Unité et centralisation. — La monarchie démocratique. — L'État, la raison d'État et le socialisme d'État. — Absence d'institutions, la cour. — Responsabilité de Richelieu et jugement de l'histoire.C'est que le nouveau système politique fut précisément le contraire de l'ancien. A l'unité succéda la centralisation ; à la liberté individuelle, au self-government, le Dieu-État, le socialisme d'État ; à l'aristocratie tempérée, la démocratie césarienne ; à la constitution existante, l'absence totale d'institutions. Nous opposons à dessein la centralisation à l'unité, parce
que ce sont deux états entièrement différents, on pourrait presque dire
incompatibles. Richelieu n'a nullement fondé l'unité française ; à son
arrivée au pouvoir, Il semblerait, à lire certains auteurs, que nous devons à Richelieu l'idée de nationalité ; rien n'est plus faux, elle lui est antérieure de plusieurs siècles. Mais unité nationale veut dire accord, harmonie, association ; union, c'est liaison étroite de plusieurs parties, ce n'est pas fusion de toutes les parties en une seule. Surtout unité n'est pas uniformité. Deux choses intimement liées ensemble peuvent être très-différentes l'une de l'autre. Ainsi les provinces de France ne se ressemblaient pas toutes exactement ; il y avait entre elles des analogies, mai : aussi des différences profondes pour le recouvrement de l'impôt, pour l'indépendance politique, pour l'administration générale, comme il' y en avait pour les mœurs, le langage, les costumes. Le Français de Languedoc était jugé par le droit romain, payait la taille réelle, nommait des députés aux états et parlait patois ; le Français de Normandie était jugé par la coutume, payait la taille personnelle et ne nommait pas de députés ; le Picard, le Champenois, le Breton, se distinguaient tous par des particularités politiques et sociales, mais tous étaient Français, compatriotes et ennemis de l'étranger. Ce sentiment leur était venu lentement, mais il leur était venu tout seul. Le temps, les intérêts communs, la juxtaposition naturelle les avaient unis, et non tel ou tel homme d'État ingénieux. On ne les aurait pas unis malgré eux, on n'en aurait eu ni le pouvoir ni le droit. Les mêmes historiens qui proscrivent l'unité religieuse au nom de la liberté de conscience sont les premiers à prôner l'unité politique, mais au nom de quel principe ? On n'a pas plus le droit d'unir politiquement les habitants d'une contrée, sils paraissent ne pas le désirer, qu'on n'a le droit de les unir religieusement. II n'est pas plus juste de leur imposer une même loi, que de leur imposer une même foi. Si l'unité française se fit, c'est que les régnicoles de chaque province s'y prêtèrent ; si elle fut légitime, c'est parce que ces provinces la souhaitaient. La volonté d'aucun Roi, d'aucun ministre, n'aurait pu prévaloir longtemps contre le mauvais vouloir des populations, si ces populations avaient été hostiles à la jonction projetée. Mais cette jonction était faite. En 1624, il y avait une armée française, des finances françaises, un clergé français. Pour le spirituel, le pays était partagé en diocèses ; pour le militaire, en gouvernements. Les généralités avaient un ressort financier ; les parlements, un ressort judiciaire. La province proprement dite était une division sans réalité ; cinq ou six seulement avaient conservé leur autonomie à des degrés divers, les autres n'existaient que sur le papier, et leurs délimitations, tracées seulement par l'usage, ne créaient, à vrai dire, aucune séparation entre les habitants. Mais cette unité parfaite des provinces entre elles
laissait à chacune sa vie propre, et une sorte d'indépendance dans les
affaires qui la regardaient exclusivement. Le Roi faisait les affaires
générales, les affaires de Pour tout faire, il fallait tout connaitre, et le Roi
n'ayant pas, comme Dieu, la vertu d'être partout et de voir tout à la fois,
on centralisa, on lui amena à Paris les affaires qu'il ne pouvait examiner
sur place, et pour veiller à ce que personne ne pût se soustraire à sa
paternelle sollicitude, on envoya de tous côtés dans le royaume des
fonctionnaires chargés non pas des intérêts des peuples vis-à-vis du Roi,
mais des intérêts du Roi vis-à-vis des peuples. Ce fut le bouleversement de
la machine politique, et il dure encore. Le pays devint comme un parc à
allées droites, uniformément percé, dont les avenues aboutirent à un point
donné qui fut Paris. L'uniformité fut nécessaire pour que le chef pût donner
d'un seul coup des ordres universels, dont l'exécution se trouva possible
partout en même temps : Tout est compassé avec une
admirable justesse, pas une pierre ne pousse hors de son alignement. Rien
n'offense les yeux délicats. Voici la première fois que la médisance sera
muette ; il n'y a plus de défauts à découvrir, il n'y a presque pas de
souhaits à faire[1]. Il n'y avait
qu'à exiger le port d'un uniforme pour tous les Français, et à régler
l'emploi de leur journée, afin de transformer le pays en une vaste caserne.
