SCÈNES D'UN NAUFRAGE ou LA MÉDUSE

NOUVELLE ET DERNIÈRE RELATION DU NAUFRAGE DE LA MÉDUSE

 

CHAPITRE XI. — EMBARCATIONS ARRIVÉES EN RADE DE SAINT-LOUIS.

 

 

Dévouement de MM. Durécu et Potin. — Refus du gouverneur anglais de rendre la colonie. — Ordre de transporter tous les militaires français sur la presqu'île du Cap-Vert. — Départ d'une goélette pour la Méduse. — Sort de ceux qui étaient restés a bord de cette frégate. — Voyage de MM. Savigny et Correard pour Paris.

 

L'histoire du radeau terminée, jetons un coup-d'œil sur ce qui s'est passé au Sénégal à l'arrivée de l'expédition française à Saint-Louis.

Les naufragés échappés aux désastres que nous venons de décrire se trouvèrent tous rassemblés à Saint-Louis, le 23 juillet.

Le 9, vers dix heures du soir, le canot du commandant de la frégate, le grand canot dans lequel se trouvait le gouverneur français et sa famille, s'étaient rendus sans accident à bord de la corvette l'Echo.

Le 12, les dames Schemaltz s'embarquèrent pour Saint-Louis sur la goélette de M. Valentin père.

Le 21, les naufragés du radeau y furent transportés ; ceux qui avaient traversé le désert y furent rendus le 22, M. Kumer, naturaliste, M. Rogeri et un soldat s'étant écartés de la troupe, après être restés un mois au camp du roi Zoaïde, furent ramenés au Sénégal.

Nous nous trouvâmes tous réunis à Saint-Louis, grâce à la sollicitude du gouverneur français ; tout avait été préparé pour nous bien recevoir. Je n'oublierai jamais la bonne réception que nous firent les habitants de Saint-Louis, Anglais et Français. Pour moi je fus reçu chez MM. Durécu et Potin.

Ces deux honorables négociants, après avoir tout offert au gouverneur Schemaltz pour le secours de la colonie, lui prêtèrent une somme de 50 à 60 mille francs sans savoir si le Ministre approuverait ce prêt, donnèrent quatre ou cinq cents francs de marchandises sur parole aux naufragés qui s'étaient adressés à leur générosité, après avoir eu pendant six mois à leur table environ vingt personnes de l'expédition.

Le gouverneur français comptait entrer en possession de nos établissements, mais le gouverneur anglais, soit "de son propre mouvement, soit qu'il reçût des ordres de son gouvernement à cet égard, refusa de rendre la colonie.

M. Schemaltz, d'après ce refus, fut obligé de prendre des mesures pour attendre de nouveaux ordres du gouvernement français. Il lui fut signifié de faire partir sans retard, pour le Cap-Vert, tous les naufragés qui se trouvaient au Sénégal. Il fallut expédier un navire en France, afin d'obtenir des secours et de nouveaux ordres. D'après les difficultés survenues de la part du gouverneur anglais ; la corvette l'Echo fut désignée.

Elle met à la voile le 20 juillet, ayant à son bord trois officiers de marine de la Méduse, le chirurgien-major, l'agent comptable, trois élèves de marine, M. Savigny et cinquante-trois naufragés.

Nous pensons que le gouverneur anglais obéit à la politique coutumière de son gouvernement, qui s'est toujours fait un principe très-fidèlement suivi de ne pas se dessaisir.

Le naufrage de la Méduse, favorisait parfaitement le dessein du gouverneur anglais ; car l'arrivée d'une expédition, dont la principale voile n'existait plus, ne pouvait que produire une sensation agréable au chef britannique ; mais ce qui ne peut se comprendre, c'est qu'il ait exigé que les troupes françaises fussent éloignées de la colonie.

Quelles étaient ces troupes ? Des malheureux exténués par de longues fatigues et les privations qu'ils avaient eu à supporter et presque tous sans armes. Cette mesure força le gouverneur Schemaltz de former un camp sur la presqu'île du Cap-Vert ; jusqu'à ce qu'il eût reçu de nouvelles instructions du gouvernement français.

Notre gouverneur de suite arrivé au Sénégal, et avant de se rendre à Gorée pour organiser le camp de Daccard, s'empressa d'envoyer un navire à bord de la Méduse pour secourir les hommes qui étaient restés à bord, y chercher une somme de 100.000 fr. apportée pour les besoins de la colonie, ainsi que des provisions qui s'y trouvaient et dont manquait, pour ainsi dire, le reste de l'expédition.

