LES ZOUAVES ET LES CHASSEURS À PIED

 

LES CHASSEURS À PIED.

 

 

L'histoire des chasseurs à pied ne saurait présenter le même genre d'intérêt que celle des zouaves. Rien de fortuit dans leur création, rien d'imprévu dans leur destinée, rien d'étrange dans leur uniforme. Nous ne trouvons pas là cette singularité d'une troupe qui, destinée à se recruter d'Algériens, appelée d'un nom arabe, vêtue à la turque, finit par devenir essentiellement et uniquement française, et porte aujourd'hui en Orient le costume que les Turcs ont quitté ; mais nos bataillons de chasseurs ont une originalité d'une autre sorte, et leur réputation aussi est faite. Nous allons essayer d'indiquer quel fut l'objet de cette création, quelles causes l'ont amenée, quels caractères particuliers la distinguent des créations analogues qui l'ont précédée en France et hors de France, quelles découvertes l'ont rendue possible ou en ont accru l'importance, enfin les résultats qu'elle a déjà produits et ceux qu'on en peut attendre encore. Hâtons-nous de le dire, nous n'avons ni le droit ni la prétention d'écrire une leçon d'art militaire ; aussi tâcherons-nous d'éviter tout ce qui pourrait paraitre purement technique ; nous ne voulons que raconter ; — mais pour reproduire clairement ce que nous avons pu recueillir, pour expliquer, entre autres choses, ce qu'il y a de neuf et d'essentiel dans l'armement de nos chasseurs, il nous faudra entrer dans quelques détails et aller prendre nos origines un peu loin.

Nous ne remonterons pourtant pas jusqu'à l'invention de la poudre, — et nous épargnerons au lecteur la description des machines de guerre qui furent les premières armes à feu portatives ; c'est là le nom qu'on donne à tout engin qui, porté et manié par un homme, est destiné à lancer des projectiles mus par l'inflammation de la Foudre. Nous dirons seulement que, malgré l'anathème de Bayard et les sarcasmes de l'Arioste, ces armes étaient déjà très-répandues au milieu du seizième siècle, et jouaient un rôle important sur les champs de bataille. C'est aux Espagnols qu'appartient l'honneur d'en avoir rendu l'emploi plus facile, plus régulier, plus général. Les Espagnols ont été pendant plus de cent ans les maîtres dans l'art de la guerre ; leur puissance avait commencé à décliner, qu'ils conservaient encore leur supériorité militaire, et, depuis la bataille de Cérisoles, gagnée par le comte d'Enghien en 1544, jusqu'à la mémorable victoire de Rocroy, remportée en 1643 par un héros de la même race et du même nom, ils eurent l'avantage sur nous dans toutes les affaires rangées. Leurs généraux étaient plus instruits et formaient une véritable école ; seuls alors ils faisaient de la stratégie. Leur organisation était meilleure, et les célèbres tercios devaient servir de modèle aux régiments. Leur armement était supérieur ; ils avaient adopté le mousquet, et c'était la première arme à feu qu'un homme pût manier facilement, charger avec rapidité et tirer avec une certaine justesse ; chacun de leurs tercios renfermait une proportion fixe et assez élevée de mousquetaires.

Les bons résultats que les Espagnols tiraient de l'organisation et de l'armement perfectionnés de leur infanterie n'échappèrent pas aux capitaines français ; un d'eux surtout, le duc François de Guise, chercha à en faire son profit ; c'est à lui que nous devons la première ébauche de l'organisation régimentaire calquée sur celle des tercios, et, dans plus d'une rencontre avec les huguenots, les nombreux arquebusiers, parfaitement exercés, que comptaient nos vieilles bandes de Picardie et de Piémont, assurèrent l'avantage aux armées catholiques. Dans le parti contraire, un jeune général qui devait devenir un grand roi, doué de cet instinct créateur, de ce génie qui peut s'appliquer au gouvernement comme à la guerre, et qui, lorsqu'il est tempéré par le bon sens, peut donner aux peuples la gloire et le bonheur, Henri IV, avait mis un soin tout particulier à augmenter le nombre et la qualité de ses arquebusiers ; souvent il en sut faire un emploi aussi neuf qu'heureux. A la bataille de Coutras, il les répartit par groupes de vingt-cinq au milieu de ses escadrons de cavalerie ; quand la gendarmerie royale s'avança pour les charger, elle essuya à l'improviste une salve meurtrière de ces arquebusiers de l'estrier, et l'ébranlement qu'elle en reçut donna le succès aux protestants. Henri IV poussa même trop loin sa passion pour les armes à feu ; il en multiplia le nombre et en exagéra l'emploi dans la cavalerie, à tel point que le rôle de cette arme en fut dénaturé ; pendant longtemps, la cavalerie oublia que sa force résidait dans les pointes de ses sabres, dans l'élan des hommes et dans la vitesse des chevaux.

La plupart des grands capitaines marquaient ainsi leur passage par un progrès dans l'armement de leur infanterie. Un des plus redoutables ennemis de la puissance espagnole, Maurice de Nassau, ingénieur et tacticien habile, disposa le premier l'infanterie de manière à combiner l'usage simultané du mousquet et de la pique ; avant lui, l'arme à feu ne servait qu'aux tirailleurs ; il commença à l'employer en ligne. Cette réforme cependant ne fut qu'ébauchée par le général hollandais ; il était réservé à Gustave-Adolphe de l'accomplir. Tandis qu'il exécutait une série d'opérations militaires telles que le monde n'en avait pas vues depuis César, il créait une artillerie mobile, et donnait au feu de son infanterie une efficacité qu'on n'avait pas obtenue avant lui. Aux lourdes machines de guerre que des bœufs amenaient sur le champ de bataille, et qui y restaient immobiles, paralysées par le moindre mouvement des armées, il substitua des canons légers, attelés de chevaux, suivant dans leurs manœuvres les fantassins et les cavaliers. H avait trouvé l'infanterie formée en épais bataillons ; il la disposa en ligne longues, où le rang des mousquetaires était soutenu de plusieurs rangs de piquiers, et qui, tout en couvrant de plomb une vaste étendue de terrain, présentaient encore à l'ennemi un front hérissé de fer. Soigneux des détails, il remplaça par la cartouche et la giberne l'outillage incommode dont le soldat se servait pour charger son arme. Gustave-Adolphe est le fondateur de la science moderne des batailles. Pour la stratégie, pour les grandes combinaisons de la guerre, il fut le disciple et l'émule des maîtres de l'antiquité ; car si cette partie divine[1] de l'art militaire est inaccessible à tant d'esprits, si l'histoire peut compter ceux qui ont su la comprendre et surtout l'appliquer, ses principes et ses règles n'en sont pas moins les mêmes dans tous les âges ; au contraire, l'introduction des armes à feu exigeait une tactique toute nouvelle : c'est le héros suédois qui l'inventa.

La vérité est longtemps à se faire jour. L'exemple si concluant donné par Gustave-Adolphe ne fut, pendant bien des années, qu'imparfaitement suivi. Nos illustres généraux du dix-septième siècle modifièrent peu l'ancienne formation de l'infanterie ; cependant c'est sous le règne du grand roi que fut consommée la révolution commencée par Maurice de Nassau et si heureusement continuée par l'armée suédoise. Ce résultat est dû à Vauban. Aucune étude, aucune question n'était étrangère à cet esprit éminent ; chaque fois qu'il fut consulté sur une affaire de politique ou de guerre, son avis fut. toujours lumineux et juste. Parmi les nombreux mémoires de sa main déposés dans les archives de la guerre et dans celles de nos places fortes, il en est peu qui ne contiennent quelque trait de génie, et ses utopies mêmes sont marquées du sceau de son intelligence supérieure et de son cœur excellent. L'art de l'ingénieur fut porté par lui à un tel degré de perfection, qu'il a fait peu de progrès depuis, et c'est Vauban qui décida Louis XIV à remplacer la pique et le mousquet par une seule arme, à la fois d'hast et de jet, le fusil à baïonnette. Le régiment des fusiliers du roi, depuis Royal-Artillerie, fut le premier corps qui en fut muni (1670), et en 1703 l'armée française renonça définitivement à la pique. Malgré quelques échecs essuyés par l'infanterie ainsi armée, malgré les regrets de Puységur et de quelques autres, le fusil fut bientôt adopté dans toute l'Europe, et les succès du grand Frédéric donnèrent à cette transformation décisive la dernière sanction. Frédéric avait repris et perfectionné les idées de Gustave-Adolphe ; il posa, pour la formation et les manœuvres des troupes à pied, des règles qui sont encore suivies aujourd'hui, et, depuis, nul n'a contesté que la principale force de l'infanterie ne fût dans son feu et dans ses jambes.