Mais on se tromperait si l'on croyait que cette uniformité fût parfaite.
Richelieu ne fait pas l'uniformité au profit des citoyens, il ne la fait
qu'au profit du Roi ; il ne cherche pas à rendre les Français aussi également
heureux que possible, il cherche seulement à les rendre également soumis. La
centralisation est toute politique, il s'agit de mettre le pays dans la main
du Roi. Ce régime n'est pas seulement l'exagération de l'unité, il en est la
destruction. Plus le pouvoir est centralisé, plus il parait fort, mais
plus il est faible en réalité, puisqu'il est à la merci d'un coup de main.
Les émeutes de Paris furent des révolutions. En supprimant des pouvoirs
locaux qui la gênaient, la royauté se priva du même coup de soutiens qui
pouvaient lui être utiles. La province lutta quelque temps et se rendit, elle
se dessécha et s'atrophia peu à peu. Notre patrie offrit, au point de vue
politique, ce triste spectacle d'une capitale remuante et d'une nation morte.
Cette nation fut traitée par son Roi en pays conquis. Richelieu lui appliqua
le régime prévu par notre Code civil pour les majeurs subitement frappés
d'imbécillité ; il agit comme si En même temps se fit une distinction étrange entre Paris,
mi s'exerçait la tutelle, et la province qui la subissait. Il y eut de la part
de la population parisienne un sentiment de moquerie, puis de mépris, pour la
population provinciale, inconnu dans les autres pays d'Europe[3]. Or, la province
n'était autre chose que Ce fut Richelieu qui inaugura cette immixtion du
gouvernement dans une foule de questions où il n'a que faire, et où il
n'apporte qu'une réglementation inutile, chicanière et par conséquent
odieuse. On le voit décréter le commerce, en le chargeant d'entraves qui le
rendent impossible, décréter le prix de la pièce d'or sans pouvoir être obéi,
décréter même la place du premier méridien. Il s'imagine que toute question
en ce monde peut se résoudre par un édit royal. Une immense quantité
d'attributions vint ainsi s'accumuler dans les mains du souverain, et
l'habitude s'établit de tout attendre, de tout craindre de lui, d'en tout
solliciter, d'en tout exiger. Le citoyen français fut tenu d'obtenir une
autorisation préalable avant de se mouvoir à droite ou à gauche. Chacun attendra les ordres du Roy, dit plus tard
Turgot, pour contribuer au bien public, pour
respecter les droits d'autrui, quelquefois même pour user des siens propres.