M. Schemaltz fréta la goélette de MM. Durécu et Potin, dont il donna le commandement à M. Reynaud, lieutenant en pied de la Méduse, l'équipage se composait de quelques marins de la frégate et de plongeurs noirs ; elle partit du Sénégal le 26 juillet. Ayant éprouvé des vents contraires, elle rentra à Saint-Louis, après avoir inutilement lutté huit jours pour se rendre à bord de la Méduse.

On approvisionna cette goélette pour vingt-un jours de vivres ; elle reprit sur-le-champ la mer. Ayant éprouvé au large un fort coup de vent, les voiles furent presque détruites, il fallut rentrer dans le port après quinze jours de navigation. Dix jours furent employés à refaire une nouvelle voilure. Tous ces incidents furent cause que l'on ne put rejoindre les débris de la Méduse que cinquante-deux jours après son abandon.

Des dix-sept hommes qui étaient restés à bord de la frégate, malgré toutes les invitations qui leur avaient été faites, lors de son abandon, on ne trouva que trois infortunés à la veille d'expirer.

Douze des plus décidés, se voyant à la veille de manquer de tout, avaient construit un radeau avec les différentes pièces de la frégate. Les restes de ce radeau ayant été trouvés par les Maures sur la côte du désert, nous supposons que ces malheureux, après avoir été en proie à toutes les souffrances auxquelles avaient été exposés ceux du premier radeau, s'éteignirent d'inanition ou devinrent la proie des monstres marins.

Un matelot voulut aussi gagner la terre en se plaçant sur une cage à poule à une encablure de la frégate, il fut submergé et disparut pour toujours.

Quatre s'étaient déterminés à ne pas abandonner la frégate, un de ceux-ci venait de mourir de besoin quand la goélette arriva. Ses camarades lui avaient donné la mer pour sépulture. Deux jours plus tard on n'aurait trouvé que des cadavres.

Les trois autres restant avaient pris pour domicile, l'un le grand mât, l'autre le mât d'artimon, le troisième le mât de misaine qu'ils ne quittaient que pour aller chercher des vivres, ne consistant qu'en lard salé, en suif et un peu d'eau-de-vie.

Le besoin ayant fini par faire naître chez eux une certaine méfiance, quand ils se rencontraient en allant à la recherche des vivres, ils se menaçaient de coups de couteau.

M. Reynaud s'empressa de donner tous les secours que demandait leur position. Il s'occupa ensuite de retirer de la frégate tous les objets susceptibles d'être conservés, les tentatives pour retrouver les 100.000 fr. ayant été inutiles, la goélette prit la route du Sénégal.

Quelques jours après, les négociants de Saint-Louis, autorisés par le gouvernement à se rendre à bord de la Méduse, quatre goélettes partirent de Saint-Louis et, favorisées par un vent favorable, parvinrent en peu de jours à leur destination.

Elles rapportèrent une grande quantité de barils de farine, de viandes salées, du vin, d'eau-de-vie, de cordages, de voiles et quelques effets appartenant à des naufragés.

A l'arrivée du gouverneur qui venait de Gorée il lui en fut fait remise fidèle. Il prit soin de restituer les effets divers, aux naufragés qui les réclamèrent, et fit rentrer dans les magasins de l'Etat tout ce qui avait été sauvé pour en faire l'usage le plus utile et le plus convenable.

M. Correard a rapporté dans sa relation d'une manière toute différente les faits que je viens de décrire, et accuse le gouverneur français d'avoir oublié les devoirs que lui imposait l'honneur et l'humanité, il parle même de déprédation. Pour se rendre plus intéressant, il se plaint de la manière la plus amère de l'oubli dans lequel on l'avait laissé durant trois mois qu'il a passés à Saint-Louis, ses plaintes donnèrent à supposer que tous les habitants de l'île, ainsi que les personnes composant l'expédition avaient fermé leur cœur aux sentiments d'humanité.

Ce n'est pas ainsi que les choses se sont passées. M. Correard s'étant séparé de ses deux compagnons d'infortune, MM. Coudin et Savigny, qui avaient été parfaitement accueillis par M. Lasalle, négociant français, entra à l'hôpital anglais, où il recevait la ration du soldat, qui consistait en pain blanc, vin de Madère sec, rhum, riz, viande, café et sucre, le tout dans une quantité suffisante pour un homme bien portant. Les naufragés du désert étaient loin de jouir des mêmes avantages ; entassés dans une chambre, ils n'avaient pour aliments qu'une galette de biscuit, du riz et un peu de lard salé.