Notre fusil actuel ne diffère de celui dont ou se servait dans la guerre de Sept Ans que par une fabrication plus soignée et des modifications de détail. La plus importante de toutes a été le changement apporté au mode d'inflammation de la charge de poudre : la platine à silex a été remplacée en 1840 par une platine à percussion qui est plus simple, craint moins l'humidité, et rend l'inflammation de la charge plus rapide et plus sûre. Le fusil de munition est solide, peu compliqué, d'un entretien facile ; surmonté de la baïonnette, il fournit une pique d'une longueur suffisante ; sa portée est étendue ; à de petites distances, il ne manque pas d'une certaine justesse. C'est une arme parfaitement convenable pour le soldat qui combat en ligne, et la meilleure machine de guerre qui ait été inventée par les hommes[2].

Mais les plus belles créations de l'homme, si l'on peut parler ainsi d'un instrument de mort, ont toujours leurs imperfections, et plus on se servait du fusil, plus on remarquait les inconvénients qu'il pouvait présenter. On s'aperçut bientôt que, répondant aux principaux besoins de la tactique moderne, le fusil était insuffisant dans certaines circonstances de la petite guerre, et que, pour des troupes légères, il était désirable de trouver une arme dont le tir présentât moins d'incertitude. On rechercha les causes de cette incertitude, et on trouva que toutes ne dépendaient pas de l'ignorance ou de la maladresse des hommes, de l'état des munitions ou de l'arme, et qu'il en était d'inhérentes à la construction même de l'arme et du projectile. Voici quelles étaient les principales :

Pour que le fusil puisse se charger rapidement avec une simple baguette, et surtout pour continuer à s'en servir après avoir tiré plusieurs coups, il faut que le calibre de la balle soit plus petit que le diamètre intérieur du canon. Il en résulte que quand le projectile est chassé par l'inflammation de la poudre, il va frappant contre les parois du canon, et reçoit ainsi un double mouvement : l'un, d'oscillation, croissant à mesure que la balle s'éloigne de son point de départ, peut l'entraîner assez loin du but qu'elle devait atteindre ; l'autre, de rotation, produit le même résultat, s'il n'a pas été imprimé régulièrement, et si son centre ne se trouve pas sur le prolongement ale l'axe du canon.

C'est donc à diminuer le mouvement d'oscillation qu'on appelle battements ou plus habituellement vent de la balle, et à régulariser son mouvement de rotation, que s'appliquèrent les efforts des constructeurs d'armes. Deux découvertes, probablement dues au hasard, servaient de base à leurs expériences. Dans quelques-unes des premières armes à feu portatives, le canon se séparait en deux parties : l'une, plus courte, formait une espèce de chambre où l'on plaçait la charge et le projectile ; l'autre, plus longue, s'adaptait à la première quand celle-ci avait reçu la charge, et servait à diriger la balle au début de sa course. On revint à ce procédé, que l'on réussit à perfectionner : il permet, on le conçoit facilement, un chargement plus prompt et plus exact, ainsi que l'emploi de projectiles dont le diamètre se rapproche beaucoup de celui du canon ; mais on n'a pas encore trouvé le moyen de construire une arme à culasse brisée qui présente toutes les conditions de simplicité et de solidité exigées avant tout des armes de guerre On tira meilleur parti d'une autre découverte. Dès les dernières années du quinzième siècle, on avait fabriqué des canons d'arquebuse dans l'intérieur desquels on avait creusé des rayures ; cette disposition, dont le premier objet paraît avoir été de diminuer l'encrassement, eut pour résultat de permettre l'emploi de balles d'un calibre plus fort, qu'on enfonçait à coups de maillet, à l'aide d'une baguette plus lourde, et qui s'emboîtaient dans les rayures : c'est ce qu'on appelle les chargements à balles forcées ; on obtint ainsi la suppression du vent. L'idée vint plus tard, on ne sait comment, de donner une forme courbe à ces rayures et de les pratiquer en hélices, au lieu de les creuser en lignes droites, comme on l'avait fait d'abord ; on reconnut que ces rayures en hélices imprimaient à la balle forcée un mouvement de rotation normal. Les deux principales causes de l'incertitude du tir se trouvaient donc neutralisées, et l'on obtint des armes ainsi construites et chargées une justesse très-supérieure à celle que peuvent donner les armes à canon lisse, chargées avec la balle libre.

On se demandera comment cette supériorité, une fois constatée, ne fut pas suivie d'une transformation immédiate de l'armement. C'est que les armes rayées présentaient pour la guerre de graves inconvénients : on ne pouvait ni s'en servir convenablement comme pique, ni faire feu sans danger dans les rangs à cause de la longueur réduite qu'il fallait donner au canon ; le chargement était lent, compliqué, exigeait un outillage de maillet, de poire à poudre, de calepin, qui s'égarait ou se détruisait facilement ; enfin, pour conserver la justesse, il fallait que là balle reçût une vitesse initiale moins grande, il fallait une charge de poudre plus faible, et la portée était sensiblement réduite. Pour des troupes de ligne, la supériorité de justesse était loin de compenser de semblables imperfections ; le fusil conservait l'avantage.

Cependant, même dans ces conditions, les armes rayées, employées dans une proportion restreinte, pouvaient rendre certains services et avaient leur place dans l'armement d'un grand état militaire. En France, dès la seconde moitié du dix-septième siècle, on en munit quelques corps de cavalerie légère qu'on appelait carabins : de là le nom de carabines ; c'est du moins l'étymologie le plus généralement acceptée. Mais les carabines avaient surtout été promptement adoptées par les chasseurs ; elles s'étaient répandues dans les pays de montagnes : les Suisses, les Tyroliens, s'en servaient contre les chamois, et s'exerçaient au tir dans des réunions qui sont encore aujourd'hui des fêtes nationales. Le gouvernement autrichien fut le premier à profiter de ce goût de certaines populations pour les armes de précision : il organisa des bataillons de chasseurs tyroliens exclusivement destinés au service de troupes légères, et ces partisans firent assez de mal aux Prussiens pour que le grand Frédéric se vît forcé d'avoir, lui aussi, son bataillon de chasseurs armés de carabines. Des corps de même espèce furent créés en France dans le courant du dix-huitième siècle sous des noms divers, mais avec des durées éphémères ; quelques-tins cependant, la légion de Grassin entre autres, acquirent une belle réputation. La Révolution survint. Nos phalanges républicaines brillaient surtout par leur valeur et leur enthousiasme ; leur tactique n'était pas toujours assez méthodique ; les attaques se faisaient le plus souvent en tirailleurs, ordre qui peut être employé avec succès par les armées les plus régulières, mais qui permet aussi au soldat de compenser par l'intelligence ce qui manque à son instruction. Frappés de l'aptitude de nos hommes à ce genre de combat, les comités de la Convention qui présidaient à la réorganisation de l'armée décrétèrent la formation des demi-brigades d'infanterie légère ; les hommes d'élite devaient être munis d'armes de précision et reçurent le nom de carabiniers. La carabine de 1793 est le premier modèle de cette espèce qui ait été régulièrement employé en France.

Mais les inconvénients jusqu'alors inhérents à cette nature d'armes, le défaut de règle pour leur tir, d'instruction spéciale chez les hommes auxquels on les confiait, les firent bientôt tomber en discrédit. Aussi disparurent-elles complètement de nos rangs, et lorsque Napoléon fit remettre en état l'armement fort délabré de nos troupes, la carabine ne fut pas comprise parmi les armes en service. Les régiments d'infanterie légère furent maintenus ; leurs compagnies d'élite conservèrent le nom de carabiniers ; il y eut même dans la garde impériale des régiments de chasseurs, de tirailleurs, de flanqueurs ; mais aucun de ces corps n'était distingué ni par un armement spécial ni par une instruction particulière. L'empereur voulait que l'armement et l'instruction de l'infanterie fussent uniformes, et que tous les régiments fussent également aptes au service de troupes de ligne et à celui de troupes légères. Afin de faciliter l'exécution de sa volonté, il se borna à faire réunir en compagnies de voltigeurs les hommes les plus lestes et les plus intelligents que leur petite taille empêchait de devenir grenadiers ; c'est une de ses plus belles créations militaires.

