Une constitution est, selon nous, l'ensemble des lois et
des usages qui règlent les droits respectifs des pouvoirs publics entre eux
et vis-à-vis des citoyens. C'est à dessein que nous comprenons les usages
dans les éléments d'une constitution. L'usage, dans la France contemporaine où
les lois écrites ne manquent pas, a cependant encore une grande valeur. En
administration on l'appelle un précédent,
en droit on le nomme jurisprudence, et
dans la France
ancienne l'usage n'est autre que la coutume,
la tradition. Son rôle y est bien plus important qu'aujourd'hui, puisque tout
repose sur lui, puisque la forme même du gouvernement, la Monarchie traditionnelle, n'est qu'un usage.
Dans ces conditions, un usage est vraiment légal, et les
traditions deviennent des lois, par le consentement mutuel des gouvernants et
des gouvernés. Si nous avons opposé la monarchie
traditionnelle à la monarchie absolue,
c'est que la première nous semble avoir respecté ces usages qui forment sa
constitution, tandis que la seconde les a foulés aux pieds, et a substitué de
sa propre autorité, à l'ancien système, un système nouveau. Ce qui subsistait
par consentement mutuel a été détruit
par la volonté d'une seule des parties, en attendant que l'autre détruise à
son tour ce que l'on a fait sans elle.
De ce coup, la constitution fut anéantie, parce qu'une
tradition ne subsiste qu'autant qu'on la respecte, et qu'elle tombe dès que
l'on s'en écarte. Si donc la monarchie
traditionnelle eut une constitution, la monarchie absolue n'en eut pas. Le despotisme comme
l'anarchie suppose, d'ailleurs, l'absence de constitution ; c'est pourquoi le
despotisme est une forme de l'anarchie. Dans la monarchie traditionnelle, le
Roi est une puissance immense dans l'État ; dans la monarchie absolue, le Roi
est à lui seul l'État. Il n'est plus une partie, la plus grande partie d'un
tout, il est le tout. La
Constitution, c'est lui-même, c'est-à-dire qu'il n'y en a plus.
A l'avènement de Richelieu, le Roi exerce en France le
pouvoir exécutif et le pouvoir législatif. Mais comme la t monarchie n'est
pas plus le gouvernement d'un seul, que la république n'est celui de tous, il
est entouré d'un certain nombre de collaborateurs plus ou moins imposés. De
plus, ses pouvoirs ne sont pas illimités, et ne peuvent s'exercer que dans
des conditions prévues à l'avance. Nous chercherons, pour être clair, à
établir la division de l'exécutif et du législatif, bien qu'elle n'existe pas
à cette époque, le même individu, le même corps étant souvent à la fois
législateur, administrateur et juge. Le mélange est malheureusement trop
complet pour que nous puissions obtenir une distinction aussi nette qu'il
serait désirable.
CHAPITRE PREMIER. — LE ROI ET LA PERSONNE ROYALE.
Les prédécesseurs de Louis XIII. — Formation du pouvoir royal. — Le
sacre, les pairs. — La monarchie française est représentative.
Il y a trois systèmes de gouvernements monarchiques : la
monarchie absolue, où le Roi gouverne seul et sans contrôle d'aucune sorte de
ses sujets ; la monarchie tempérée ou représentative, où le Roi gouverne avec
le concours plus ou moins actif de ses sujets, de concert avec eux, mais où, en cas de désaccord entre le Roi et le peuple, le Roi
l'emporte ; la monarchie constitutionnelle, où le Roi gouverne
comme précédemment, mais où la constitution émane de la nation, et où le
souverain pouvoir réside en elle. En cas de désaccord, dans ce troisième
système, c'est la nation qui l'emporte.
La monarchie constitutionnelle était inconnue au
dix-septième siècle. Les publicistes et les hommes d'État ne paraissent même
pas en avoir eu la notion jusqu'à nos jours. Bodin ; Seyssel, du Haillan, La Boétie, au
seizième siècle, ne la soupçonnent pas. Montesquieu et les encyclopédistes,
au dix-huitième, ne lui consacrent aucune place dans leurs études sur le
gouvernement. Mais s'ils n'ont pas conçu cette théorie heureuse, qui tient le
milieu entre la république et la monarchie ; si, pour eux, un roi qui règne
et ne gouverne pas n'est plus un roi, pour eux aussi, et pour eux tous, un
roi qui règne et qui gouverne selon son bon plaisir est un tyran.
Telle était en France, au commencement du dix-septième
siècle, l'opinion de presque tous les hommes éclairés et indépendants ;
opinion fondée d'ailleurs sur l'histoire. La monarchie française, en effet,
depuis son origine jusqu'à cette époque, possédait des institutions
anciennes, issues comme elle du moyen âge, et qui n'avaient d'autre objet que
de modérer, de borner le pouvoir des rois, et de garantir le droit des
peuples, tant bien que mal. Ce sont là les caractères du régime
représentatif.
Celui-ci était l'essence merle de la France, aussi bien que de
l'Allemagne et de l'Angleterre. Quelle qu'en fût l'origine, on peut dire
qu'il faisait partie de nos mœurs, de notre tempérament politique. Les Anglais, dit Montesquieu, ont tiré des Germains
l'idée de leur gouvernement. Ce beau système a été trouvé dans les bois[1].
Il ne s'agit pas pour nous, du reste, de savoir si Clovis
était absolu, si Dagobert était modéré, et jusqu'où allait le pouvoir de
Charlemagne, mais ce que la dynastie féodale, dont Hugues Capet est l'auteur,
était, devait, pouvait.
