SCÈNES D'UN NAUFRAGE ou LA MÉDUSE

NOUVELLE ET DERNIÈRE RELATION DU NAUFRAGE DE LA MÉDUSE

 

CHAPITRE X. — RÉCIT DES ÉVÈNEMENTS QUI SE SONT PASSÉS SUR LE RADEAU.

 

 

Nous venons de décrire les malheureuses aventures des naufragés que le sort jeta sur les côtes du grand désert de Zahara, où le plus grand nombre fut obligé de parcourir une route de cent lieues, à cause des sinuosités de la côte, traversant cette immense région de sable blanc, que bouleversent les ouragans et principalement le vent du désert ; éprouvant encore jusqu'à 65 degrés de chaleur.

Maintenant, nous allons donner l'histoire succincte du radeau ; ensuite nous parlerons des événements qui se sont passés à Saint Louis et au camp de Daccard, établi sur la presqu'île du Cap-Vert.

Quand notre chaloupe eut rejoint le radeau, que remorquaient aussi les autres embarcations, nous demandâmes à celles-ci que l'on nous prît une vingtaine d'hommes ; que, sans cela, nous allions couler ; elles nous répondirent qu'elles étaient elles-mêmes trop chargées.

Les canots crurent, d'après un mouvement que nous fîmes sur eux, que le désespoir nous avait suggéré l'intention de les couler et de couler avec eux : alors, pour nous éviter, ils lâchèrent les cordes qui les unissaient, et, à pleines voiles, s'éloignèrent de nous, laissant seul le grand canot attaché à la remorque du radeau.

Au milieu de ce trouble, la corde qui servait à cette embarcation pour le remorquer, se rompit, et cent cinquante malheureux furent ainsi abandonnés à la merci des flots sans aucun espoir de secours.

Ce moment fut terrible ! ! !

Le lieutenant de marine Espiaux, pour engager ses camarades à faire un dernier effort, vire de bord, et fait un mouvement pour reprendre le radeau ; les matelots veulent s'y opposer, et disent que les hommes qui s'y trouvent se précipiteront sur nous et nous perdront tous. Je le sais, mes amis, s'écria Espiaux, mais je ne veux en approcher, qu'autant qu'il n'y aura pas de dangers. Si les autres embarcations ne me suivent pas, je ne songerai plus qu'à notre conservation ; je ne puis l'impossible.

Effectivement, voyant qu'on n'imitait pas son mouvement, il reprend sa route ; les autres embarcations étaient déjà loin.

Ainsi abandonnés, les hommes du radeau passèrent de la stupeur la plus profonde, au plus cruel désespoir ; tous jugeaient leur perte infaillible, principalement ceux qui n'étaient pas placés au centre de cette machine.

Pour pouvoir se rendre compte, d'une manière bien exacte et sous son véritable point de vue, des causes qui ont suscité les scènes horribles qui se sont passées sur le radeau de la Méduse ; il faut se faire d'abord une juste idée de la position que chacun occupait, et bien être convaincu, que l'énergie morale est plus nécessaire à l'homme pour sortir vainqueur des plus sinistres rencontres, que la force physique.

Nous divisons donc en deux catégories les malheureux placés sur ce cadre de bois.

Dans la première nous comprenons, les hommes qui se distinguaient par leur éducation, leurs facultés intellectuelles, leur prévoyance, leur grade ; ayant à leur disposition le peu de vivres qui se trouvaient placés sur le radeau, et occupant les places les plus avantageuses, le plus souvent exposés à les disputer les armes à la main.

Dans la seconde nous placerons les hommes vigoureux, infatigables, mais sans éducation, imprévoyants, ne pouvant disposer du vin, qui était déposé sur cette machine, qu'avec la permission de ceux qui le tenaient près d'eux, de plus, se trouvant placés sur les parties les plus exposées aux vagues et n'offrant que très-peu de solidité.

Que l'on se figure cent vingt personnes, sur cent cinquante, debout, très-serrées, ayant de l'eau jusqu'à la ceinturé, ne pouvant faire aucun mouvement ; leurs pieds sur des pièces de bois auxquelles la force des vagues imprimait le même mouvement que font deux cylindres qui se contrarient ; et l'on aura une juste idée de cette horrible position, à laquelle il est impossible de résister quelques heures.

D'un côté, les tortures du corps, et de l'autre la soif et la faim, ne tardèrent pas à amener des scènes de désordre qui, bientôt, se changèrent en scènes de destruction.

Les douleurs les plus aiguës, les privations les plus difficiles à supporter, ne tardèrent pas à soulever, chez ces malheureux, le plus affreux désespoir. Dégagés de tout frein, par le sentiment impérieux de la conservation ; ils oublient Dieu, s'oublient eux-mêmes. Ils commencent à s'entre-tuer les uns les autres, pour prolonger un reste d'existence, et dans l'espoir, qu'en allégeant le radeau ils auront moins à souffrir de la submersion.

Le 5 juillet, il était près de midi, les embarcations avaient disparu. Sur le radeau, la consternation fut générale, néanmoins la journée se passa sans aucun désordre, bercés de la crainte à l'espérance, on ne s'occupa que des moyens à employer pour arriver à terre.

La nuit arriva (c'était la première). Douze hommes perdirent la vie ayant les extrémités inférieures engagées dans les interstices que laissaient entr'elles les pièces de bois qui formaient le radeau.