Le principe posé par Napoléon était juste ; mais quelque respect qu'en de semblables matières on doive professer pour les opinions d'un tel homme, il est permis de dire qu'il en exagéra l'application. Sans doute il était digne de son génie d'établir que tout régiment d'infanterie doit savoir s'éclairer, se garder, combattre en tirailleurs ; mais il était vrai aussi, même avec les armes existant alors, que, dans certaines circonstances de la guerre, pour attaquer ou défendre une ferme, un. bois, un village, un ouvrage de fortification, pour inquiéter une troupe en marche, décimer un état-major, et dans bien d'autres cas, la présence d'un certain nombre de partisans munis de carabines de précision pouvait être d'un grand secours. Aussi les gouvernements étrangers, satisfaits des services que leurs corps spéciaux de troupes légères avaient rendus pendant la guerre, les conservèrent après la paix, les perfectionnèrent et en accrurent le nombre. On en trouvait, sous des noms divers, en Angleterre, en Autriche, en Prusse, en Russie, et même chez des puissances secondaires, le Piémont, la Suisse, la Suède. En France, après les désastres de 1815, la réorganisation de l'armée avait été confiée à un homme éminent, le maréchal Gouvion Saint-Cyr ; longtemps investi des commandements les plus importants, ayant beaucoup combattu, beaucoup médité sur la guerre, qu'il savait expliquer aussi bien qu'il avait su la faire, il apportait à l'exécution de cette tâche difficile le dévouement d'un patriote, les lumières d'un esprit juste, éclairé, libéral, l'expérience d'un vieux soldat et d'un général non moins instruit qu'habile. Sauf quelques erreurs qui étaient moins son fait que le résultat des circonstances ; son administration fut des plus fécondes ; nous lui devons les bases de nos plus belles institutions militaires, constamment perfectionnées et développées depuis lors, les lois d'avancement et de recrutement, la création du corps d'état-major. A côté de l'infanterie de ligne organisée en légions, il avait prescrit la formation de bataillons de chasseurs qui devaient avoir un équipement particulier ; mais cette mesure ne fut ni complètement ni heureusement exécutée : ces bataillons partagèrent le sort des légions départementales, et disparurent avec elles pour faire place à nos régiments actuels. Ceux d'infanterie légère, dont plusieurs illustrèrent leur ancien numéro, ont conservé leur nom jusqu'à une époque toute récente ; ils n'étaient distingués de l'infanterie de ligne que par une légère différence d'uniforme et par quelques autres détails, ainsi que par les dénominations de carabiniers et de chasseurs, substituées à celles de grenadiers et de fusiliers.

Ainsi les armes rayées continuaient d'être proscrites de nos rangs, et, bien que ce fût peut-être avec d'assez justes raisons, beaucoup de militaires persistaient à regretter que nous ne pussions rien opposer à certains corps spéciaux des armées étrangères, lorsque la découverte d'un ancien officier de la garde royale, M. Del-vigne, vint faire disparaître un des principaux inconvénients jusqu'alors inhérents aux carabines. M. Delvigne, s'étant bien rendu compte des propriétés du plomb, imagina de disposer au fond d'un canon carabiné une chambre d'un diamètre plus petit ; la charge de poudre versée à la bouche allait remplir cette chambre ; la balle, semblable à celle qui eût été employée dans un canon lisse, s'introduisait aussi facilement et venait s'appuyer sur le ressaut formé par la chambre, où, sans l'aide d'un maillet, il suffisait d'une baguette à tête un peu lourde pour la forcer en trois coups et lui faire prendre l'empreinte des rayures. Le chargement de la carabine devenait aussi prompt et presque aussi simple que celui du fusil ; l'outillage compliqué disparaissait en grande partie. Le premier pas était fait dans la voie qui devait conduire à trouver la véritable arme rayée de guerre, et l'honneur en revient incontestablement à M. Delvigne. Néanmoins son procédé présentait au début d'assez grandes imperfections, dont la plus grave était, d'enlever à la balle sa forme sphérique par le mode de forcement, ce qui altérait la portée et la justesse. Une polémique assez vive s'engagea à ce sujet. Au milieu de ces discussions, le maréchal Soult était arrivé au ministère de la guerre peu après la Révolution de juillet. Moins instruit peut-être que Gouvion Saint-Cyr, mais ayant, comme lui, beaucoup réfléchi sur la guerre, qu'il avait faite avec autant de supériorité que de succès, doué d'ailleurs de remarquables facultés d'organisateur, le maréchal Soult avait soumis à la sanction royale une série de règlements, encore en vigueur aujourd'hui, sur les manœuvres et sur les principaux détails du service. Il voulut aussi combler la lacune qui lui paraissait exister dans la composition de notre infanterie. Une ordonnance rendue sur sa proposition (1833) prescrivit la formation de compagnies de francs-tireurs, armés de carabines et revêtus d'un uniforme approprié à leur destination ; ces compagnies devaient être réunies plus tard en bataillons et recevoir une instruction spéciale. Cette ordonnance ne fut pas alors mise à exécution ; mais l'impulsion était donnée : l'artillerie, chargée de la confection des armes, fit des expériences sur le système Delvigne, et le colonel Poncharra, inspecteur des manufactures d'armes, parvint à établir une carabine qui fut jugée satisfaisante ; un sabot en bois ajouté à la cartouche s'interposait entre le ressaut de la chambre et la balle, qui était forcée sans avoir perdu sa forme sphérique. Ainsi se trouvait détruite une des principales objections contre le nouveau système.

Ce résultat atteint, le duc d'Orléans fit décider la formation d'une compagnie de tirailleurs qui reçut un équipement particulier, une instruction spéciale, et fut pourvue de la carabine Delvigne-Poncharra. Cette compagnie tenait garnison à Vincennes ; commandée par un officier énergique et intelligent, le capitaine Delamarre[3], elle était placée sous la direction d'un aide de camp du roi, le général d'Houdetot, qui avait l'expérience de la guerre et qui avait fait de la question une étude particulière. Bientôt il parut utile de donner à cette épreuve de plus grandes proportions, un caractère plus régulier. Une décision royale du 14 novembre 1838 créa, à titre d'essai, un bataillon de tirailleurs.

Les tirailleurs, qui reçurent le surnom populaire, encore employé aujourd'hui, de tirailleurs de Vincennes, portaient un uniforme assez semblable à celui de nos chasseurs actuels, mais qui différait sensiblement alors de celui de l'infanterie. Les vêtements étriqués, la coiffure lourde avaient été remplacés par une tunique, un pantalon ample, un shako léger. La double buffleterie blanche, qui présentait un assez bel aspect, mais qui écrasait la poitrine et servait de point de mire à l'ennemi, avait disparu ; le sabre et la giberne cessaient de battre dans les jambes et d'entraver les mouvements du soldat ; les munitions étaient portées d'une manière plus rationnelle, plus commode pour la charge, et qui assurait mieux leur conservation. L'armement se composait d'une carabine et d'une baïonnette longue, solide, tranchante, appelée baïonnette-sabre ; garnie d'une poignée, cette dernière arme pouvait tailler avec une certaine efficacité ; mise au bout du canon, elle fournissait une pique redoutable. C'était encore une objection qui disparaissait ; mais comme la carabine Delvigne-Poncharra — que nous désignerons désormais par son nom réglementaire de carabine de tirailleur — n'avait pas atteint la portée du fusil d'infanterie, on munit les hommes les plus adroits et les plus robustes d'une arme plus lourde, chargée selon les mêmes principes, et qui, grâce à un calibre plus fort, lançait des balles avec justesse à de très-grandes distances ; on l'appelait fusil de rempart allégé, ou plus habituellement grosse carabine ; elle figurait pour ⅛ dans l'armement du bataillon. L'introduction dans une même troupe de ce double modèle d'armes avait d'assez graves inconvénients, sur lesquels nous reviendrons plus tard ; toutefois cette disposition donnait un résultat important et entièrement nouveau. Le bataillon pouvait entretenir un feu efficace et bien nourri aux distances ordinaires, et cependant les hommes munis de grosses carabines, les carabiniers, comme on les nommait, mêlés aux autres tirailleurs, pouvaient atteindre l'ennemi là où il se croyait à l'abri de leurs balles. Réunis par groupes, les carabiniers pouvaient produire de puissants effets de feu, et constituaient, suivant une expression souvent employée, une véritable artillerie de main.

Le bataillon de tirailleurs se formait sur deux rangs, ordre rendu nécessaire par la courte dimension des carabines, adopté d'ailleurs par quelques armées étrangères, et que plusieurs tacticiens préféraient à notre formation réglementaire sur trois rangs. Il manœuvrait en ligne, comme tous les autres bataillons d'infanterie ; mais à l'instruction habituelle du fantassin on ajouta la gymnastique et les évolutions au pas de course, l'escrime de la baïonnette, une instruction spéciale de tir et une nouvelle école de tirailleurs.