Burke, au même temps, attribuait la chute de l'ancienne monarchie française à son insatiable besoin de trop gouverner ; mais Cet appareil était nouveau en France au dix-septième siècle. Pour l'établir, Richelieu avait créé de toutes pièces un être mystérieux et terrible : l'État, dont il fut le ministre et l'interprète, qu'il fit parler à sa guise, et dont il inaugura le règne effrayant. Il y eut dès lors les droits de l'État, les maximes d'État, les prisons et les criminels d'État, et surtout les raisons d'État. De tout cela se forma une morale d'État, très-différente de la morale vulgaire, une morale à l'usage du gouvernement, que la justice réprouvait, et que le ministre pratiqua. Au cours des affaires ordinaires,
écrit-il, la justice requiert une clarté et une
évidence de preuves... Mais ce n'est pas de
même aux affaires d'État... car souvent les
conjectures doivent tenir lieu de preuves[4]. La perte des particuliers n'est pas comparable au salut
public. Il y a à toutes les raisons (contre la guerre)
une réponse générale : que la réputation
de l'État est préférable à toutes choses ; que sans elle tous les hommes
et tout l'or du monde ne nous serviraient de rien[5]. Beaucoup se sauveraient, dit-il encore, comme personnes privées, qui se damnent en effet comme
personnes publiques. Il y a également, selon Richelieu, des maximes
bonnes à sauver les États quand elles sont pratiquées par des personnes
publiques, et à faire pendre les personnes privées qui croiraient
devoir s'en servir. Il dit avec une pleine conviction que tout est légitime et honorable pour servir son prince ; aussi appelle-t-il un traître, un homme affectionné à son devoir, si la trahison est profitable à l'État. C'est le système de tous les tyrans : La fin justifie les moyens. C'est au nom de ce système, décoré du nom de raison d'État, que furent commis, que sont commis encore, des abus de pouvoir inouïs, des crimes atroces. La raison d'État, c'est la formule légale de l'absolutisme et de l'arbitraire. Mais qu'est-ce que l'État ? Louis XIV disait : C'est moi. Nous disons aujourd'hui : C'est nous, c'est tout le monde. Au fond, l'État est une entité, une pure abstraction qui n'a de réalité objective que lorsqu'elle s'incarne dans le gouvernement. Et le gouvernement, c'est une collection d'hommes qui ne sont pas, après tout, pétris d'un autre limon que le commun des mortels, qui sont dirigés par les mêmes passions, éclairés par les mêmes lumières, sujets aux mêmes erreurs, et qui subissent en outre la fascination, les entraînements irrésistibles du pouvoir. Pour quelques hommes éminents, l'État, c'est une personne morale, c'est la patrie organisée ; à ce titre, on lui impose des devoirs, on lui reconnaît des droits[6]. Pour nous, l'État n'est que la collection des individus. Ses droits et ses devoirs à ce titre sont seulement ceux qui intéressent la masse des citoyens, et qu'aucun citoyen ne peut exercer ou accomplir seul. Les sociétés politiques ont deux écueils à éviter : l'exagération du droit public, du droit de l'État ; l'exagération du droit particulier, du droit individuel. Exagérer le droit individuel, c'est renoncer à toutes les lois civiles et politiques, qui mettent des bornes à l'indépendance de chacun pour protéger le droit de tous ; c'est tomber dans la barbarie. Exagérer le droit de l'État, c'est tomber dans le socialisme, c'est annuler les droits individuels de paternité, de propriété, etc., ce qui est une autre sorte de barbarie. Mais toujours et partout le droit individuel est la base première d'une organisation politique. L'annihilation des droits individuels au profit de l'État donne des résultats divers, selon la conception que l'on se fait de l'État. Si l'État s'incarne dans un seul homme : le Roi, c'est le despotisme. S'il est représenté par la collection des citoyens, c'est le socialisme d'État, le jacobinisme. Mais le jacobin et le despote ne sont pas si éloignés qu'on le pense, l'un et l'autre sont des esprits absolus. Lèse-majesté comme l'entend Richelieu, incivisme comme le comprend