Peu importe que les Francs aient été ou non amis des
Romains ou leurs ennemis[2], que les Gaulois
aient eu avec les Romains ou les Francs tels ou tels rapports. Il suffit de
remonter à l’an 1000, où il n'y a plus ni Francs, ni Gaulois, ni Romains,
mais seulement des Français, où le mélange est déjà opéré entre les races
diverses. Pour connaitre un droit traditionnel, il faut en savoir l'histoire,
qui, seule, en explique l'usage. Ici, comme en plusieurs autres chapitres de
ces études monarchiques, nous devrons recueillir le témoignage du passé.
Sous les deux premières races, des chefs particuliers
ayant acquis une grande importance, des rois inutiles se trouvèrent auprès
d'eux et n'en furent pas moins respectés. L'État marcha ainsi quelque temps
avec une tête double ; à la fin, celle de ces têtes qui avait la véritable
vie fit sécher et tomber l'autre. C'est ainsi qu'ont fini les deux premières
dynasties. Quand Pépin fut couronné Roi, le titre de Roi fut uni au plus
grand office ; quand Hugues Capet fut couronné, le titre de Roi fut uni au
plus grand fief.
Tous deux furent des usurpateurs, c'est là un point
incontestable[3] ; mais dans les dernières
années de la dynastie carolienne[4], le trône est
beaucoup moins recherché qu'on ne pourrait le croire, ce qui explique la
facilité avec laquelle Hugues Capet put s'en emparer. On s'était divisé quarante
ans avant lui entre deux princes, Hugues le Grand, fils du roi Robert, et
Louis, fils de Charles le Simple. Ils refusèrent tous les deux, considérant
l'autorité royale comme un danger pour eux-mêmes. En effet, sans prestige,
sans revenu, le titre de Roi était tout au plus une dignité honorifique,
comme celle d'Empereur.
Il y a au début analogie frappante entre les deux
situations. Cette lutte contre les grands que les Rois soutinrent en France,
les Empereurs la soutinrent en Allemagne, mais t avec des fortunes bien
diverses. Où les Empereurs eurent le dessous, les Rois eurent le dessus. Dans
le principe, les pairs étaient chez nous les électeurs de France, comme au
delà du Rhin, les électeurs étaient les pairs d'Allemagne ; mais partis du
même point, ils n'arrivèrent pas au même but. Au dix-septième siècle,
l'Empereur jure toujours à l'archevêque de Cologne de garder les lois de
l'Empire, la bulle d'Or, établir justice, obéir au Pape, conserver la foi
catholique, défendre veuves, orphelins et pauvres. Au sacre de Reims, des
pairs fictifs paraissent encore, avec l'habit royal et la couronne en tête,
et font une fonction quasi souveraine, égale à celle des électeurs ; mais
cette pompe et cette représentation sont en France imaginaires ; véritables
rois de théâtre, une fois la pièce jouée, ils redeviennent simples sujets en
rentrant chez eux.
Sous Hugues Capet, le sacre, qui dans les cérémonies et
les prières s'appelle une élection[5], a toute sa
valeur. La couronne, soutenue sur sa tête par les douze pairs du royaume, lui
est vraiment conférée par eux. De plus, selon la coutume ancienne, les
évêques de Laon et de Beauvais, soulevant le Roi de sa chaise, demandent au
peuple présent s’il l'accepte pour Roi, et ayant reçu le consentement de
toute l'assistance, l'archevêque de Reims reçoit son serment[6]. Ce serment, ces
conditions de la royauté imposées au Roi, qu'il jure entre les mains des
pairs, c'est le premier contrat monarchique ; car la monarchie repose à
l'origine sur un contrat, et point sur autre chose. Ce contrat est la loi
même de la monarchie.
Et ce qui distingue les rapports de Roi à sujet des
rapports de seigneur à vassal, c'est que le Roi était le seul seigneur en
France qui, à son avènement, fit un serment à ses vassaux. Aucun autre ne
faisait serment à son vassal ; il recevait de lui foi et hommage, sans rien
promettre. Cependant les obligations étaient mutuelles entre le seigneur et
le vassal. Si le seigneur ne faisait pas de serment au vassal, tandis que le
Roi, premier seigneur, faisait à son sacre serment aux pairs, c'est que le
Roi reconnaissait tenir d'eux le royaume, tandis que le seigneur ordinaire ne
tenait rien de son vassal[7].
Les souverains étaient donc électifs, et de peur que le choix
des barons ne se portât sur une personne étrangère à sa famille, Hugues Capet
convoqua une assemblée de grands de l'État dans laquelle Robert, son fils,
fut associé à la couronne. Robert en usa de même envers Henri, Henri envers
Philippe (l'histoire nous raconte en quels
termes)[8].
Philippe demanda de même le consentement des barons pour
Louis le Gros, Louis le Gros pour Louis le Jeune, Louis le Jeune pour
Philippe-Auguste. Il est vrai que ce dernier ne le demanda pas pour son
successeur. C'est que les grands fiefs qui étaient héréditaires étant venus
successivement se réunir à la couronne, un Roi qui n'était qu'électif se vit
tout à coup seigneur héréditaire de tous les fiefs de son royaume. Le Roi
électif de France étant ainsi devenu seigneur héréditaire de toute la France, le droit
d'élection n'a pu se conserver[9]. La royauté, qui
était élective, et la seigneurie universelle, qui était héréditaire, se
cumulant sur une même tête, l'une ne pouvait manquer de prendre le caractère
et les droits de l'autre.
