Le 27 mai 1830, l'Empereur et l'Impératrice étaient partis de Vienne pour visiter la Styrie. A Laybach, Marie-Louise, venue par Trieste et Venise, les rejoignit. Ils gagnèrent Gratz le 16 juin. Le lendemain le duc de Reichstadt, accompagné du comte Dietrichstein, quittait Schönbrunn pour les retrouver. Pendant le trajet, le duc soutint avec son gouverneur une longue discussion, cette fois sans acrimonie. Depuis plusieurs mois, le jeune homme rêvait d'obtenir son émancipation. Il avait hâte de sortir de page, de commencer une vie indépendante. Nommé depuis le mois d'août 1828 capitaine d'une compagnie d'infanterie légère, il brûlait de prendre possession réelle de son grade, de n'être plus seulement un prince, niais un officier. Il voulait connaître de vrais exercices militaires, obéir à des chefs, commander à des hommes, débuter enfin dans la carrière où il comptait s'illustrer. Le comte Maurice résistait, le trouvant trop jeune encore. Il craignait les écarts de sa fougue. Le duc avait parlé de son désir à son grand-père qui inclinait à lui céder. Dietrichstein, agissant à la fois près de Metternich et de Marie-Louise, essayait de retarder l'heure de livrer à lui-même son pupille. Par affection plus sans doute que par intérêt. Les années délivrant le prince de la contrainte écolière, les heurts de caractère entre eux s'espaçaient. Prenant pour prétexte que les officiers proposés pour former la maison du duc n'étaient pas d'assez haute lignée, il s'opposait à toute nomination. Le chancelier, d'accord avec l'adjudant général de l'Empereur, Kutschera, prétendait n'attacher à Reichstadt que des hommes de nom obscur : il serait ainsi placé à un rang inférieur aux archiducs. Dietrichstein, pointilleux sur les questions d'étiquette, y voyait une humiliation et refusait d'y donner les mains. Sans le dire, il pensait que son pupille pouvait bénéficier un jour d'un subit retour de fortune et il ne voulait pas le compromettre en laissant abaisser son point de départ. Dans la voiture qui les menait à Gratz, il énuméra une fois de plus ses motifs. Reichstadt, pour être libre, eût accepté n'importe quels officiers ! Que lui faisaient les quartiers de noblesse ? Son gouverneur lui répéta qu'il avait intérêt à attendre encore. Le prince semble s'être laissé sur le moment persuader. Dans son journal de voyage, écrit en français, on trouve ces lignes : J'ai été de parfait accord avec le Comte et j'ai acquis durant ce petit voyage la parfaite conviction de l'amour qu'il me porte et de la justesse de ses vues sur mon avenir. Le 18 juin, à dix heures et demie du matin, ils arrivèrent à Gratz. Le duc se rendit immédiatement chez Marie-Louise, établie dans la villa du baron Mandl. Il n'avait pas revu sa mère depuis la mort de Neipperg. Il lui trouva meilleure mine qu'il ne s'y attendait. Elle est entièrement rétablie, note-t-il, à une forte toux près, qui passera par la meilleure saison
et par des ménagements. Pourtant elle avait changé. Elle était
dolente. La couperose marbrait ses joues. Ils parlèrent de son voyage en
Suisse, des études du prince et de divers officiers proposés pour sa maison. Reichstadt alla voir ensuite l'Empereur et l'Impératrice. Il les accompagna aux visites qu'ils firent dans la ville, aux cérémonies religieuses, revues et parades. Un soir de fête populaire, comme s'éteignait le feu d'artifice, des voix crièrent derrière lui : Vive le jeune Napoléon ! Le 22 juin, au dîner qui réunissait chaque jour la famille impériale, Reichstadt trouva à ses côtés un major présenté le matin même à l'Empereur, le chevalier Prokesch-Osten. Le prince s'inclina légèrement quand l'officier lui fut nommé et ne lui adressa qu'une phrase de courtoisie. Anion Prokesch avait trente-cinq ans. Issu d'une riche famille bourgeoise de Gratz, après des études étendues, il s'était engagé dans l'armée autrichienne et avait fait vaillamment de 1813 à 1815, les trois campagnes qui décidèrent du sort de Napoléon. Patriote, il combattait son despotisme, mais il admirait l'audace de ses conceptions et la rapidité de