Robespierre, reviennent au même. Il n'entre pas dans notre pensée d'assimiler ces deux hommes l'un à l'autre ; cependant leurs théories se ressemblent, leurs conceptions politiques se touchent. Pour Richelieu, l'État était un être idéal, distinct des individus qui composent la nation, et incarné dans le chef qui la régit. C'était une doctrine nouvelle en France que cette absorption monstrueuse de vingt millions d'hommes en un seul. Les meilleurs citoyens, les plus fidèles sujets, la repoussaient de toutes leurs forces, d'autant plus que les premiers ministres de leurs intérêts particuliers composaient des affaires d'État[7], et arrivaient à cette illusion facile de considérer les offenses faites à leurs personnes comme des attaques dirigées contre la monarchie. En devenant absolue, la monarchie nationale devint aussi démocratique, c'est-à-dire égalitaire. Les hommes, dit Montesquieu, sont tous égaux dans le gouvernement républicain ; ils sont égaux dans le gouvernement despotique. Dans le premier, c'est parce qu'ils sont tout ; dans le second, c'est parce qu'ils ne sont rien[8]. Dans le premier, ils gouvernent tous au même titre ; dans le second, ils obéissent tous au même degré. L'ancien système était également éloigné de ces deux gouvernements. Il n'en pouvait être autrement dans un pays passé progressivement et par étapes de la barbarie à la civilisation. A l'origine, la noblesse et le clergé existaient seuls et partageaient le pouvoir. Vint le tiers état, c'est-à-dire les légistes, juges, commis, marchands, officiers de toute sorte qui n'étaient ni d'épée, ni d'église, ni de charrue. Ils eurent aussi leurs droits, prirent rang, marquèrent leur place. Il suffisait d'admettre successivement à des droits nouveaux ceux qui en étaient dépourvus encore, pour arriver finalement à l'égalité de ces droits en matière civile, puis en matière politique. Mais il est deux manières de faire le nivellement social : l'une consiste à rendre libres ceux qui ne le sont pas, en donnant à ces derniers une somme de liberté égale à celle dont jouissent les plus favorisés ; l'autre consiste à faire des esclaves de ceux qui sont libres, à priver tous les citoyens sans exception de la portion, de la parcelle de droits qu'ils pouvaient posséder, afin que nul ne puisse être jaloux de la liberté d'un autre. C'est le nivellement dans la servitude, celui que Richelieu opéra, et que Louis XIV rendit définitif. Sous le règne de ce prince, un évêque, un duc et pair, un président de Parlement, n'ont pas plus de droits politiques que le dernier des paysans. Il peut se faire que dans un pays de seize millions d'âmes, la souveraineté soit exercée par six millions, par un million, par cent mille ou même par deux cents individus. Appeler à la collaboration politique un nombre chaque jour plus grand de citoyens eût été une réforme sage ; les y admettre tous d'un seul coup et sans préparation eût été une révolution funeste ; les en exclure tous injustement et avec violence fut une révolution plus funeste encore. Les institutions anciennes se trouvèrent par ce seul fait anéanties, et le Cardinal ne songea point à en créer de nouvelles. Pour soutenir les ordres de l'État, il a recours aux vertus du prince et de ses ministres, et il exige d'eux tant de choses, qu'en vérité il n'y a qu'un ange qui puisse avoir tant d'attention, tant de lumières, tant de fermeté, tant de connaissances, et on peut à peine se flatter que d'ici à la dissolution des monarchies, il puisse y avoir un prince et des ministres pareils[9]. Tout gouvernement absolu, en disant aux peuples : Je réponds de tout, se rend responsable de la prospérité intérieure comme de la gloire extérieure. Le bien et le mal lui sont également imputés. Quand le mal vient, le gouvernement chancelle. Les institutions ne sont faites que pour suppléer à l'insuffisance des hommes. Mais en politique comme en administration, Richelieu centralisait tout en lui-même, il voulait que tout dépendit de sa pensée et de son commandement. Cette observation, en étudiant ses papiers, se présente