Si M. Correard était mal nourri et mal couché, que sont devenus les hardes transportées du radeau à bord de l'Argus ? Qu'a-ton fait des quinze cents francs[1] qui furent retirés du radeau ? La distribution en fut faite aux quinze naufragés ; l'ami de M. Savigny reçut sa part ; à quel usage avait-il employé le linge, les vêtements et l'argent que lui remirent deux jeunes officiers anglais ; les effets que lui fit apporter par ses esclaves, le major anglais Pidoy.

Le 24 novembre ne reçut-il pas du major et du capitaine Campbell trois cents francs pour faire son voyage ! Avec de pareils secours se contente-t-on d'une nourriture grossière et d'un drap de lit pour couverture ?

C'était un besoin pour M. Correard, que de mentir, dénigrer ou se plaindre. La manière dont il traite les personnes les plus honorables suffit pour justifier ce que j'avance.

M. Correard craignant de s'exposer à l'insalubrité du camp de Daccard, où il devait se rendre comme exploiteur, d'après un traité passé par le ministre de la marine, du 16 mai 1816, il préféra résider à Saint-Louis, où il demanda et obtint des médecins anglais, un certificat tel que le gouverneur ne pouvait point s'opposer à son départ. En effet, M. Schemaltz accueillit sa demande d'une manière toute paternelle, et deux jours après le passage lui fut donné sur la gabarre la Loire.

La Loire mit à la voile le 1er novembre 1816, et entra en rade de l'île d'Aix, le 26 du même mois.

M. Correard se rendit, en descendant de ce navire, à l'hôpital de Rochefort, où il fut autorisé à passer tout le temps nécessaire pour son rétablissement. Il voyait tous les jours son compagnon d'infortune M. Savigny.

Laissons un instant Correard jouir des soins attentifs et de tous les égards imaginables que les employés de l'hôpital lui témoignaient, pour faire connaître le sort qu'éprouva M. Savigny à son retour en France : c'est sa relation qui se chargera de nous le faire connaître :

M. Savigny crut qu'après avoir essuyé des malheurs sans exemple, il lui était bien permis de décrire toutes les souffrances auxquelles, pendant treize jours, lui et ses compagnons d'infortune avaient été en proie.

A-t-on jamais interdit la plainte aux malheureux ! Eh bien, les nouvelles épreuves qui l'ont atteint, et qu'il va mettre sous les yeux des lecteurs, proviennent de ce qu'il n'a pu garder le silence sur ces événements désastreux.

Pendant sa traversée sur la corvette L'Echo, il écrivit le récit de nos tristes aventures : son intention était de déposer son narré au ministère de la marine.

Arrivé en France, au mois de septembre, on lui conseilla d'aller à Paris, où, disait-on, vos malheurs vous attireront la bienveillance du ministère, et l'on regardait comme chose certaine, que quelque récompense lui ferait oublier les pertes considérables qu'il venait de faire, les dangers auxquels il venait d'échapper.

Il écouta les conseils qu'on lui donnait, parce qu'ils venaient de personnes très-sensées, et il se mit en route pour la capitale ; emportant avec lui son manuscrit.

Il arriva à Paris le 11 septembre. Son premier soin fut de se présenter au ministère, où il déposa tous les écrits qu'il avait rédigés sur le naufrage de la Méduse.

Mais quel fut son étonnement de voir, le lendemain, dans le Journal des Débats, du 13 septembre, un extrait de sa relation, copiée presque littéralement.

Il chercha alors d'où les rédacteurs de ce journal avaient pu tenir ces détails : il lui fallut peu de temps pour trouver le mot de cette énigme.

On n'exposera point ici par quel moyen son manuscrit a été connu du rédacteur de ce journal. On se bornera à dire que M. Savigny, étant encore à Brest, M. de Venancourt, capitaine de frégate, qui avait des relations avec le ministre de la guerre, dans l'intention de lui être utile, lui demanda une copie de son mémoire qu'il devait faire parvenir au ministre de la marine, par la voie de M. Forestier, conseiller d'Etat et directeur d'une des divisions de l'administration de la marine, intendant de la maison de Louis XVIII.

Cette copie de nos aventures fut donc confiée à M. de Venancourt, et par lui envoyée à Paris.

M. Savigny n'avait pris ce parti que parce que son intention était alors de se rendre dans sa famille, sans passer par la capitale.