ses marches. Il avait vu avec regret la chute de l'Empire et la restauration des Bourbons. Quand nous dûmes, avouait-il, arborer à côté de nos couleurs, la cocarde blanche, je ne le fis qu'à contre-cœur et ce fut avec bonheur que je la lançai dans les flots du Rhin, lorsqu'aux premiers jours de juin 1814, à notre sortie de France, nous traversâmes le pont de Mannheim et que nous eûmes la joie de fouler de nouveau le sol de l'Allemagne. Toute la troupe où je servais en fit autant. Le retour des Bourbons m'apparaissait comme un anachronisme et comme un acheminement vers des révolutions nouvelles, le renversement de Napoléon comme une faute et de la part des puissances comme un manque de confiance dans leurs propres forces, que rien ne justifiait. Napoléon foudroyé, la longue rancune de l'Europe ne s'était point bornée à monter la garde autour de Sainte-Hélène. A Paris, à Vienne, à Berlin, à Londres, il fut de mode de l'avilir. Des stratèges de cabinet, dans des livres et des journaux, en vinrent à lui dénier tout talent militaire. Prokesch, alors professeur de mathématiques supérieures à l'école des cadets d'Olmütz, fut indigné par ces bassesses. Il publia, en 1818, dans la Revue militaire autrichienne, un mémoire, où il défendait la tactique de Napoléon. Il montrait que l'Empereur avait été contrarié dans ses plans par des obstacles hors de prévision : pluie épaisse qui englue les fantassins et immobilise l'artillerie, fatigue et inquiétude des troupes, erreurs et retards des généraux. Tout s'était tourné contre lui. Le sort, l'abandonnant après un si long bonheur, avait dicté la victoire des Alliés ! Ce travail, bien accueilli par les chefs de Prokesch, qui n'oubliaient pas, eux, la supériorité du vaincu, et ne trouvaient point intérêt à le diminuer, ne devait pas nuire à son avancement. Nommé aide de camp de Schwartzenberg, il écrivit en 1822 sa biographie. Il fit ensuite plusieurs voyages d'information dans les Balkans, en Asie Mineure, en Egypte. Anobli et créé chevalier d'Orient — Ritter von Osten — il s'occupait activement, depuis son retour à Vienne, avec Gentz et Metternich, du problème hellène. Il s'agissait de donner un roi au nouvel Etat. La candidature de Philippe de Hesse avait été écartée. Léopold de Cobourg se récusait. Il était question à présent du prince Othon de Bavière. Prokesch vint-il à Gratz seulement pour y retrouver sa famille ? Y était-il envoyé par Metternich pour sonder l'esprit du duc de Reichstadt ? Avait-il eu de lui-même l'idée de se rapprocher du prince et de l'engager à prétendre au trône de Grèce ? On ne sait avec exactitude. Ces motifs furent sans doute mêlés. En voyant Reichstadt, il fut touché comme par un charme. Son nom depuis longtemps faisait vibrer en lui des fibres secrètes. Ce jeune homme au front haut, aux yeux bleus, à la bouche serrée, si calme, était le fils de Napoléon... Pendant le dîner, le duc parla peu. Mais, à la fin, comme on se levait, il dit à l'officier-diplomate, en lui serrant la main avec force : — Je vous connais depuis longtemps et je me suis beaucoup occupé de vous. — Comment, monseigneur, dit Prokesch, étonné, ai-je pu mériter cet intérêt de votre part ? — J'ai lu et relu votre mémoire sur la bataille de Waterloo et j'en ai été si frappé que je l'ai traduit en français et en italien. En parlant sa fine main tordait la dragonne de son épée. Sa voix était animée et ses yeux étincelaient. Comme Prokesch le remerciait, le prince ajouta que durant son séjour à Gratz il comptait le voir souvent et causer à l'aise avec lui. Il quitta le salon. Prokesch demeura dans le cercle de l'Impératrice qui l'interrogea sur ses voyages. L'entretien ayant touché les affaires de Grèce. quelqu'un parla de la retraite du prince de Cobourg, et Prokesch s'enhardit â dire que pour occuper le nouveau trône, nul ne lui semblait plus désigné que le duc de Reichstadt. Il avait paru lancer ce nom à l'étourdie, mais il voulait connaître le sentiment de la cour. Il le croyait hostile. A sa surprise, il vit que Dietrichstein, le colonel Werklein, ministre