Au mois d'août 1830, le général Clausel prit le commandement de l'armée d'Afrique. La mission dont il était chargé n'était ni facile â remplir, ni même bien clairement définie. Le gouvernement sorti de la Révolution de juillet n'avait pas refusé le legs glorieux de la Restauration, mais il en était quelque peu embarrassé. Si le sentiment national repoussait l'idée d'abandonner Alger, c'était une sorte d'instinct plutôt qu'une résolution mûrement réfléchie qui liait la France à sa nouvelle conquête. Nul ne se rendait compte des difficultés ni même du but de l'entreprise, et si l'on eût alors, en l'ace de l'Europe menaçante, proposé de conquérir par les armes ce vaste empire que la France possède aujourd'hui au delà de la Méditerranée, les esprits les plus aventureux eussent reculé. On tenait bien à conserver Alger ; mais personne n'eût voulu accorder les moyens de soumettre la Régence, et c'était cependant une conséquence inévitable du renversement des autorités turques. Les mesures prises par le gouvernement répondaient à cette double tendance des esprits : l'effectif de l'armée fut considérablement réduit ; mais le nom seul du général appelé à remplacer le maréchal de Bourmont indiquait assez que le commandement de l'armée d'Afrique restait une mission sérieuse et importante. Le général Clausel se trouvait donc à la tête d'une armée réduite, sans instructions bien précises, entouré d'intrigues et de sollicitations diverses, ayant devant lui un pays inconnu, à peine décrit par quelques voyageurs oubliés, et une population plus inconnue encore, sauvage et belliqueuse, mais habituée à recevoir ses lois d'Alger, et que la chute du dey plongeait dans l'anarchie. Pour comble d'embarras, on avait chassé tous les Turcs, objet du respect séculaire des Arabes, habitués à les commander et à les combattre, et qui n'eussent pas mieux demandé que de servir fidèlement leurs vainqueurs. Cette expulsion des Turcs a été sévèrement jugée ; aujourd'hui il faut reconnaître que, quel qu'en fût le principe, les conséquences en ont été heureuses : forcés d'agir sans intermédiaires sur les populations indigènes, nous avons pu sortir de l'ornière où se traînent les sociétés musulmanes, et le gouvernement des Arabes, exercé par des officiers français, a déjà donné des résultats qu'il n'eût jamais été permis d'espérer du système turc. Alors néanmoins, dans les derniers mois de 1830, les inconvénients momentanés de la mesure se faisaient seuls sentir, et le général Clausel, pour y remédier en partie, comme aussi pour augmenter l'effectif de ses troupes, prescrivit l'organisation de corps d'infanterie et de cavalerie indigènes. Un arrêté du 1er octobre 1830, approuvé par une ordonnance royale du 21 mars 1831, créa deux bataillons qui reçurent le nom de zouaves, en arabe zouaoua. Les Zouaoua sont une tribu ou plutôt une confédération de tribus kabyles qui habitent les gorges les plus reculées du Jurjura, race d'hommes fiers, intrépides, laborieux, dont la soumission aux Turcs ne fut jamais que nominale, mais fort connus à Alger, où les appelait sans cesse le besoin d'échanger leurs huiles et les produits de leur grossière industrie contre les denrées qui manquaient à leurs _ pauvres montagnes. Comme ils avaient la réputation d'être les meilleurs fantassins de la Régence, et que dans certaines circonstances ils avaient loué leurs services militaires aux princes barbaresques, leur nom fut donné à la nouvelle milice. Celle-ci cependant reçut dans ses rangs tous les indigènes, sans distinction d'origine, monta- gnards ou hommes de la plaine, ouvriers des villes ou laboureurs, Kabyles, Arabes ou Coulouglis ; mais il leur fallait des chefs. Des officiers et sous-officiers français furent chargés de les instruire et de les commander. C'étaient des volontaires comme notre armée en fournira toujours, les uns déjà rompus au service de l'infanterie comme Levaillant[1], d'autres engagés d'hier comme Vergé[2], d'anciens philhellènes comme Mollière[3], des officiers d'armes spéciales comme Lamoricière, tous hommes pleins de jeunesse et d'énergie, désintéressés, courageux, que n'attiraient ni l'appât d'une solde plus forte, ni l'espoir de garnisons commodes, et qui, sans être arrêtés par l'incertitude de la récompense, affrontaient gaiement une vie toute de privations, de rudes travaux, de périls constants. Le commandement du premier bataillon fut donné à un officier d'état-major distingué, M. Maumet. Le deuxième bataillon, formé peu après, fut confié au capitaine du génie Duvivier, qu'un caractère ferme, un esprit réfléchi et des travaux remarquables[4] signalaient déjà à l'attention de ses chefs. Comme le recrutement des indigènes n'était pas très-actif, comme il eût d'ailleurs été dangereux de laisser le cadre français isolé au milieu d'hommes qui ne pouvaient inspirer une entière confiance, et dont la langue était encore ignorée de tous leurs chefs, on jugea utile d'enrôler des Européens dans les zouaves. Les premiers volontaires de la Charte, que le gouvernement avait dirigés sur l'Afrique, y furent incorporés : on y reçut aussi quelques étrangers ; mais bientôt, le nombre des uns et des autres s'étant singulièrement accru, les Européens non français furent organisés en légion étrangère, et les nouveaux détachements qui arrivaient de la capitale formèrent le 67e de ligne. Cependant on peut dire que le noyau des zouaves fut composé d'enfants de Paris et d'indigènes des environs d'Alger. Six semaines à peine s'étaient écoulées depuis l'arrêté de création de la nouvelle troupe, que déjà elle tenait la campagne ; le général en chef l'emmenait avec lui à la première expédition de Medeah. Les zouaves reçurent le baptême du feu au col de Mouzaïa, que plusieurs fois ils devaient arroser de leur sang et illustrer par leur valeur. Ils restèrent ensuite deux mois à Medeah, où le général Clausel s'était décidé à laisser une petite garnison de Français et d'indigènes. Il est difficile de se figurer ce qu'il fallut de courage, d'industrie et de résignation aux premiers détachements laissés dans les camps ou places de l'intérieur de l'Algérie, sans cesse devant l'ennemi, veillant et combattant nuit et jour, ne quittant le fusil que pour prendre la pioche, forcés de tout créer, réduits aux derniers expédients pour vivre, sans nouvelles, sans consolations d'aucun genre. A Medeah, en 1830, les souffrances furent peut-être un peu moins vives que durant les occupations postérieures, parce qu'une partie de la population était restée dans la ville. Cependant c'était encore une rude épreuve, et les zouaves la supportèrent vaillamment. La place fut souvent attaquée ; ils étaient toujours aux avant-postes. Un de leurs capitaines fut tué près de la ferme du Bey. C'est le premier sur la liste des officiers zouaves tués en Afrique, longue et glorieuse liste qui rappelle les plus illustres souvenirs de l'ancienne et (le la nouvelle France, où un fils du duc d'Harcourt[5], qui avait porté le sac et le mousquet, figure à côté d'un Bessières[6] et d'un grenadier de l'île d'Elbe, Peraguey[7], dont la tête grise avait si longtemps été entourée du respect de ses jeunes camarades. Medeah fut évacué par les troupes françaises au commencement de 1831 ; mais, au mois de juin de la même année, le général Berthezène y conduisit une partie de l'armée pour appuyer l'autorité du faible bey que nous y avions établi. Au retour de cette expédition, l'arrière-garde fut attaquée avec fureur, comme elle descendait du col de Mouzaïa. Les troupes étaient fatiguées par une longue marche de nuit, épuisées par une chaleur accablante ; la colonne s'était allongée sur un étroit sentier de montagnes ; l'officier qui commandait à l'arrière-garde tombe blessé, et ses soldats, isolés, sans chef, entourés par l'ennemi, reculent en désordre, lorsque le commandant Duvivier, voyant le péril qui menace l'armée, accourt avec le deuxième bataillon de zouaves. Les indigènes poussent leur cri de guerre ; les volontaires de la Charte, qui portaient encore la blouse gauloise, entonnent la Marseillaise, et tous ensemble tombent sur les Kabyles, dont ils arrêtent la poursuite par cette remise de main inattendue. Pendant tout le reste du jour, Duvivier couvrit la retraite ; secondé par d'intelligents officiers, maître de lui-même et de sa troupe, il se reploya de mamelons en mamelons, échelonnant ses compagnies, disputant le