de Bourmont veillait à l’organisation et à l'entraînement de ses troupes.

Il leur adressa le 10 mai un ordre du jour dans lequel il eut l’habileté de rappeler en termes voilés la campagne de Bonaparte en Egypte : « A plusieurs époques, disait-il, les étendards français ont flotté sur la plage africaine. La chaleur du climat, la fatigue des marches, les privations du désert, rien n’a pu ébranler ceux qui vous y ont devancés ; leur courage tranquille a suffi pour repousser les attaques d’une cavalerie brave, mais indisciplinée. Vous suivrez leurs glorieux exemples. » Ce passage était bien propre à atténuer l’antipathie qu’éprouvaient pour Bourmont les nombreux militaires attachés au souvenir de l’armée impériale.

La proclamation du général en chef exprimait par ailleurs de grandes et belles idées : « La cause de la France est celle de l’humanité. Montrez- vous dignes de votre belle mission ; qu’aucun excès ne ternisse l’éclat de vos exploits. Terribles dans le combat, soyez justes et humains après la victoire : votre intérêt le commande autant que votre devoir. Trop longtemps opprimé par une milice avide et cruelle, l’Arabe verra en vous des libérateurs ; il implorera votre alliance ; rassuré par notre bonne foi, il apportera dans nos camps les produits de son sol. C’est ainsi que, rendant la guerre moins longue et moins sanglante, vous remplirez les vœux d’un souverain aussi avare du sang de ses sujets que jaloux de l’honneur de la France ».

L’embarquement des troupes, qui commença le lendemain 11 mai, fut un spectacle pittoresque auquel vinrent assister de nombreux touristes. « Tous les soldats paraissaient s’embarquer avec plaisir, a écrit Kerviler, un des officiers de l’escadre ; en sortant du port, on entendait souvent des cris de Vive le Roi, mêlés aux roulements de tambours et au bruit des fanfares. Cela dépendait de la dose de vin que s’était administrée chaque régiment à la halte qu’il venait de faire à Toulon[35] ».

Un journaliste décrivait le 12 mai l’embarquement des premières troupes en termes colorés. Il racontait les adieux des soldats qui partaient à leurs camarades restant à terre ; des « toasts au bon voyage, à la prise d’Alger, au prompt retour », marquaient ces séparations. « Des fenêtres du quai, qui étaient pavoisées de femmes, on voyait, s’étendant à droite et à gauche, les masses luisantes de fusils et comme des plaines mouvantes de pompons jaunes et rouges, que le soleil colorait très vivement[36] ». Il ajoutait : « Selon l’usage, un assez grand nombre de femmes ont accompagné les militaires dans de petits rafiots ; elles ont pleuré beaucoup en allant ; puis elles ont séché leurs larmes. Elles entendaient le tambour à terre ; c’était la seconde division qui arrivait de Marseille ![37] »

L’armée d’expédition d’Afrique était à peu près entièrement embarquée le 16 mai. « Elle a fait cette opération avec joie, écrivait à cette date le lieutenant-général comte de Partouneaux, commandant la 8e division militaire. Elle est très belle, pleine d’ardeur et de bonne volonté ; sa conduite, qui est parfaite, ne laisse rien à désirer et ne fait que des admirateurs[38] ».

L’état sanitaire à bord était satisfaisant. « La ration de bord paraît suffisante aux soldats embarqués, écrivait le lieutenant-général Desprez ; peut-être serait-il à désirer que le nombre des passagers fut moindre sur quelques bâtiments. Toutefois, il y a eu plus d’encombrement dans presque toutes les autres expéditions lointaines[39]. »

Les journaux de Paris publiaient de fausses nouvelles et même des ordres du jour inexacts et contradictoires, au sujet des préparatifs de départ. Le général Desprez s’en plaignit au Ministre de la Guerre ; il ajoutait que le Moniteur, en reproduisant ces articles erronés, leur donnait une sorte de caractère officiel. « On trouve dans celui du 16 mai, écrivait-il, un ordre du jour assez long sur les dispositions de départ ; il est entièrement controuvé[40]. »

 

Des officiers étrangers obtinrent l’autorisation de suivre les opérations de l’armée d’expédition d’Afrique. Parmi eux figurèrent deux officiers anglais, le lieutenant-colonel Mounthee et le capitaine de vaisseau Mansell. Ce dernier, qui avait pris part à l’expédition de lord Exmouth contre Alger, n’embarqua pas sans difficultés, parce qu’il était peu sympathique à Duperré ; cependant, « malgré son habit râpé, son col noir déchiré et sa casquette crasseuse », il sut gagner à bord d’un bâtiment la sympathie de ses compagnons de route[41]. Nombre de nations européennes se trouvèrent représentées : l’Autriche, par le prince Frédéric de Schwarzenberg, major au régiment des chevau-légers de Hohenzollern[42] ; la Prusse, par le capitaine Clerc ; la Russie, par le colonel Filosofoff et le lieutenant Dobinski.

Ces personnages causèrent parfois des embarras assez sérieux. C’est ainsi que le colonel d’état-major Filosofoff, annoncé aux autorités par le Ministre[43], arriva à Toulon le 25 mai au soir, alors que l’escadre venait de partir. Le Préfet maritime de Toulon, qui avait reçu des ordres du Président du Conseil, le fit embarquer sur un bateau à vapeur qu’il chargea de le transporter sur le vaisseau La Provence, où se trouvaient Bourmont et Duperré[44].

Des littérateurs et des artistes accompagnèrent aussi l’expédition. Le directeur du théâtre de la Porte-Saint-Martin, Merle, qui s’attribua par la suite le titre de secrétaire particulier du comte de Bourmont, embarqua avec l’armée. Deux jeunes peintres, Gudin et Isabey, désireux de recueillir des dessins pris sur le vif, obtinrent la même autorisation ; le commandant Langlois, peintre militaire, se chargea aussi de recueillir des vues de l’expédition.

 

Les troupes, dont l’embarquement avait été terminé le 18 mai, restèrent sept jours à bord sans que fût donné le signal du départ ; on devine leur impatience ! Duperré ne voulait pas risquer de voir ses bâtiments dispersés par suite de vents insuffisants ou contraires. Enfin, le 25 mai, la flotte se mit en route. Une foule énorme, massée sur les hauteurs dominant la rade, poussait des acclamations, tandis que les musiques des dix-huit régiments jouaient à bord des airs joyeux.