continuellement à l'esprit. Tout chez lui annonce l'empirique, l'homme d'expédient. L'idée de la règle, de la hiérarchie, de la séparation des pouvoirs lui échappe. Il emploie des évêques à faire la guerre, des marins à négocier, des diplomates à la marine, des militaires à l'administration des finances. Il se propose un but, et l'atteint coûte que coûte, mais il ne songe pas au lendemain, il ne fonde pas. On cherche en vain dans l'organisation intérieure une seule création qui renferme en elle-même un principe de durée, qui soit capable de garantir au pays quelque ordre et quelque sécurité. Lorsque l'on considère les troubles qui éclatèrent en
France peu de temps après sa mort, on est frappé surtout de l'impuissance de
ce gouvernement dès qu'il eut cessé d'en être l'âme[10]. Ce qui manquait essentiellement à On s'est habitué à considérer la régence de Marie de Médicis comme une époque de troubles inouïs ; mais en relisant l'histoire des siècles précédents, on voit qu'il en avait toujours été de même. Que le contrôle intéressé de seigneurs turbulents et de parlements frondeurs fût un contrepoids inefficace pour le pouvoir royal, d'accord ; mais en faisant cesser ce contrôle, il fallait en créer un autre. En réduisant à l'impuissance ceux qui n'usaient de leur autorité que pour le mal, il fallait augmenter l'autorité de ceux qui auraient eu la puissance de faire le bien. Un Roi tout-puissant était aussi dangereux pour le moins qu'un patriciat trop puissant[12]. Comme le dit Retz, il n'y a que Dieu qui puisse subsister par lui seul[13]. Richelieu a agi comme un homme qui, pour enlever l'ivraie, ferait labourer le champ au mois de mars et détruirait en même temps la récolte. L'imagination étonnée se partage sous son ministère entre un système d'oppression qui excite la terreur, et un reste d'organisation antique qui excite la pitié ; entre les lettres de cachet, les impôts arbitraires qui existent en fait, bien qu'ils n'existent pas en droit, et les états provinciaux, les remontrances qui existent encore en droit, bien qu'ils n'existent plus en fait. Quelque temps avant sa mort, Henri IV disait mélancoliquement au duc de Guise : Vous ne me connaissez pas maintenant, vous autres, mais je mourrai un de ces jours, et quand vous m'aurez perdu, vous connaitrez lors ce que je valais[14]... C'est en étudiant ce règne admirable de Henri IV que l'on saisit dans ses grandes lignes la révolution accomplie par son successeur. Henri IV voulait le progrès dans le sens des institutions
de Henri IV prit la nation telle qu'elle s'offrait à lui ; il lutta contre les empiétements sans jamais méconnaître les droits. J'aimerais mieux, écrivait-il à Sully, combattre le Roy d'Espagne en trois batailles rangées que tous ces gens de justice, de finance, d'écritoire et de ville. Il se pliait pourtant à cette pratique difficile mais nécessaire de la libre discussion. Ce que Henri IV aurait obtenu par persuasion, Richelieu l'exécuta par force. Son plan consista à prévenir, non les mécontentements, mais seulement les murmures, à tout affaiblir, afin de tout apaiser. Le caractère principal du système nouveau, disions-nous, fut l'absence d'institutions. Nous nous trompions, il y en eut une : la cour, si toutefois on peut donner le nom d'institution politique à cette affluence autour du souverain des premiers personnages du pays qui, durant cent cinquante ans, se disputeront une chambre dans ses communs, une place dans ses carrosses, un morceau de pain de sa table, et un lambeau de sa livrée. Qui en maison de prince entre, il devient Serf, quoiqu'il soit libre quand il y vient... disait un vieux proverbe du seizième siècle[15]. Une fois à Paris, la noblesse fut atteinte d'une affreuse maladie dont elle ne guérira pas, et que Tallemant nomme la lâcheté de la cour[16]. La bonne grâce, la disgrâce, obtenir l'une, éviter l'autre, telle devint l'occupation principale d'une notable partie de la nation. Pour parvenir, on fut tenu d'être courtisan. Gouvernements, commandements, évêchés, bénéfices, charges de