La gymnastique était depuis longtemps encouragée dans l'armée. Lorsqu'on n'en abuse pas, elle développe beaucoup les forces des hommes jeunes ; mêlée à l'instruction des recrues, elle permet, en augmentant leur adresse, de s'appesantir moins longtemps sur certains détails fastidieux. La course faisait naturellement partie de ces exercices, mais elle n'était pas admise dans nos manœuvres. Cependant il fallait quelquefois faire courir les soldats ; n'en ayant aucune habitude, gênés par leur équipement, ils se mettaient dans le plus grand désordre. Au contraire, les tirailleurs surent marcher en rangs, en armes, sans bruit, sans confusion, à un pas de course cadencé qu'on appela pas gymnastique, et qu'ils employaient aussi dans les manœuvres. Cette innovation était heureuse ; elle permet à une troupe d'infanterie de se porter plus rapidement sur un point important et d'exécuter plusieurs évolutions avec la promptitude que la cavalerie obtient de la combinaison de deux allures. Dans les grandes manœuvres, le pas gymnastique s'applique avec succès aux mouvements particuliers du bataillon, qui représente l'unité en tactique ; mais il doit être employé avec mesure, et il serait regrettable de l'étendre aux mouvements de toute une ligne.

L'escrime de la baïonnette plaît aux hommes ; elle augmente leur confiance dans leurs armes et leur habileté à s'en servir.

L'instruction du tir, toujours nulle et insignifiante jusqu'alors, fut créée ou au moins ébauchée ; elle fut à la fois théorique et pratique. Des règles furent données aux soldats pour ajuster, apprécier les distances, se servir des hausses, et ils faisaient sur le terrain, devant la cible, une application fréquente de ces règles. On leur apprit à tirer couchés, à genoux, à profiter des moindres accidents du terrain.

L'école des tirailleurs se réduit (dans notre ordonnance) à un petit nombre (le mouvements simples et bien entendus, mais qui ne répondent pas à toutes les nécessités de ce service. Dans le nouveau bataillon, cette sorte de manœuvres fut naturellement l'objet d'études spéciales ; on se rendit compte des principales éventualités qui pouvaient surgir dans ce genre de combat, et il y fût pourvu par une série d'ingénieuses dispositions.

Dix mois après la décision du 14 novembre 1838, les résultats obtenus parurent assez satisfaisants, et le bataillon de tirailleurs fut jugé assez instruit pour que sa formation provisoire fût rendue définitive. Une ordonnance du 28 août 1839 le constitua en corps isolé, et il fut envoyé au camp de Fontainebleau. Là, l'agilité des hommes, leur équipement leste et commode, leurs manœuvres exécutées tout à la fois avec ordre et rapidité frappèrent tous ceux qui les virent. A la fin du camp, le roi vint passer la revue d'honneur. Quand les tirailleurs défilèrent devant lui, il demanda au maréchal Soult, alors président du conseil, ce qu'il pensait de cette nouvelle troupe. Sire, répondit le maréchal avec une certaine vivacité gasconne, mais aussi avec cet instinct militaire que Napoléon aimait à reconnaître en lui[4], ce n'est pas un bataillon, c'est trente comme celui-là que je voudrais voir à Votre Majesté.

Tout le inonde cependant ne pensait pas comme le maréchal Soult : dans les rangs élevés de l'armée, au sein des comités d'armes, la création des tirailleurs avait rencontré quelques résistances ; elle était encore l'objet de beaucoup de critiques ; ses adversaires les plus modérés se bornaient à la trouver superflue. On disait qu'au milieu de l'émotion et de la fumée du combat il était impossible d'ajuster ; il suffisait que l'arme fût chargée vite et que la balle allât loin. D'autres craignaient qu'on ne dénaturât le rôle de l'infanterie, qu'on ne diminuât sa solidité, sa cohésion ; que, dans l'armement, on ne sacrifiât la portée à la justesse ; la double munition, la cartouche compliquée, le tir sans baïonnette étaient sévèrement blâmés. Faut-il se plaindre de cette opposition ? Nous ne le pensons pas. Les modifications apportées aux institutions militaires, à l'organisation du personnel et du matériel des armées, peuvent avoir des conséquences trop graves, peuvent trop influer sur la destinée des Etats, pour qu'il ne soit pas indispensable de les peser mûrement. Sans doute ces résistances irritent quelquefois, on se plaint volontiers de la routine ; mais le plus souvent la vérité sort triomphante de la discussion. Et alors même qu'une idée juste n'aurait pu trouver sa route à travers ce dédale d'examens, comment ne pas s'en consoler en songeant à la quantité d'innovations funestes qui pouvaient être arrêtées par cette sage barrière ? La question qui nous occupe ne fut-elle pas éclairée par cette rigoureuse analyse ? Si cette création avait pu se faire plus promptement et plus facilement, eût-elle été aussi efficace et contenue dans d'aussi justes limites ? Se fût-on appliqué avec autant d'ardeur à la perfectionner, ainsi que nous le verrons dans la suite de ce récit, sans les critiques dont elle fut l'objet, et qui pouvaient alors si librement se faire jour ?

Pour le moment, la meilleure réponse qu'on pût leur faire était de soumettre le nouveau corps à l'expérience de la guerre. La guerre, en effet, venait (le se rallumer en Afrique ; le bataillon de tirailleurs y fut envoyé. L'épreuve réussit. Les hommes formés par leur éducation gymnastique furent promptement rompus aux marches et aux fatigues ; la perfection de leur instruction militaire individuelle fut remarquée et produisit d'heureux résultats ; le succès des grosses carabines fut surtout complet ; on admira la rare adresse d'un grand nombre de tireurs, entre autres de l'adjudant Pistouley. Embrigadé avec les zouaves, placé sous les ordres du général qui avait présidé aux premiers essais — le comte d'Houdetot —, animé d'un très-vif esprit de corps, conduit par des officiers ardents et intrépides, le bataillon eut bientôt une excellente réputation, et paya largement sa dette de sang. Son digne chef, le commandant Grobon[5] tomba blessé à l'assaut du Col (mai 1840) ; un capitaine, M. Vichery ; fut tué au bois des Oliviers. Plusieurs autres officiers, parmi lesquels nous citerons le brave capitaine Uhrich[6], furent atteints par le feu de l'ennemi.

Tandis que les tirailleurs faisaient noblement leurs premières armes en Afrique, un terrible orage semblait près d'éclater sur l'Europe. Tout le monde connaît la crise de 1840 ; on sait que, la guerre paraissant imminente, le gouvernement n'hésita pas à engager sa responsabilité pour mettre immédiatement l'état militaire de la France sur un pied formidable. Les chambre constitutionnelles, si justement préoccupées de ménager la fortune publique, souvent même parcimonieuses dans les temps ordinaires, ne refusaient jamais leur concours quand il s'agissait d'un grand intérêt national. Dans cette occasion, toutes les mesures prises d'urgence par le roi et ses ministres furent sanctionnées par le pouvoir législatif ; tous les crédits nécessaires furent votés. Des milliers d'ouvriers et de soldats élevèrent les fortifications de Paris, qui changent entièrement, si l'on peut ainsi parler, la situation stratégique de la France vis-à-vis dé l'Europe ; les hommes, les chevaux, affluèrent dans tous les corps ; notre matériel fut complété, remis en état ; nos cadres furent augmentés de douze nouveaux régiments d'infanterie, et de quatre de cavalerie légère ; enfin le duc d'Orléans fut chargé d'organiser dix bataillons de chasseurs à pied.

En acceptant cette mission, le prince royal ne s'était pas dissimulé les difficultés de l'œuvre qu'il allait entreprendre. 11 sentait qu'un homme de son âge serait naturellement accusé d'engouement pour les nouveautés, et que, remise à ses soins, la création de nouveaux corps paraîtrait cacher quelque arrière-pensée plus politique que militaire ; il n'ignorait pas que des critiques, sincères chez beaucoup, seraient envenimées chez d'autres par l'esprit de parti ; mais il était convaincu de la sérieuse utilité de la mesure, pénétré de l'importance du service qu'il allait rendre à l'armée et au pays. Aimant passionnément la France, il avait fait un examen approfondi de toutes les questions qui pouvaient intéresser sa puissance et sa gloire. Aux plus heureuses facultés naturelles, à un fonds de bonnes et fortes études, il avait sans cesse ajouté par l'observation et le travail ; il avait beaucoup lu, beaucoup médité sur la guerre ; il n'avait négligé aucune occasion de la voir et de la faire bravement lui-même. L'organisation des armées étrangères lui était aussi familière que celle de notre armée même, aux rangs de laquelle il était mêlé depuis son adolescence ; pas un mémoire intéressant ne paraissait en France ou hors de France qu'il ne passât sous ses yeux. Il était au courant de tous les progrès, de toutes les découvertes, et il savait en mesurer l'importance ; son bon sens se défiait souvent de son imagination très-vive ; éclairé par son instruction militaire, qui était tort étendue, quoiqu'il n'en fit pas parade, il dégageait le vrai du faux. Usant de la légitime influence qui appartient dans une monarchie à l'héritier du trône, mais n'en usant jamais que dans l'intérêt public et n'ayant jamais essayé de l'exercer au delà des limites constitutionnelles, il propageait les idées qui lui paraissaient justes avec toute l'ardeur de sa nature, avec le tour d'esprit le plus vif et la parole la plus animée ; car rarement on vit tant de qualités séduisantes unies à un mérite aussi solide. C'est lui qui avait fait décider la formation du bataillon de tirailleurs ; il l'avait suivi avec attention pendant les expériences de Vincennes ; il l'avait vu à l'œuvre en Afrique. Convaincu que le résultat de l'épreuve était favorable, que cette création développée, perfectionnée, contenue dans de justes limites, pouvait rendre des services essentiels, il avait obtenu du gouvernement que le nombre des bataillons fût porté à dix, et, pour justifier ses assertions par des faits, il se mit résolument à l'œuvre.