Pendant quatre siècles,
dit Montlosier, on dirait qu'une suite de manœuvres
habiles ait eu pour objet de bouleverser l'État de fond en comble[10]. La politique des Rois capétiens consista à mettre en
bataille rangée les institutions anciennes et les institutions nouvelles, et
à se présenter ensuite pour recueillir les fruits de la victoire. Cependant,
comme ces institutions anciennes étaient fortes, et que pour les combattre on
avait été obligé de donner une grande force aux institutions nouvelles,
lorsque les premières se trouvèrent affaiblies, on songea à affaiblir les
secondes.
Pour balancer la souveraineté des seigneuries, on avait
été obligé d'instituer beaucoup d'autres souverainetés : des municipalités
souveraines, des bailliages souverains, la souveraine cour de Parlement, et
une université souveraine, au milieu d'une noblesse continuellement
turbulente, tout cela composait une assez belle anarchie. On arriva à mettre
les municipalités, aussi bien que les seigneuries, sous la dépendance des
bailliages, et les bailliages sous celle des parlements, et ainsi commença à
se former une sorte d'ordre et de hiérarchie.
En même temps, quand un droit était controversé, sujet à
dispute, quand sur une matière il n'y avait pas de règle écrite, et
généralement quand une question était douteuse, le Roi la préjugeait en principe
en sa faveur, et il fallait produire des titres contraires aux prétentions du
Roi pour qu'il les abandonnât. Il agit ainsi avec la noblesse en matière de
domaine et de justice, avec le clergé pour le droit de régale. Il inventa des
maximes et un droit spécial à son profit. On déclara, par exemple, qu'on ne
prescrivait point contre le Roi, selon le vieux proverbe : Celui qui a mangé de l'oie du Roi, cent ans après en doit
rendre la plume ![11]
Par ces moyens, le Roi était parvenu à détruire les
pouvoirs rivaux du sien et à concentrer dans ses mains une puissance immense.
Cette puissance était généralement admise par l'opinion, mais avec certaines
réserves. Le célèbre Bodin, que l'on appellerait aujourd'hui un conservateur
libéral, lisant dans Aristote que le Roi commande au
désir de ses sujets, qu'il devient tyran pour peu qu'il commande contre le
vouloir de ses sujets, s'indigne et dit : Dans
ce cas, loin de donner loi, les Rois devraient alors la recevoir... pour le trancher court, le Roi ne serait qu'un simple
magistrat[12]. Mais il ajoute
aussitôt : La monarchie royale ou légitime est celle
où les sujets obéissent aux lois du monarque, et le monarque aux lois de
nature, demeurant la liberté naturelle et propriété des biens aux sujets[13]. Il n'explique
pas ce qu'il entend par loi naturelle, mais il dit dans sa préface : La loi sacrée de nature veut que les, sceptres soient
arrachés des mains des méchants, pour
être baillés aux bons et vertueux princes. C'est le droit de la nation
à reprendre à son chef le pouvoir qu'elle lui a donné. Ailleurs il s'exprime
ainsi : Ne suffit pas de dire que l'État royal
est plus excellent, si on ne montre aussi qu'il doit être tempéré par le
gouvernement aristocratique et populaire... ainsi le gouvernement sera composé et tempéré[14].
D'autres allaient plus loin. D'après Hotman, dans sa Franco-Gallia,
publiée à peu près à la même époque, 1574, le
pouvoir de régir et d'administrer ne résidait pas dans tel ou tel homme,
décoré du titre de Roi, mais dans l'assemblée de tous les ordres de la
nation, où était le vrai et propre siée de la majesté royale. De ce
livre, les idées de souveraineté nationale et de gouvernement par assemblée,
auquel il donne les épithètes de saint
et de sacré, passèrent dans l'opinion
des amis de la liberté, et ces traditions, quoi qu'en ait dit Augustin
Thierry, furent parfaitement celles de la Ligue, de la première Fronde, de tout ce que la France compta d'hommes
libéraux pendant deux siècles. Il est vrai cependant, comme le remarque
Thierry[15], qu'Hotman fait
une démonstration factice et vicieuse, quand, rapprochant les états généraux
des parlements de barons, des assemblées politico-ecclésiastiques de la
seconde race, des plaids et des champs de mai de la première, il arrive à
conclure que de tout temps en France, la souveraineté fut exercée par un
grand conseil national.
Il n'en est rien ; Hotman se trompe, parce qu'il conclut
trop absolument ; mais n'est-on pas en droit de dire tout au moins que jamais
le pouvoir des rois n'avait été absolu et sans contrôle
[16]? Vraie ou
fausse, du reste, sa doctrine avait trouvé des adeptes ; vingt ans plus tard,
un prédicateur de la Ligue
s'écriait[17] : Les assemblées des États possèdent le pouvoir public et la
majesté suprême, la souveraineté inaliénable ; le prince procède du peuple,
non par nécessité et par violence, mais par élection libre. C'étaient
là, si l'on veut, des opinions avancées, des clameurs sans écho ; il faut
néanmoins en tenir compte, puisqu'elles se produisirent.