terrain, et arriva ainsi à la ferme de Mouzaïa, où l'armée se ralliait, sans avoir abandonné un trophée à l'ennemi. La retraite de Medeah fit le plus grand honneur aux zouaves et leur donna droit de cité dans l'armée française. Dans toutes les affaires où ils furent engagés ensuite, ils soutinrent dignement la réputation qu'ils avaient gagnée dans ce combat ; mais l'hostilité chaque jour plus vive des indigènes, la formation du 67e de ligne et de la légion étrangère rendaient leur recrutement difficile : on ne put compléter le deuxième bataillon, et un arrêté du général en chef réunit les deux en un seul. L'ordonnance royale du 7 mars 1835 fixe le nombre des compagnies à dix, huit françaises et deux indigènes ; il devait y avoir douze soldats français dans chaque compagnie indigène. Cependant un accident grave avait forcé le commandant Maumet à rentrer en France ; Duvivier avait été appelé à Bougie. Le commandement des zouaves avec le grade de chef de bataillon fut donné au capitaine de Lamoricière, qui, entré dans le corps à sa formation, s'était plusieurs fois signalé par sa valeur et ses qualités militaires, et qui, chargé récemment d'organiser le premier bureau arabe, avait montré dans ces fonctions difficiles une connaissance déjà assez complète de la langue et des mœurs des indigènes, un esprit très-prompt, beaucoup d'audace et de prudence, beaucoup de finesse et de loyauté, avec une infatigable ardeur. On avait pris le parti de faire camper les troupes dans les environs d'Alger. Le poste de Dely-Ibrahim avait été assigné aux zouaves : ils y créèrent seuls tous les établissements ; maçons, terrassiers, forgerons, ils suffisaient à tout. Le temps qui n'était pas consacré au travail se passait à perfectionner l'instruction militaire. Des courses continuelles dans le Sahel, dans la Mitidja, dans les premières gorges de l'Atlas, de fréquents combats, rompaient la monotonie de la vie du camp. Chaque jour était marqué par un progrès ; chaque jour, les zouaves devenaient plus industrieux, plus disciplinés, plus aguerris ; ils apprirent à marcher vite et longtemps, à porter sans fatigue le poids de plusieurs jours de vivres, à manœuvrer avec précision, à combattre avec intelligence. L'uniforme et l'équipement furent réglés et perfectionnés ; l'un et l'autre sont si populaires aujourd'hui, si connus en France et en Europe, que ce serait peine perdue de les décrire. C'est le costume oriental sous les couleurs de l'infanterie française, mais avec quelques modifications qu'un œil exercé aperçoit tout de suite, et qui, sans rien ôter à la grâce et à l'originalité des vêtements, en ont fait le costume le plus leste et le mieux entendu, je crois, qu'ait jamais porté homme de guerre. Précieux pour les climats chauds, laissant les articulations libres, ne gênant ni la respiration ni les mouvements, il protège bien le soldat contre les brusques changements de température, et se prête facilement à toutes les additions que peut rendre nécessaires un froid plus vif et plus constant. Il n'est pas jusqu'au turban, en apparence si incommode, qui n'ait son utilité, tantôt laissé flottant sur la nuque, qu'il abrite du soleil, tantôt employé comme cache-nez, tantôt enfin, si la campagne est longue, s'en allant par pièces réparer les brèches de la veste et de la culotte[8]. Ce qui n'avait rien d'oriental, n'était la régularité, la propreté de la tenue des zouaves. Aucun soin de détail n'y était négligé. Ces soins peuvent paraître souvent minutieux et puérils à la garnison ; mais à la guerre ils sont comme le symbole de la discipline, et influent plus qu'on ne le pense sur la santé et le bon esprit du soldat. En somme, les zouaves, tout en conservant cette intelligence individuelle qu'on remarque habituellement dans les troupes irrégulières, tout en restant de véritables enfants de Paris par leur verve et leur gaieté, eurent bientôt toute la solidité, toute la précision du plus brillant régiment. Honneur au digne chef qui a su obtenir un pareil résultat, et qui a fait des zouaves ce qu'ils sont aujourd'hui ! Honneur aux soldats qui surent si bien le comprendre, aux officiers qui l'ont si bien secondé, et qui presque tous aujourd'hui, s'ils ont échappé aux périls de la guerre, 'sont parvenus aux premiers grades de l'armée[9] ! Le maréchal Clausel revint en Afrique en 1835. Homme de guerre de premier ordre, il reconnut aussitôt toutes les qualités acquises par le corps qu'il pouvait justement s'enorgueillir d'avoir créé. Il voulut emmener les zouaves dans la province d'Oran, où il allait entreprendre une série d'opérations plus importantes que toutes celles qui s'étaient succédé depuis 1830, opérations parfaitement conçues et non moins bien exécutées. Le maréchal Clausel avait admirablement compris la stratégie et la tactique qui convenaient à l'Algérie. Avec une armée plus nombreuse et mieux munie, avec un peu moins de confiance dans la rare habileté qu'il déployait sur le terrain, un peu plus de suite et d'application à profiter de ses succès militaires, il eût obtenu des résultats plus complets. Toujours est-il que les zouaves et leurs chefs reçurent plus d'une bonne leçon de guerre en servant sous les ordres de celui qui avait sauvé l'armée française après le désastre des Arapiles, et qui sut conduire la retraite de Constantine. Dans l'expédition de Mascara, ils combattirent sous les yeux du duc d'Orléans, qui ne manqua pas de les apprécier à leur juste valeur. A peine le prince royal était-il de retour à Paris, qu'une ordonnance du roi constitua le régiment à deux bataillons de six compagnies chacun, mais pouvant être portées à dix. M. de Lamoricière en conservait le commandement, avec le grade de lieutenant-colonel. Revenus dans la province d'Alger au commencement de 1836, les zouaves suivirent le gouverneur général sur le théâtre de leurs premiers exploits. Le col de Mouzaïa fut encore plus énergiquement défendu qu'en 1830 ; mais le maréchal, qui connaissait le terrain, avait mieux choisi son point d'attaque. Les zouaves furent chargés d'enlever les crêtes qui dominent la route, et dont l'occupation fait tomber toutes les défenses du col. Malgré les horribles difficultés du terrain, ils s'acquittèrent glorieusement de leur mission, et n'acquirent pas moins d'honneur à défendre ensuite contre l'acharnement des Kabyles les positions qu'ils leur avaient si vaillamment arrachées. Cependant le maréchal les laissa aux environs d'Alger, quand il partit pour Bone ; croyant avoir réuni sur ce dernier point des forces suffisantes, se faisant peut-être illusion sur la facilité de l'entreprise où il allait s'engager, il craignait aussi de dégarnir le centre de nos possessions. Les zouaves ne firent pas partie de la première expédition de Constantine. L'année suivante, un de leurs bataillons marchait à l'avant-garde sous les ordres du duc de Nemours, non pour venger l'honneur de nos armes, qui certes était sauf, mais pour réparer par un succès éclatant l'échec de 1836. Le siège de Constantine est un des plus beaux fleurons de la couronne guerrière des zouaves. Ils y trouvèrent à côté d'eux de dignes rivaux, soit dans ces armes spéciales qui ont toujours au service de la patrie un trésor de courage non moins que de science, soit dans les régiments aguerris dont le général Damrémont avait composé son infanterie. Si dans cette noble lutte il ne fut pas possible aux zouaves de se montrer plus vaillants que leurs émules, ils ne négligèrent rien pour accaparer la plus grosse part de gloire. Jamais peut-être ils ne se montrèrent plus animés de l'orgueil et de l'ambition de l'esprit de corps, mais orgueil sans péril dans une armée où il n'existe pas de privilèges, ambition qui n'est avide que de labeurs et de dangers. Pendant l'établissement des batteries, on les vit en plein jour, sous le feu de la place, relever et traîner jusqu'au sommet du Mansourah les pièces de vingt-quatre que, dans la nuit, les chevaux de l'artillerie n'avaient pu arracher à la boue. Le jour de l'assaut, ils obtinrent l'insigne honneur de marcher en tête de la première colonne. Tous ceux qui ont parcouru les galeries de Versailles se rappellent le saisissant tableau d'Horace Vernet : Lamoricière au sommet de la brèche, où il allait disparaître bientôt dans un nuage de fumée et de poussière au milieu d'une effroyable explosion ; à côté de lui, le commandant Vieus, du génie, escaladant le