Cinq jours plus tard, le 30 mai, Duperré décida de relâcher à Palma en raison du mauvais temps, alors qu’il était en vue de la côte d’Alger. Cet arrêt amena quelque malaise parmi les troupes, qui se demandaient la raison de ce nouveau retard. Les militaires des bâtiments mouillés dans la rade même de Palma pouvaient descendre à terre, où ils étaient cordialement accueillis par la population ; les autres, la grande masse, les jalousaient, car ils continuaient à souffrir de la vie monotone et inconfortable du bord, avec la maigre distraction des concerts donnés par les musiques des régiments.

Le moral baissait. Bourmont essaya de le relever le 7 juin par une proclamation ; il annonça le départ prochain, et évoqua de nouveau la campagne d’Egypte : « Les soldats français se rappelleront que moins de 10.000 hommes de l’armée d’Egypte triomphèrent de 70.000 Turcs, plus braves et plus aguerris que les Arabes dont ils sont les oppresseurs. »

La bonne humeur revint à bord lorsque Duperré remit sa flotte en route le 10 juin. Le mauvais temps ayant réapparu le 12, l’amiral hésitait à se diriger sur Sidi-Ferruch, lieu fixé pour le débarquement ; concentré et silencieux, il se promenait sur le pont de La Provence. Bourmont, las de ses incertitudes, s’approcha de lui et lui dit : « Monsieur l’Amiral, cette fois, il faut débarquer. » Comme Duperré discutait l’état de la mer : « Monsieur l’Amiral, la mer n’est pas mauvaise ; vous savez que j’ai le droit de vouloir, et je veux que nous débarquions. » L’ordre du débarquement fut donné pour le lendemain.

On a voulu opposer les hésitations de Duperré à l’esprit de décision de Bourmont ; mais, pour bien juger l’Amiral, il faut se représenter la difficulté de conduire par mauvaise mer une flotte hétéroclite de 675 bâtiments ayant des vitesses différentes, et les aléas d’un débarquement effectué avec des bâtiments manœuvrés à la voile et à la rame !

Le débarquement, exécuté le 14 juin à 3 heures, réussit parfaitement ; il ne se passa cependant pas sans quelque désordre, dû à l’impatience des soldats. Si des Indigènes eussent été embusqués dans les dunes, ils eussent pu causer de sérieux dommages aux troupes françaises. La division Berthezène, mise à terre la première, occupa Sidi-Ferruch sans grandes difficultés, et la division de Loverdo vint progressivement se placer à sa droite, en demi-cercle sur une ligne de petites collines.

Les soldats purent se faire une idée, par les premiers engagements, de la guerre d’Afrique : ils estimèrent que les cavaliers et fantassins ennemis, combattant éparpillés, étaient moins dangereux qu’ils ne se l’étaient imaginé. Ils éprouvèrent d’ailleurs des pertes peu importantes, occasionnées en partie par les pièces de canon turques, dont ils s’emparèrent.

 

L’installation du quartier général et des troupes ne manqua pas de pittoresque. Bourmont s’établit dans la petite mosquée de Sidi-Ferruch, son quartier général près de lui, dans des dépendances et sous des tentes. Les troupes formèrent tout autour un vaste camp, dans lequel se tracèrent progressivement des places et des rues. Les marchands qui avaient suivi l’armée y établirent des comptoirs de fortune, sous des toiles à voile ou des abris de branchages, et y vendirent des vins, des liqueurs et des conserves.

Un témoin oculaire, J.-T. Merle, décrit ainsi l’aspect du camp : « Le soir, surtout, le coup d’œil était admirable ; des milliers de feux éclairaient la presqu’île, et donnaient au camp l’éclat d’un jour de réjouissance publique ; la gaieté française est la plus bruyante de l’Europe ; on riait et on chantait depuis les avant-postes jusqu’au quartier général ; les distributions étaient abondantes, et les vins de France et d’Espagne étaient bons et pas chers, le soldat était aussi bien nourri que l’officier... Si les soldats avaient leurs guinguettes, les officiers avaient leurs restaurateurs. Un nommé Hennequin avait chargé à Nantes un brick des comestibles les plus recherchés, et des vins les mieux choisis... Les officiers y venaient entre deux combats, boire à la santé du roi et à la gloire des armes de la France ; on se racontait les exploits de la journée, on y amenait les blessés pour les distraire[45]. »

Le camp de Sidi-Ferruch fut protégé du côté de l’ennemi par un retranchement et gardé par des avant-postes. Mais les soldats, entraînés en France aux exercices à rangs serrés, étaient peu préparés à la guerre d’embuscades ; nombre d’entre eux se laissèrent surprendre et égorger isolément par les Indigènes qui rampaient dans la brousse et bondissaient sur eux inopinément ; des fusillades occasionnées par la méprise d’une sentinelle mettaient pendant la nuit tout le camp en éveil ; des unités tirèrent même l’une sur l’autre. Les troupes avaient tout un apprentissage à faire pour adapter leur tactique à l’adversaire et au pays.

Cette nécessité apparut davantage au cours de la marche de Sidi- Ferruch sur Alger. Au début de la bataille de Staouëli le 19 juin, des compagnies du 28e de ligne, ayant reçu l’ordre de céder du terrain à l’ennemi, furent attaquées par une nuée d’ennemis enhardis par ce mouvement si difficile en Afrique du Nord, et eussent pu être anéanties sans le secours rapide d’autres unités.

L’enlèvement du camp indigène de Staouëli donna aux troupes autant de plaisir que de confiance. Les tentes étaient restées dressées, au milieu de ravins émaillés d’orangers, de palmiers et de lauriers-roses ; elles contenaient des tentures, des coussins, des burnous, des armes, des Corans, des pipes, des ustensiles, dont s’emparèrent les premiers arrivés. Des soldats s’affublèrent des défroques trouvées, donnant libre cours à leur gaieté ; ils plaisantèrent beaucoup aux dépens des chameaux, qu’on leur avait représentés comme utilisés par leurs adversaires au combat !

Ils devaient cependant subir encore de dures épreuves avant d’arriver à Alger. Ils avaient à marcher et à combattre revêtus d’un uniforme bien peu approprié au climat africain, la tête enserrée par un haut shako, le cou comprimé dans un col rigide, le buste sanglé dans un uniforme chargé de buffleteries et d’une giberne. Pendant le jour, ils étaient brûlés par les rayons du soleil et torturés par la soif ; pendant la nuit, ils n’avaient pas les moyens de se garantir contre la fraîcheur en permettant à leurs membres de se délasser.