de Marie-Louise, l'archiduc Jean et même l'Impératrice prenaient intérêt à cette idée. Dietrichstein connaissait Prokesch, Il estimait son savoir et pensait que son pupille pourrait tirer profit de sa conversation. Cela peut suffire à expliquer qu'il l'ait, ce même soir, invité instamment à rendre visite à Reichstadt. Le lendemain matin, à neuf heures, Prokesch en grand uniforme se présenta chez le prince. Le jeune homme l'accueillit avec élan. Il le remercia encore d'avoir défendu l'honneur de son père, alors que tous le calomniaient à l'envi. Le comte Maurice était là. Tous trois s'assirent et presque aussitôt, Prokesch parla de la Grèce. Le prince parut d'abord enchanté qu'on pût penser à lui pour y devenir souverain. Il dit quelques mots dédaigneux du régime improvisé par Capo d'Istria. A ce moment le général de Hohenlohe fut annoncé. Reichstadt dit à Prokesch : — Restez ! le général n'est là qu'en passant et je regretterais de vous perdre si vite. Il ne répondit au vieil Hohenlohe que par monosyllabes et l'obligea de partir. La conversation revint sur les campagnes de Napoléon. Dietrichstein lui-même aborda ce sujet. Reichstadt parla du siège de Saint-Jean d'Acre ; il semblait l'avoir étudié dans le détail. Puis il discuta avec Prokesch plusieurs des manœuvres célèbres de l'Empereur, celle surtout d'Austerlitz. Il parlait de son père avec une admiration chaleureuse. Son visiteur était stupéfait. Au premier abord, la veille, il avait trouvé le prince hautain. C'est un archiduc comme les autres, avait-il pensé. Il le voyait maintenant, ce n'était pas un archiduc. Il n'était qu'un jeune homme, d'imagination fière, mais simple, même modeste, anxieux avant tout d'être compris. Prokesch qui jusqu'alors avait partagé l'opinion répandue en Europe sur son peu d'instruction, fut frappé des connaissances du prince, de la maturité de ses idées, de la justesse de ses mots. Parmi tous les officiers et généraux alors présents à Gratz, a-t-il noté, certainement aucun n'avait un jugement militaire aussi aigu et des dons de commandement aussi évidents. Saisi de son côté par un étrange flux de sympathie devant cet officier, ce voyageur hier inconnu, mais qui lui marquait un intérêt d'homme, tout différent du ton des cours, le duc de Reichstadt, depuis des années si secret, osa montrer son cœur presque à nu. Comme s'il oubliait la présence de Dietrichstein, il se plaignit de sa solitude morale. Il était, disait-il, entouré seulement d'officiers médiocres, de mercenaires, de manœuvres, de culottes de peau, de braves ganaches... Personne autour de lui pour le guider dans la carrière des armes. Ma destinée ne peut être autre que de devenir un nouveau prince Eugène pour l'Autriche, dit-il avec un regard vers Prokesch, qui lui fit sentir qu'il avait sans doute une autre pensée. Mais comment me préparer à un tel rôle ? Je suis à la recherche d'un homme capable de m'initier aux grandes combinaisons de la guerre, je n'en ai pas et je n'en vois pas dans mon entourage. Si vous pouviez seulement me faire le sacrifice de rester avec moi ! Dietrichstein ne sourcilla pas. Au vrai, ces paroles ne pouvaient l'atteindre. Il n'était qu'un homme de cabinet et dans le fond, bien qu'ancien officier, il avait peu de goût pour les militaires. Mais Prokesch protesta avec politesse et remercia le prince de la trop haute opinion qu'il se faisait de lui. Il fit compliment à Reichstadt de son savoir et en reporta le principal mérite à ses maîtres. Le prince sourit... Un moment après, il reparla de Waterloo et exprima le désir que Prokesch vînt relire avec lui, cartes en mains, le récit qu'il avait publié. Prokesch promit et se retira pour rendre visite à Marie-Louise. Il se trouvait à la villa Mandl depuis quelques minutes, quand ii vit arriver Reichstadt, seul. Le jeune homme embrassa gravement sa mère. La comtesse Bianchi et le colonel Werklein étaient près d'elle. Elle fut aimable, même enjouée. L'entretien, assez court, eut pour thème la rencontre que Prokesch avait faite deux ans plus tôt à Modon chez Ibrahim Pacha du