pan du mur sur lequel il allait être frappé à mort, et déployant pour la dernière fois cette force athlétique qui, au début de sa carrière, le 18 juin 1815, avait enfoncé la porte de la Haye-Sainte ; à ses pieds, le capitaine Gardarens tombé blessé au pied du drapeau qu'il avait planté sur la brèche et qu'il tient encore embrassé ; un peu plus bas, l'héroïque colonel Combes du 47e, et tant d'autres braves que le peintre n'a connus que par les regrets de leurs camarades ! La gloire se paye cher : le petit bataillon de zouaves fut plus que décimé dans ce meurtrier assaut ; plusieurs officiers étaient restés morts sur la brèche ; les autres, presque jusqu'au dernier, étaient ou grièvement blessés) ou horriblement brûlés par l'explosion. La prise de Constantine est le dernier épisode de la première époque des guerres d'Afrique ; le traité de la Tafna était conclu, et le dernier vestige du gouvernement turc avait disparu. Une période de paix relative commençait. Tandis que dans l'est nos généraux et nos officiers s'essayaient à administrer directement un vaste territoire et une nombreuse population indigène, à l'ouest et au centre une autre expérience était tentée ; on allait chercher à créer des établissements, une société européenne 'à côté d'une société arabe organisée par le génie d'Abd-el-Kader, et se gouvernant elle-même pour la première fois depuis plusieurs siècles. Le maréchal Valée conduisait ces deux entreprises avec la sagacité et la persévérance qu'il apportait aux travaux de la paix comme à ceux de la guerre. L'occupation du mince territoire que nous nous étions réservé aux environs d'Alger fut complétée. Placés aux avant-postes, les zouaves recommencèrent à Coleah l'œuvre qu'ils avaient déjà accomplie à Dely-Ibrahim ; c'étaient des abris à créer, des constructions à faire, des routes à ouvrir, des desséchements à exécuter : campagne pacifique. mais rude, et, sous un climat souvent insalubre, presque aussi meurtrière que le combat. Le régiment d'ailleurs était beau et nombreux ; le recrutement des indigènes était facile, et les débris du bataillon du Méchouar, incorporés dans les zouaves, leur avaient fourni un contingent plus choisi que nombreux de soldats français. Ce bataillon était une troupe de volontaires que le maréchal Clausel avait laissés dans le Méchouar ou citadelle de Tlemcen en 1836, et qui venaient d'en sortir à la paix, après avoir déployé un courage et une résignation admirables, que ne stimulait même pas l'espoir de la récompense. Nous aurons à reparler plus tard du digne chef de cette brave troupe, le capitaine du génie Cavaignac, qui avait fait preuve, dans ce commandement, de vertus militaires du premier ordre, et qui, faute de vacance dans les zouaves, fut promu peu après au commandement du deuxième bataillon d'Afrique. Cependant la paix n'était pas sérieuse, et la trêve ne pouvait être longue. Tout le système créé par Abd-el-Kader reposait sur la guerre sainte ; c'est la guerre qui justifiait aux yeux des Arabes les sacrifices d'argent et d'hommes qu'il leur demandait, l'obéissance passive qu'il exigeait. Sous peine de voir son autorité nié-connue et remplacée par l'anarchie qu'il avait fait cesser, il devait nous combattre. Il s'y décida quand il ne pouvait plus reculer. Dans le courant de l'année 1839, des symptômes alarmants se manifestèrent dans nos corps indigènes ; ils n'avaient pas échappé au vigilant colonel des zouaves : il savait que plusieurs de ses soldats assistaient secrètement à des prédications passionnées. Enfin l'orage éclata à la fin de l'année. La place de Coleah et l'honneur du régiment étaient en trop bonnes mains pour que l'une ou l'autre pussent courir le moindre risque ; mais, à l'appel de celui que les Arabes considéraient comme un prophète encore plus que comme un sultan, bon nombre des soldats indigènes, même des plus anciens, et qui avaient brûlé plus d'une cartouche à notre service, désertèrent et furent porter dans les rangs de l'ennemi l'instruction militaire que nous leur avions donnée[10]. Ce fut une crise sérieuse pour les zouaves, mais le régiment en sortit comme retrempé ; la proportion des Français y fut plus forte, et ce ne fut certes pas un mal. A l'annonce du renouvellement des hostilités, les volontaires y avaient afflué, les uns ayant déjà servi, d'autres jeunes soldats, mais pleins d'ardeur. Encadrés dans un corps d'officiers et de sous-officiers accomplis, ils étaient bien vite en état de faire un excellent service, en sorte que les deux bataillons reprirent la campagne aussi nombreux et meilleurs que jamais. Après un hiver pénible consacré à rétablir un peu de sécurité dans notre territoire, à en chasser l'ennemi, à dégager et à ravitailler nos places, l'armée, considérablement renforcée, envahit à son tour le vrai pays arabe, celui qu'occupaient les tribus, où Abd-el-Kader commandait en maitre. Le duc d'Orléans était à la tète de la première division ; les zouaves en faisaient partie. Au mois de juin 1840, trois des principales bases d'opération de l'ennemi lui avaient été enlevées ; nos troupes occupaient Cherchell, Medeah et Miliana. Nous ne saurions raconter ici tous les combats livrés durant cette sanglante campagne, dans la Mitidja, au col de Mouzaïa, au pied du Chenouan, dans la vallée du Chéliff, sur l'Ouamri, au Contas : chaque jour marqué par un engagement, chaque pouce de terrain disputé ; la cavalerie de toutes les tribus des provinces d'Alger et d'Oran, soutenue et contenue par les rouges[11] de l'émir, inondant la plaine ; chaque passage de montagne défendu par l'infanterie régulière et par des milliers de Kabyles. Les zouaves ne manquèrent pas une course, pas un combat, et toutes les fois qu'il y avait une position à enlever, un effort à faire, les notes retentissantes de leur marche bien connue se mêlaient aux sons entraînants de la charge[12]. Que d'épisodes glorieux ou touchants marquèrent pour eux cette période ! Nous citerons au hasard. Un matin, c'était le jour de l'assaut du col, des dépêches arrivent de France ; elles annonçaient des promotions. Un jeune sergent de zouaves, Giovanelli, était nommé sous-lieutenant ; tout le régiment lui fait fête ; le colonel envoie son sac aux mulets et lui confie une section. Giovanelli, joyeux de faire baptiser son épaulette, saute le premier dans une redoute que défendaient les réguliers, et tombe mort, frappé de plusieurs balles. Un autre jour, le capitaine Gautrin, tué peu après à la tête du deuxième bataillon d'Afrique, se faisait amputer deux doigts sur le champ de bataille sans quitter le commandement de sa compagnie. Et comment oublier ces zouaves envoyés dans la chaude journée du 20 mai pour soutenir le 17e léger, écrasant à coups de pierres, faute de cartouches, les réguliers d'Abd-el-Kader, puis saluant de leurs acclamations les débris du 17e que ralliait le colonel Bedeau, couvert de glorieuses blessures, après une retraite qui n'avait été qu'une charge continuelle ! Le retour de la chaleur n'amena aucun repos pour les troupes ; l'été et l'automne se passèrent à ravitailler les places que nous occupions, opération aussi difficile et aussi meurtrière que l' avait été la conquête. Le plomb de l'ennemi, le climat, les fatigues incessantes éclaircissaient les rangs des zouaves, et de justes récompenses leur enlevaient encore bien des officiers. L'état-major fut renouvelé. Au colonel Lamoricière, nommé officier général, à ses dignes seconds, les chefs de bataillon Regnault[13] et Renault[14], également promus, avaient succédé le lieutenant-colonel Cavaignac, les commandants Leflô[15] et Saint-Arnaud[16]. Si l'armée avait eu à élire le colonel des zouaves, son choix fût certainement tombé sur celui que le roi venait de nommer. L'héroïque défenseur du Méchouar de Tlemcen montrait depuis deux ans, dans le commandement difficile du deuxième bataillon d'Afrique, toutes les qualités d'un excellent chef de corps, et tous ceux qui l'avaient vu à l'œuvre admiraient son caractère énergique, son esprit plein de ressources, et ce courage qui, pour être calme toujours, ne laissait pas d'être entraînant. Les nouveaux chefs de bataillon, jeunes d'âge quoique vieux de services, étaient comptés tous deux parmi les plus brillants capitaines de voltigeurs de l'armée. De nombreux enrôlements comblaient les vides faits par la guerre, et les sous-officiers instruits, intrépides, ne manquaient pas