A côté de ces souffrances, aussi déprimantes pour leur moral que funestes à leur santé, les dangers de la lutte contre leurs adversaires comptaient peu et étaient presque considérés comme des distractions. Des incidents nombreux soulignèrent cependant l'inexpérience des troupes. Le long de la route construite au fur et à mesure de la progression vers Alger, circulèrent des détachements trop faibles et des isolés qui se firent égorger comme aux premiers jours après le débarquement. Des unités de la brigade Hurel dépassèrent au cours de la nuit du 25 juin des unités de la brigade Clouet, et furent fusillées à bout portant, perdant 4 tués et 11 blessés. Un bataillon du 1er léger de marche se laissa surprendre le 26 juin par des cavaliers ennemis alors qu’il nettoyait ses armes, et eut en peu de temps 150 hommes hors de combat.

Des fautes graves furent commises par le commandement : la manœuvre d’investissement d’Alger le 28 juin fut profondément troublée par des erreurs de direction imposées aux divisions ; l’état-major de Bourmont, après avoir franchi des ravins successifs, se trouva si désorienté qu’il prit la plaine de la Mitidja, couverte de brouillard, pour la mer ! Si les Turcs et les Indigènes n’avaient été occupés à mettre leurs femmes et leurs biens à l’abri, le chassé-croisé des troupes dans les ravins eût pu occasionner de lourdes pertes ! L’erreur se traduisit par des fatigues supplémentaires qui eussent dû être évitées.

Les chefs de 1830 n’avaient pas prévu que la guerre d’Afrique était une guerre spéciale, différente de la guerre européenne à de nombreux points de vue : climat, terrains, cultures, agglomérations, communications, mœurs, armement, tactique. Bien d’autres après eux devaient faire leur apprentissage aux dépens de la vie de leurs hommes.

 

L’infanterie aurait pu, si elle avait été mieux instruite et mieux dirigée, obtenir le succès à moindre prix. Non seulement elle se gardait mal et tirait d’une façon inconsidérée, mais elle n’arrivait pas à établir de bonnes liaisons entre ses unités et le commandement. Habituée à des manœuvres à rangs serrés, elle se présentait au combat avec des hommes au coude à coude ; aussi les Turcs croyaient-ils que les soldats chrétiens allaient au combat attachés entre eux par des chaînes ! Les officiers montés restaient à cheval, désignés ainsi aux tireurs ennemis. Pendant les premières nuits de bivouac, les unités se formèrent en carrés sur trois rangs : un assis, un debout, l’autre couché, de sorte qu’un homme sur trois seulement pouvait dormir ! L’infanterie, magnifique d’entrain et de bravoure, subissait la contrainte de sa rigidité et de son formalisme, et ne tentait pas assez de s’adapter au pays et à l’ennemi.

L’artillerie, de campagne ou de siège, se montra plus souple au point de vue tactique, et joua dans l’expédition un rôle de premier plan. Les batteries françaises imposèrent silence aux batteries turques dès le début de l’affaire du 19 juin : « On doit ce résultat, écrivait Bourmont le 22 juin, à l’habileté avec laquelle M. le général de la Hitte les a dirigées, à la bravoure des canonniers et à la justesse remarquable de leur tir : toute l’armée leur rend ce témoignage[46]. »

C’est ainsi que, sur le front de la brigade Clouet, le lieutenant Delamarre, qui commandait deux pièces de 8, fit éprouver aux Turcs des pertes considérables et décida leur fuite par quatre coups à mitraille. À la division de Loverdo, la batterie d'obusiers de montagne du capitaine Le Lièvre, qui opérait à droite, ne mérita pas moins d’éloges : « les mulets destinés au service de cette batterie n’étant pas encore arrivés, l’ardeur des canonniers y suppléa : ils portèrent les munitions et traînèrent les pièces à la bricole. » À la division Berthezène, « le lieutenant Vernier marcha constamment avec ses obusiers de 24 sur la ligne, et même en avant des tirailleurs[47]. » Ainsi cette artillerie de campagne accompagnait au plus près l’infanterie dans sa marche en avant.

A Sidi-Khalef, le 24 juin, une batterie de campagne marcha avec la division Berthezène et une autre avec la première brigade de la division Loverdo. Lorsqu’en fin de journée l’infanterie arriva au ravin qui la séparait des Turcs, ces pièces furent des plus utiles : « L’artillerie, écrivit Bour- mont, avait surmonté avec sa rapidité ordinaire toutes les difficultés du terrain ; elle se mit en batterie ; et quelques obus lancés avec une grande justesse dispersèrent les groupes qui se présentaient encore[48]. »

L’artillerie de siège eut aussi sa large part au succès, en amenant avec une grande rapidité la reddition d’Alger. Aussitôt après l’avance du 29 juin sur le Fort l’Empereur, les batteries furent commencées ; « construites avec une étonnante rapidité », elles comprirent 10 pièces de 24, six de 16, quatre mortiers de 10 pouces, et six obusiers de 8 pouces ; « tout fut prêt le 4 juillet avant le jour[49] » ; à dix heures, les défenseurs du Fort l’Empereur le faisaient sauter.

Le génie fit preuve d’une ardeur inlassable et du plus grand dévouement. Il exécuta dans le minimum de temps les travaux destinés à établir et défendre le camp de Sidi-Ferruch, puis une route destinée à relier ce camp à l’armée et à la ravitailler. « Depuis le débarquement, écrivait le 22 juin Bourmont à Polignac, un chemin praticable pour les voitures a été ouvert sous la direction de M. le général Valazé, entre le camp de Sidi- Ferruch et celui de Sidi-Khalef. Sa largeur est de 10 mètres, son développement de plus de 8.000. Les pentes rapides ont été évitées avec soin, et, sous ce rapport, ce chemin rappelle les routes de l’Europe. Quatre ou cinq jours ont suffi pour le terminer. Les retranchements destinés à fermer la presqu’île sont entièrement construits. Vingt-quatre pièces de canon y sont en batterie. Ces heureux résultats sont dus à l’activité des officiers d’artillerie et du génie, au zèle et à l’intelligence avec lesquels les soldats de ces deux armes exécutent les travaux de toute espèce qui leur sont confiés[50]. »

Les travaux qu’exigea le siège d’Alger ne furent pas menés avec moins d’activité et de succès : « Pendant la nuit même qui suivit le combat du 29 juin, écrivait Bourmont le 1er juillet, le général Valazé traça les premiers ouvrages à 250 mètres environ du château de l’Empereur ; les soldats, malgré les fatigues de la journée, y travaillèrent avec ardeur[51]. »