colonel Sèves, qui, après la chute de l'Empire, était entré au service égyptien et avait pris le nom de Soliman Pacha. Sèves, en 1814, avait, à la tête d'un escadron, accompagné le Roi de Rome et sa mère dans leur Fuite de Paris, jusqu'à Blois. Marie-Louise se souvenait de lui. Elle ne sembla point gênée par ce rappel, en dit quelques mots de bonne grâce. Le prince resta muet. Il évitait maintenant avec sa mère de tels propos. Mais quand Prokesch partit, il courut après lui dans l'antichambre et lui demanda encore quelques détails sur le colonel Sèves. Ils se séparèrent sur une affectueuse poignée de mains, comme de vieux amis. ***Prokesch n'osa pas le lendemain retourner chez Reichstadt, de crainte d'éveiller la défiance de Dietrichstein. Il se borna à adresser au comte une lettre d'éloges sur son pupille. Un jeune homme qui porte un si grand nom et qui a subi dès son enfance de tels coups du destin, qui, de plus est aussi bien doué, et qui vit dans une époque telle que la nôtre, est certainement marqué par la Providence pour une grande destinée. Des hommes ordinaires — à quelque rang que leur naissance les ait placés — ne pourront évidemment vouloir et faire que des choses ordinaires ; mais des êtres exceptionnels, et parmi ceux-ci je compte le remarquable élève de Votre Excellence, n'ont pas le droit d'être débiteurs du monde et de l'histoire. J'ai hâte de renouveler ma visite d'hier, et je ne désire rien tant que de donner h Son Altesse bonne opinion de moi-même... Dietrichstein, flatté, répondit : Très cher ami, le prince a été si enchanté de votre entretien d'hier qu'il considère comme une des choses les Plus désirables pour lui de le renouveler aussi souvent que possible pendant notre séjour ici. Il vous prie en conséquence de venir le voir demain, à neuf heures du matin, moment où nous ne serons pas dérangés (seulement en frac). Que peut-il y avoir de plus agréable et de plus utile pour un jeune homme plein d'avenir, appelé aux plus hautes destinées, sur lequel le monde a ses regards fixés, que la conversation d'un homme crue distinguent les plus brillants avantages du cœur et de l'esprit ?... Prokesch vint et demeura plusieurs heures avec le duc. Ils reparlèrent de la Grèce. Reichstadt dit qu'il n'espérait pas. réflexion faite, pouvoir y assumer le rôle auquel avait pensé Prokesch. — Je suis trop jeune de quelques années pour cela ; on ne me laisserait pas agir seul. Il semblait défiant de ses propres moyens et en même temps avide de grandes actions. Ils parlèrent des rapports diplomatiques des États européens, puis de l'art militaire. Dietrichstein sortit alors pour donner un ordre. Le prince saisit aussitôt les mains de Prokesch et lui demanda à voix basse, d'un ton passionné : — Dites-moi la vérité. Ai-je quelque mérite et suis-je appelé à un grand avenir ? Ou n'y a-t-il rien en moi qui soit digne qu'on s'y arrête ? Que pensez-vous, qu'espérez-vous de mon avenir ? Qu'en sera-t-il du fils du grand Empereur ? L'Europe supportera-t-elle qu'il occupe une position indépendante ? Comment concilier mes devoirs de Français avec mes devoirs d'Autrichien ? Oui, si la France m'appelait, non pas la France de l'anarchie, mais celle qui a foi dans le principe impérial, j'accourrais et si l'Europe essayait de me chasser du trône de mon père, je tirerais l'épée contre l'Europe entière !... Il avait redressé sa taille creuse. Sa voix était haute à présent. Les joues en feu, il regardait fièrement Prokesch. Le major se taisait. Il se tut lui-même et marcha de long en large, comme avait fait son père, les mains derrière les basques. Après un moment, revenant vers Prokesch, il lui dit avec une sorte d'hésitation, comme si un doute venait d'abattre son ardeur : — Mais y a-t-il aujourd'hui une France impérialiste ? Je l'ignore. Quelques voix isolées, sans influence, ne peuvent être d'aucun poids. Des résolutions aussi graves méritent et exigent des bases plus solides... Là-dessus, il parla de nouveau de Napoléon. — Personne n'a compris mon père ; c'est une chose digne de pitié de ne donner à