On renonça au nom de tirailleurs, qui représentait une idée fausse, s'appliquant à un ordre de combat commun à toute l'infanterie. Celui de chasseurs d pied convenait mieux à un corps hors ligne, et indiquait l'objet de l'institution. On s'était demandé si, à l'organisation par bataillons, on ne devrait pas préférer l'organisation par régiments, consacrée par l'usage, modèle de la famille militaire. Au premier système on reprochait d'exiger la création d'un état-major particulier pour chaque bataillon, au lieu d'un pour trois, ce qui était plus coûteux, sans présenter les mêmes ressources pour l'administration et le commandement ; on signalait surtout l'insuffisance d'un seul officier supérieur, qui pouvait être blessé, malade, absent. A cela on pouvait répondre que les régiments de chasseurs n'eussent jamais été réunis, les bataillons étant destinés à être attachés isolément aux divisions de quatre à six régiments d'infanterie ; et le morcellement perpétuel d'un corps était un inconvénient bien autrement sérieux que ceux qui avaient été indiqués. On maintint donc la décision prise.

Le bataillon formé deux ans plus tôt à Vincennes devint premier bataillon de chasseurs. Comme il devait servir de type à l'organisation des neuf autres, il fut rappelé d'Afrique et dirigé sur Saint-Omer. Auprès de cette ville existaient mi baraquement permanent, un vaste champ de manœuvres et tous les établissements nécessaires à une nombreuse réunion de troupes. Bientôt on y vit affluer des détachements fournis par tous les corps d'infanterie, composés d'hommes lestes et déjà formés, conduits par des officiers qui devaient prendre part à la nouvelle organisation. La constitution des cadres avait été une affaire délicate ; beaucoup d'officiers jeunes, distingués, pleins d'ardeur, avaient naturellement désiré d'entrer dans des corps qui semblaient appelés à un service particulièrement actif, et qui devaient être organisés par le prince royal. Pour que la création attînt son but, il fallait en effet que les officiers réunissent certaines conditions d'aptitude ; mais on voulait aussi éviter de froisser les justes susceptibilités de l'armée, on voulait que tous les éléments dont se composent nos cadres fussent représentés dans les cadres nouveaux. Le duc d'Orléans avait bien envisagé les deux faces de la question, et il sut pourvoir à cette double nécessité avec un tact parfait. Le corps d'officiers présenta un ensemble de toutes manières remarquable ; mais la variété des origines et des servies de ceux qui en faisaient partie était de nature à désarmer toutes les rivalités, toutes les jalousies. D'ailleurs aucun privilège n'avait été accordé aux chasseurs ; les tarifs de solde, les prestations de tout genre étaient pour eux ce qu'ils sont pour le reste de l'infanterie. Le même esprit avait présidé au choix des dix chefs de bataillon, les uns sortis des rangs, les autres de l'École militaire. Ceux-ci étaient signalés par de bons et anciens services, ceux-là s'étaient récemment distingués en Afrique. M. de Ladmirault, ancien capitaine de zouaves, conservait le commandement du premier bataillon, qu'il avait reçu quelques mois plus têt sur le champ de bataille ; MM. Faivre, Camou, de Bousingen, Mellinet, étaient notés comme des officiers accomplis ; MM. Forey et Répond avaient récemment gagné leurs grosses épaulettes en Algérie, ainsi que MM. Clère et Uhrich, qui avaient appartenu au bataillon de tirailleurs. Enfin, comme le corps d'état-major se recrute tous les ans parmi les meilleurs élèves de l'École militaire, et que les chances d'avancement y sont moins favorables, on avait profité de la faculté que donnent les nouvelles organisations pour ouvrir les rangs de l'infanterie à un capitaine d'état-major, M. de Mac-Mahon, signalé par plusieurs actions d'éclat. Il fut mis à la tête du dixième bataillon[7].

Dès que les détachements et les cadres furent arrivés à Saint-Omer, les bataillons furent constitués, et leur instruction spéciale commença. Sauf quelques changements que l'expérience avait indiqués, elle était semblable à celle qu'avait reçue le bataillon de tirailleurs. Les exercices et les manœuvres étaient définis par des règlements rédigés sous les yeux du prince royal, et auxquels on avait laissé le caractère provisoire, afin de pouvoir les modifier ; ils subsistent à peu près intacts encore aujourd'hui. L'habillement, l'équipement se confectionnaient ; ils ont été adoptés depuis par toute l'infanterie française. Le duc d'Orléans, voulant que sa création fût complète et autant que possible à l'abri de la critique, s'était fait adjoindre un officier général, M. Rostolan, qui avait été longtemps colonel d'infanterie, et qui unissait à de bons services de guerre, anciens et récents, une remarquable capacité administrative ; il avait, si l'on peut ainsi parler, le génie des détails. Deux lieutenants-colonels assistaient le général Rostolan, et, comme lui, résidaient à Saint-Orner. Un autre lieutenant-colonel avait été chargé de former des instructeurs spéciaux de tir ; à cet effet, on avait réuni à Vincennes un détachement composé de dix officiers et d'un certain nombre de sous-officiers auxquels on avait reconnu une aptitude particulière. Les uns et les autres suivaient un cours sur les armes à feu portatives professé par un capitaine d'artillerie, plus scientifique pour les premiers, plus simple pour les seconds ; l'enseignement pratique était dirigé par les officiers attachés au dépôt de l'ancien bataillon de tirailleurs. Grâce au hou vouloir de tous, grâce aux ressources que présentaient l'arsenal et le polygone, cette instruction fut bientôt complète, et devint l'objet d'un manuel sommaire. Initié ainsi aux principes qui président à la fabrication des petites armes, à la confection des munitions, aux règles et à la pratique du tir, ce détachement fut ensuite dirigé sur Saint-Omer, pour fournir aux nouveaux bataillons les officiers et sous-officiers instructeurs de tir qui devaient faire partie des cadres définitifs. Ils rejoignirent leurs corps au moment où leur présence y devenait nécessaire, où l'armement venait d'être délivré. Cet armement se composait de carabines de munition assez semblables à la carabine de tirailleur, améliorées cependant, surtout quant à la portée, et de fusils de rempart allégés, toujours dans la proportions de ⅛ ; les carabiniers, munis de cette dernière arme, formaient la compagnie d'élite de chaque bataillon.

Le duc d'Orléans surveillait tout, voyait tout par lui-même. Il passa une partie de l'hiver à Saint-Omer. Quand d'autres devoirs le retenaient à Paris, il suivait avec le même soin les progrès de sa création, continuait de tout diriger, conférait avec des chefs de service, et levait bien des obstacles, moins par l'autorité de son rang que par l'étendue de ses connaissances, la rectitude de son jugement, l'éclat de son esprit, la grâce de sa parole. Il fut si admirablement secondé, qu'au bout de quelques mois l'œuvre fut complète ; les bataillons étaient équipés, armés, bien instruits. Par une belle matinée de printemps (mai 1841), une colonne profonde entrait dans Paris avec une célérité inconnue ; — pas de faux éclat, pas de clinquant ; tout était leste et martial ; des clairons pour toute musique ; un costume sombre, mais dont la simplicité harmonieuse ne manquait pas d'élégance. Les bataillons de chasseurs traversaient les rues au pas gymnastique et venaient recevoir un drapeau des mains du roi. Le lendemain, afin de bien marquer le but sérieux de l'entreprise, son caractère tout militaire, quatre de ces bataillons partaient pour l'Afrique ; les six autres allaient tenir garnison dans nos grandes places de guerre, auprès des écoles d'artillerie, dont le matériel devait leur permettre d'entretenir et de perfectionner leur instruction.