Bourmont tint à rendre, dans son rapport au prince de Polignac du 5 juillet, un hommage particulier à l’artillerie et au génie : « L’ardeur et l’intrépidité qu’ont montrées les troupes de toutes les armes depuis le commencement du siège, écrivait-il, sont au-dessus de tout éloge. Les officiers et les soldats d’artillerie et du génie ont soutenu la vieille renommée de leurs corps. La vigueur et les talents des généraux qui les commandent ont puissamment contribué à la rapidité de nos succès. Les combats qu’a livrés l’armée en rase campagne avaient mis hors de doute la supériorité de notre artillerie de campagne sur celle de Gribeauval. La supériorité de la nouvelle artillerie de siège n’est pas moins démontrée. Des pièces de 24 ont été conduites de Sidi-Ferruch au camp du siège avec presque autant de rapidité que l’avait été l’artillerie de campagne[52]. »

Au point de vue des transports, l’innovation consistant à utiliser des voitures à deux roues était des plus heureuses et méritait d’être retenue pour l’avenir : « Les nouvelles voitures à deux roues, écrivait Bourmont le 22 juin, conviennent parfaitement dans le terrain que nos convois auront à traverser. Je ne puis donner trop d’éloges au zèle des fonctionnaires de l’intendance et à l’activité infatigable de leurs chefs[53]. » Il semble extraordinaire que de telles expériences aient pu être oubliées et qu’il ait fallu plus tard découvrir à nouveau ces véhicules si pratiques !

L’intendant en chef Denniée ne faisait qu’exprimer la vérité au point de vue de son service lorsqu’il écrivait le 30 août : « L’administration, dans ses détails comme dans son ensemble, fut empreinte d’un caractère d’ordre et d’exactitude... Je suis souvent allé jusqu’à provoquer des dispositions militaires, non de celles qui ont pour objet le succès des armes, mais de celles qui, dans un but d’ordre, auraient concouru au mieux-être du soldat, et par conséquent à sa conservation ; car, il ne faut pas s’y méprendre, il y a une connexion intime entre toutes les branches du service de l’armée[54]. »

L’entr’aide que se prêtèrent les diverses unités de l’armée d’expédition fut remarquable. Elle se manifesta aussi généreusement entre les troupes de la Marine et celles de la Guerre. La flotte alla jusqu’à fournir une partie importante de la garnison du camp de Sidi-Ferruch, afin d’en assurer la garde pendant que l’armée avançait vers Alger : « Je fournis, écrivait le vice-amiral Duperré dans son rapport du 28 juin, trois équipages temporaires, composés chacun de huit compagnies, pour la garnison du camp retranché. La marine fait des sacrifices inouïs et au-dessus de ses forces, puisque la plupart des bâtiments armés en flûte fournissent pour garnison et corvées plus de la moitié de leurs marins[55]. » Un tel effort occasionna quelques mouvements d’humeur chez le vice-amiral Duperré, mais sans que sa collaboration avec Bourmont en souffrît.

 

Après la destruction du Fort l’Empereur, Bourmont tenait Alger à sa merci. Il sut, comme il l’avait dit dans sa proclamation de départ, être généreux après la victoire. Par l’acte de capitulation du 5 juillet, non seulement il accorda au Dey, à sa famille et à sa milice, liberté, protection et possession de leurs biens ; mais il prit, vis-à-vis de la population, un engagement d’un caractère général et permanent : « L’exercice de la religion mahométane restera libre. La liberté des habitants de toutes les classes, leur religion, leurs propriétés, leur commerce et leur industrie ne recevront aucune atteinte ; leurs femmes seront respectées. Le Général en chef en prend l’engagement sur l’honneur[56]. » C’était une promesse digne de la France et qui devait être toujours fidèlement tenue.

Ce geste accompli, il fallait gouverner le pays. Bourmont, pour éviter toute intrigue intérieure et toute intervention extérieure, agit avec un esprit de décision remarquable : il réussit à faire embarquer le dey Hussein dès le 10 juillet. Il eut tort par contre de chasser d’Alger une grande partie des Janissaires, qu’il aurait pu utiliser, et de se priver de l’administration turque, dont il aurait dû conserver provisoirement les rouages.

Pour remplacer les représentants du Dey, il institua une commission présidée par l’intendant en chef Denniée. Ce fonctionnaire, trop peu éclairé sur les diverses populations et leurs mœurs, crut que les Maures d’Alger pourraient être les agents de la France auprès des tribus : « Il y a parmi ces Maures, écrivait-il le 11 juillet au Ministre de la Guerre, des hommes essentiellement intelligents, capables de saisir avec promptitude nos formes administratives, et qui, déjà revêtus de fonctions où leur amour-propre trouve une distinction flatteuse, vont devenir pour nous des agents actifs et d’utiles intermédiaires. C’est par eux que ces immenses tribus d’Arabes seront en peu de temps nos alliés et nos pourvoyeurs[57]. »

C’est en vertu de ces idées que Bourmont désigna un marchand maure d’Alger, Hamdane ben Amine el Secca, pour remplir les fonctions d’agha des Arabes. Il ignorait, en faisant un tel choix, que les Arabes dédaignent profondément les marchands pour leur profession et les Maures pour leur vie citadine. Hamdane, sans honnêteté et sans bravoure[58], ne connaissant rien des tribus, était bien incapable d’être agha des Arabes !

Il y avait là en germe la grave erreur qui a si lourdement pesé sur la politique indigène des généraux de l’armée d’Afrique pendant les premières années de la conquête. Les Maures et les Juifs, dont ils firent leurs porte-paroles, étaient méprisés par les Indigènes algériens, et causèrent beaucoup plus de tort aux Français qu’ils ne leur rendirent de services.

Le rapport que fournit à la Commission son secrétaire général, Edmond de Bussière, au sujet de l’organisation provisoire de la justice, contenait par contre des principes judicieusement formulés : « Dans un pays nouvellement conquis, écrivait-il, dont on ignore les intérêts et les besoins, et dont la population, mélange discordant d’éléments hétérogènes, offre tous les systèmes d’une lutte sourde, mais violente, c’est un parti sage, le seul même qu’il soit possible d’adopter, que de maintenir ce qui existe, jusqu’à ce que l’expérience ait révélé les moyens de le modifier ou de le remplacer avec avantage[59]. » Bien des erreurs eussent été et seraient encore évitées à l’Algérie si ces lignes avaient été et étaient relues, comprises, mises en pratique...