ses actes d'autres mobiles que l'ambition. Toute sa conduite, sa vie entière ont été dictées par les grands et salutaires projets qu'il avait conçus pour le bonheur de l'Europe. L'Autriche en particulier Fa méconnu, et en même temps a méconnu ses propres intérêts. Elle a travaillé pour les Pusses... C'est contre les Russes que je voudrais gagner mes galons. Vous avez un noble but devant vous, monseigneur, répondit Prokesch. L'Autriche est devenue votre patrie adoptive ; vous pouvez, par vos talents, vous préparer à lui rendre dans l'avenir d'immenses services. Je le sens comme vous. Mes idées ne doivent pas se porter à troubler la France. Je ne veux pas être un aventurier... Si c'est ma destinée de ne jamais rentrer en France, je désire sérieusement devenir pour l'Autriche un autre prince Eugène... J'aime mon grand-père, je suis un membre de sa famille et je ne ferai jamais rien contre son aveu... Il balançait ainsi d'une ambition à l'autre. Ses devoirs envers son père et son nom, — ses obligations envers ses parents maternels, — l'éducation, — la France, — l'Autriche, luttaient dans son esprit impétueux et faisaient osciller sa volonté entre deux pôles contraires. L'absence du comte Maurice se prolongeant, Reichstadt demanda encore à Prokesch — Se souvient-on de mon père en Egypte ? — Comme d'une grande apparition. — Je comprends cela, de la part de Méhémet-Ali, d'1brahim, qui ont l'esprit élevé, mais chez le peuple ? — Il est vénéré, car les Arabes et !es Turcs sont ennemis et le peuple est tombé d'une mauvaise condition dans une condition pire. — Oui, c'est une explication, fit le duc, songeur. Mais la foule ne voit dans le héros qu'une image devant laquelle elle s'arrête, étonnée, sans se demander seulement comment elle s'est produite. Les grands hommes seuls comprennent la valeur des autres. Ah, si vous pouviez rester avec moi ! Mais vous avez devant vous d'autres perspectives, une brillante carrière ! — Nous parlerons de cela plus tard, murmura Prokesch, entendant revenir le pas du gouverneur. Devant lui, ils échangèrent quelques propos plus calmes, et Prokesch bientôt se retira. Loin de prendre ombrage — ce que son caractère eût pu faire prévoir — de l'étonnante amitié si vite née entre son élève et le major, Dietrichstein continuait de penser que ce dernier, par sa pondération et sa culture, pourrait exercer sur lui une salutaire influence. Trois jours plus tard, le 28 juin, il vint voir Prokesch. Il se plaignit du prince. Il avait de la bonté, dit-il, mais trop d'orgueil. Il était entêté et négligeait souvent ses travaux, écrivait de nouveau avec une orthographe déplorable. Prokesch lui promit de le conseiller de son mieux. Il passa le matin même chez Reichstadt et, pendant plus de deux heures, ils parlèrent sans témoin. Ils étaient assis sur un canapé, l'un près de l'autre. Le prince, les yeux sur Prokesch et souvent lui prenant les mains, lui confia sa pensée entière. Il devait une grande reconnaissance à son aïeul, il lui resterait toujours fidèlement attaché. Dans sa famille, à part l'archiduc Jean et l'archiduchesse Sophie, il ne croyait pouvoir compter sur personne. Ses oncles, tantes et cousins étaient tous imprégnés d'un esprit rétrograde et ne pensaient, n'agissaient que dans une soumission satisfaite à ce qu'ils croyaient l'intérêt de leur Maison. Il ne parla pas de sa mère, par respect sans doute, par pudeur et par regret. Jamais, quoi qu'on eût entrepris pour noyer ces idées, il n'avait oublié sa naissance, ni l'endroit où pourrissait son père. Napoléon mourant lui avait défendu de chercher à le venger. Il avait du moins le devoir de relever sa mémoire et, s'il le pouvait un jour, de reprendre l'œuvre de régénération européenne qu'il n'avait pu achever. Tôt ou tard, croyait-il, la France l'appellerait. Il ne savait d'elle que le peu qu'on avait laissé filtrer jusqu'à lui, mais il était sûr qu'elle avait gardé au fond d'elle-même le souvenir du fils de Napoléon. Prokesch, qui était libre, lui, et connaissait la politique, pouvait lui dire quel était l'état réel de