pour remplir les vacances du corps d'officiers. Lorsque le général Bugeaud débarqua à Alger, au commencement de 1841, il n'y trouva pas les zouaves. lls avaient passé l'hiver aux avant-postes, à Medeah, où, grâce à leur industrie, à l'expérience et à la vigilante intelligence de leur chef, ils surent alléger les privations d'un blocus absolu. Le gouverneur général alla les relever au mois d'avril, et les trouva toujours dispos, parfaitement en mesure de reprendre la campagne. Le régiment le suivit sur l'Atlas et dans la vallée du Chéliff, où il trouva l'occasion de remporter de si brillants avantages. Un soldat de la trempe du général Bugeaud ne pouvait manquer d'apprécier les zouaves. Il voulut les emmener lorsqu'il se rendit, au mois de mai, dans la province d'Oran. Cependant il consentit à en laisser un bataillon au général Baraguey-d'Hilliers, qui avait aussi des opérations importantes à conduire dans la province d'Alger. Les zouaves concoururent ainsi, sur plusieurs points, à la plupart des actions remarquables de la campagne de 1841. La guerre d'Afrique prenait de grandes proportions ; la chimère de l'occupation restreinte était abandonnée. Le gouvernement s'était décidé à renverser l'édifice d'Abd-el-Kader ; les Chambres lui en avaient fourni largement les moyens, et un capitaine illustre, secondé par d'habiles lieutenants, poursuivait cette véritable conquête de l'Algérie avec autant de bonheur que d'esprit de suite et d'activité. Des renforts de tous genres furent envoyés au gouverneur général, et dans cet accroissement de ressources les zouaves ne furent pas oubliés. Une ordonnance royale du 8 septembre 1841 porta le régiment à trois bataillons, et lui constitua un état-major complet, semblable à celui de tous les régiments d'infanterie. Une seule compagnie par bataillon pouvait recevoir les indigènes ; encore ceux-ci y figuraient-ils en petit nombre, et n'y étaient-ils conservés, en quelque sorte, que pour justifier le nom et l'uniforme particulier du corps. L'expérience avait démontré que si l'action des officiers français sur des populations ou des soldats arabes était des plus salutaires sous tous les rapports, le mélange des, soldats des deux races donnait des résultats moins satisfaisants. Ils prenaient un peu des vices des uns et des autres, sans échanger leurs qualités. Et puis, le soldat en Afrique a deux devoirs : le combat et le travail ; il était difficile d'obtenir le second des indigènes, et l'on ne pouvait, dans une même troupe, forcer le chrétien à prendre la pioche en présence du musulman oisif. On jugea donc à propos de créer, sous le nom de tirailleurs indigènes, des corps spéciaux d'infanterie, où les Français n'occupent qu'une partie des emplois d'officiers et de sous-officiers. Ces bataillons, commandés par des chefs habiles, intrépides, versés dans la connaissance de la langue arabe[17], ont montré, après des vicissitudes diverses, et montrent aujourd'hui en Crimée qu'ils sont les dignes frères cadets des zouaves. A peine le régiment, ainsi accru et reconstitué, avait-il reçu le drapeau qui lui avait été envoyé par le roi, que ses trois bataillons se séparèrent pour aller servir dans chacune des trois provinces. La guerre, en effet, était partout. Si la puissance d'Abd-el-Kader n'avait fait qu'effleurer la province de Constantine, et si une partie des tribus y acceptaient déjà le principe de notre autorité, il restait cependant à transformer ce principe en fait, à le faire respecter, à châtier et à combattre des tribus kabyles sauvages et belliqueuses, ou des hordes vagabondes et insaisissables. Dans les provinces d'Alger et d'Oran, la situation stratégique améliorée donnait déjà d'importants résultats. A l'occupation de Medeah et de Miliana s'était ajoutée celle de Mascara et de Tlemcen, et ces places, mieux approvisionnées, devenaient la base d'opérations incessantes. Les principaux Oints de ce qu'on est convenu d'appeler la ligne du Tell étaient en notre pouvoir : nous avions détruit les établissements créés par Abd-el-Kader à la lisière du désert, à Saïda, à Tiaret, à Boghar, à Thaza ; mais nous n'avions encore obtenu des tribus aucun acte 'de soumission. Le pays se vidait à notre approche, et nous n'y trouvions que des combattants. Pour réduire ces populations, pour les frapper dans leurs intérêts matériels, il fallait être plus mobile que les nomades, plus agile que les Kabyles, plus fort et plus valeureux que tous. Enfin, dans le courant de 1842, tant d'efforts commencèrent à porter leurs fruits ; un grand nombre de tribus posèrent les armes. A partir de ce moment, nous cessâmes d'être aux prises avec l'Algérie tout entière ; mais l'hostilité des tribus qui continuaient à résister n'en fut que plus vive. La guerre s'envenimait en prenant le caractère d'une guerre civile, et ce redoublement de haine et d'ardeur donna lieu à de sanglants combats. Au mois de septembre 1842, au moment où la vallée du Chélif venait d'être pacifiée, le général Changarnier soutint tout près de ce fleuve, dans les gorges de l'Ouar-Senis, une des luttes les plus longues et les plus difficiles qu'aient enregistrées nos annales d'Afrique. Elle dura tans relâche pendant trente-six heures, et le général Changarnier sut la terminer par un brillant succès, tandis que bien d'autres peut-être eussent été heureux d'en ramener les débris de leur colonne. Il y a eu sans doute des actions plus importantes en Afrique, il n'y a pas eu de journée où chefs et soldats aient montré plus d'audace, de sang-froid et d'intelligence. Le premier bataillon de zouaves, conduit par son colonel, prit une part glorieuse au combat de l'Oued-Foddah. Là tombèrent le capitaine Magagnosc, vieux soldat qui, parti d'Afrique avec la croix d'officier, venait d'y retourner volontairement, non par ambition, mais par goût pour les nobles émotions de la guerre ; le lieutenant Laplanche, sorti tout récemment de l'école d'état-major, fils d'une pauvre famille, devant à son seul mérite la bourse que lui avait donnée le duc d'Orléans, et qui, après avoir passé le premier tous ses examens, avait obtenu, comme faveur, de servir dans les zouaves ; — et tant d'autres qu'il faudrait tous nommer !... Lorsque le cheval sauvage des pampas a longtemps résisté au gaucho qui le premier lui a mis un mors et une selle, il commence à trotter, et semble ainsi reconnaître qu'il a un maître ; mais gare au cavalier qui, se fiant à ce premier s5mpt6me d'obéissance, négligerait d'être sur ses gardes, et ne continuerait ras énergiquement l'éducation de sa rude monture ! La situation de notre armée en Algérie, après les premières soumissions, était à peu près semblable à celle du gaucho dont le cheval vient de trotter pour la première fois. Les tribus avaient reconnu l'autorité de la France ; mais si l'habitude d'obéir depuis des siècles à des maîtres bien autrement sévères, bien autrement avides, devait leur taire trouver le Joug étranger moins odieux qu'à d'autres peuples, cependant la mobilité du caractère arabe, l'aversion du musulman pour le chrétien étaient des causes suffisantes de troubles et d'insurrections. Qu'était-ce donc lorsque Abd-el-Kader était encore là, disposant de forces importantes, craint et respecté de tous, encore obéi de beaucoup, et redoublant d'énergie et d'activité dans le malheur ! Sur bien des points, même parmi les tribus qui avaient fait acte de soumission, les hommes de grande tente, les chefs de famille, doutant encore de l'issue de la lutte, s'étaient tenus à l'écart et n'avaient député vers nous que leurs cadets ou des hommes obscurs. Aussi fallait-il s'attendre à une prise d'armes prochaine ; elle suivit de très-près la première pacification. Il fallut protéger les tribus restées fidèles contre les agressions des insoumis, repousser les attaques d'Abd-el-Kader et de ses khalifas, aller les chercher et les combattre jusque dans leurs plus sûrs asiles, au fond des montagnes les plus escarpées ou sur les plateaux du désert, en un mot achever la conquête et l'affermir, car on ne scinde pas la domination d'un pals. Aussi les troupes restaient-elles constamment en marche et sous les armes. Le maréchal Bugeaud, préoccupé à bon droit de terminer avant tout la lutte contre Abd-el-Kader, cédant aussi aux justes représentations du chef de corps.qui se plaignait de voir son régiment entièrement disséminé, fit revenir à Alger le bataillon de