La politique indigène de Bourmont évolua d’ailleurs avec une rapidité et une sûreté étonnantes, puisqu’il écrivait dès le 2 août à Polignac : « N’oubliez pas que ce pays est accoutumé à une justice rapide et que des formes lentes paraîtraient un signe de faiblesse ; il faudra que le grand prévôt soit assisté de deux assesseurs pour prononcer le jugement et le faire exécuter sur le lieu même du flagrant délit. Nos lois ne conviendraient point aux peuples de ces contrées ; gardons-les pour nous, mais gardons-nous de les introduire trop tôt en Afrique[60]. »

Il exprimait encore à Polignac, quelques jours plus tard, des idées fort différentes de celles exposées par Denniée dans son rapport du 11 juillet : « Les Maures et les Arabes, écrivait-il, paraissent contents d’être délivrés de l’autorité des Turcs ; mais il ne s’ensuit pas que, dans les montagnes surtout, les Kabyles montrent le désir de se soumettre à l’autorité française[61]. »

La nécessité d’établir des relations avec les populations de l’intérieur apparut bientôt sous son aspect pratique. Le lieutenant-général de police à Alger, d’Aubignosc, adressa à Bourmont le 12 août une « Note pour servir de base à un traité avec la nation zouave ».

La tribu des Zouaoua fournissait aux Turcs des soldats, enrôlés par l’intermédiaire de leur représentant à Alger. Ce représentant ayant offert ses services aux Français, d’Aubignosc proposa à Bourmont la constitution d’un corps qui serait « immédiatement enrôlé au service de la France contre les habitants des campagnes non soumis[62]. » Bourmont donna audience au chef des Zouaoua, l’accueillit fort bien, et chargea d’Aubignosc de s’entendre avec lui. Dès le 14 août, le Lieutenant-général de police remit au Commandant en chef un mémoire exposant « les conditions auxquelles Hadj Abrachman Kenni offrait un corps auxiliaire de 2.000 zouaves » ; il proposait de mettre Kenni à la tête des zouaves, avec le titre d’agha des zouaves, et précisait l’organisation, l’habillement, l’armement, la solde et la nourriture de cette troupe[63]. Le projet entra rapidement dans la voie de la réalisation, puisque Bourmont écrivait le 23 août au Ministre de la Guerre : « Il existe dans les montagnes situées à l’est d’Alger une peuplade considérable qui donne des soldats aux gouvernements d’Afrique qui veulent les soudoyer. Les hommes dont elle se compose se nomment Zouaves. Deux mille m’ont offert leurs services ; cinq cents sont déjà réunis à Alger. J’ai cru devoir suspendre leur organisation jusqu’à l’arrivée de mon successeur[64]. »

Le capitaine du corps d’état-major Maumet, qui avait été attaché à l’ambassade de France à Constantinople au début de 1830, avant d’être affecté le 1er juillet à l’armée d’Afrique[65], fut chargé de l’étude de cette question ; il se préoccupa aussitôt, d’accord avec l’agha des zouaves, des moyens d’habiller les 500 premiers zouaves enrôlés. D’Aubignosc estimait que la mise sur pied du nouveau corps serait rapide.

Il faut admirer sans réserve la perspicacité et la souplesse avec lesquelles Bourmont avait fait évoluer sa politique, et lui accorder l’idée première des troupes indigènes, qui devaient rendre dans l’avenir tant de services à la France.

 

Le Général en chef avait mené sa campagne avec beaucoup de sagesse et de pondération ; il n’avait voulu avancer sur Alger, malgré certaines impatiences manifestées autour de lui, que d’une manière progressive, après avoir assuré le débarquement d’approvisionnements suffisants et la sécurité de sa base, et en se faisant immédiatement suivre par une route ; il n’avait ensuite voulu entreprendre l’investissement d’Alger que lorsqu’il avait pu disposer de son artillerie de siège. Il avait ainsi atteint son but en vingt jours, avec le minimum de pertes, ce qui constitue pour lui un impérissable titre de gloire. Il reçut le bâton de maréchal.

Il apporta par contre trop peu d’attention à la discipline de ses troupes, surtout lorsque le succès eût été acquis.

Déjà, au camp de Staouëli, un certain désordre avait régné : « La seule vue de ce camp, écrit Rozet, annonçait le peu d’ordre qui existait dans l’armée : les soldats couraient partout ; les débris des bestiaux tués pour les troupes étaient amoncelés entre des murs ruinés, dans de vieilles citernes, ou traînaient au milieu du camp, sans qu’on eût la précaution de les couvrir de terre ; les morts, mal enterrés, répandaient une odeur infecte ; plusieurs, déterrés par les chacals, étaient à moitié découverts ; on aurait dit que personne n’était chargé de la police de l’armée[66]. »

C’est le commandement à qui, en pareil cas, incombe toujours la responsabilité du désordre.

Il montra manifestement son insuffisance dans l’organisation de l’entrée des troupes à Alger. Certaines unités furent en retard ; d’autres au contraire, comme l’artillerie, encombrèrent les chemins longtemps avant l’heure fixée. Aucun détachement précurseur ne fut envoyé, ni pour reconnaître les itinéraires, ni pour occuper les postes principaux. Des militaires pénétrèrent isolément dans la ville ; le général de La Hitte, après avoir attendu longtemps, crut Bourmont déjà passé, et y entra avec deux compagnies d’artillerie. Les ordres avaient été donnés comme si les troupes devaient suivre des routes et des rues, alors qu’il fallut couper des aloès pour faire passer les voitures, et mettre les hommes à la file indienne.

Lorsque des militaires isolés et des artilleurs arrivèrent les premiers à la Casba, abandonnée par le dey Hussein, les Juifs et les Maures qui la pillaient abandonnèrent des paquets prêts à être emportés ; les soldats les ramassèrent : ainsi se créèrent de fausses légendes sur le pillage du trésor des deys par les troupes françaises.

Ce trésor était resté intact, sous la surveillance du khaznadji (trésorier). Cependant des officiers de haut grade, poussés par des sentiments de jalousie, s’accusèrent mutuellement ; le général de Loverdo dut demander la convocation d’un jury d’honneur pour se disculper. Il fallut même plus tard une enquête à Alger, par les soins du général Clauzel, pour faire disparaître les bruits calomnieux mis en circulation !

Nul enseignement tactique n’avait été tiré des incidents survenus pendant la marche sur Alger. La petite colonne commandée par le général Hurel, accompagnée par Bourmont et le duc des Cars, qui alla le 24 juillet occuper Blida, se garda mal, et se fit surprendre au repos par les Kabyles ; il en résulta des pertes, entre autres la mort du chef de bataillon de Trélan, aide de camp de Bourmont, et un échec moral, qui eussent pu être facilement évités.

Le relâchement de la discipline s’accentua progressivement. Beaucoup d’officiers et de soldats étaient venus en Afrique avec l’espoir d’une expédition de courte durée. Dans leur esprit, la Régence d’Alger était, non pas tant un pays où les esclaves chrétiens étaient les victimes de corsaires inhumains, qu’un royaume où de riches pachas gouvernaient du fonds de palais magnifiques, et se récréaient dans des harems délicieux que la victoire allait ouvrir aux vainqueurs. Leur déception fut grande quand ils cheminèrent à Alger dans un dédale de ruelles tortueuses, sombres et sales, et quand ils s’aperçurent que la Casba elle-même était fort peu confortable pour des Français.