D'ailleurs, si le gouvernement général
du pays échappait à la nation, si même elle ne se souciait pas d'y mettre la
main, le gouvernement particulier des
provinces et des villes lui appartenait en entier, et elle y tenait. On était
à cet égard dans l'ancienne France très-parlementaire
au sens moderne de ce mot. L'indépendance des pays d'états et des villes
était extrême. Certaines cités avaient en quelque sorte à la fois deux
conseils municipaux : des échevins et des conseillers de ville, fonctionnant
séparément et se contrôlant les uns les autres. Toutes les charges étaient
électives, même celles des sergents de ville, qui dans plusieurs endroits,
jusqu'à Louis XIII, furent nommés par les habitants à la pluralité des voix[18]. Qui donc
aujourd'hui oserait aller jusque-là ?
Les étrangers mêmes reconnaissaient la modération du
pouvoir royal. Le royaume de France, dit
Machiavel, est heureux et tranquille, parce que le
Roi est soumis à une infinité de lois qui font la sûreté des peuples. Il
dispose des armes et des trésors, mais pour le reste, il est soumis à
l'empire des lois[19]. Il est vrai
qu'au moment où Machiavel parlait ainsi, Louis XII régnait en France, et
qu'un État se ressent toujours de l'esprit de son chef. Mais Seyssel écrivait
sous François Ier, à propos de la constitution française, que l'autorité et puissance du Roi est réglée et refrénée
en France par trois freins : la religion, la justice et la police[20]. Il les
considérait comme la chose principale pour la
conservation et augmentation d'icelle monarchie ; le chef et les membres sont
réglés par si bon ordre qu'à grand'peine peuvent venir à grande dissension et
dissonance ; aussi est-il nécessaire d'entretenir ces trois freins, par
lesquels la puissance absolue est réglée.
Il y avait ainsi en France des lois souveraines qui
primaient le pouvoir du Roi, et d'après lesquelles il devait se diriger dans
sa vie politique ; dans sa vie privée, le prince redevenait simple citoyen devant
ses propres tribunaux : Les Rois, dit
Seyssel, ont toujours été sujets au parlement quant
à la justice distributive ; entre les parties privées, leur autorité ne peut
préjudicier au droit d'autrui[21].
En matière d'impôts, le droit royal était aussi
singulièrement restreint. Les conditions de l'organisation féodale ayant été
déterminées pour tous, nobles ou non-nobles, d'une manière définitive, il
n'était au pouvoir de personne de modifier à son profit les conditions de
cette organisation. Aussi les Rois usèrent-ils d'une prudente circonspection,
et leurs usurpations à ce sujet ne se produisirent pas tout d'abord. Le
prince qui ne percevait pas encore un seul impôt royal proprement dit, trois
siècles après la constitution de la monarchie, ne perçut les premiers que
d'accord avec les contribuables. Les états généraux non-seulement discutaient
l'importance de l'aide, mais encore en déterminaient la forme, directe ou
indirecte, tailles, fouages ou taxe sur les marchandises[22]. En 1338 et 1339, avant Pâques, il fut arrêté et conclu
par-devant les trois états de France, présent le Roi Philippe VI de Valois,
que l'on ne pourrait imposer ni lever taille en France sur le peuple, si
urgente nécessité ne le requérait de l'octroi des gens des trois états[23]. L'ordonnance de
1356 reconnaît que le pouvoir des états est la loi
fondamentale, à l'égard des impositions, de sorte que le Roi n'en pouvait
faire aucune de sa seule autorité, et que dans les besoins les plus
pressants, il était obligé de requérir le consentement des trois ordres,
parce que deux d'entre eux ne pouvaient jamais engager le troisième[24].
Ce principe que les impôts ne sont légitimes qu'en vertu
du consentement du peuple qui les paye fut violé plus d'une fois jusqu'à
Louis XIII, mais il n'avait pas cessé d'être reconnu jusqu'à cette époque[25]. Telle était la
doctrine de l'ancienne France. On sait ce qu'elle devint plus tard, mais
personne alors n'aurait pu prévoir le taillable et
corvéable à merci de Louis XIV.
II
Possession du royaume par le Roi. — Triple qualité de souverain, suzerain
et propriétaire.
Il faut distinguer dans la personne royale la triple
qualité de souverain, de suzerain et de propriétaire. A l'origine, le souverain
n'a de sujets que les serfs de son propre domaine, du domaine qu'il possède
par lui-même, qui n'est pas donné à fief, et dont il perçoit les redevances.
Les serfs du moindre seigneur sont les sujets de ce seigneur, ce ne sont pas
les sujets du Roi. Les sujets même que le Roi possède, il ne les possède pas
comme Roi, mais comme seigneur immédiat d'un domaine. Ainsi le souverain
pourrait se trouver, s'il donnait à fief la totalité de ses biens personnels,
entièrement dépourvu de sujets. La souveraineté n'était qu'une primatie sur
les autres ducs et les autres comtes.
A côté de ces dix ou douze grands vassaux, au-dessus
desquels la souveraineté l'élevait, le Roi en avait d'autres, ses vassaux
personnels, sur lesquels il exerçait un empire effectif. Ceux-ci tenaient
leurs fiefs de lui ou de ses aïeux ; ils lui avaient l'obligation de leurs terres, et différaient par
là essentiellement des premiers qui ne lui devaient rien.
Devenu seigneur féodal de la France, comme nous l'avons
dit plus haut, le Roi confondit dans son administration les nouveaux grands
fiefs qui lui échurent et les anciens qu'il possédait déjà[26]. Peu à peu
l'usage de ce double droit royal et féodal amena le Roi à penser que la France était son bien, sa
chose, dont il pouvait user et abuser, comme ses prédécesseurs auraient à
peine pu le faire de l'Ile-de-France et de l'Orléanais ; il traita ses sujets
français comme ses pères eussent traité leurs serfs de la chrétienté de Paris
; il crut avoir la même autorité sur tous, quels qu'ils fussent.