Hélas ! cette création était un legs fait à la France ! Un an plus tard, au moment même où le duc d'Orléans allait faire exécuter sur une grande échelle un simulacre d'opérations militaires destiné surtout à déterminer le rôle et l'emploi des nouveaux bataillons, il plut à Dieu, dans ses impénétrables desseins, de nous ravir le prince sur lequel reposaient de si légitimes espérances. C'est alors seulement que, par un pieux souvenir, les chasseurs reçurent le nom d'Orléans, que la modestie de leur fondateur n'eût jamais permis de leur donner de son vivant. Ils le portèrent glorieusement. Leur noviciat en Algérie avait été court et facile ; leurs cadres étaient remplis d'officiers qui avaient l'habitude de la guerre ; les soldats étaient bien préparés à la rude vie des camps. Dès les premiers mois de 1842, les officiers généraux constataient, dans des rapports officiels, la terreur que la précision de leur tir inspirait aux Arabes, et la tombe du duc d'Orléans était à peine fermée, que la belle conduite du sixième bataillon dans les sanglants combats de l'Oued-Foddah plaçait les chasseurs au rang des meilleurs troupes d'Afrique. Nous ne les suivrons pas dans tant d'actions auxquelles ils prirent une part brillante ; nous nous bornerons à rappeler deux faits d'armes qui les ont particulièrement illustrés.

Dans le courant de l'année 1845, un imposteur, exploitant la crédulité des Arabes, se servant avec art de l'organisation d'une confrérie religieuse[8] à laquelle il appartenait, parvint à soulever une grande partie des tribus des provinces d'Alger et d'Oran : il se faisait passer pour le maitre de l'heure, sorte de Messie depuis longtemps attendu ; mais on l'appelait plus communément Bou-Maza, le père à la chèvre, à cause d'une chèvre dont il se faisait accompagner, et qui était censée lui servir d'intermédiaire avec les puissances surnaturelles. Cet homme montra beaucoup d'habileté et d'audace ; son activité était si extraordinaire, il avait été vu presque à la fois sur tant de points différents, qu'on doutait de son existence, et qu'on le prit longtemps pour un être fantastique. Ou croyait avoir réprimé l'insurrection ; un chenil qui se donnait le même nom venait d'être pris et fusillé, lorsque le véritable Bou-Maza reparut tout à coup chez les Flittas, une des tribus les plus belliqueuses de l'Algérie, habitant un Pays très-difficile. Le général Bourjolly marcha aussitôt contre le prétendu prophète ; mais il avait des forces insuffisantes, et il dut soutenir un combat acharné, dont le principal effort porta sur le 4e régiment de chasseurs d'Afrique et le neuvième bataillon d'Orléans. Ces deux troupes firent des prodiges de valeur ; toutes deux perdirent leur chef. Il fallait entendre les uns et les autres parler réciproquement de leurs compagnons de gloire et de périls : les uns racontant par quels exploits des chasseurs à cheval avaient sauvé les restes du lieutenant-colonel Berthier[9] ; les autres redisant comment les chasseurs à pied, inébranlables, quoique sans cartouches, protégeaient le corps du commandant Clère avec leurs terribles baïonnettes-sabres, rouges de sang jusqu'à la douille !

Presque le même jour, le huitième bataillon succombait, mais avec gloire, dans une épouvantable catastrophe. Nous occupions depuis un an, près des frontières du Maroc, une petite crique appelée Djemaa-Ghazouat, mouillage fort médiocre, mais le meilleur de cette plage inhospitalière et le seul point d'où l'on pût assurer le ravitaillement des colonnes qui opéraient dans cette partie sans cesse agitée de nos possessions. Bien qu'on y eût déjà créé quelques établissements, les défenses en étaient à peine ébauchées ; aussi le commandement en avait-il été confié à un officier d'une vigueur et d'une résolution bien connues, le lieutenant-colonel de Montagnac. Comme tout semblait tranquille sur la frontière, on avait, pour faciliter les subsistances et les fourrages, réuni à Djemaa plus d'infanterie et surtout de cavalerie qu'il n'en fallait pour la défense de ce petit poste. Tout à coup on apprend qu'Abd-el-Kader a rassemblé des forces nouvelles et qu'il envahit notre territoire. Le général Cavaignac, qui commandait à Tlemcen, s'empresse de concentrer ses troupes : il envoie en conséquence des ordres à Djemaa ; mais Montagnac était déjà en campagne. Informé que l'émir allait attaquer la tribu des Souhalia, qui nous avait donné de nombreuses preuves de fidélité, il avait cru que l'honneur ne lui permettait pas de laisser nos alliés sans secours, et, malgré la défense formelle qui lui en avait été faite, il sortit avec soixante-deux cavaliers du 2e hussards et trois cent cinquante hommes du 8e d'Orléans. En vain reçoit-il à son premier bivouac les ordres de son général : avant de les exécuter, il veut avoir repoussé l'ennemi. Entraîné par sa bouillante ardeur, égaré par de faux renseignements, il morcelle encore sa troupe, laisse dans son camp le commandant Froment-Coste du huitième bataillon, et s'avance avec sa cavalerie, soutenue par deux compagnies de chasseurs. Bientôt un combat inégal s'engage ; Abd-el-Kader est là avec tout son monde ; à la première décharge, Montagnac tombe blessé mortellement ; en peu d'instants, tous les chevaux, presque tous les hommes sont atteints ; le commandant de Cognord du 2e hussards rallie ceux qui restent ; cette poignée de braves se serre sur un mamelon, et ne cesse de s'y défendre jusqu'à ce die les munitions soient épuisées. Alors les Arabes se rapprochant de ce groupe devenu immobile et silencieux, le firent tomber sous leur feu comme un vieux mur[10]. L'ennemi ne ramassa que des cadavres et des blessés qui ne donnaient plus signe de vie[11]. Avant d'expirer, Montagnac avait fait appeler le commandant Froment-Coste ; ce dernier accourt avec une compagnie ; ce nouveau détachement est entouré, et, après une héroïque résistance, détruit jusqu'au dernier homme[12].

Restait la compagnie de carabiniers du 8e, commandée par le capitaine de Géreaux. Les Arabes vont Indre sur elle de toutes parts. C'est en effet la présence de l'ennemi qui apprend à Géreaux le danger qui le menace et le désastre de ses compagnons ; mais son courage ne se trouble pas : il rassemble sa petite troupe, se saisit du marabout de Sidi-Brahim, qui est à sa portée, et s'y barricade. Il y est aussitôt attaqué avec fureur. Cependant le feu des grosses carabines décime les assaillants, dont les plus hardis sont renversés à coups de baïonnettes. Abd-el-Kader, qui dirige le combat, le suspend un moment. Il envoie au capitaine français une sommation écrite, l'engageant à cesser une lutte inutile, promettant la vie sauve à ses hommes. Géreaux lit la lettre aux chasseurs, qui n'y répondent que par des cris de Vive le roi ! Un drapeau tricolore fait avec des lambeaux de vêtements est hissé sur le marabout ; on y pratique quelques créneaux à la hâte ; on coupe les balles en quatre ou en six pour prolonger la défense. L'attaque recommence plus acharnée que jamais, puis le feu s'arrête encore. Le capitaine Dutertre, adjudant-major du bataillon, fait prisonnier quelques heures plus tôt, s'avance vers le marabout : Chasseurs, s'écrie-t-il, on va me décapiter si vous ne posez les armes, et moi, je viens vous dire de mourir jusqu'au dernier plutôt que de vous rendre ! Sa tête tombe aussitôt. Deux fois encore la sommation et le combat sont renouvelés ; les rangs de nos braves soldats sont bien éclaircis, mais pas un d'eux n'hésite. Lassé par cette résistance, l'émir, qui a déjà perdu plus de monde qu'il n'avait tué de Français le matin, a recours à un moyen qui lui paraît plus sûr. Il s'éloigne hors de la portée des carabines, et enveloppe le marabout d'un cordon de postes qui ferme toutes les issues. Les chasseurs sont sans eau et sans vivres : ils restèrent ainsi trois jours ! Enfin, le 28 septembre au matin, Géreaux remarqua que l'ennemi semblait s'être relâché de sa vigilance ; d'ailleurs les hommes étaient épuisés : ils aimaient mieux mourir en combattant que de succomber à la faim et à la soif. Géreaux s'élance avec sa petite troupe, — soixante-dix hommes portant une dizaine de blessés, — fait une trouée à la baïonnette au travers de la ligne ennemie, et s'achemine sur la crête d'une chaîne de collines qui le ramène vers Djemaa. L'audace de ce mouvement frappe les Arabes de stupeur ; ils redoutent le feu des grosses carabines, et se bornent à suivre les Français à distance. Nos soldats touchent au port ; ils aperçoivent déjà l'enceinte de la ville, lorsque quelques-uns d'entre eux découvrent un filet d'eau au tond du ravin : tous se jettent aussitôt sur la source... Ceux qui ont connu les souffrances de la soif savent qu'il est souvent impossible de résister à ce besoin impérieux. En vain Géreaux s'efforce de retenir sa compagnie sur la crête qu'il n'avait cessé d'occuper ; les officiers restent seuls et sont forcés de descendre. Les Arabes saisissent ce moment avec un cruel à-propos : ils s'emparent de la hauteur, écrasent d'un feu plongeant les malheureux chasseurs. Géreaux cependant essaye de continuer la retraite : les débris de sa petite troupe se remettent en marche, échelonnés en trois petits carrés ; mais les Arabes sont revenus plus nombreux : le lieutenant Chappedelaine, le docteur Rogazetti, qui n'avaient cessé de seconder vaillamment leur héroïque chef, sont frappés à mort. Géreaux tombe à son tour pour ne plus se relever : tout est anéanti. De toute la colonne qui avait quitté Djemaa le 21, douze hommes seulement furent recueillis par une sortie de la petite garnison qu'y avait laissée Montagnac[13]. Mais cette lutte terrible suffit, malgré sa funeste issue, pour illustrer à jamais le nom de Géreaux et le numéro du huitième bataillon.