La période pénible dans une campagne coloniale est généralement, après les combats intéressants et glorieux, celle de l’occupation inconfortable des régions conquises. A ce moment les militaires venus par un calcul égoïste, que ce soit recherche de l’avancement ou désir de recueillir des impressions, n’ont plus qu’une pensée : laisser à d’autres le soin de « monter la garde ».

Or non seulement Alger devenait ville de garnison ; mais Bône et Oran, successivement occupées, allaient le devenir aussi. Devant cette perspective, nombre de militaires songeaient au retour !

Bourmont voyait la lassitude et la nostalgie gagner ses troupes ; il constatait que, parmi les officiers généraux, Berthezène, Achard et Monk d’Uzer étaient les seuls désireux de rester ! Aussi envisageait-il le rapatriement de nombreux régiments, et désirait-il pouvoir annoncer, à ceux chargés d’occuper Alger, Bône et Oran, leur relève ultérieure par d’autres !

Les troupes ne se seraient pas trouvées dans un pareil état moral si elles avaient été mieux commandées. Réparties dans des bâtiments publics et dans les environs immédiats d’Alger, elles commirent dans les propriétés d’innombrables dégâts, quelquefois contre leur propre bien-être ; les hommes perçaient les tuyaux amenant l’eau aux fontaines, pour remplir leurs bidons ; ils brisaient les conduites d’aqueducs, pour faire boire leurs animaux ; ils coupaient les arbres des jardins ou démolissaient la charpente des maisons, pour alimenter leurs feux.

Ces abus eussent pu être empêchés par une surveillance plus active des officiers et des sous-officiers et par des sanctions plus sévères contre les responsables à tous les échelons.

Les généraux et les chefs de corps ne s’occupaient pas assez de leurs hommes et les laissaient trop souvent dans une oisiveté malsaine. Ils s’en désintéressèrent davantage encore lorsque la chute de Charles X vint réveiller chez eux des préoccupations politiques.

 

La nouvelle officielle de la Révolution de Juillet arriva le 11 août à Bourmont par une lettre du nouveau Ministre de la Guerre, qui était le général Gérard, son ancien chef direct à la veille de Waterloo, au moment où il avait déserté !

Bourmont réunit le lendemain et le surlendemain les généraux pour délibérer sur la conduite à tenir ; l’embarquement de 12.000 hommes pour Toulon, où se trouvait encore la division de réserve, fut envisagé. Mais Duperré, favorable au nouveau régime, n’entendait pas se prêter à l’exécution de pareil projet ; et sans lui, aucun mouvement n’était possible. Il adressa dès le 14 août un ordre du jour à la flotte pour lui faire connaître l’abdication de Charles X. Bourmont dut se résoudre le 16 août à publier un ordre du jour annonçant à l’armée les événements et ordonnant de substituer la cocarde et le pavillon tricolores à la cocarde et au pavillon blancs.

Les troupes accueillirent ces nouvelles plutôt avec satisfaction ; il y avait dans leurs rangs beaucoup d’anciens combattants de l’Empire, qui voyaient avec joie revenir les couleurs sous lesquelles ils avaient glorieusement combattu. Les soldats firent flotter un peu partout des petits drapeaux tricolores pour célébrer l’événement. Parmi les officiers généraux, un certain nombre estimèrent ne pouvoir servir le nouveau régime, comme des Cars, Bertier de Sauvigny et Clouet ; d’autres demandèrent leur rentrée en France pour raison de santé, comme Valazé, Denniée, Montlivault et Poret de Morvan.

Bourmont avait déjà décidé de regrouper l’armée, en rappelant les détachements de Bône et d’Oran, de manière à pouvoir faire face à tous événements ; il estimait d’ailleurs cette mesure nécessaire en raison des vides occasionnés dans les rangs par les pertes, les maladies et les départs.

Il décrivait le 21 août l’état physique et moral de l’armée d’Afrique au Ministre de la Guerre dans les termes suivants : « Depuis que les chaleurs sont vives et presque continues et surtout que le repos a succédé à une grande activité, un grand nombre des militaires de l’armée a été atteint de la diarrhée. Les officiers n’y ont pas plus échappé que les soldats. Cette maladie, en général, n’est pas dangereuse. Un régime sévère est un moyen de cure presque infaillible ; mais l’affaiblissement moral et physique qui résulte de cette affection produit presque toujours la nostalgie[67]. Cette disposition s’accroît encore en raison de la triste existence des officiers et de l’impossibilité de toute espèce de relation avec les habitants. Aussi depuis un mois, les demandes de rentrer en France sont-elles devenues extrêmement fréquentes. J’en ai accueilli quelques-unes, j’ai écarté les autres en laissant ceux qui les avaient faites espérer que bientôt l’organisation d’un corps d’occupation permettrait de diminuer le nombre des officiers. « Je suis convaincu qu’il est dans l’intérêt du Gouvernement de ne refuser que rarement l’autorisation de partir, et de faire remplacer ceux qui ont fait la campagne par d’autres qui arriveraient pleins de force et d’ardeur. Pour ceux-ci même, il serait nécessaire de créer quelques moyens de distraction comme des cabinets de lecture, des concerts, et même, s’il était possible, des représentations théâtrales[68]. »

Ces lignes montrent comment, dans le domaine de la discipline intérieure de l’armée comme dans celui de la politique indigène, le maréchal de Bour- mont discernait les meilleures solutions. Il eût peut-être hâté la pacification de l’Algérie s’il n’avait été arraché à l’accomplissement de sa tâche par les événements politiques. L’annonce de son remplacement par le général Clauzel ne pouvait pas l’inciter à s’occuper de ses troupes plus qu’il ne l’avait fait jusque-là. Il continua à remplir ses devoirs, mais dans des conditions qu’un officier de marine décrivait ainsi dans son journal, à la date du 30 août : « Le général Clauzel est attendu ici avec la plus grande impatience par l’armée de terre, et surtout par nous, pour qui son arrivée sera, à peu de jours près, celui du départ... L’armée a le plus grand besoin d’un chef. Il ne part pas un bâtiment qui ne soit encombré de malades, et surtout d’officiers qui abandonnent leur régiment ; le désarmement des forts va très lentement ; les travaux languissent ; les munitions, les approvisionnements se gaspillent plus qu’à l’ordinaire ; les soldats souffrent ; enfin tout se ressent de la mollesse des chefs et de la fausse position dans laquelle ils se trouvent[69]. »

Le maréchal de Bourmont quitta Alger le 3 septembre, le lendemain même de l’arrivée de son successeur. Comme il ne voulait pas se risquer en France, où son passé politique et militaire pouvait lui attirer de sérieux ennuis, il s’embarqua pour Mahon sur un petit bateau marchand, avec deux de ses fils ; le troisième était allé porter à Paris les drapeaux pris à l’ennemi, et le quatrième, Amédée, était mort des blessures reçues au cours de la marche sur Alger. Il s’éloigna, sans autres honneurs qu’une salve de 21 coups de canon, de la terre qu’il avait conquise à la France.