Huit avaient été enlevés par la violence de la mer.

Le second jour, deux jeunes mousses et un boulanger se jetèrent à la mer pour ne plus reparaître.

La Deuxième nuit, un homme menaça un officier, il fut la première victime. Un passager, conduit par le désespoir, lève le fer sur un officier ; il tomba sur-le-champ, percé de coups. Un soldat défendant son camarade trouvé coupant les amarres du radeau fut tué avec lui et tous deux expédiés à la mer.

Un autre militaire subit le même sort ; pressés par les besoins impérieux de la soif et de la faim, de même que par la violence de la mer, dont les lames déferlaient impétueusement sur l'arrière, entraînant les hommes dans l'abîme, on se dispute les vivres, le centre du radeau. Divers combats des plus acharnés se livrent, et cette nuit, dix-huit sont jetés à la mer. Lorsqu'ils cherchaient à remonter sur les planches du radeau on leur coupait les doigts à coups de sabre, au moment où ils saisissaient les pièces de bois.

Soixante étaient étendus morts.

Ceux que la mort avait épargnés dans cette nuit horrible, se précipitèrent sur les cadavres dont le radeau était couvert, les coupèrent par tranches et les dévorèrent à l'instant.

Les officiers eurent la force de s'en abstenir.

Le troisième jour fut calme ; la moitié de ces malheureux étaient dans une extrême faiblesse ; ils portaient sur leurs traits l'empreinte d'une destruction prochaine. La troisième nuit, douze dévorés par la soif et la faim, sont trouvés gisants sans vie, et sont jetés à la mer.

Le quatrième jour, un Espagnol, de son propre mouvement, se précipite dans les flots.

La quatrième nuit, deux militaires trouvés buvant à la barrique de vin, qu'ils avaient percée sans permission, furent condamnés à mort et jetés à la mer.

Le cinquième jour, un enfant s'éteignit faute d'aliments.

Cinquième nuit. De cent cinquante hommes placés sur cette machine, il n'en restait que vingt-sept. Pour économiser les rations, douze malades ou blessés furent précipités dans l'abîme. Ils ne restèrent que quinze qui, sept jours après — grâce au sacrifice qu'ils venaient de faire —, furent sauvés par le brick l'Argus. Voici leurs noms :

Dupont, capitaine d'infanterie.

Lheureux, lieutenant.

Lozach, sous-lieutenant.

Clairet, sous-lieutenant.

Griffon du Bellai, commis de marine.

Coudin, élève de marine.

Savigny, chirurgien de 3e classe.

Correard, ingénieur géographe.

Chariot, sergent-major.

Courtade, maître canonnier.

Lavilette, ouvrier.

Coste, matelot.

Thomas, pilotier.

François, infirmier.

Jean Charles, soldat noir.

 

Ce navire, expédié du Sénégal, pour porter des secours aux naufragés qui traversaient le désert, et aller ensuite à la recherche du radeau, croyant que ses recherches prolongées seraient désormais sans succès, fit voile pour Saint-Louis.

C'est en courant sa bordée pour se rendre, qu'il aperçut le radeau. Dans quelle position trouva-t-il les malheureux restés sur cette machine ! Couchés sur les planches, les mains et les lèvres dégoûtantes, teintes du sang des malheureuses victimes, les poches remplies de ces chairs dont ils s'étaient rassasiés.

J'en ai dit assez sur ces scènes lugubres, scènes d'horreur, de carnage et de destruction.

Je comprends que le sang qui coule sur un champ-de-bataille soit un sang glorieux. Mais celui qui a coulé parmi les victimes d'une si terrible catastrophe, n'est-ce pas du sang qui fait horreur ?

Plaignons les infortunés qui ont survécu, et ne regardons leurs triomphes que comme une nécessité déplorablement indispensable.

Avant de terminer ce récit, j'ai un devoir à remplir : celui de démentir de la manière la plus formelle, MM. Savigny et Correard, qui ont écrit sur ce triste sujet.

Non, nos malheureux soldats, comme vous l'avez annoncé dans votre relation, n'ont jamais été des furieux ni des lâches, ils souffraient plus que vous des besoins impérieux de la soif et de la faim, et n'avaient pas l'avantage de trouver place au centre du radeau, puisque vous occupiez, depuis le départ, cette position.

Ils n'étaient pas, comme vous voulez bien le dire encore, le rebut de toutes sortes de pays, l'élite des bagnes, où l'on avait écumé le ramassis impur, pour en former la force chargée de la défense et de la protection de la Colonie, que c'était ailleurs que sur la poitrine que ces héros portaient la décoration réservée aux exploits qui les avaient conduits à servir l'Etat dans les ports de Toulon, de Brest et de Rochefort. J'en appelle aux archives de la guerre.

Votre langage est encore calomnieux, quand vous dites que ces militaires demandaient ma tête avec fureur et sans relâche. Il n'aurait jamais dû sortir de la bouche de ceux qui s'étaient posés en héros dans les drames sanglants qui se déroulèrent sur le radeau, un pareil mensonge. Infortunés soldats, vous méritiez un autre sort que celui d'aller expirer sous les actes d'héroïsme que vos compagnons d'infortune déployèrent sur votre machine.

Honte à ceux qui humilient le malheur ! Anathème à ceux qui l'accablent et l'outragent.