Cette pièce fut accueillie avec empressement par l'adroit courtisan Forestier, qui voulut la faire servir à son ambition : et voici comment :

A cette époque, M. Decazes était déjà favori, et très souvent il était entravé dans le conseil par M. Dubouchage, alors ministre de la marine. Un homme médiocre peut entendre la vérité sans en être offensé ; mais un jeune ambitieux, qui voulait marcher sur les traces de l'homme le plus extraordinaire que la terre ait produit, n'eut point cette force de caractère. Dès lors, il conçut le projet de faire chasser M. Dubouchage du ministère de la marine.

L'événement du naufrage de la Méduse était admirable.

Le courtisan Forestier était l'ami intime de M. Decazes, et ce dernier-, dit-on, lui avait promis le ministère de la marine. On pense bien qu'ils agissaient de concert, et, pour atteindre leur but, ils adressèrent au rédacteur du Journal des Débats, la relation que M. Savigny avait rédigée.

Au reste, celui qui la reçut à Brest était loin de vouloir nuire à l'auteur de cet écrit. S'il avait eu la moindre idée de tous les désagréments qu'occasionna la publicité qu'il donna à sa relation, en la montrant à plusieurs personnes, il l'eût plus soigneusement conservée, ou du moins, il l'eût remise immédiatement au ministre de la marine, à qui elle était destinée. Cette publicité par la voie du Journal des Débats, attira à M. Savigny les plus vives remontrances.

Dès le jour même il fut appelé à la Marine : on lui dit que Son Excellence était mécontente, et qu'il eût à prouver de suite qu'il était innocent de la publication de nos malheurs, dont toute la France s'affligeait en s'intéressant au sort des victimes.

Mais tout avait changé pour M. Savigny ; au lieu de l'intérêt que devait inspirer sa position, il venait d'appeler sur lui la sévérité du ministre, et il lui fallait justifier d'avoir osé écrire qu'il avait été très-malheureux par la faute d'autrui.

Enfin, il n'y avait qu'un moyen de prouver que ce n'était pas lui qui avait donné sa relation au rédacteur du Journal des Débats ; c'était d'avoir l'aveu même de ce rédacteur. Fort de sa conscience, il alla le trouver ; et sans hésiter, cet écrivain rendit loyalement hommage à la vérité, par le certificat transcrit ci-après :

Je certifie que ce n'est point de M. Savigny que je tiens les détails de la Méduse, insérés sur la feuille du 13 septembre 1816.

Signé, le rédacteur du Journal des Débats[2].

Ce certificat fut remis entre les mains de M. Carpentier, et par lui présenté à Son Excellence, qui ne parut cependant pas satis faite, parce que cette pièce, tout en lui prouvant que ce n'était pas M. Savigny qui avait rendue publique l'histoire de ses aventures, n'apprenait nullement par quelle voie le manuscrit avait pu être connu du rédacteur[3].

Un des chefs du ministère lui ayant laissé entrevoir l'opinion de Son Excellence, qui trouvait insuffisante cette justification, M. Savigny eut recours de nouveau au rédacteur du même journal, qui ne refusa pas de lui délivrer un second certificat ; et il était ainsi conçu :

Je certifie que ce n'est point de M. Savigny que je tiens les détails insérés sur la feuille du 13 septembre, mais bien du ministre de la police.

Après cette nouvelle preuve, on ne douta plus que M. Savigny ne fut l'auteur d'une indiscrétion ; et on lui dit qu'il pouvait se rendre dans son port.

Il quitta donc la capitale, après avoir éprouvé bien des contrariétés par la publication de ses malheurs.

Les Anglais traduisirent les détails donnés par le Journal du 13 septembre, et les insérèrent dans une de leurs Gazettes, qui parvint au Sénégal.

Dans cette traduction amplifiée il y avait des choses assez fortes qui furent loin de plaire au Gouverneur et à M. Reynaud, l'un des officiers de la frégate.

Deux mois se passèrent, et M. Savigny reçut une lettre de Paris, dans laquelle on lui annonçait, que tant que le ministre actuel serait à la tête des affaires, il n'aurait pas d'avancement.

M. Savigny, dégoûté par tout ce qu'il venait d'éprouver, donna sa démission, après avoir servi six ans, et fait autant de campagnes de mer.

MM. Charlon, Tuffet et Réjou, composant le conseil de santé, ne furent pas sans regret de voir se retirer du service un sujet aussi distingué que M. Savigny.