cour, survivances, pensions, crédit, faveurs de toute espèce et de tout degré, pour soi et pour les siens ; tout ce qu'un État de vingt millions d'hommes peut offrir à l'ambition, à la vanité et à l'intérêt, se trouve rassemblé là comme en un réservoir[17]. Ce mal atteint sous Louis XIV sa période aiguë, mais déjà sous le règne de son père on en voit les signes précurseurs[18]. Je tiens, écrivait Richelieu, qu'il n'y a rien de plus dangereux que de faire état des bruits populaires en sa conduite... la force de la raison doit être le seul guide[19]. Il Par bruits populaires le Cardinal n'entendait autre chose que les manifestations de l'opinion publique. De raison il ne consultait que la sienne. En pareil cas il faut être infaillible, car les erreurs sont mortelles. C'est une méprise de croire que dans un État tout peut se faire par la force ; l'obéissance n'est que passagère, elle se rompra toujours sous le coup des malheurs publics et du désenchantement des esprits. Et quand un peuple habitué à l'obéissance secoue le joug, il renverse tout simplement son chef avec lequel il a perdu l'habitude de raisonner. Le mot de Flourens : On ne meurt pas, on se tue, qui semble paradoxal au physique, est vrai pour les classes sociales et pour les gouvernements. Mais par un jeu de la destinée, le principe morbide avant de causer la chute d'un État lui procure souvent tout d'abord un développement suprême, qui fait illusion au point qu'on croit n'être jamais si puissant qu'au moment où l'on va perdre toute puissance, comme la fleur qui n'est jamais si près de se flétrir que lorsqu'elle est le plus épanouie. Rome, par exemple, sous Tibère, Venise après la clôture de son Livre d'or, Napoléon après la paix de Wagram. De même la monarchie ne parut jamais plus forte qu'au moment où elle entrait sous Louis XIV en pleine décadence[20]. Tout sembla pendant quelque temps donner raison au Cardinal. Le Français, au grand étonnement des nations voisines, perdit le goût de l'indépendance[21] ; l'idée du service du Roi fut étendue jusqu'à l'oubli de tout autre principe[22]. Sanctionné par les années glorieuses du règne suivant, ce système passa pour le plus haut degré de perfection ; il y eut je ne sais quelle apparence de défection et de mauvais service de vouloir y toucher. Nul n'aurait osé disserter avec cette liberté de langage d'autrefois sur les commodités et incommodités des monarchies. Mais le silence des peuples n'est pas toujours une adhésion ; qui ne dit mot ne consent pas toujours, c'est là l'erreur des régimes absolus. Ils croient qu'il n'y a point de péril parce qu'il n'y a pas d'émeute ; mais si le désordre, au début du dix-huitième siècle, n'était pas dans les faits, il était entré bien profondément dans les esprits. Le monarque avait été si loin que, selon l'expression de Retz, on avait levé le voile qui doit toujours couvrir ce que l'on peut croire, du droit des peuples et de celui des Rois[23]. Les plus méchants citoyens de France, a dit Montesquieu, furent Richelieu et Louvois. Cette appréciation est certainement injuste, mais on est en droit de demander beaucoup à un ministre qui a joui de la pins grande autorité qu'un particulier ait jamais eue en France[24] Le grand cardinal qui faisait si vaillamment décapiter Montmorency, Marillac et de Thou, n'osa pas mettre la main à ces réformes administratives, depuis longtemps nécessaires. Il en aborda quelques-unes d'une main maladroite ou timide, et négligea le plus grand nombre. Pour nous, les gouvernements n'ont qu'un but : le bonheur, le bien-être des gouvernés. Ceux qui remplissent ce but sont bons, ceux qui ne le remplissent pas sont mauvais. Le bonheur réside dans la liberté des personnes, dans la justice des récompenses on des peines, dans la douceur des lois, dans l'amélioration du sort de chacun en particulier au point de vue social et politique, matériel et moral. Considéré à ce point de vue, le ministère dont nous nous occupons offre certainement un des plus tristes spectacles. Sur l'œuvre de Richelieu deux jugements bien différents ont été portés, deux