la France. Les Bourbons s'usaient, on n'avait pu le lui cacher. Étaient-ils vraiment sur leur fin ? Le major répondit avec prudence que sans doute le gouvernement de Charles X, après tant de fautes, ne saurait se soutenir longtemps. Cependant il pouvait durer encore quelques années. A sa chute, Prokesch craignait que la France ne fût une fois de plus livrée à l'anarchie. Peut-être en sortirait-il une restauration de l'Empire. Il fallait toutefois compter avec la faction d'Orléans. Ce qu'il devait, en conscience, recommander au prince, c'était de se tenir prêt à tout événement, et pour cela de travailler, d'étudier l'histoire et l'art militaire, sans oublier de se faire valoir dans le monde, dans les cercles diplomatiques, dans l'armée. Qu'il s'attachât surtout à connaître le passé de la France, les idées, les sentiments français ; qu'il s'imprégnât de l'histoire de Napoléon. Reichstadt courut à sa table ; elle était chargée de mémoires sur l'Empereur. A Schönbrunn, dit-il, sa bibliothèque contenait tout ce qui avait été écrit sur lui par ses compagnons d'armes ou ses détracteurs. Revenant vers Prokesch, qu'il savait patriote, il affirma qu'on ne devait rien craindre de sa part contre l'Autriche. Loin de vouloir lui nuire, il l'aiderait. Il serait pour elle, s'il montait sur le trône, un appui plus puissant que s'il ne demeurait qu'un soldat. A plusieurs reprises, il avait exprimé l'espoir de devenir un second Prince Eugène. C'était par ruse. Il s'attachait un masque pour que Metternich lui permit d'aborder la carrière militaire. Mais son ambition ne pouvait se limiter là. Son pays n'était pas l'Autriche. C'est vers la France qu'il tournait les yeux. Il demanda de nouveau avec instances à Prokesch de ne pas l'abandonner, de lui consacrer ce qu'il n'avait jamais encore trouvé réunis : le savoir et l'élévation du caractère. Faisant allusion au Don Carlos de Schiller, il lui dit : — Soyez mon Posa et fiez-vous à mon étoile. Prokesch, pour l'éprouver, répliqua, de manière assez dure : — J'entends un jeune homme de vingt ans. Sa volonté a-t-elle de la consistance ? Je ne vous connais pas. Aussitôt le visage du duc perdit sa lumière. Les yeux mouillés, il dit à Prokesch avec humilité qu'il avait raison. Il ne méritait pas qu'on se confiât à lui. Il n'avait rien fait encore pour qu'on crût au fils de Napoléon. Touché, Prokesch dit alors avec élan : — Oui, prince, je veux être votre Posa ! Mais vous ne devez pas ressembler au faible don Carlos. Je veux être à vous, mais à deux conditions : pour la vie et pour une grande vie ! Reichstadt, rayonnant, se jeta dans ses bras. Prokesch l'engagea à ne plus taquiner le comte Maurice par de volontaires écarts de conduite et des étourderies feintes. Son gouverneur pouvait se montrer irritable, pointilleux, et attacher, en bibliothécaire de la cour qu'il était, trop de prix à la pureté de la langue allemande, il fallait lui passer ces défauts, par égard pour l'attachement sincère qu'il portait à son pupille. Le prince en convint. Dietrichstein n'eût pas demandé mieux que de favoriser son avenir. Au fond même, il était vain de son élève. Mais dès que Metternich fronçait le sourcil, la peur paralysait sa générosité naturelle. Cependant Prokesch disait vrai. Ces rébellions d'écolier ne servaient qu'à contraindre ses rapports avec son gouverneur ; il ferait effort pour n'y plus retomber. Ils discutèrent alors des moyens de rester en relations intimes, jusqu'au moment où le major ferait partie de la maison militaire du prince. Reichstadt allait repartir pour Vienne. Prokesch se rendait en Suisse, et verrait ensuite le chancelier qui lui avait donné rendez-vous chez lui à Königswart. Ils s'écriraient. Ils se verraient à Schönbrunn ou à Baden. Dans quelques mois leurs existences seraient étroitement mêlées. Car, avec l'appui de Dietrichstein, bien disposé, Reichstadt ne doutait pas que Prokesch ne pût être placé près de lui à titre officiel. Prokesch l'espérait aussi. Officier, diplomate, voyageur, avant vu beaucoup d'hommes et d'événements et de pays, à