zouaves, qui, depuis près d'un an, était dans la province de l'est. Peut-être aussi le maréchal regardait-il la tâche du commandant de la province de Constantine comme plus facile qu'elle ne l'était réellement, et cependant le bataillon qui revenait à Alger avait soutenu un combat fort vif près de Ghelma, et y avait même perdu son chef. La guerre continuait donc sans relâche. Les zouaves furent représentés par un ou deux de leurs bataillons dans la plupart des actions importantes des campagnes de 1845 et 1844 : combats acharnés contre les kabyles, longues marches dans le désert, charges de cavalerie repoussées ; au Jurjura, dans l'Ouar-Senis, chez les Beni-Menasser, à la prise de la Smalah, dans les beaux combats livrés par le général Bedeau à la cavalerie marocaine, et enfin à cette mémorable bataille d'Isly, qui rappelle à la fois et la journée des Pyramides et les combats de Marius contre les Cimbres. On les retrouvait pare tout avec leurs gros bataillons toujours nombreux, toujours bien commandés, leur tenue martiale et soignée, leurs fanfares éclatantes, la même solidité, le même élan. Voyez-les approcher du bivouac ; quelques hommes sortent des rangs et courent à la source voisine pour remplir les bidons d'escouade avant que l'eau ait été troublée par le piétinement des chevaux et des mulets. Les fagots ont été faits d'avance et surmontent déjà les sacs. La halte sonne, le bataillon s'arrête et s'aligne sur la position qui lui est assignée ; la compagnie de grand'garde est seule en avant. Tandis que les officiers supérieurs vont placer les postes eux-mêmes, les faisceaux se forment sur le front de bandière, les petites tentes[18] se dressent, les feux s'allument comme par enchantement. Les corvées vont à la distribution des vivres, des cartouches ; les hommes de cuisine sont à l'œuvre ; d'autres coupent du bois ; car il en faut faire provision pour la nuit ; d'autres fourbissent leurs armes ; d'autres encore réparent leurs effets avec cette inévitable trousse du soldat français qui d'abord faisait sourire, dit-on, nos alliés en Crimée. Cependant la soupe a été vite faite ; on n'y a pas mis la viande de distribution, destinée à bouillir toute la nuit pour ne figurer qu'au repas de la diane. La soupe du soir se fait avec des oignons, du lard, un peu de pain blanc, s'il en reste, ou, si l'ordinaire est à sec, elle se fait au café, c'est-à-dire que le café liquide est rempli de poussière de biscuit et transformé en une sorte de pâte qui ne serait peut-être pas du goût de tout le monde, mais qui est tonique et nourrissante ; ou bien encore le chasseur, le pêcheur de l'escouade, ont pourvu la gamelle qui d'un lièvre, qui d'une tortue, qui d'une brochette de poissons ; nous ne parlons pas de certains mets succulents savourés parfois en cachette, une poule, un chevreau, dont l'origine n'est pas toujours très-orthodoxe. La soupe est mangée ; on a fumé la dernière pipe, chanté le joyeux refrain. Tandis que les camarades de tente s'endorment entre leurs deux couvertes, la grand'garde change de place en silence, car sa position aurait pu être reconnue. Le factionnaire qu'on voyait au haut de cette colline a disparu ; mais suivez l'officier de garde dans sa ronde, et, malgré l'obscurité, il vous fera distinguer, sur la pente même de cette colline, un zouave couché à plat ventre tout près du sommet qui le cache, l'œil au guet, le doigt sur la détente. Un feu est allumé au milieu de ce sentier qui traverse un bois, et qu'un petit poste occupait pendant le jour ; mais le poste n'est plus là. Cependant le maraudeur, l'ennemi qui s'approche du camp pour tenter un vol ou une surprise, s'éloigne avec précaution de cette flamme autour de laquelle il suppose les Français endormis ; il se jette' dans le bois, et il y tombe sous les baïonnettes des zouaves embusqués, qui le frappent sans bruit, afin de ne pas fermer le piège et de ne pas signaler leur présence aux compagnons de leur victime. Une nuit, une seule nuit, leur vigilance fut en défaut, et les réguliers de l'émir, se glissant au milieu de leurs postes, vinrent faire sur le camp une décharge meurtrière. Le feu fut un moment si vif, que nos soldats surpris hésitaient à se relever ; il fallut que les officiers leur donnassent l'exemple. Le maréchal Bugeaud était arrivé des premiers ; deux hommes qu'il avait saisis de sa vigoureuse main tombent frappés à mort. Bientôt cependant l'ordre se rétablit, les zouaves s'élancent et repoussent l'ennemi. Le combat achevé, le maréchal s'aperçut, à la lueur des feux du bivouac, que tout le monde souriait en le regardant : il porte la main à sa tête, et reconnaît qu'il était coiffé comme le roi d'Yvetot de Béranger. Il demande aussitôt sa casquette, et mille voix de répéter : La casquette, la casquette du maréchal ! Or cette casquette, un peu- originale, excitait depuis longtemps l'attention des soldats. Le lendemain, quand les clairons sonnèrent la marche, le bataillon de zouaves les accompagna, chantant en chœur : As-tu vu La casquette, La casquette ? As-tu vu La casquette Du père Bugeaud ? Depuis ce temps, la fanfare de la marche ne s'appela plus que la Casquette, et le maréchal, qui racontait volontiers cette anecdote, disait souvent au clairon de piquet : Sonne la Casquette. Le jour a donc reparu ; la colonne se remet en marche. Sommes-nous au mois de juin ou de juillet ? fait-on une halte de quelques minutes ? Les turbans et les ceintures, jetés sur les faisceaux. abritent les zouaves du soleil sans les soustraire au souffle vivifiant de la brise. La pluie tombe-t-elle à torrents ? Protégé par son collet à capuchon et par les larges plis de sa culotte, le zouave défie longtemps l'humidité pénétrante. Il faut bien savoir se garantir et de l'été et de l'hiver. Le climat avait cessé d'être un auxiliaire pour les Arabes. Nos troupes, mieux organisées, plus endurcies, bravaient maintenant la grande chaleur comme les intempéries. C'étaient toujours les zouaves qui apprenaient aux nouveaux venus à tout supporter gaiement. Ceux qui dans une même campagne les avaient vus, au mois de mars, marcher six semaines dans les boues et dans les neiges du Jurjura, souvent sans autre chaussure que des fragments de peau de bœuf retenus par des ficelles, souvent sans autres vivres que le blé des silos, réveiller par leurs chants une brigade que le froid avait engourdie, et qui laissait dix-sept hommes morts sous la neige, — puis le lendemain, la grêle les fouettant au visage, aborder à la baïonnette les positions des Kabyles ; — et qui deux mois plus tard les revoyaient, après une marche de trente lieues franchies en trente-six heures, sans eau, par le vent du désert, marche si dure que le sang colorait leurs guêtres blanches, défiler devant le bivouac des chasseurs d'Afrique en sifflant les fanfares de la cavalerie, comme pour railler les chevaux fatigués et se venger de ce que leurs rivaux de gloire avaient chargé et battu l'ennemi sans eux ; — ceux qui avaient eu le bonheur de les voir ainsi à l'œuvre, toujours braves, toujours prêts, toujours soumis, ceux-là se disaient tout bas — car les zouaves n'avaient encore battu que les Arabes —, mais avec une conviction profonde, ces paroles que toute l'Europe répète aujourd'hui : Ce sont les premiers soldats du monde ! Et nous ne voulons pas dire que nul corps de notre infanterie ait à recevoir de personne des leçons de courage : nous pourrions citer plus d'un régiment, plus d'un bataillon, dont le numéro avait acquis en Afrique une réputation presque égale à celle des zouaves, et qui avait tout leur savoir-faire, soit pour le combat, soit pour la vie de bivouac ; mais il fallait toujours quelque temps d'apprentissage pour qu'un régiment fût rompu à tous les détails de la guerre et du métier. Puis, lorsqu'il était bien formé, lorsque, parmi les généraux, c'était à qui l'aurait sous ses ordres, son tour venait de rentrer en France ; il faisait place à d'autres plus novices et qui avaient besoin de s'aguerrir. Seuls, les zouaves étaient toujours là ; en eux se personnifiait, en quelque sorte, la tradition de l'armée d'Afrique. Un régiment pouvait-il citer cinq, dix affaires brillantes ? les zouaves répondaient par vingt ou trente. Leurs cadres, renouvelés par la mort et i.ar l'avancement, étaient toujours alertes. Un officier se fatiguait-il ? il trouvait facilement à permuter. De parfaites traditions de service se