Il était peu regretté par l’armée. L’enseigne de vaisseau Kerviler exprimait assez bien le sentiment général lorsqu’il écrivait dans son journal à la date du 3 septembre : « Ce départ précipité et obscur d’un homme qui venait d’occuper les plus hauts grades de l’Etat, qui la veille commandait encore à 30.000 baïonnettes, qui avait perdu deux de ses fils dans la campagne, car M. de Trélan était au moins son fils adoptif, présentait un caractère d’infortune qui me fit d’autant plus d’impression et de peine que M. de Bourmont était regardé par tous ceux, même d’une opinion conforme à la sienne, qui ont pu le voir de près, comme un homme faible et sans énergie, coupable de la désorganisation de l’armée, mais incapable d’avoir fait le moindre tort à personne[70]. »

Trop d'officiers oubliaient, dans leurs appréciations, que Bourmont avait conduit l’armée d’Afrique avec prudence et sagesse à la conquête d’Alger, et avait pleinement réussi. Les troupes avaient réalisé cette conquête sans avoir été suffisamment préparées à une guerre très différente de la guerre européenne. Mais déjà dans leurs rangs, particulièrement dans le génie et dans l’artillerie, de jeunes officiers observaient et travaillaient ; déjà des gradés subalternes et des soldats tiraient de l’expérience des premières semaines de combats et de séjour des enseignements utiles. Ils allaient peu à peu former le noyau d’une nouvelle armée, mieux instruite et mieux équipée pour les luttes éventuelles à soutenir, et mieux adaptée à la tâche pacificatrice et civilisatrice de la France.

 

 

 



[1] Le commandant Boutin à Decrès, 4 novembre 1808. Archives Nationales.

[2] Reconnaissance de la ville et des forts d’Alger, Afrique, 3e trimestre 1808, par le chef de bataillon au corps impérial du génie, chevalier de la légion d’honneur Boutin ; manuscrit original de 39 pages. Publié par Gabriel Esquer, Paris, Champion, 1927 (Collection de documents inédits sur l’histoire de l’Algérie).

[3] Rapport au Roi sur Alger, Paris, 14 octobre 1827. Publié par le général Paul Azan, dans Revue Africaine, n° 340-341, Alger, 1929 (Tirage à part).

[4] Le volume le plus complet sur cette expédition est celui de Gabriel Esquer : La prise d'Alger, 1830. Paris, Larose, 1929. — Voir aussi : Général Paul Azan. L'expédition d'Alger, Paris, Plon, 1929.

[5] Rapports au Roi du 21 février 1830 (ampliations).

[6] Voir biographies de Bourmont et Duperré, par le général Paul Azan, dans Les grands soldats coloniaux, Paris, Jonquières, 1931, pages 73 à 99.

[7] Note du bureau de l’infanterie pour le bureau de la correspondance générale et du mouvement des troupes, Paris, 3 mars 1830 (original). — Note du directeur général Brahaut pour la correspondance générale, Paris, 3 mars 1830 (original).

[8] Notes pour le Ministre, signées F. Mazoïer, Paris, 5 mars 1830 (original), 8 mars 1830 (original), etc.

[9] Projet de mouvement des bataillons destinés à faire partie de l’armée d’expédition d’Afrique approuvé par le Ministre le 22 mars 1830.

[10] Note du colonel Blin, chef du bureau de la cavalerie au Ministère de la Guerre, du 23 mars 1830, pour Mazoïer, maître des requêtes, chargé de la correspondance générale et du mouvement des troupes.

[11] Le maréchal de camp de Valazé, commandant le génie à l’armée d’expédition d’Afrique, au capitaine du génie Duvivier, à Toulon, de Paris, 26 mars 1830 (original). — Lettres d’envoyeurs divers.

[12] Denniée au baron ***, du Lazaret de Marseille, 30 août 1830 (Dossier Denniée). Il a d’ailleurs répété dans son ouvrage, en des termes légèrement différents, le conseil qui lui avait été donné par l’amiral de Rigny : « Si vous faites jamais cette expédition, souvenez- vous que cette côte stérile n’offrira pas même de litière à vos chevaux, et que la mer, si capricieuse dans ces parages, submergera plus d’une fois vos embarcations ». (Précis historique et administratif de la campagne d‘Afrique, Paris, Delaunay, 1830, p. 4).

[13] Le lieutenant-général Desprez, chef d’état-major général, au lieutenant-général duc des Cars, commandant la 3e division, de Toulon, 24 avril 1830 (original).

[14] Aperçu historique, statistique et topographique sur l’Etat d’Alger à l’usage de l’Armée expéditionnaire d’Afrique, Paris, Ch. Picquet, 1830.

[15] Le lieutenant-général vicomte Castex, commandant la 5e division militaire, au Ministre de la Guerre, de Strasbourg, 28 mars 1830 (original).

[16] Le lieutenant-général vicomte Castex, commandant la 5e division militaire, au Ministre de la Guerre, de Strasbourg, 28 mars 1830 (original).

[17] Les Archives Historiques du Ministère de la Guerre fourmillent de lettres de ce genre, dont plusieurs fort curieuses.

[18] Le comte de Métivier de Vais au Dauphin, de Paris, 31 mars 1830 (original), etc.

[19] Le maréchal de camp commandant la 3e subdivision de la 12e division militaire au Ministre secrétaire d’État de la Guerre, de La Rochelle, 27 mars 1830 (original).

[20] Note du chef du bureau de l’Infanterie, du 26 mars 1830 (original). Cette pièce porte par erreur le sous-lieutenant de Mac-Mahon au 5e hussards, tandis qu’il était au 4e.

[21] Mémoires du maréchal de Mac-Mahon, Paris, Plon, 1932, p. 1 et 2.

[22] Note du chef du bureau de l’Infanterie, du 27 mars 1830 (original).

[23] Le lieutenant-général Desprez au lieutenant-général Berthezène, de Toulon, 18 mai 1830 (original).

[24] Le lieutenant-général Desprez au lieutenant-général Berthezène, à bord de La Provence, 19 mai 1830 (original).

