Ce caporal, nommé Grevin, était du nombre des cinquante-huit naufragés, que la chaloupe de la Méduse avait débarquas dans le désert, près du Cap Mérick. Après quatre jours de marche et de privations les plus pénibles à supporter, la femme de ce militaire fut la première qui ne put continuer à suivre la caravane ; elle tomba sur le sable, presque sans force et sans vie. Grevin prit la ferme résolution de mourir auprès de sa malheureuse compagne, plutôt que de l'abandonner. Il s'assied auprès d'elle, laisse cheminer la troupe, et prend un moment de repos. Cependant il prévoit les dangers auxquels ils pouvaient être exposés l'un et l'autre ; il s'arme de courage, charge sur son épaule la pauvre mourante, et fait tous ses efforts pour rejoindre ses compagnons ; mais à peine a-t-il fait quelques pas, qu'il est averti, par un mouvement convulsif que fait la mourante Clotilde — c'était le nom de son épouse —, qu'elle rendait le dernier soupir. Il met un genou à terre, récite les prières des morts, se relève et continue sa route. Tout-à-coup il entrevoit à travers les ombres de la nuit un animal se blottir : c'était un léopard qui l'attendait au passage. Déposer son précieux fardeau à terre et se précipiter à la mer ne furent qu'un. Le féroce animal, d'un plein saut, se jette sur le cadavre abandonné, et..... ! L'anxiété de Grevin est extrême, il veut s'abandonner à la vague pour regagner le rivage ; à l'instant où il prenait cette résolution, il se sent heurter à l'épaule : c'était la barrique d'eau que remorquait la chaloupe à son départ de la Méduse ; la corde qui la tenait amarrée à l'embarcation avait cassé, elle était poussée parle vent à la côte. Il la saisit aussitôt aux deux extrémités, de manière à pouvoir en faire usage pour prendre un peu de repos. A l'instant une lame se déploie avec impétuosité, enveloppe le vieux soldat, et le pousse au large ; il perd de vue la côte et n'aperçoit que la lame qui se résout en écume. Ainsi ballotté par les flots, il avait épuisé ses forces et son courage, lorsque du pied il touche terre : c'est la plage, il n'en était qu'à quelques pas. Cramponné toujours à sa barrique, comme les tourmentés de l'enfer à la barque du Dante, un dernier effort le conduit à terre, après une heure d'angoisses toujours croissantes. L'aube apparaît à peine, il croit voir à l'horizon un point noir ; son cœur s'émeut. Ô mon Dieu ! dit-il en se jetant à genoux, ramené à bord sans accident, serait-ce pour revoir encore une fois les restes inanimés de ma chère Clotilde. Hélas ! il s'approche tout tremblant, Oh ! quel affreux moment que celui de la réalité ! Que de cris déchirants il laisse échapper !... C'est la tête ensanglantée de Clotilde, que l'animal féroce avait traînée sur ce lieu après en avoir dévoré le corps. Le vieux soldat, que tourmentaient les souffrances de l'amitié, se dit : j'ai eu le courage du danger, j'aurai aussi celui de ne pas abandonner ici les derniers restes de ce que je possédais de plus cher au monde. Un lambeau de sa chemise lui sert d'enveloppe. Après cette résolution, il verse bien des larmes sans pouvoir proférer un seul mot ; puis, enfin, retrouvant un reste de force, il prend à la main sa triste mais précieuse relique, et retourne au lieu où il avait laissé sa barrique, pour étancher la soif dévorante qu'augmentait sa douleur ; ensuite, il continue sa route dans le désert, espérant rejoindre ceux qu'il avait été forcé d'abandonner la veille. Vers le soir, il aperçut au loin des feux. Il conçut l'espérance de rencontrer quelques êtres vivants qui voudraient bien lui donner les aliments dont il avait un pressant besoin. Il s'avance, ce sont des Maures qui étaient sous leurs tentes. Avec beaucoup d'assurance, il leur adresse, tant bien que mal, quelques mots d'arabe. Ce militaire avait fait la campagne d'Egypte, où il avait appris à parler un peu cette langue. Accueillez, leur dit-il, au nom dû grand Prophète, un vieux guerrier, qu'un naufrage a jeté sur vos côtes, et qui vient vous demander l'hospitalité et des secours. Aussitôt il se prosterne la face contre terre et fait le salut d'usage ; les Maures en font autant, le traitent on ne peut mieux, et lui permettent d'entrer sous une tente. On lui présente du lait et du couscous ; cette nourriture lui redonne des forces. Les Maures ayant aperçu l'objet qu'il tenait à la main ; animés d'un esprit de curiosité et de rapine, le saisissent, détachent l'enveloppe et mettent à découvert ce qu'elle renfermait. A la vue de ces restes inanimés ils jettent des cris de vengeance et de mort. Le pauvre Toubabi — nom que les Maures donnent aux blancs —, est garrotté et conduit à la tente de Mohammed-Abdallah, roi des peuples maures, nommés Douicht. Ce prince appelle ses gardes, leur fait former le cercle, y place le pauvre Toubabi, et l'interroge. Après quelques explications données par le vieux caporal, Mohammed le fit conduire sous sa tente, l'assaillit d'une foule de questions qui le surprirent grandement, le prince, lui nomma plusieurs fois le sultan Kebir — c'est ainsi que les habitants d'Egypte désignaient Napoléon-le-Grand. Le lendemain au point du jour, les Maures furent se placer sur le sommet d'un monticule de sable qui leur servait de minaret. Là, prosternés, et la face tournée du côté de l'Orient, ils attendirent le lever du soleil pour faire ensuite leur salam. Grevin les imita dans toutes leurs cérémonies ; il ne manqua jamais, par la suite, de faire des prières en même temps qu'eux, ce qui lui valut les plus grands égards de la part des Maures. Après un mois, passé chez diverses tribus, il arriva au Sénégal. Atteint depuis huit jours de la dysenterie, il était tellement faible qu'il fut transporté à l'hôpital de Saint-Louis, et dix jours après il rendit le dernier soupir. Son corps, ainsi que son précieux dépôt furent placés dans un même cercueil, et transportés dans le lieu de sépulture. Telle a été la fin malheureuse de ce courageux soldat, de ce tendre époux. |