écoles historiques sont en présence. L'une et l'autre ont des représentants éminents. Jusqu'à la fin du siècle dernier, ce ne fut chez les historiens qu'un concert d'éloges, sous lesquels demeurèrent étouffées les critiques de détracteurs isolés ; ceux-ci d'ailleurs, comme Boulainvilliers, animés de l'esprit de caste, semblaient en attaquant Richelieu défendre les privilèges surannés de la noblesse, ce qui les rendait avec raison suspects de partialité[25]. Depuis le commencement du dix-neuvième siècle on voit se dessiner nettement les deux théories opposées, l'une rationnelle et révolutionnaire, l'autre traditionnelle et libérale. L'une et l'autre comptent parmi leurs partisans les plus illustres écrivains[26]. Toutes deux reconnaissent que Richelieu, en établissant la monarchie absolue, a puissamment contribué à rendre nécessaire la révolution de 1789 ; mais l'école rationnelle lui en fait une Gloire, tandis que l'école traditionnelle lui en fait un crime. La première est si passionnée pour Augustin Thierry parle ainsi avec admiration de la monarchie
nouvelle : Ce régime ennemi de la liberté aussi bien
que du privilège, et dont la seconde moitié du dix-septième siècle nous
montre l'épanouissement splendide, la nation ne l'avait point subi, elle-même
l'avait voulu résolument et avec persévérance. Quelques reproches qu'on pût
lui faire au nom des droits naturels ou du droit historique, il n'était point
fondé ni sur la force ni sur la fraude, mais accepté par la conscience de
tous[27]. Tous les essais, toutes les tentatives, toutes les
conceptions de gouvernement libéral, d'amélioration, d'adoucissement du
despotisme, sont a priori déclarés
détestables par l'école rationnelle : Si, chose
impossible, dit encore Augustin Thierry à propos de Ce n'était pas là un rêve chimérique, puisque nos voisins d'Outre-Manche ont su le mettre en pratique. La révolution d'Angleterre, a-t-on dit, a commencé l'ère des gouvernements nouveaux. Non pas, mais elle a ramené son ancien gouvernement dans ses voies primitives, en le développant dans le sens des institutions libérales. C'est ce qu'il fallait faire en France. L'école historique dont nous parlons ne l'entend pas ainsi. A ses yeux fortement prévenus, tout est radicalement mauvais dans l'ancienne France, tout ce qui existait n'était bon qu'à s'en aller en poussière. Ce qu'elle veut, c'est l'abandon des libertés historiques, la recherche du droit purement rationnel. Oubliant que notre société moderne est en partie basée sur
la tradition, que le droit de propriété, par exemple, n'a pas d'autre
fondement, elle s'écrie : Ces prétendus droits que
nos pères défendaient contre l'absolutisme royal, n'avaient d'autre raison
d'être que leur antiquité. Elle ajoute : L'idée
d'un progrès pacifique et mesuré ne pouvait naître que dans une société
fondée sur la justice et sur la raison, dans la société telle que l'a faite
la révolution de 89... nous ne pensons pas
qu'on puisse faire un crime à En face des historiens qui veulent constituer sur notre vieux sol, avec ses vieux habitants, une nation toute neuve, d'après les principes de la raison pure, se placent les réformateurs sans parti pris qui estiment qu'on ne doit toucher aux constitutions qu'avec la lime, jamais avec la hache. Ceux-ci, dédaigneux de la fausse logique des esprits absolus, croient en même temps à la tradition et au progrès, et ne pactisent ni avec la démagogie socialiste, ni avec cette monarchie qui ne sait préserver les peuples du désordre et de la terreur qu'en les refoulant dans le silence et le néant[30]. Ceux-là se demandent s'il n'était pas possible de passer de l'inégalité sous la sanction de la coutume, à l'égalité devant la loi, sans créer un pouvoir sans bornes, sans contrôle, qui devait tomber et qui en effet est tombé violemment, mais dont la chute a fait tant de bruit, soulevé tant d'antagonismes, laissé tant de vides, que notre pays a déjà mis un siècle à s'en remettre, et qu'on ne peut savoir quand il se décidera à faire un choix définitif. |
[1] BALZAC, le Prince, p. 80.