conservaient parmi les sous-officiers. Sans privilèges, sans modifications à la loi de recrutement, le contingent annuel se trouvait formé de telle sorte que le corps n'avait presque jamais de conscrits à instruire et se recrutait sans cesse de vieux soldats. Les officiers supérieurs étaient choisis avec un soin tout particulier. C'étaient le plus souvent des officiers déjà signalés par leurs services en Afrique, quelques-uns même dans le corps, toujours des hommes distingués par un remarquable ensemble de qualités militaires. H en fallait en effet de très-diverses pour commander aux zouaves, car ils ont aussi leurs imperfections. Les hommes qui embrassent par goût la profession des armes, sans avoir l'espoir d'en faire une carrière bien brillante, ont en général le caractère aventureux, des habitudes un peu ardentes. Après de longues privations, ils résistent rarement aux séductions du cabaret ; ils aiment à gaspiller. Leurs notions du juste et de l'injuste ne sont pas toujours très-complètes, et le fruit défendu n'est pas sans attrait pour eux. Les zouaves se trouvaient-ils en pays ennemi, sur un territoire abandonné de ses habitants après une énergique défense ? sac au dos, le fusil à la main, la bouche encore noire de poudre, ils avaient bien vite tout remué, tout fouillé ; rien n'échappait à leur œil scrutateur : vêtements, poules, provisions de tout genre, gâteaux de figues, grandes jarres pleines d'huile, tout était porté à leur bivouac, et ils tiraient parti de tout. La propriété même du gouvernement n'était pas toujours respectée. Un jour, le maréchal Bugeaud, après une des premières razzias exécutées sous ses ordres, venait d'examiner, avec une certaine satisfaction d'éleveur émérite, le beau troupeau de moutons qui avait à peine été livré à l'administration de la guerre ; il était allé se reposer dans sa tente, lorsque son oreille fut frappée de certains bêlements significatifs. Il sort en toute hâte, il voit les zouaves répandus au milieu du troupeau, et, malgré les efforts de la garde, traitant les moutons à la façon d'Agnelet dans l'Avocat Patelin. Le maréchal ne se contient pas, et le voilà courant en chemise, l'épée à la main, dominant le tumulte de sa voix de stentor ; les zouaves disparaissent, mais avec leur proie. Cependant une perquisition faite dans leur bivouac ne donne aucun résultat : personne ne manque à l'appel, personne n'avait vu de moutons. Le père Bugeaud fut forcé d'en rire. Un autre jour, les zouaves étaient d'arrière-garde ; la colonne dont ils faisaient partie ramenait dans le Tell une population immense qui venait d'être atteinte après avoir longtemps suivi la fortune d'Abd-el-Kader. L'avant-garde était partie à quatre heures du matin, et bien qu'on fût en plaine, à sept heures, les dernières familles n'avaient pas encore quitté le bivouac. Il fallait faire onze lieues pour trouver de l'eau Ce jour-là, les zouaves furent comme des sœurs de charité, partageant leur biscuit avec les malheureux que la fatigue ou la chaleur accablait, et, quand leur peau de bouc était vide, renversant une brebis ou une chèvre pour approcher de ses mamelles les lèvres desséchées d'un pauvre enfant abandonné par sa mère. Quand ils campèrent à la nuit close, on ne voyait sur leurs sacs ni poule ni tortue ; mais ils ramenaient des femmes, des enfants, des vieillards dont ils avaient sauvé la vie. Ah ! de pareils hommes sont bons autant qu'ils sont braves. Mais il faut savoir lutter contre leurs mauvais instincts et développer leurs sentiments généreux ; il faut, pour les conduire, un mélange de fermeté et d'affection, une discipline sévère, mais dont on sache à l'occasion détendre certains ressorts. Il leur faut des chefs en qui ils aient confiance, qu'ils puissent aimer, respecter, et même craindre un peu. Tels sont ceux qui ont toujours été à la tête des zouaves. Le colonel Cavaignac, continuant sa brillante carrière, avait quitté le corps par avancement au mois d'octobre 1844. Il fut remplacé par un des survivants de l'assaut de Constantine, le colonel Ladmirault bien connu dans le corps, où il avait servi comme capitaine avec la plus grande distinction, et qui depuis avait très- Aujourd'hui général de division, heureusement traversé l'épreuve de plusieurs commandements séparés[19]. C'est ainsi commandé que le régiment de zouaves rentra en ligne quand une insurrection générale embrasa de nouveau toute l'Algérie en 1845. Tandis qu'un bataillon soutenait, près des frontières du Maroc, le premier effort de la lutte, les deux autres parcouraient la province d'Alger en tous sens. L'année 9 846 commença sans qu'ils eussent pris aucun repos. Au mois d'avril de cette année, après six mois de marches et de combats, le premier bataillon de zouaves venait de rentrer à Blidah, couvert des plus glorieux haillons, lorsque le grand-duc Constantin, fils de l'empereur Nicolas, débarqué la veille à Alger, témoigna le désir de voir cette troupe, dont la renommée était déjà parvenue jusqu'à Pétersbourg. Dans la nuit, les zouaves reçurent leurs uniformes neufs. Le lendemain, à neuf heures, ils étaient à Bouffarick, attendant le jeune prince. Lorsque celui-ci, en descendant de voiture, les aperçut en bataille dans une verte prairie, flanqués de deux escadrons de spahis, il ne put dissimuler un mouvement de surprise. Le site d'ailleurs était charmant : la Mitidja était dans tout l'éclat de sa parure du printemps, et aucun nuage ne troublait l'harmonie des belles lignes de l'Atlas ; mais le grand-duc n'avait d'yeux que pour les zouaves ; et quel ne fut pas son étonnement lorsqu'il apprit que cette troupe d'un aspect si original, pourtant si compacte et si bien paquetée, était rentrée la veille et avait fait six lieues le matin, quand enfin il sut que ces hommes à l'air si martial et si robuste ne connaissaient, depuis six mois, d'autre lit que la terre et d'autre toit que le ciel ! Nous pensons que le grand-duc Constantin emporta de cette revue des impressions que la campagne de Crimée n'aura sans doute pas effacées. En 1847, le maréchal Bugeaud quitta l'Algérie, la laissant pacifiée et presque entièrement conquise. La soumission d'Abd-el-Kader, qui arriva peu après, fut comme le couronnement de l'œuvre : elle consolidait la paix. La tranquillité dont jouissait le-pays permit au gouverneur général de rassembler les trois bataillons de zouaves, qui n'avaient pas été réunis depuis la recomposition du régiment en 1842 ; ils faisaient partie de la réserve qui s'organisait dans les environs d'Alger. La création de cette réserve, rendue possible par les derniers événements, permettait de réduire considérablement l'effectif de l'armée : il suffisait de troupes bien moins nombreuses pour occuper les provinces, pourvu qu'on pût porter rapidement, à l'aide de bateaux à vapeur, des forces imposantes sur tout point où une insurrection aurait éclaté. D'ailleurs, un nouvel horizon semblait s'ouvrir devant l'armée d'Afrique. Les régiments maintenus en Algérie y pouvaient étre toujours utilement employés, soit à exécuter de grands travaux, soit à étendre notre domination, soit enfin à réprimer des troubles qu'il était prudent de prévoir ; mais ils pouvaient aussi fournir à la mère patrie les premiers et les meilleurs éléments d'une armée destinée à agir sur un point quelconque de la Méditerranée ; le mouvement pouvait même s'opérer avec tout le secret désirable et avec toutes les apparences d'un simple changement de garnison. Le gouvernement provisoire fut le premier à profiter de cette situation. L'Afrique lui fournit le noyau de l'armée des Alpes. Nul doute qu'il n'eût appelé aussi les zouaves, si la guerre avait éclaté sur le Pô ou sur le Rhin ; mais la république ne fut ni attaquée ni agressive, et les zouaves restèrent en Afrique. Ils avaient changé de chefs. Un des derniers colonels nommés par le gouvernement de Juillet, M. Canrobert, venait de remplacer le général Ladmirault ; il était impossible de faire un plus heureux choix. Le colonel Canrobert avait commencé sa carrière africaine sous les auspices d'un de nos plus vaillants soldats, le colonel Combes, qu'il accompagnait comme adjudant-major lors de sa mort glorieuse à l'assaut de Constantine. Depuis, à la tête d'un bataillon de chasseurs ou chargé de diriger les cercles de Tenès et de Batna, il avait acquis l'habitude du commandement, livré de beaux combats, mérité la réputation d'un des