[25] Situation militaire, administrative et financière de l’armée expéditionnaire d’Afrique, manuscrit de 150 pages in-folio (original).

[26] Dispositions... 16 février-9 avril 1830.

[27] Circulaire lithographiée, Marseille, 3 mai 1830.

[28] Ordre de l’armée d’Afrique intitulé : Précautions à prendre pour conserver la santé des troupes en Afrique, signé du lieutenant-général Desprez, au Q. G. à Toulon, 8 mai 1830 (imprimé).

[29] Instruction donnée au Q. G. de Toulon, le 12 mai 1830. Toulon, Imprimerie Duplessis Ollivault, 1830, 20 pages et tableaux, in-folio.

[30] Le lieutenant-général comte de Bourmont au lieutenant-général duc des Cars, commandant la 3e division de l’armée d’Afrique, de Toulon. 14 mai 1830 (original).

[31] Le lieutenant-général Desprez au lieutenant-général baron Berthezène, commandant la 1re division, à bord de La Provence, 20 mai 1830 (original).

[32] Journal du maréchal de Castellane, Paris, Plon, 1895, tome II, page 340.

[33] Le lieutenant-général Desprez au Ministre de la Guerre, de Toulon, 18 mai 1830 (original).

[34] Le lieutenant-général Desprez au Ministre de la Guerre, de Paris, 29 mars 1830 ; état des cantonnements joint. — Idem ; état du 31 mars 1830.

[35] Joseph Kerviler, Souvenirs d’un vieux capitaine de frégate, tome II, page 54.

[36] Le Moniteur universel, jeudi 20 mai 1830. Partie non officielle, page 555. (Extrait d’une correspondance envoyée de Toulon à un journal le 12 mai).

[37] Le Moniteur universel, jeudi 20 mai 1830, page 555.

[38] Le lieutenant-général comte de Partouneaux, commandant la 8e division militaire, au Ministre secrétaire d’Etat de la Guerre, de Toulon, 16 mai 1830 (original).

[39] Le lieutenant-général Desprez, chef d’état-major de l’armée d’expédition d’Afrique, au Ministre secrétaire d’Etat de la Guerre, de Toulon, 17 mai 1830 (original).

[40] Le lieutenant-général Desprez au Ministre secrétaire d’Etat de la Guerre, à bord de La Provence, 22 mai 1830. Cette lettre montre à quelles erreurs sont exposés les historiens qui utilisent la collection du Moniteur, au lieu de recourir aux documents originaux.

[41] J.-T. Merle, Anecdotes historiques et politiques pour servir à l'histoire de la conquête d'Alger en 1830, Paris, 1831, p. 43 à 51.

[42] Il publia à Vienne en 1837 des mémoires intéressants sur l’expédition.

[43] Note du 13 mai 1830.

[44] Le Préfet maritime de Toulon au Président du Conseil, de Toulon, 26 mai 1830 (original).

[45] J.-T. Merle, Anecdotes historiques et politiques pour servir à l'histoire de la conquête d'Alger en 1830. Paris, Dentu, 1831, p. 104-106.

[46] Le comte de Bourmont au Président du Conseil, du camp de Sidi-Ferruch, 22 juin 1830. Annales maritimes et coloniales, page 855.

[47] Le comte de Bourmont au Président du Conseil, du camp de Sidi-Ferruch, 22 juin 1830. Annales maritimes et coloniales, page 855.

[48] Le comte de Bourmont au Président du Conseil, du camp de Sidi-Khalef, 25 juin 1830. Annales maritimes et coloniales, p. 865.

[49] Le comte de Bourmont au Président du Conseil, du camp de Sidi-Khalef, 5 juillet 1830, 3 heures après-midi. Annales maritimes et coloniales, p. 881.

[50] Le même au même, du camp de Sidi-Ferruch. 22 juin 1830. Reproduit en fac-similé dans : Général Paul Azan, Conquête et Pacification de l'Algérie, page 15.

[51] Le comte de Bourmont au Président du Conseil, du camp devant Alger, 1er juillet 1830. Annales maritimes et coloniales, page 873.

[52] Le comte de Bourmont au Président du Conseil, de la Casauba, 5 juillet 1830, à 3 heures après-midi. Annales maritimes et coloniales, pages 883-884.

[53] Le comte de Bourmont au Président du Conseil, du camp de Sidi-Ferruch, 22 juin 1830. Annales maritimes et coloniales, page 856.

[54] L’intendant Denniée au baron ***, du Lazaret de Marseille, 30 août 1830 (dossier Denniée).

[55] Rapport du commandant en chef de l’armée navale, du vaisseau La Provence, baie de Sidi-Ferruch, 28 juin 1830. Annales maritimes et coloniales, p. 871.

[56] Convention entre le Général en chef de l’Armée française et Son Altesse le Dey d’Alger (copie conforme par le lieutenant général Desprez). Archives des Affaires Etrangères.

[57] L’intendant en chef baron Denniée, président de la Commission, au Ministre secrétaire d’Etat de la Guerre, d’Alger, 11 juillet 1830. Denniée, Précis, pages 150-152.

[58] Capitaine E. Pellissier, Annales algériennes, 1836, tome I, page 99.

[59] L’intendant en chef baron Denniée, président de la Commission, au Ministre secrétaire d’Etat de la Guerre, d’Alger, 11 juillet 1830. Denniée. Précis, page 153.

[60] Le comte de Bourmont au prince de Polignac, d’Alger, 2 août 1830.

[61] Le comte de Bourmont au prince de Polignac, d’Alger, 9 août 1830.

[62] Voir Gustave Gautherot, La conquête d’Alger, 1830, Payot, Paris, 1929, pages 190-195 : Les premiers zouaves.

[63] Voir Gustave Gautherot, La conquête d’Alger, 1830, ouvrage cité.

[64] Le comte de Bourmont au Ministre de la Guerre, d’Alger, 23 août 1830.

[65] Dossier du colonel Pierre-Achille Maumet, né le 1er décembre 1797, décédé le 22 août 1848.

[66] Rozet, Relation de la guerre d’Afrique pendant les années 1830 et 1831, tome I, Paris, Firmin-Didot, 1832, page 194.

[67] Cette appréciation est exactement confirmée par un rapport très intéressant du chirurgien en chef de l’armée d’Afrique, Mauricheau Beaupré, daté d’Alger, 2 septembre 1830 (copie).

[68] Le maréchal comte de Bourmont au Ministre de la Guerre, d’Alger, 21 août 1830 (original).

[69] Joseph Kerviler, Souvenirs d'un vieux capitaine de frégate, tome II, pages 123-124.

[70] Joseph Kerviler, Souvenirs d'un vieux capitaine de frégate, tome II, page 126.