Non content d'être comme le général des premiers Francs,
comme le Roi carolien, comme le prince élu des temps féodaux, un magistrat
éminent en dignité, un chef civil et militaire, un suzerain universel, le Roi
finit par s'imaginer qu'il était le propriétaire
de la France
; ce que les barons de saint Louis n'eussent pas admis un seul instant. Puis,
après s'être ainsi attribué le sol, il s'attribua les habitants d'une manière
douce et engageante ; il se prit pour le père de ses sujets, comprenant la
paternité selon le droit romain, et finit par croire de bonne foi qu'il avait
sur eux les droits qu'un père avait sur ses enfants, au temps de Justinien.
Ces théories, qui entraînaient de graves conséquences, ne
s'établirent pas aisément, et les bons esprits sentirent vite tout le danger
qu'il y avait à laisser le Roi maitre de disposer de tout ou partie du
royaume. La loi de succession au trône l'empêchait de le léguer par
testament, comme on en vit ailleurs plus d'un exemple[27].
Mais on pouvait redouter les donations que ferait un
prince de son vivant ; aussi l'inaliénabilité du territoire français
était-elle réclamée par les progressistes, par les hommes politiques du
temps. Les édits publics dans ce sens étaient reçus avec faveur par
l'opinion, et enregistrés avec joie par le Parlement[28].
On distinguait le domaine de la couronne, que l'on
appelait le domaine public, dont le prince n'était qu'usager[29], du patrimoine
privé, qui lui appartenait en propre. Ce dernier mime, s'il avait été administré
dix ans de suite par des officiers royaux, devenait, ipso facto, propriété de
l'État.
C'est pourquoi les Rois ne se pressaient pas de réunir
leurs fiefs personnels, quand ils en avaient, au domaine de la couronne.
Henri IV laissa à la Navarre
son autonomie, et nous voyons en 1623 les habitants de ce pays demander et
obtenir des lettres de naturalisé pour jouir de la qualité de Français, comme
eussent pu faire des Anglais ou des Espagnols[30].
La législation par laquelle un prince avait tant de peine à
conserver sur le trône ses domaines privés, sans les réunir au domaine
public, et à les en distraire, une fois qu'ils y étaient réunis, indique
l'esprit de cette monarchie, où l'on pensait que c'était le Roi qui
appartenait à la France,
tandis que plus tard on dira que c'est la France qui est au Roi.
III
Situation du Coi dans l'État. — Son rite immense, ses prérogatives.
—Hérédité et succession. — Régence et minorité. — La Reine et les parents du
Roi.
A mesure que le pouvoir du prince s'était consolidé, sa
situation dans l'État avait grandi, et tandis que ses devoirs et ses
obligations s'étaient multipliés, la difficulté de les remplir avait
proportionnellement augmenté pour lui. Son rôle personnel était immense, sa
fonction gigantesque. Avec le ; grandes affaires que l'importance de son
royaume au début du dix-septième siècle lui imposait, il avait gardé les
petites, qui alimentaient les loisirs de ses prédécesseurs au moyen âge. La
nomenclature des unes et des autres serait fastidieuse, et les empiètements
journaliers de son administration tendaient sans cesse à accroître leur
nombre. Il en résultait une responsabilité accablante pour le monarque,
chaque jour plus incapable d'en supporter le poids avec un personnel de
gouvernement fort restreint. Il est toujours périlleux pour un homme de n'avoir
personne au-dessus de soi[31], surtout
lorsqu'il commande à un peuple qui tient à le voir agir par lui-même[32].
Ceux qui acceptaient d'avoir un maitre voulaient au moins
n'en avoir qu'un. Non-seulement tout devait se faire au nom du Roi, mais il
devait paraître faire tout en personne. Les ministres n'ayant pas d'autorité
propre, et personne n'en ayant en France que le Roi, il en résultait qu'il
n'en avait plus réellement aucune, faute de pouvoir l'exercer efficacement[33].
C'eût été peu de chose encore, si le Roi avait eu
connaissance des principales affaires, mais elles lui échappaient aisément.
On le faisait parler comme on le faisait signer. Ah
! France, s'écrie Rapine, tu fais parler ton
Roi lorsqu'il y songe le moins ; tout se fait par l'autorité de son nom, bien
qu'il soit autant ou plus ignorant de ce qui se fait, que celuy qui n'en ouït
jamais parler[34].
Avec cela, entouré d'une foule immense de courtisans et de
domestiques qui ne l'entretenaient pas de ses affaires, mais des leurs. La
chambre, le cabinet du Roi étaient fréquentés, comme une place publique, par
le peuple choisi qui y avait accès[35]. Cet
encombrement, c'était la gloire du monarque. Au
baisemain du Roy d'Espagne et de l'Infante, dit Fontenay-Mareuil, il paraissait si peu de gens, que nous, qui estions
accoutumés à ces confusions de France dans les moindres cérémonies,
nous en trouvions surpris, cela ne répondant pas, ce nous semblait, à la
grandeur d'un tel Roy[36].
La plus grande liberté régnait au Louvre, sauf pour le
principal habitant, que l'on y gardait à vue. En toute chose, l'homme qui, de
toute la France,
avait le plus de peine à savoir la vérité, c'était son chef, dans les détails
de la vie de famille comme dans l'ensemble des affaires d'État.