Nous pourrions raconter d'autres épisodes moins sombres. En suivant les chasseurs dans leur carrière africaine, nous les aurions rencontrés à Isly ; nous les retrouverions à Zaatcha et dans bien d'autres journées glorieuses. Agiles, prompts dans l'action, ardents dans les attaques, solides dans les retraites, marcheurs infatigables, profitant des accidents de terrain avec une rare intelligence, se gardant, s'éclairant à merveille, et tirant de leurs armes un admirable parti, ils réunissaient à un tel degré toutes les qu'alités d'une excellente troupe d'infanterie, que le maréchal Bugeaud et les généraux commandant en Algérie désirèrent en avoir davantage sous leurs ordres. Le nombre des bataillons employés en Afrique fut porté de quatre à six, proportion énorme si l'on songe que la France n'avait alors que dix de ces bataillons. Leurs dépôts, qui, séparés, n'eussent pas été en mesure de donner aux recrues une instruction complète, étaient concentrés à Toulouse sous les ordres d'un officier supérieur, et, se prêtant un mutuel concours, n'envoyaient aux compagnies de guerre que des hommes bien formés. Les officiers justifiaient de tous points les choix faits par le prince royal. Nous pourrions en signaler bon nombre qui sont déjà parvenus aux plus hauts grades : l'un d'eux commande aujourd'hui l'armée française d'Orient ; mais il faudrait dépasser les bornes de cette étude, car il nous reste à retracer d'autres travaux, d'autres efforts moins éclatants et cependant non moins utiles.

L'armement délivré aux bataillons en 1841 était aussi parfait que le permettait alors l'état de la science, mais il laissait à désirer. On était dans la bonne voie ; on n'avait pas atteint le but. Le duc d'Orléans le savait. Les fusils de rempart allégés étaient de bonnes armes, réunissant des conditions de portée et de justesse inconnues jusqu'alors ; aussi étaient-ils fort en faveur ; et, en Afrique, beaucoup de colonels, frappés des résultats qu'ils donnaient, cherchaient à s'en procurer un certain nombre pour les confier aux tireurs d'élite de leur régiment. Cependant ils étaient d'un grand poids ; il leur l'allait une balle d'un calibre beaucoup plus fort, et une confusion dans la distribution des munitions pouvait produire sur le champ de bataille des effets désastreux. Quant aux carabines de munition, la fabrication de ces armes avait été un véritable tour de force de nos manufactures ; il avait fallu, en quelques mois, confectionner plusieurs milliers de carabines d'un modèle entièrement nouveau ; on n'avait même pas eu le temps de préparer les tables de construction ; aussi, malgré les perfectionnements introduits par le chef d'escadron Thiéry[14], ces armes ne présentaient pas toutes les qualités désirables. On se remit à l'étude, et l'on établit un modèle de carabine plus satisfaisant (1842), mais qui pourtant n'a jamais été mis en service, de nouvelles découvertes ayant permis de donner à l'armement des bataillons l'unité et la puissance qu'on ne cessait de rechercher.

Nous avons dit qu'avant l'organisation des chasseurs l'instruction du tir était complètement négligée dans l'infanterie. Le soldat brûlait tous les ans devant une cible un certain nombre de cartouches à balles ; mais on ne lui donnait aucun principe, aucune règle : pour faire de son fusil l'emploi le plus décisif, le plus meurtrier, il était abandonné à son intelligence, à son adresse naturelles. Eu armant les chasseurs de carabines de précision, on avait compris que les leur confier sans leur apprendre à s'en servir, ce serait mettre un violon dans les mains d'un homme qui ne saurait pas la gamme. On créa donc une instruction de tir, mais on n'avait pu la déterminer que par un manuel provisoire et succinct. Il importait de l'améliorer, de veiller à ce qu'elle fût uniforme, à ce que les bons principes ne fussent pas altérés. A cet effet, on constitua à Vincennes une école normale de tir, où chaque année les divers bataillons envoyaient un détachement destiné à leur fournir ensuite des instructeurs spéciaux. Les résultats obtenus ayant été très-favorables, on étendit cette instruction à toute l'infanterie, et, afin d'accélérer l'exécution de cette mesure, des écoles secondaires furent établies temporairement à Grenoble et à Saint-Omer. Au bout de quelques années, tous les régiments furent pourvus d'un nombre suffisant d'instructeurs, et les exercices de tir, méthodiquement définis, placés sous la surveillance d'un officier général, furent régulièrement pratiqués. Ceux qui ont vu par leurs yeux combien peu de soldats, non pas conscrits, mais ayant déjà plusieurs années de service, pouvaient faire passer un rayon visuel par trois points, ceux-là seuls peuvent se rendre compte de l'utilité de ces dispositions. Mais revenons à l'école normale de tir, car cette création avait encore eu un autre objet : elle devait fournir un champ d'expériences où tous les perfectionnements que peuvent recevoir les petites armes seraient soigneusement examinés, où l'artillerie qui les fabrique et l'infanterie qui s'en sert seraient en contact permanent. Le succès, à ce point de vue, ne fut pas moins complet, et l'honneur en revient surtout à deux officiers attachés à cette école, l'un plus savant, l'autre plus pratique, mais tous deux doués de remarquables facultés : MM. Tamisier, capitaine d'artillerie, et Minié, capitaine d'infanterie.

Profitant d'une idée heureuse, émise par le colonel Thouvenin, pour faciliter le forcement de la balle, donnant au projectile une forme allongée, déjà proposée plusieurs fois, et qui permettait d'obtenir avec de faibles charges une portée plus grande, mais qu'on avait toujours abandonnée à cause de l'incertitude de son tir, ces deux officiers parvinrent à déterminer, par l'union de leurs recherches et de leurs efforts, la profondeur et l'inclinaison qu'il convenait de donner aux rayures en hélices, et à corriger l'incertitude du tir des balles oblongues ou cylindro-coniques par une disposition ingénieuse qui exerce sur la course de ces projectiles le même effet que les barbes ou pennes sur la course de la flèche. Ils établirent une arme qui a reçu le nom de carabine à tige, et qui réunit les conditions suivantes : — calibre, celui du fusil d'infanterie, ce qui atténue les inconvénients de la double munition, puisque dans un moment de confusion les deux projectiles pourraient entrer indifféremment dans les deux armes ; — portée, à 1.300 mètres les balles oblongues lancées par la carabine à tige traversent deux panneaux de bois de peuplier de 0m022 d'épaisseur et laissent des empreintes sur le troisième ; — justesse, n'a d'autre limite que l'adresse du tireur et la bonté de sa vue. Ce modèle fut définitivement établi et adopté en 1846. Les armes rayées pourront encore recevoir, elles reçoivent peut-être aujourd'hui d'importants perfectionnements[15] ; mais on peut dire que de ce jour le problème a été résolu, que les vrais principes ont été posés. Dans le courant des années 1847 et 1848, les carabines à tige furent mises en service dans les bataillons de chasseurs et composèrent seules leur armement.