l'écart par sa naissance des préjugés de classe, il gardait un esprit souple, et ne craignait pas de s'embarquer pour une haute aventure. Il s'était fait du prince une opinion plus complète que ceux qui depuis des années dirigeaient sa vie. Prokesch admirait l'ardeur du prince ; il était ému par son besoin de confidence et d'amitié. Qu'on l'avait calomnié ! pensait-il. Était-ce là ce jeune homme languissant, au cerveau médiocre, dont la légende s'accréditait ? A la vérité, il n'était point robuste. Mais on le sentait soutenu par une vitalité exceptionnelle. L'intelligence qu'on lui avait déniée, plus même que l'intelligence, un esprit supérieur à son âge éclatait dans ses yeux. Il avait la parole rapide, les idées venaient à lui comme un généreux torrent. Il était plein d'imagination, mais il savait observer, réfléchir, calculer, attendre. A la fois prompt et méditatif, avide d'entreprendre et de dominer, avec cela capable de suivre un conseil, il était resté droit malgré l'usage obligé du mensonge quant au savoir, il en montrait davantage que la plupart des princes de son âge et de ce temps. On ne sentait en lui rien de mesquin. Il ne montrait jalousie ni regret d'avoir vu ses cousins, archiducs, recevoir encore enfants un régiment, tandis qu'il n'était lui que capitaine de chasseurs. Il aimait mieux, il le dit à Prokesch, gagner ses grades un à un comme l'avait fait son père et apprendre au contact de la troupe, en obéissant d'abord, à devenir non pas un général de cour, niais un manieur d'hommes, un chef. Qu'il y eût en lui un déséquilibre, né du passage précipité de la flamme au doute, Prokesch l'avait aperçu. Son esprit offrait des lacunes qui devaient décevoir un observateur hâtif. L'âge, pensait le major, l'application à un métier exigeant où le prince aurait à concentrer sa pensée, y remédieraient. Ce qui plus que tout frappait Prokesch, c'était la tournure française du duc de Reichstadt. Ses études avaient déposé sur lui un vernis germanique, mais d'instinct, de sentiments, d'attitudes même il était demeuré Français. Il avait une netteté de coup d'œil, une aisance de gestes, tout un entrain de l'être qu'on ne trouve qu'en France. Depuis quinze ans élevé à la cour d'Autriche, par des maîtres autrichiens, il rappelait le petit enfant blond, joueur et volontaire, fier et sensible, qui courait dans les allées de Saint-Cloud et criait des jurons de soldats pour effrayer ses gouvernantes. Français par le goût et l'action, par cette espérance traversée et pourtant indomptable, par cet attrait singulier qui tout jeune avait émané de lui, qu'avaient subi tous ceux qui l'approchaient, et auquel à son tour Prokesch n'échappait pas. S'il avait été chapitré par Metternich ou par Gentz pour gagner le prince à leurs projets, dès qu'il eut reçu la première effusion de sa sympathie, Prokesch oublia ce rôle qui n'était pas fait pour lui. Il voyait dans le fils de Napoléon la plus illustre victime de la politique. Gagné par cette jeunesse qui, sortant de l'ombre, se livrait à sa loyauté, il se dévoua au prince sans réticence, se promit de devenir son plus intime, son plus utile serviteur. Il étayerait sa volonté incertaine, dissiperait ses doutes, lui insufflerait la confiance en soi qui seule permet les grandes entreprises. Prokesch croyait que l'intérêt de l'Autriche pouvait s'allier étroitement à l'intérêt du prince. Ses désirs étaient les miens,
dira-t-il. J'en prends à témoin toute l'histoire
autrichienne ; une alliance de la France et de l'Autriche n'était-elle pas
désirable, et pouvait-on l'espérer de la maison de Bourbon ? En Reichstadt,
je voyais d'abord un général pour l'Autriche, ensuite un puissant allié. Je
voyais en lui un souverain qui mettrait son devoir dans le bonheur de son
peuple. Dietrichstein le trouvait bon, mais plein d'orgueil. De quelle manière
enfantine ne me tendit-il pas la main et combien ne soupirait-il pas après
l'amitié I Comme il cherchait à s'élever, à se maintenir, à se fortifier par
moi ! j'étais le premier être humain à qui il avait dit le fond de sa pensée.