Son éducation première l'y préparait mal[37]. Dans les temps
modernes pourtant, le Roi aurait dû s'instruire d'autant plus jeune, qu'il
était censé gouverner dès l'instant de la mort de son père, fût-il encore en
bas âge, comme Louis XIII ou Louis XIV.
On comprend, en effet, que plus les Rois accumulaient de
forces entre leurs mains, plus leur mort créait un vide qu'on cherchait à
combler sans aucun retard, l'interrègne entre un prince et un autre devenant
difficile et périlleux. Dans les premiers temps, il
y avait interrègne à la mort du Roi, il n'y avait plus de royauté, jusqu'à ce
qu'un nouveau Roi ait été sacré. Les Rois anciens n'usaient pas de l'autorité
royale avant leur sacre. Dans les anciennes minorités, le régent faisait
toutes choses en son nom et sous son sceau. On rompait le sceau du Roi
défunt, et on le jetait en l'inhumant dans sa sépulture[38].
Sous le règne de Charles V, en 1380, du consentement des
pairs de France assemblés par lui pour donner ordre à la minorité de Charles
VI, tout ce système fut remanié. On régla que toutes choses s'expédieraient
sous le nom du Roi, quoique mineur[39].
A partir de cette époque, bien qu'il n'exerçât pas lui-même
toute l'autorité, rien ne se fit pourtant qu'en vertu de son autorité et avec
sa signature.
Ce système, qui diminua en apparence le pouvoir du régent,
en changea seulement l'exercice. Au lieu de gouverner directement le royaume,
il gouverna le Roi. Le régent fut ainsi, à l'égard du Roi, comme est
aujourd'hui le premier ministre d'un monarque constitutionnel. Le Roi régna,
le régent gouverna au nom du Roi. Mais le Roi devint responsable, et le
régent cessa de l'être, système éminemment défectueux.
Le 18 juin 1643, nous voyons Louis XIV, âgé de quatre ans
et huit mois, appuyer de son ordre personnel un règlement sur le fait des
tailles, du 16 avril précédent, rendu sous le règne de son père, et qui
n'avait pas encore été enregistré au Parlement[40]. Ces édits que
l'on faisait signer par un Roi qui ne savait pas lire, ces lits de justice où
le chancelier demandait à un enfant de cinq ans, porté dans les bras de son
gouverneur, la permission d'opiner ou de prononcer un discours, étaient une
comédie ; mais Cette comédie eût été justement la force de la monarchie, si
l'on eût agi comme en Angleterre, où l'ou s'accorde à reconnaître le pouvoir
héréditaire à un prince plus ou moins capable, pour la plus grande utilité de
la nation, sous la réserve que ses ministres soient l'expression de la
volonté nationale. Dans les conditions où elle se jouait, cette comédie soulevait
de cives critiques. Il est sans exemple, dit
Talon[41], qu'un Roi mineur, sous la régence de sa mère, puisse venir
au Parlement faire vérifier des édits par autorité souveraine[42].
La régence, du reste, n'était, il faut le reconnaître,
réglée par aucune loi écrite. Chaque
prince en disposait à sa guise, en mourant, sauf à sa veuve ou à ses proches
parents à faire changer, après sa mort, ses dispositions dernières.
Quand un Roi décédait, laissant un fils mineur, il fallait
pourvoir au gouvernement du royaume et à l'éducation de l'enfant ; de là,
deux fonctions : celle de tuteur du prince, celle de régent du pays. Elles
devinrent inséparables depuis l'époque où le Dauphin fut Roi, à l'instant de
la mort de son père, parce que la tutelle d'un prince régnant est une'
véritable régence. Son tuteur légal (sa mère
si elle vivait) fut le régent nécessaire. Une position de famille
conféra ainsi un droit politique.
Ce système n'était pas incompatible avec le régime
d'autrefois. Ceux qui touchaient de si près au souverain devaient nécessairement
avoir une grande place dans la monarchie. Ainsi, les affaires particulières
de la famille royale étaient les premières de l'État. Chacun se mêlait des
rapports les plus intimes du Roi avec la Reine[43], et il n'en
était pas ainsi seulement en France, mais dans tous les pays de l'Europe,
tellement cela paraissait naturel dans les monarchies de ce temps[44].
Parmi les conseils que Richelieu donne au Roi pour le
gouvernement de son royaume, figure en première ligne la conduite qu'il doit
garder vis-à-vis de son frère. Nous voyons Louis XIII faire des déclarations
publiques successivement pour ou contre Gaston d'Orléans, et l'accabler tour
à tour des reproches les plus vifs et des témoignages de satisfaction les
plus tendres ; donnant chaque fois à son peuple les motifs détaillés de ses
éloges ou de ses blâmes[45].
IV
Titres et attributs royaux. — Les princes de l'Europe. — Préséance entre
eut. — Traitement et rang de leurs ambassadeurs. — Langue diplomatique.
Les titres portés par le Roi avaient grandi avec sa
puis-sauce. Au moyen âge, le monarque n'en avait pas d'autres que les simples
gentilshommes. Comme eux, on l'appelait seigneur ou sire, ce qui dans le
principe fut équivalent. — Quelques chevaliers sont plus connus
historiquement sous cette dénomination de sire que sous celle de seigneur (le sire de Couci, le sire de Joinville), mais
elle ne veut rien dire de plus. Seigneur et sire sont synonymes, comme
monseigneur ou messire[46].