Cette modification essentielle désarmait les plus graves et les plus convaincus parmi ceux qui avaient critiqué la création des chasseurs. Cependant, quelque important que fût le progrès, quel que fût l'éclat des services rendus en Algérie par ces bataillons, on contestait encore leur utilité non moins que l'efficacité des nouvelles armes ; on objectait que la guerre d'Afrique était une guerre de tirailleurs, et qu'elle n'avait pas d'analogie avec les sièges qu'il faudrait faire, avec les grandes batailles qu'il faudrait livrer sur le continent. Ceux qui avaient bien réfléchi sur la question étaient d'un avis contraire, et pensaient que l'épreuve d'une guerre européenne serait encore plus favorable, encore plus concluante. Le siège de Rome leur fournit de bons arguments. Les chasseurs, avec leurs armes rayées, y rendirent d'immenses services, et il devint évident que leur existence et leur perfectionnement modifiaient les conditions d'attaque et de défense des ouvrages fortifiés. On comprendra l'importance de ce fait, si l'on veut examiner le rôle que les fortifications ont joué dans tous les événements de guerre accomplis en Europe depuis 1845, soit que l'on considère les places sous le point de vue ordinaire, soit que, suivant une tendance plus récente, on cherche à les transformer en grands camps retranchés : Anvers en Belgique, Fredericia en Danemark, Bude et Comorn en Hongrie, Peschiera, Mantoue, Venise, Vérone et Rome en Italie, Silistrie et Sébastopol en Orient. Aussi les bataillons de chasseurs n'eurent-ils pas à souffrir de la défaveur qui pouvait s'attacher à leur origine et au nom qu'ils avaient porté. Leur nombre a été accru récemment ; la France en compte aujourd'hui vingt et un.

Au dehors, ils ne furent pas moins bien appréciés. Toutes les puissances qui avaient des troupes du même nom ou du même ordre se sont efforcées de perfectionner sur cet exemple leur organisation et leur armement. La Russie a fait fabriquer un nombre considérable de fusils rayés. L'Angleterre pourvoit toute son armée du Minié riffle, dont le nom a si longtemps préoccupé nos alliés[16], C'est un des derniers services rendus par le duc de Wellington à son pays. Nous avons adopté les nouvelles armes, disait-il peu de temps avant sa mort à de jeunes Français ; mais nous n'entendons pas pour cela transformer notre infanterie en infanterie légère. L'illustre vieillard avait bien jugé la question.

Nos bataillons de chasseurs ne sont pas seulement une parfaite infanterie légère, ils sont une excellente troupe de ligne ; par la puissance de leur feu, ils peuvent produire dans les sièges et dans les batailles des effets inconnus avant leur existence, et c'est là le grand côté, le côté entièrement nouveau de cette création. Dans le sein de notre armée, elle a produit des résultats immédiats : l'infanterie a reçu une instruction nouvelle qui substituera un feu plus efficace à ces tireries dont le maréchal de Saxe se moquait déjà dans son piquant langage ; les manœuvres sont devenues plus rapides ; l'uniforme et l'équipement ont été rendus plus commodes, plus légers, bien qu'il y ait encore phis d'un progrès à faire pour les adapter entièrement au métier du soldat. Il serait peut-être bien outrecuidant de vouloir prophétiser l'avenir des armes rayées, de prétendre indiquer, par exemple, les modifications qu'elles peuvent forcer d'introduire dans le matériel et l'emploi de l'artillerie ; nous dirons seulement que leur portée est au moins double de la portée de but-en-blanc des pièces de campagne, et que la proportion des corps qui en sont pourvus augmente chaque jour dans les armées actuellement engagées. La création des bataillons de chasseurs, si bien comprise, si heureusement exécutée, reste un événement important dans l'histoire militaire. Consacrée par la valeur et l'intelligence des officiers et des soldats français, elle a été le signal et la source de progrès étendus et rapides. Un de ces bataillons attaché à chaque division d'infanterie ajoute une force nouvelle à cette belle institution de nos armées républicaines, maintenue, mais un peu dénaturée, sous l'Empire, par l'abus des corps d'armée, division qui est restée la base de notre grande organisation de guerre, et qui rappelle avec avantage l'immortelle légion romaine. Ainsi se trouve complété cet admirable ensemble de l'infanterie française, qui réunit les qualités des races du Nord et des races du Midi, la solidité, la fermeté des unes, l'élan et l'ardeur des autres ; c'est la nation armée, in pedite robur.

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] Achille était fils d'une déesse et d'un mortel : c'est l'image du génie de la guerre. La partie divine, c'est tout ce qui dérive des considérations morales, etc. (Mémoires de Napoléon, t. V.) Les principes de la guerre sont ceux qui ont dirigé les grands capitaines dont l'histoire a transmis les hauts faits : Alexandre, Annibal, César, Gustave-Adolphe, Turenne, le prince Eugène, Frédéric le Grand... Voulez-vous savoir comment se donnent les batailles : lisez, méditez les relations des cent cinquante batailles de ces grands capitaines ; lisez, relisez l'histoire de leurs quatre-vingt-huit campagnes ; c'est le seul moyen de surprendre les secrets de l'art. (Ibid., t. II.)

[2] Napoléon.

[3] Aujourd'hui officier général.

[4] C'est la seule tête militaire qu'il y ait en Espagne, répondait l'empereur aux plaintes que le colonel Desprez était allé lui porter à Moscou. (Mémoires du roi Joseph.) Sans vouloir diminuer en rien ce que ce jugement a d'honorable pour le duc de Dalmatie, il est permis de penser que cette espèce de sentence rendue contre les détracteurs du maréchal Soult fut accompagnée, par Napoléon, de quelques restrictions mentales. En tout cas, le lecteur doit faire la part de l'irritation bien naturelle de celui qui la prononçait. Une pareille exclusion ne saurait s'appliquer à plus d'une bonne tête militaire que la France comptait alors dans l'armée d'Espagne !

[5] Ancien officier d'ordonnance du roi Louis-Philippe, aujourd'hui général de division.

[6] Frère du général Uhrich, qui commande aujourd'hui une brigade en Crimée, M. Ernest Uhrich, bien jeune encore, a pris sa retraite comme colonel après la Révolution de février.

[7] A l'exception de MM. Uhrich et Clère, dont l'un a pris sa retraite en 1848, et dont l'autre a été tué glorieusement à la tête de son bataillon, tous ces chefs de corps sont parvenus au grade d'officier général. Plusieurs exercent des commandements importants en Crimée ou en Afrique.

[8] Un de nos officiers les plus versés dans la connaissance de la langue et des mœurs des Arabes, M. Deneven, a publié, il y a quelques années, une remarquable Étude sur les confréries religieuses de l'Algérie, intitulée les Khouan (les frères).

[9] Ancien officier d'ordonnance du roi Louis-Philippe.

[10] Expression d'un témoin oculaire. Voir le rapport du général (alors commandant) de Martimprey.

[11] Blessé et sans connaissance, le chef d'escadrons Courby de Cognord allait être décapité, lorsqu'un vieux régulier reconnut l'officier supérieur aux soutaches de son dolman. On l'emporta ; il se rétablit et fut rendu à la liberté l'année suivante : il est aujourd'hui officier général.

[12] Dans la seconde édition des Annales algériennes, nous trouvons un renseignement qui, bien qu'il soit très-vague, mérite cependant de fixer l'attention. On aurait lieu d'espérer que M. Froment-Coste a survécu à ses blessures, et qu'il existe encore chez une tribu éloignée du Maroc. Nous pensons que rien ne sera négligé pour éclaircir ce fait, et, s'il se confirme, pour faire cesser la captivité de ce brave officier.

[13] Parmi eux, le caporal Lavaissière mérite de ne pas être oublié. Seul, il avait pu rapporter ses armes.

[14] Aide de camp du duc de Montpensier, mort récemment officier général.

[15] Nous avons lieu de croire que M. Minié a trouvé moyen de rendre à la fois la construction de l'arme plus simple, le chargement plus facile et de diminuer le poids du projectile, sans altérer la portée ni la justesse. La diminution de poids du projectile est un résultat fort important ; l'inconvénient de ne pouvoir transporter dans un caisson qu'une quantité relativement minime de munitions peut avoir, en effet, des conséquences sérieuses. Nous rappelons encore que nous avons cru devoir éviter ici, soit les détails purement scientifiques, soit des définitions qu'il serait peut-être inopportun de rendre trop publiques. A ceux qui voudraient faire de la question une étude plus approfondie, nous recommanderons le Cours sur les armes à feu portatives, par M. Panot. (Paris. — Dumaine. — 1851.)

[16] Beaucoup d'Anglais considéraient le brave commandant Minié comme un mythe, d'autres le croyaient une espèce de Barnum américain.