Voyons maintenant quel sort était réservé à M. Correard, depuis son retour en France, jusqu'au moment où il se réunit à son compagnon d'infortune, pour écrire ensemble la relation de leur naufrage.

Le 4 février 1817, après trente-trois jours passés à l'hôpital de Rochefort, il se décida à partir pour Paris, où des affaires d'intérêt l'appelaient ; mais comme ses moyens pécuniaires étaient faibles, et qu'il lui fallait faire des dépenses assez fortes pour s'habiller, car il était presque nu[4], en descendant de la Loire — c'est sa relation qui parle — il crut pouvoir faire la route à pied. La première journée de marche, il n'éprouva que de légères douleurs ; la seconde, le malaise augmenta, et la troisième, la fièvre se déclara. Il était alors à trois heures de Poitiers, très-près d'un petit village, se trouvant exténué de fatigue et accablé par la fièvre, il résolut d'aller chez le Maire, demander un billet de logement ; ce fonctionnaire était absent, et son épouse répondit que dans tous les cas, il fallait obtenir l'agrément de M. le marquis de Fayolle, colonel de la garde nationale.

Le voyageur languissant ne vit aucun inconvénient à se rendre auprès du marquis, il fut trompé dans son attente. Le colonel lui fit un fort mauvais accueil, et resta insensible à ses prières ; il eut beau lui montrer ses certificats, sa feuille de route, ses blessures même, lui présenter son bras tremblant qu'agitait la fièvre, rien ne put le fléchir. Désespéré, le malheureux malade se retira, en maudissant une inhumanité qu'il ne s'attendait pas à trouver dans un chef de la garde nationale, et se promettant de n'oublier jamais son illustre nom et la manière impitoyable avec laquelle il avait répondu à ses prières. Ce marquis de Fayolle, dit M. Correard, est le même qui, en sa qualité de Maire de la commune de Colombier, étant assisté de trois membres du Conseil municipal, condamna, le 4 5 août 1816, le sieur Henri Dusouil, à l'amende de cinq francs, pour avoir fait cuire trois pains le jour du dimanche, délit prévu par l'article 5 de la loi mémorable du 18 novembre 1814[5].

Tout épuisé qu'était M. Correard, il fut obligé de se traîner encore à pied pendant une mortelle lieue, pour atteindre une auberge où il pût se reposer.

Le lendemain il gagna avec peine Poitiers. Il eut le bonheur de trouver une âme sensible dans M. le Maire, qui prit un intérêt touchant à sa triste position. MM. Eberard et Desbordes vinrent aussi au secours de M. Correard.

L'un et l'autre avaient été autrefois exilés, ils connaissaient le malheur et surent compatir à celui d'un infortuné qui venait d'en éprouver d'extraordinaires.

Après s'être reposé trois jours à Poitiers, il en partit, et arriva dans la capitale. A son arrivée, il s'occupa de former auprès du Ministre de la marine les demandes nécessaires pour obtenir un emploi dans la capitale. On lui répondit que la chose était impossible, et qu'on l'engageait à faire une demande pour les colonies, principalement pour Cayenne. Trois mois se passèrent en sollicitations, pour obtenir cet emploi, ainsi que la décoration qu'on lui avait fait espérer.

Il prit le parti de remonter aux sources mêmes des grâces, de porter dans le Palais des Rois le spectacle de son étrange infortune, d'appeler sur lui cette bonté héréditaire de la famille des Bourbons, mais l'influence maligne de l'astre ennemi qui, depuis si longtemps, poursuivait M. Correard, continua sans doute de se manifester, il ne recueillit encore de ce côté que de vaines espérances.

Il présenta une première-demande à S. A. R. Monsieur. Il sollicitait la décoration de cet ordre, institué pour récompenser tous les genres de mérites civils ou militaires, pour répandre dans toutes les classes de la société les nobles flammes de l'émulation ; de cet ordre qui fut offert à Goffin, dont la fermeté sut forcer ses compagnons abattus à espérer les secours qu'on leur préparait ; qui venait d'être décernée à plusieurs des naufragés de la Caravane qui se sont montrés dans leurs désastres aussi généreux qu'intrépides, mais qui, d'ailleurs ne peuvent se plaindre que des éléments, et n'ont eu à combattre que la tempête.

Il y a tout lieu de croire que Monsieur eut la bonté d'apostiller sa demande ; mais il n'a pu découvrir où, ni comment elle s'était égarée en chemin, sans parvenir à sa destination.