meilleurs officiers de l'armée. Son lieutenant-colonel, M. de Grandchamp, portait sur son visage noblement mutilé la trace de ses services[20]. Le régiment, toujours réuni, occupait un poste important et de création assez récente, appelé Aumale, situé à la naissance du grand plateau qui s'étend à l'est du Jurjura. C'était une des régions de l'Algérie où la soumission était la plus précaire et la moins complète. Aussi les zouaves avaient-ils eu de nombreuses courses à faire dans les montagnes et plusieurs combats à livrer, lorsque, vers la fin de 1849, des événements importants qui s'accomplissaient dans le sud de la province de Constantine les y firent appeler en toute hâte. Une insurrection aussi folle qu'inattendue avait embrasé tout le Ziban, et l'oasis de Zaatcha tenait depuis quelque temps en échec toute une division de l'armée. Les zouaves arrivèrent devant la place avec les premiers renforts. On connaît les péripéties émouvantes de ce siège mémorable[21] ; on n'a pas oublié cette colonne qui traverse rapidement le désert portant le choléra dans ses flancs, ces soldats dont l'épidémie, les privations de tout genre, une résistance désespérée, n'ont pu abattre l'énergie, rassemblant tout leur courage pour un dernier et décisif assaut ; le colonel Canrobert arrivant le premier sur la brèche, cheminant à travers un dédale de ruelles, échappant par miracle à la mort qui frappe tout auteur de lui ; l'effort suprême du commandant Lavarande pour forcer le dernier réduit des défenseurs ; la mort de Bou-Zian et le dénouement sanglant de ce drame terrible. Dans ce siège si long et si difficile, conduit avec tant de persévérance par le général Herbillon, quatre-vingts officiers et plus de neuf cents soldats avaient été atteints par le feu de l'ennemi. Ce succès si cruellement acheté ne fut pas encore le signal du repos pour les troupes qui l'avaient obtenu. Les zouaves suivirent leur vaillant chef sur les pentes de l'Aurès, et terminèrent brillamment la campagne au cœur de l'hiver par la prise de Narah. Rentrés à Aumale, placés sous les ordres d'un nouveau colonel, M. d'Aurelle[22], digne successeur de ses illustres devanciers, les zouaves furent deux ans aux prises avec la confédération kabyle qui leur avait donné son nom, et prirent part à toutes les opérations dirigées dans la vallée de l'Oued-Sahel, et dans le pâté de montagnes connu sous le nom de la Grande-Kabylie. Leurs services étaient si constamment bons, si constamment utiles, que le gouvernement se décida à augmenter leur nombre. Un décret du 13 lévrier 1852 donna une nouvelle organisation au corps des zouaves ; il devait y avoir trois régiments de trois bataillons chacun. Les trois bataillons existant devaient servir de noyau aux nouveaux régiments qui étaient répartis entre les trois provinces de l'Algérie. Il fut plus tard décidé qu'ils seraient armés de fusils rayés. Ces dispositions étaient bonnes. En accroissant le nombre des troupes spécialement affectées à l'Algérie, on y retenait plus aisément les officiers et les soldats auxquels ce climat et ce genre de vie convenaient, ou qui pouvaient y rendre des services particuliers ; on diminuait les inconvénients ou même le péril des réductions d'effectif, on facilitait le noviciat des régiments envoyés de l'intérieur. Sans doute il y avait une mesure à garder. Les zouaves, devenus trop nombreux, auraient perdu leur esprit de corps ; les qualités qui leur sont propres se seraient effacées. Les troupes qui servent la France sur les deux rives de la Méditerranée ne doivent faire qu'une seule et même armée ; bien des raisons le démontrent. Le service en Afrique n'est pas sans utilité et sans enseignements pour nos régiments de ligne. Enfin notre position en Algérie a son importance stratégique pour de grandes opérations, même hors d'Afrique ; l'armée que la France y entretient n'est pas perdue pour elle ; ce qui se passe aujourd'hui le prouve assez. Mais, nous le répétons, le décret du 13 février 1852 ne paraît pas avoir altéré les proportions qu'il importait de ne pas troubler. Il fut d'ailleurs habilement exécuté ; de vieux zouaves, d'anciens Africains, fournirent presque tout le personnel des cadres, et le recrutement fut bien fait. Quant à la modification introduite dans l'armement, elle était des plus heureuses. Le fusil rayé, produit des épreuves qui depuis vingt ans se succèdent à Vincennes dans le polygone et en Afrique devant l'ennemi, unit la justesse la plus parfaite à la plus redoutable portée ; il se charge aussi facilement que le fusil de munition ; il a son calibre, son poids ; il peut être aussi bien employé en ligne qu'en tirailleurs. En le donnant aux zouaves, on doublait l'efficacité de leurs services. L'expérience, ce juge souverain, ne tarda pas à prononcer. Dans l'année même, un beau fait d'armes fut le début des nouveaux régiments. La guerre, qui depuis six ans avait cessé d'être générale, se ranimait encore quelquefois, nous l'avons déjà vu, dans la Kabylie ou dans le désert ; les montagnards comptaient sur leur nombre, sur leurs forêts et leurs rochers, les gens du Sud sur la difficulté des distances et des vivres, et sur les obstacles sérieux que présentent leurs oasis, très-boisées aussi, coupées de canaux et de digues. — Des chériffs, des agitateurs subalternes exploitaient souvent le goût d'indépendance des premiers, la légèreté des seconds, la crédulité de tous. Vers la fin de 9852, un de ces chérifs parvint à insurger la ville de Laghouat, oasis considérable située à plus de quatre-vingts lieues d'Alger, et qui fut bientôt remplie d'aventuriers de toute sorte ; il y fut promptement attaqué par nos troupes. Le siège présentait beaucoup d'analogie avec celui de Zaatcha, quoique peut-être avec des difficultés moindres ; mais la rare vigueur du général Pélissier mit bientôt fin à la résistance. Un double assaut, parfaitement combiné, nous rendit maîtres de la place. Les 1er et 2e de zouaves eurent la plus grande part dans l'honneur et dans les pertes de la journée ; huit officiers et cent vingt-trois hommes étaient hors de combat dans les deux régiments, et un de leurs capitaines, M. Menouvrier-Defresne, était entré le premier dans la ville. C'étaient toujours les zouaves de Constantine et de Zaatcha. Mais une épreuve bien autrement décisive les attendait. Au mois de mars 1854, ils quittaient l'Algérie, pleins d'enthousiasme ; ils appartenaient à l'armée d'Orient ! Nos vieilles bandes africaines allaient se trouver en face de cette armée qui nous avait si chaudement disputé les champs de bataille d'Eylau et de la Moskowa, à côté de cette infanterie anglaise dont nous avions souvent éprouvé à nos dépens l'inébranlable solidité. Ceux qui les connaissaient les voyaient partir avec anxiété, mais avec une pleine confiance dans leur valeur, dans leur patriotisme, dans leurs traditions ; cette confiance n'a pas été trompée. Il n'y a aujourd'hui dans toute l'Europe qu'un cri d'admiration pour l'armée française. L'organisation de nos états-majors, de nos cadres, de nos services administratifs, notre mode d'avancement, de recrutement, toutes nos lois, toutes nos institutions militaires ont frappé les esprits par leur sagesse et leur harmonie, et tous les corps de notre armée ont noblement rempli leur tâche ; courage, patience, industrie, ténacité, aucune vertu guerrière ne leur a manqué. Et les zouaves ! quel Français peut lire sans joie et sans orgueil ce qu'en disent les correspondances anglaises, soit qu'elles les suivent grimpant comme des chats sur la falaise de l'Alma, soit qu'elles nous les montrent bondissant comme des panthères dans les broussailles d'Inkermann ! De quels hourras furent-ils salués par les gardes de la reine quand cette héroïque brigade, épuisée par sa magnifique défense, vit apparaître dans le brouillard le vêtement bien connu des troupes algériennes ![23] A peine les avait-on aperçus qu'ils étaient au plus épais de la colonne russe Mais nous avons rempli notre tâche ; à d'autres reviendra l'honneur de raconter cette guerre qui bientôt peut-être appartiendra à l'histoire ; car le moment approche, nous l'espérons, où le drapeau des zouaves, qui a flotté le premier sur la brèche de Constantine, de Zaatcha et de Laghouat, sera planté sur les murs de Sébastopol. |
[1] Le général de division Charles Levaillant, commandant aujourd'hui la cinquième division de l'armée d'Orient.