L'usage ayant cessé ensuite, pour les nobles, de se
qualifier de sire, le Roi garda cette appellation, qui lui devint propre et
le distingua. A la même époque, on lui disait Votre Excellence. Le titre
d'excellence, au contraire du titre de sire, se vulgarisa ; le Roi prit celui
d'altesse, et le garda fort longtemps. Les autres Bois s'en contentaient
également[47].
Au seizième siècle, dit
Richelieu, le titre de Majesté n'était pas en usage
entre les Rois. On ne se servait que du titre de Sérénité, ou de Grandeur,
depuis que l'Empire avait été joint à l'Espagne, et qu'on avait recherché des
titres nouveaux. Depuis ce temps-là, le nom de Majesté, quine se donnait qu'à
l'Empereur, par ses sujets seulement, fut usurpé par la maison d'Espagne. Les
Rois, qui sont empereurs en France, s'en firent aussi appeler, et ensuite les
autres Rois de la chrétienté, jusqu'aux moindres, en se parlant les uns aux
autres[48].
L'Empereur rétablit la distance entre lui et eux, en se
faisant appeler : Majesté sacrée, en quoi l'Espagne encore l'imita. On ne
peut prévoir où cela se serait arrêté, si nos Rois ne s'étaient contentés de la Majesté simple[49].
Ils avaient mis la même émulation à conquérir les autres
insignes qui les plaçaient hors de pair avec la noblesse. Telle était la
couronne dont ils timbraient leur écu. Ce ne fut que par degrés qu'ils
arrivèrent à l'ancienne couronne impériale (portée
seulement depuis François Ier)[50].
Ces changements successifs avaient toujours pour but de s'élever
au-dessus des grands seigneurs, qui, de leur côté, cherchaient d'une liait à
se surpasser les uns les autres, de l'autre à s'égaler au Roi.
Dans les rapports avec les princes étrangers, le monarque
n'est pas moins chatouilleux sur ses titres. Une négociation avec la Pologne est Suspendue
quelque temps, en 1629, parce que Charnacé[51], notre
ambassadeur, se plaint de ce qu'on ne donne pas à son maître le titre de
très-puissant, comme le portait la lettre qu'il avait de Sa Majesté pour le
Roi de Pologne[52].
Les Anglais prétendirent, en
1625, ne donner en français, à notre Roi, que le titre de Roi très-chrétien,
bien qu'ils lui eussent toujours donné en latin celui de Francorum Rex.
Pour faire insérer ces mots de Roi de France et de Navarre dans le traité de mariage
de Henriette-Marie, il fallut des volumes de correspondance[53].
En général, sauf pour la France et l'Angleterre, les titres en Europe
étaient conférés par l'Empereur, qui seul accordait même celui de Roi[54]. C'est
l'Empereur qui avait fait presque tous les princes existants, depuis le Roi
de Bohême (1092) jusqu'au duc de
Florence, Médicis (1531). L'offre d'une
couronne, par l'Empereur, à un prince indépendant, n'avait souvent d'autre
but que de placer celui qui l'acceptait, dans une sorte de vassalité à son
égard. L'Empereur Sigismond s'imagina faire Roi le duc de Lituanie et lui
envoya la couronne royale, mais celui-ci la refusa.
Le pouvoir de faire des Rois, comme il créerait des
comtes, était du reste vivement disputé à l'Empereur par le Pape, qui avait
la prétention de les faire, aussi bien que celle de les défaire. C'est le
Pape qui donna au duc de Pologne le titre royal ; il est vrai que l'Empereur
s'empressa de lui envoyer en même temps la couronne[55].
Au sommet de la hiérarchie européenne, de ce qu'on
nommerait aujourd'hui le concert européen, paraissent le Pape et l'Empereur,
toujours prêts à entrer en conflit, jusqu'aux temps modernes. Ce dernier
consentait pourtant à s'humilier devant le successeur de saint Pierre ; il
lui rendait hommage de la façon la plus solennelle, par l'ambassade
d'obédience que chaque nouvel élu devait envoyer à Rome[56].
De tous les souverains, l'Empereur était le premier en dignité,
et le moins puissant en réalité. Seul, il portait ce titre de l'ancienne
Rome, que le Pape, propriétaire de la cité d'Auguste, avait trouvé dans les
dépouilles de César, et dont il avait fait cadeau à Charlemagne, en échange
de quelques territoires. Il n'y avait au monde qu'un Empereur ; aussi le
désignait-on seulement ainsi : l'Empereur. Bodin dit que le grand-duc de
Moscovie Fe qualifie grand Empereur, bien qu'il ne soit appelé que duc par
les autres. Ces seigneurs exotiques ne comptaient pas. Mais la dignité
impériale, avec ses aigles, son globe terrestre et son manteau, ne rapportait
pas un sou, ne procurait pas un village. Quand un prince se révoltait en
Allemagne, l'Empereur n'avait d'autre arme contre lui que de rendre un décret
et de mettre le sujet rebelle au ban de l'Empire[57].