Ses amis lui persuadèrent encore de réclamer auprès de Monseigneur le duc d'Angoulême, duquel, en sa qualité de grand amiral de France, ces mêmes amis pensaient que M. Correard pouvait attendre une intervention plus efficace pour le succès de ses demandes au ministère de la marine ; il se rendit donc aux Tuileries le 8 mai, et il eut l'avantage de joindre le Prince au sortir d'une revue et de lui présenter un mémoire à son passage.

S. A. R. l'accueillit avec intérêt, témoigna sa satisfaction de voir un des échappés de la Méduse, et lui serrant la main de la manière la plus affable : Vous avez, mon ami, lui dit-il, éprouvé de bien grands malheurs, il paraît qu'au milieu de ces désastres vous vous êtes bien comporté. Après avoir parcouru le mémoire, le Prince voulut bien ajouter encore : Voilà comme on doit servir le Roi, je vous recommanderai à Sa Majesté et je lui ferai connaître votre conduite et votre position.

Ces marques de bonté ont été, pour M. Correard, le seul résultat de ce mémoire.

Nous croyons superflu d'arrêter plus longtemps le lecteur sur deux ou trois autres tentatives encore plus malheureuses et qui ne réveillèrent que des souvenirs pénibles dans l'âme de M. Correard, qui, persuadé de l'inutilité de faire de nouvelles pétitions, renonça à continuer de solliciter ce qu'il avait si bien mérité par son courage et ses services.

Telles sont les disgrâces qu'il éprouva depuis son retour en France.

Ces deux compagnons d'infortune, rentrés dans la classe des citoyens, réduits à l'inaction, après avoir épuisé leurs ressources, dégoûtés, oubliés, n'en furent pas moins dévoués à leur patrie : Français, ils savaient qu'ils lui devaient leur fortune et leur sang.

C'est par l'expression de ces sentiments qu'ils terminèrent l'histoire de leurs aventures.

M. Correard, voyant que le gouvernement lui avait suffisamment prouvé sa détermination à ne rien faire pour lui ; résolut d'entrer dans une carrière où il pût trouver une indépendance raisonnable. Il prit un brevet de libraire le 18 juillet 1818, et ouvrit un magasin ayant pour enseigne Au Naufrage de la Méduse, il espérait vivre tranquille, loin de tous les écueils, et à l'abri de toutes tempêtes, vain espoir ; il était réservé à de nouvelles épreuves.

Peu de temps après son installation, il eut sept procès à soutenir.

Premier procès : contre MM. Ledoix, Tenré et Eyries, pour contrefaçon.

Deuxième procès : contre MM. Tiger et Cousin d'Avalon, pour contrefaçon.

Troisième procès : Question à l'ordre du jour. (Brochure incriminée.)

Quatrième procès : Attention (Brochure incriminée.)

Cinquième procès : Le temps qui court. (Brochure incriminée.)

Sixième procès : Première quinzaine du mois de juin. (Brochure incriminée.)

Septième procès : Pièces politiques. (Brochure incriminée.)

En 1819, cinq ouvrages furent saisis chez lui ; en 1820, dix sept ouvrages furent encore saisis chez lui. Il fut condamné le 1er juin, à quatre mois d'emprisonnement et 1.000 fr. d'amende ; le 23, à quatre mois d'emprisonnement et 1.200 fr. d'amende ; le 28, à trois mois d'emprisonnement et 400 fr. d'amende ; le 26 juillet, à quatre mois d'emprisonnement et 500 fr. d'amende ; quinze autres saisies restèrent sans résultat.

Le revers de la médaille arriva enfin en sa faveur. Le 23 janvier 1831, il fut nommé chevalier de l'ordre de la Légion-d'Honneur. Telles furent, pour M. Correard, les suites de son naufrage sur la Méduse.

 

 

 



[1] De ces quinze cents francs, mille appartenaient à la caisse du bataillon, trois cents francs au capitaine Dupont. Le reste avait été trouvé dans la poche des malheureux qui avaient péri sur le radeau.

[2] Le Rédacteur ne voulut jamais insérer dans son certificat, qu'il tenait l'article de M. Decazes.

[3] Maintenant Son Excellence n'ignorera plus les noms de ceux qui l'ont, par ce petit tour d'adresse, arrachée du ministère.

[4] A quel usage avait-il employé les 300 fr. et les effets qu'il avait reçu des officiers anglais ?

[5] Histoire de circonstance fabriquée à plaisir.