[2] MOTTEVILLE, Mémoires, p. 71.
[3] Vers 1650, les femmes de la cour, et bientôt après les bourgeoises elles-mêmes, commencèrent à se railler des femmes de province. (FURETIÈRE, Roman bourgeois, t. I, p. 41.) Louis XIII écrit que Paris, ville capitale de son royaume, donne le mouvement à toutes les autres. (Lettres et papiers d'État, t. III, p. 660.)
[4] HANOTEAU, Maximes d'État et fragments politiques de Richelieu.
[5] RICHELIEU, Mémoires, t. I, p. 346.
[6] Discours de M. H. Martin dans la séance du Sénat du 22 novembre 1880.
[7] TALON, Mémoires, p. 171.
[8] Esprit des lois, p. 228 (édit. Didot).
[9] MONTESQUIEU, Esprit des lois, p. 218, édition Didot.
[10]
Voyez Lettres et papiers d'État (Préface), et
[11] GUIZOT, Histoire de la civilisation, p. 491.
[12]
C'est un extrême malheur, disait
[13] Mémoires, liv. I.
[14] BASSOMPIERRE, Mémoires, p. 71.
[15] HURAULT, Discours, p. 67 (1591).
[16] La monarchie se perd lorsque le prince appelle l'État à sa capitale, la capitale à sa cour, et la cour à sa seule personne. (MONTESQUIEU, Esprit des lois, p. 247.)
[17] TAINE, Ancien Régime, p. 57.
[18] Voyez TALLEMANT, t. VIII, p. 101. — MONTGLAT, p. 128. — TALLEMANT, t. VI, p. 113. — RICHELIEU, Mémoires, t. I, p. 350.
[19] Lettres et papiers d'État, t. IV, p. 461. (En 1633.)
[20] Ce qui jette à bas les royaumes placés sur les plus hauts sommets, c'est surtout que les puissants ne sont jamais rassasiés de puissance. (MACHIAVEL, l'Ane d'or.)
[21] Le Hollandais ne peut pas comprendre comment on peut supporter le gouvernement d'un seul si absolu, mais les particuliers sont bien plus heureux présentement (vers 1697) que l'on ne l'était auparavant. (SEGRAIS, Mémoires, p. 42.)
[22] BOULAINVILLIERS, Ancien Gouvernement, t. I, p. 181.
[23] Voyez Fénelon, Saint-Simon, l'avocat Barbier, les projets du duc de Bourgogne, etc.
[24] S'il eût voulu, dans la puissance qu'il avait de faire le bien, sa mémoire mit été bénie à jamais... (TALLEMANT, t. II, p. 229.) Premier ministre, généralissime, surintendant du commerce, chef du conseil, il concentrait entre ses mains tous les pouvoirs. Le Roi, dit d'Épernon, ne s'était réservé que la vertu de guérir les écrouelles.
[25] Nous en disons autant du comte de Montlosier, qui, bien qu'écrivant sous Louis XVIII, appartenait par ses idées à l'ancien régime.
[26]
Les Origines de
[27] Essai sur l'histoire du tiers état, p. 202.
[28] Essai sur l'histoire du tiers état, p. 102. — Il dit des projets du duc de Bourgogne qu'enlevant à la royauté son caractère moderne, ils en faisaient non plus limage vivante, la personnification active de l'État, mais un privilège inerte, servant de couronnement à une hiérarchie de privilèges... (Ibid., p. 231.) A la place du mot privilège, qui n'est pas exact, mettez le mot droit, et vous aurez la définition de la monarchie constitutionnelle. Ces projets du duc de Bourgogne faisaient gouverner le pays par un ensemble d'états provinciaux librement élus.
[29] CAILLET, Histoire de l'administration du cardinal de Richelieu, t. II, p. 431.
[30] MONTALEMBERT, Avenir politique de l'Angleterre, p. 3.