Si à ce don de lui-même j'avais répondu à moitié, lâchement, traîtreusement,
j'aurais brisé son cœur ! De tels accents ne trompent pas. Quoi que des chercheurs de tares aient pu insinuer, Prokesch, du jour qu'il connut Reichstadt, fut pour lui un loyal et généreux ami. Un ami, il avait enfin un ami ! Cet appui qui lui avait toujours tant manqué et dont il avait besoin plus qu'un autre, il lui venait par un hasard providentiel et à l'heure décisive, quand l'adulte sortant de la chrysalide défripe ses ailes molles et interroge l'horizon où elles devront le porter. Prokesch rompait l'enchantement qui l'avait encerclé. Il le délivrait de sa solitude. Au contact de ce simple officier, la veille inconnu, tout reprenait forme, force et couleur. Il se sentait rejaillir, après tant d'années où sa vie profonde avait dû se cacher. Prokesch savait juger des événements et des hommes, il pourrait le guider, surtout il pourrait l'entendre. Il serait le témoin de son débat intérieur, l'arbitre de son ambition et de sa crainte de rester inférieur à sa destinée. Il était son aîné de quinze ans, mais il gardait assez de jeunesse pour faire un compagnon. Avec lui le fils de Napoléon pouvait se jeter à la conquête du monde. Rien ne l'effrayait plus, Soulevé raffermi, il se sentait de taille à tout risquer, tandis qu'avant il hésitait à faire un pas. Pensant aux temps qui avaient précédé leur rencontre, Reichstadt, pour la première fois heureux, n'y voyait plus qu'un désert. Le lendemain et le jour d'après, ils se revirent encore seuls. Ils convinrent que l'avenir du prince n'étant pas douteux, il devait montrer de la patience et ne rien précipiter. Lui-même l'avait dit : il n'était, il ne pouvait être un aventurier. Il ne devait pas se compromettre dans les querelles des partis et devenir le jouet des libéraux, mais attendre que la France eût fait maison nette et élevé sa voix vers lui. Avant d'être appelé au règne, il servirait de son mieux sa seconde patrie. L'Autriche aurait besoin de lui. Prokesch prévoyait pour elle des jours noirs : — Le monde entier, dit-il, est tiède à son égard ou hostile, il se jettera sur elle dès que l'Empereur mourra. Les occasions ne vous manqueront pas de mener une vie éclatante. La pensée de commander une armée allumait un feu dans les yeux du jeune homme. — Je ne négligerai rien, dit-il avec force, de ce qui pourra me conduire à ce but. On n'apprend pas la guerre dans les livres, je le sais, mais est-ce que toute conception stratégique n'est pas un modèle propre à éveiller les idées ? Est-ce que chaque résolution à laquelle s'arrête un grand capitaine dans une situation critique n'est pas un enseignement ? Est-ce qu'en se familiarisant avec les récits historiques, on n'établit pas des rapports réels et vivants non seulement avec les écrivains, mais avec les acteurs mêmes du drame de l'histoire ? Prokesch l'approuvait. Ayant beaucoup étudié lui-même, il pensait qu'à défaut d'expérience pratique, et en attendant celle-ci, l'application intellectuelle mûrit un homme et le prépare aux grandes tâches. Reichstadt lui montra des journaux qui, prenant texte des troubles de Pologne, faisaient prévoir un proche soulèvement — Si une guerre générale éclatait, dit-il, et qu'il me fallût renoncer à la perspective de régner en France, j'aimerais à tirer la Pologne du chaos, à la reconstituer et à devenir son roi. Ainsi serait réparée une des plus grandes injustices du passé. Le major dit qu'il y avait là en effet une hypothèse à considérer. Encourager l'ambition du prince, était, croyait-il, le meilleur moyen de former son caractère et de le délivrer de l'incertitude. Au moment de se séparer, ils s'embrassèrent avec effusion. Reichstadt recommanda à son ami, quand il irait en Allemagne, d'y interroger à son sujet l'opinion publique et s'il était utile, de la corriger. Prokesch lui donna une monnaie d'or d'Alexandre, rapportée de son voyage en Grèce. Le jeune homme la suspendit à son cou, comme un présage de grandeur et comme un talisman d'amitié. |