Après l'Empereur, venait immédiatement le Roi de France,
puis le Roi d'Espagne, le Roi d'Angleterre, et les autres souverains
indépendants. Ils étaient peu nombreux. Il n'y avait pas longtemps que les
premiers seigneurs des nations d'Europe avaient cessé d'être tous plus ou
moins suzerains et vassaux à la fois les uns des autres, se devant
mutuellement hommage pour quelques terres qu'ils possédaient ou avaient
possédées jadis[58]. Peu à peu ces
suzerainetés, devenant purement nominales, s'effacèrent, et il s'établit en
principe qu'un prince souverain possédait souverainement tout ce qu'il
possédait. Mais en 1620, il y avait dans la souveraineté bien des degrés,
depuis le souverain absolu jusqu'au gentilhomme titré. Bodin en compte six
principaux[59]. Presque tous
les États d'Italie rentraient dans la catégorie des vassaux souverains.
Milan, Mantoue, Modène, Florence, étaient vassaux de l'Empereur ; Sienne et
Naples, de l'Espagne ; Ferrare et Parme, du Pape. Le titre de Roi n'excluait
pas la dépendance. La
Sardaigne était un fief de l'Église. Le titre de Roi de Sardaigne était donc une pure vanité,
puisque celui qui possédait cette ile comme Roi, en rendait foi et hommage
lige au Pape, et se trouvait, par conséquent, beaucoup moins souverain qu'un
duc de Modène ou de Mantoue[60]. Quand le duc de
Savoie cherchait à obtenir le nom de Roi, but de ses efforts pendant des
siècles, Richelieu ne voulait lui concéder ce titre (Roi de la haute Ligurie) qu'à la condition de faire au Roi de
France l'hommage de la Savoie,
le constituant ainsi en meule temps Roi et vassal de Roi[61].
De toutes ces grandes maisons, demi-souveraines, qui
entouraient la France
et gravitaient autour de son monarque, les unes sont éteintes, les autres
sont montées. Les petits princes d'alors ont fait souche de Rois puissants.
Plusieurs sont aujourd'hui sur des trônes. Les fils du duc de Lorraine sont
Empereurs d'Autriche ; ceux du duc de Savoie, Rois d'Italie ; ceux du prince
d'Orange, Rois d'Angleterre et des Pays-Bas. Le duc de Moscovie est
l'Empereur de toutes les Russies ; le marquis de Brandebourg est l'Empereur
d'Allemagne, et le fils du Roi de France, qui les traitait tous de si haut,
vit en simple particulier, hors de sa patrie. Des souverains de ce temps, pas
un ne peut voir ses héritiers mâles sur son trône.
Nous avons dit que la France prétendait passer immédiatement après
l'Empire. Ce rang lui fut longtemps contesté par l'Espagne. En plusieurs
occasions, nous nous résignâmes à marcher de pair avec elle[62]. Les autres
nations cédaient sans conteste le pas à celles-ci. Le Roi de Pologne donne de
la Majesté
au Roi de France, et non au Roi d'Angleterre. Il met le nom du Roi de France
avant le sien, ce qu'il ne fait pas en écrivant au Roi d'Angleterre[63]. La Reine Marie de
Médicis, même exilée, conservait sa distance avec la Reine bohème, qui la
traitait de Majesté, et à qui elle ne répondait que : ma fille[64]. Le duc de
Savoie, pour saluer le Roi de France, met le genou en terre[65]. Le prince
palatin, le duc de Wurtemberg et les autres seigneurs d'Allemagne lui écrivent
dans les mêmes termes que ses sujets français[66].
Les ambassadeurs, représentant la personne de leurs
mitres, avaient entre eux le même rang. Celui de l'Empereur prenait le pas
sur tous[67]. Tous étaient
reçus dans les divers États avec des honneurs inconnus dé nos jours. La
présentation actuelle des lettres de créance ne rappelle en rien ces cavalcades,
ces successions de carrosses qui les accompagnaient à leur entrée. Ils y
répondaient eux-mêmes par une représentation considérable. Leurs audiences
ordinaires, qu'ils avaient au Louvre de quinze en quinze jours, étaient des
cérémonies imposantes[68]. Les moindres
détails en étaient réglés. Tous se couvraient devant les princes, et ce droit
était si important, qu'on craignit, en 1629, de faire couvrir l'ambassadeur
de Gênes, parce que c'eut été abdiquer la souveraineté que le Roi y
prétendait[69]. Ces nuances
entre eux variaient à l'infini, et changeaient selon la puissance du
souverain qui les envoyait[70].
Nous paraissions loin encore en 1620 du moment où la
langue française deviendrait la langue internationale de la diplomatie. Le
latin commençait à n'être plus en vigueur et à se corrompre. L'italien
s'était répandu, grâce à la mode, et l'espagnol, grâce aux victoires de
Charles-Quint. L'Europe flottait indécise entre ces divers idiomes. A
Ratisbonne, en 1630, les négociateurs allemands n'entendaient pas le français
; ils rédigèrent le traité en latin, en y mettant
des locutions et élégances, qui retenaient du haut allemand[71]. L'ambassadeur
de France à Vienne (1629) présente ses
demandes à l'Empereur en langue italienne[72]. On dit à notre
ambassadeur en Pologne que le Roi ne comprend pas le
français, ni le chancelier non plus, et on lui demande de parler italien ou
espagnol, puisqu'il savait ces deux langues[73]. Les princes
même qui savaient le français refusaient de s'en servir officiellement. Le
Roi d'Angleterre parle à notre ambassadeur par truchemen,
façon non usitée par lui ni par son père et par la Reine Elisabeth,
parce qu'ils parlaient tous trois très-bon français. Chez la Reine, au contraire, dans
l'intimité, Charles Ier parle français à notre représentant. Pourtant il
reprend l'usage abandonné depuis trente ans, d'écrire en latin au Roi de
France[74].
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