[2] Aujourd'hui général de brigade.
[3] Mort en revenant du siège de Rome, où il avait gagné ses étoiles après avoir été un des plus brillants colonels de l'armée.
[4] Le général Duvivier, mort à Paris au mois de juin 1848 des suites de ses blessures, avait publié, avant 1830, une Étude intéressante sur les guerres de la succession d'Espagne.
[5] Tué en 1840 ; il venait d'être nommé sous-lieutenant.
[6] Neveu du maréchal duc d'Istrie, tué à l'assaut de Laghouat en 1852. Un de ses frères avait déjà été tué en Afrique. Le capitaine Bessières a été amèrement regretté de tous ceux qui avaient pu apprécier son noble caractère et son admirable courage Dans son ancien régiment, le 17e léger, on disait souvent brave comme Bessières.
[7] Tué en 1845. Il était alors chef de bataillon.
[8] Les officiers seuls avaient conservé un uniforme européen d'une élégante austérité. Pour être revêtu convenablement par des officiers, le costume oriental aurait dû être riche, fort coûteux, et assez difficile à porter sans échapper au ridicule. On y renonça avec raison ; seulement quelques officiers, lorsqu'ils étaient en route, échangeaient leur képi contre ce chaud bonnet de laine rouge que les Turcs appellent fez et les Arabes chechia. M. de Lamoricière n'était connu dans la province d'Alger que sous le nom de Bou-Chechia (le père au bonnet), comme il le fut plus tard dans la province d'Oran sous celui de Bou-Araoua (le père au bâton).
[9] Voici les noms de quelques-uns de nos généraux qui ont été officiers de compagnie ou même sous-officiers dans les zouaves : Levaillant, Ladmirault, Maissiat, Barral (tué en Afrique), Drolenvaux (prit sa retraite, bien jeune encore, après la Révolution de février, interrompant ainsi volontairement une carrière des plus brillantes), Blangini (mort en Afrique), Mollière (mort en 1849), Dautemarre, Répond, Bose, Bisson, Gardarens, Bourbaki, Vergé.
[10] On les retrouvait à la tête des soldats d'Abd-el-Kader jusqu'au fond de la province de Constantine. Dans un combat livré en 1844, sur les pentes sud de l'Aurès (combat où le capitaine Espinasse, aujourd'hui général, aide de camp de l'empereur, fut atteint de quatre coups de feu), c'était encore un ancien zouave qui commandait les Kabyles et défendait avec intelligence leur position principale.
[11] C'était le nom donné par les soldats à la cavalerie régulière d'Abd-el-Kader, entièrement vêtue de rouge.
[12] Quoique les zouaves aient inventé bien des choses en Afrique, ils ne furent pas cependant les premiers à accompagner de leurs clairons la marche de nuit de leurs tambours. La marche de nuit d'un régiment est une certaine batterie de tambour, différente pour chaque corps, qui permet aux soldats de retrouver leur drapeau au milieu de la nuit, ou de savoir si un signal donné par les caisses s'adresse à eux ou à un autre corps. La marche de nuit du 2e léger fut la première qui fut mise en musique, et les brillants services de cet intrépide régiment la rendirent bientôt populaire dans l'armée. Ceux qui ont assisté au combat du col de Mouzaïa, en 1840, se rappellent encore aujourd'hui avec émotion le moment où, la colonne du général Duvivier, chargée d'enlever le pic principal, ayant disparu dans le brouillard, on entendit au milieu d'une effroyable fusillade la marche du 2e léger. Le bruit des tambours et des clairons qui montait au milieu de la nuée apprenait seul que nul obstacle n'arrêtait nos soldats. Le 2e léger était alors commandé par le colonel Changarnier, et sans faire tort aux zouaves ou aux autres corps, on peut dire que c'est sur lui que porta le principal effort de la journée ; son héroïque chef avait, cette fois comme tant d'autres ; échappé miraculeusement à la mort que personne ne bravait plus que lui ; huit balles avaient déchiré ses habits et ses épaulettes ; pas une ne l'avait atteint ! L'exemple du 2e léger fut bientôt suivi par tous les régiments de l'armée d'Afrique. Chacun eut sa marche, qui devint comme une espèce d'air national du corps, et que l'on mettait quelque orgueil à faire sonner dans les moments les plus périlleux.
[13] Tué à Paris, colonel du 48e, en juin 1848. C'était le second colonel tué à la tête de ce brave régiment. Une balle kabyle lui avait enlevé le colonel Leblond en 1842.
[14] Aujourd'hui général de division.
[15] Aujourd'hui général de brigade en retraite.
[16] Mort en Crimée maréchal de France, après la belle victoire de l'Alma.
[17] Parmi lesquels nous citerons les généraux Bosquet, Thomas, Vergé, Bourbaki.
[18] Voici encore une invention qui avait été promptement adoptée par les zouaves, niais qui n'est pas de leur fait. Ce sont des soldats du 17e léger qui les premiers eurent l'idée de découdre leurs sacs de campement et d'en faire des abris, en les réunissant deux par deux avec des ficelles que soutenaient des bâtons. L'expérience ayant réussi, le colonel Bedeau, avec cet esprit d'ordre qu'il apportait à tout, régularisa ce mode d'abri, et le fit adopter à son régiment. Les autres corps ne tardèrent pas à suivre cet heureux exemple. Le transport des grandes tentes ayant été depuis longtemps reconnu impraticable, dans des opérations rapides, sur un vaste échiquier, on comprend facilement quelles ressources présentent ces tentes-abris.
[19] Parmi les officiers supérieurs qui ont figuré durant cette période à la tête des zouaves, nous citerons encore les lieutenants-colonels Despinoy, mort en Afrique ; de Chasseloup-Laubat et Bouat, aujourd'hui généraux de division ; les chefs de bataillon Dautemarre, Gardarens, Espinasse, aujourd'hui généraux de brigade ; Tarbouriech, mort en Crimée colonel des zouaves.
[20] Capitaine de voltigeurs au 2e de ligne, M. de Grandchamp fut laissé comme mort dans un combat où un bataillon de cet excellent régiment fut presque entièrement détruit. Il était tellement défiguré par ses blessures, que les Arabes négligèrent de lui couper la tète. Ayant encore sa connaissance, mais hors d'état de remuer ou de parler, M. de Grandchamp subit l'affreux supplice de servir de billot à plus de quarante de ses camarades décapités sur son corps. Sauvé miraculeusement, il put se guérir, et depuis il a toujours servi de la manière la plus active. Il est aujourd'hui officier général.
[21] Un des combattants de Zaatcha, le capitaine Charles Rocher a retracé, dans un récit intéressant, les principaux épisodes de ce siège. Voir la Revue des Deux Mondes du 1er avril 1830.
[22] Aujourd'hui général de brigade et employé en Crimée.
[23] The well
known garinent of the algerine troops.